Carmel

Circulaire de Sœur Geneviève de la Sainte Face

Sr Geneviève de la Sainte Face (Céline Martin) 1869-1959 

CHAPITRE PREMIER : La vie dans le monde avec Thérèse

Céline Martin, en religion Soeur Geneviève de la Sainte Face, est entrée dans le sillage de Thérèse comme le « doux écho de son âme ». Elle fut à la fois sa soeur, son témoin, son disciple. Son mérite fut d'avoir cru à l'Amour Miséricordieux, d'avoir, la première, suivi la « petite Voie ». Par sa vie jalonnée de combats, par sa mort, qui fut authentiquement sainte, elle donne la preuve de ce que Dieu fait dans un coeur qui, en dépit, ou mieux, à cause même de ses faiblesses, se livre à lui en enfant. L'exemple vaut d'être retenu.

Pour tracer son portrait et esquisser son oeuvre, les documents ne manquent pas. Nous bénéficions de l'immense effort de recherche qu'a provoqué la gloire thérésienne. Nous disposons également d'un résumé autobiographique demandé, en 1909, à Soeur Geneviève par la Prieure de l'époque, Mère Marie Ange de l'Enfant-Jésus. Il portait primitivement pour titre : Histoire d'un tison arraché au feu, à quoi Mère Agnès de Jésus fit substituer une formule moins provocante : Histoire d'une Petite Ame qui a traversé une fournaise.

Marie-Céline Martin naquit, rue du Pont-Neuf à Alençon. le 28 avril 1869, septième enfant d'un foyer qui en compterait neuf, dont cinq survivraient. Ondoyée le jour même de la naissance — l'usage du temps l'autorisait — les rites complémentaires du baptême lui furent administrés le 5 septembre suivant. Décelant en elle les symptômes du mal qui lui avait ravi ses deux garçons en bas âge, la maman s'inquiète ; elle la place quelques mois en nourrice.

La petite restera frêle, mais d'une étonnante vitalité. Elle s'attache passionnément à son père. On la trouve « maligne comme un petit diable » et déjà volontaire. « Encore ! Encore ! » dit-elle quand on lui fait faire ses premiers pas. Un gamin débraillé l'ayant gifflée, elle fait une crise de colère. On a beau en appeler à l'amour de Jésus : « Qu'est-ce que ça lui fait, ça, au bon Jésus ? Il est bien le Maître, mais moi aussi je suis la maîtresse. » II faut l'apaisement de la nuit pour l'amener à pardonner et à dire : « J'aime bien les pauvres maintenant ».

Il est vrai que la servante Louise, qui se reproche d'avoir trop peu entouré Hélène, a pris Céline sous sa protection. Si les parents n'y eussent mis le holà, elle l'eût promptement gâtée. A vrai dire, c'était un « joli brin de fille », avec ses traits nettement dessinés, ses yeux d'une étonnante vivacité, et ce je ne sais quoi de décidé qui émanait de toute sa personne, enveloppé toutefois d'une réelle douceur. En pleine rue, devant un groupe de soldats qui s'amusent de ses mimiques, elle n'hésite pas à répondre à Louise l'inter­rogeant sur son avenir : « Je serai religieuse ! » Elle s'éveille intensément, déjà curieuse de tout, multipliant les « Pourquoi ? » Plus tard, elle-même discernera « dans les aptitudes naissantes de la petite Céline deux

tendances : l'une est un besoin insatiable de vie et de bonheur, plus que sa nature ne peut en contenir ; l'autre, une très grande tendresse de coeur. » — « II est aisé, conclut-elle modestement, de prévoir si, avec de semblables dispositions, l'équilibre sera facile à conserver. » Mme Martin se montrera plus optimiste. Dans les lettres qu'elle adresse à Pauline, sa pensionnaire du Mans, elle trace de l'enfant cette exquise miniature : « Qu'elle est mignonne ! Je n'en ai jamais eu une pareille pour être attachée à moi ; si vif que soit son désir de faire une chose, si je lui dis qu'elle me fait de la peine, à l'instant même elle cesse. » — « Ma petite Céline est tout à fait portée à la vertu, c'est le sentiment intime de son être, elle a une âme candide et a horreur du mal. » — Je crois que cette enfant me donnera beaucoup de consolation ; elle a une nature d'élite. » — Elle montre les meilleures dispositions, ce sera une enfant très pieuse ; il est bien rare de montrer, à son âge, de telles inclinations à la piété. »

La naissance de Thérèse donne à Céline une compagne de quatre ans plus jeune qu'elle, et qui deviendra son inséparable. On habite maintenant rue Saint Biaise. Ensemble, on joue sous la tonnelle, on dénombre les « pratiques » : ce qui intrigue les voisins, ignorant que ce mot désigne les actes de vertus ; on va jouer avec Jenny, la fille du Préfet, dont l'Hôtel Louis >n>, précédé d'une immense cour d'honneur, occupe l'autre côté de la rue. Quand Marie, l'aînée de la famille, donne à Céline ses premières leçons, la benjamine tient à y assister ; il n'y a d'incidents, et vite apaisés, que lorsque sa soeur lui reproche de faire toutes les volontés de ses poupées.

L'éducation, reçue dans ce milieu où la foi commande tout, tend à former des caractères et des convictions. Les Parents ne vivent que pour Dieu, n'ont en vue que l'accomplissement de sa volonté. Ils conçoivent l'autorité comme un service, qui consiste à orienter vers le bien les âmes à eux confiées. D'exemple, plus encore que de parole, ils initient à la vertu et à la piété, sachant réprimer les écarts, inspirer la géné­rosité et donner du charme aux leçons les plus austères. Il ne peut être indifférent à ces observateurs et imitateurs que sont essentiellement les jeunes enfants, de voir que les êtres qu'ils chérissent le plus assistent tous les jours à la messe, observent strictement l'abstinence et les jeûnes prescrits par les lois ecclésiastiques, sanctifient le dimanche avec une fidélité intraitable, surnaturalisent le devoir d'état, vénèrent les prêtres, assistent aux offices paroissiaux et président aux différents rites de la liturgie familiale : prière matin et soir, Benedicite et grâces, exercices du mois de Marie. La charité constitue l'âme commune du foyer. Elle se pare de bonne humeur et s'épanouit en veillées, en sorties, en récréations collectives, dont le cloître seul effacera la nostalgie.

La mort de Mme Martin, le 28 août 1877, vient bouleverser ce jeune bonheur.» C'est toi qui seras maman », dit Céline à Marie, cependant que Thérèse se tourne vers Pauline. Au vrai, celle-ci exercera sur l'une et l'autre la maternité spirituelle, l'aînée prenant la direction de la maison. On émigré à Lisieux, auprès de l'oncle Guérin, dans le gracieux cottage des Buissonnets. La vie reprend, intime et chaleureuse, mais un changement est intervenu dans le comportement psychologique des deux fillettes. « Moi, si douce, témoigne Céline, je devins un lutin plein de malice, tandis que sa noble ardeur à elle fut voilée un instant sous les dehors d'une timidité et sensibilité excessives. Sans que pour cela le fond fût changé, car elle fut constamment l'image de la force morale, et moi, de la plus grande faiblesse. »

Céline entre comme demi-pensionnaire chez les Bénédictines de l'Abbaye. Bien que placée avec des élèves plus âgées, elle se hausse aisément en tête de la classe et gardera ce rang jusqu'au bout. Les bulletins qu'on a conservés manifestent son application. Si elle a peine à apprendre le mot à mot, son tempérament chercheur et raisonneur l'aide à tout approfondir. Sauf en arithmétique, elle emporte aisément les premiers prix. Non qu'elle coure d'elle-même aux succès scolaires. Son coeur demeure aux Buissonnets. Il lui en coûte,

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le soir, de s'arracher à la veillée familiale, pour s'isoler en chambre, à faire ses devoirs. Elle avoue avoir parfois souhaité quelque retour d'inondation ou l'irruption, en ville, d'un chien enragé, car c'étaient les seules raisons susceptibles de retenir au foyer, maux de tête et de dents n'étant pas des excuses valables.

Pauline prépara l'enfant à sa Première Communion. Elle lui composa, comme plus tard pour Thérèse, un livret où, sous le symbole des fleurs, la fillette compterait ses sacrifices et ses pensées pieuses. La retraite fut des plus ferventes, bien que le régime d'internat complet parût cruel à la petite, en dépit des visites de M. Martin et de Thérèse. La cérémonie du 13 mai 1880 marqua profondément Céline. Le matin, elle lut avec conviction l'acte d'humilité, formule alors en honneur, et qu'elle se réjouira de retrouver dans sa vieillesse. L'après-midi, l'acte de consécration à la Sainte Vierge lui fut confié, ce dont elle se montra réel­lement fière. La Confirmation, en la fête du Sacré-Coeur, le 4 juin suivant, compléta cette profonde impression.

En octobre 1881, quand Thérèse prit à son tour le chemin de l'Abbaye, Céline manifesta plus d'enthou­siasme pour les études. Elle faisait route avec sa cousine Jeanne Guérin, laissant sa cadette accompagner Marie, jusqu'au jour où on intervertit les rôles, les discussions entre aînées tournant parfois à l'aigre. C'est que Céline était devenue batailleuse. Elle avoue elle-même « avoir bec et ongles », au sens figuré, s'entend, car ce n'est pas à la force du poignet, c'est « avec le glaive de la parole » qu'elle défendait son point de vue, quand elle croyait avoir raison — et « on a toujours raison sur un point », précise-t-elle finement. — Elle protège sa petite soeur, qui préfère « discourir » plutôt que « courir » et répugne aux jeux violents. Elle-même a cherché à surmonter sa timidité naturelle, depuis qu'on lui a dit que c'était un fruit de l'amour-propre. Elle en gardera assez toutefois pour ne pas oser se présenter au brevet.

En récréation, quand la classe se divise en deux camps pour la petite guerre, Céline entend bien être du côté des Français, sinon, elle se laisse battre volontairement. Une institutrice laïque, d'origine anglaise, ayant parlé de Jeanne d'Arc comme d'une « aventurière », un doigt se leva pour protester, celui de notre Céline encore, laquelle, de surcroît alla trouver la Directrice du Pensionnat et exigea, sous peine de faire intervenir son Père, qu'une observation fût faite à la maîtresse en question. M. Martin ne se trompait pas quand il la surnommait « la courageuse », « l'intrépide ».

L'enfant n'en avait pas moins un coeur tendre, avide de consolation. D'en être sevrée parce qu'on la croyait virile et qu'on la trouvait belliqueuse, lui fut toujours une rude épreuve. Elle en fit l'expérience avec une dame à laquelle elle s'était attachée profondément. Ne se voyant pas payée de retour, elle pleura amèrement. Ce lui fut d'ailleurs, reconnaîtra-t-elle plus tard, une protection visible de Dieu, qui voulait la garder pour lui seul.

Céline et Thérèse ne s'épanouissaient pleinement qu'aux Buissonnets. Le Manuscrit de l'Histoire d'une Ame relate complaisamment leurs ébats, les soins prodigués à leur volière, les sorties familiales, les promenades des dimanches et fêtes. On les voyait, déguisées en pèlerins, armées d'un bâton pour se défendre des coups de bec d'une pie jacasse, faire quarante fois le tour du jardin. En vue de leurs fêtes respectives, elles achetaient pour dix sous des cadeaux surprises qu'elles s'offraient mutuellement. Certain jour, mal inspirée, Céline s'avisa de doter sa soeur d'un pistolet, qui eut le don de lui faire peur, et dont M. Martin gratifia un garçon du voisinage, non sans défrayer sa « petite Reine ».

Parfois, avec les enfants des familles Guérin et Maudelonde, on montait des saynètes, dans lesquelles la pauvre Céline avait infailliblement le mauvais rôle : ce qui ne laissait pas de l'humilier, car l'entourage se faisait un malin plaisir de la désigner du nom des tristes personnages qu'elle incarnait sur les planches. Aussi préférait-elle à ces jeux de société les processions où, habillée de blanc, elle figurait près de Thérèse, la corbeille de fleurs entre les mains.

J'aimais aussi, petite fille, Devant l'ostensoir qui scintille, Jeter bien haut rosés, lys et jonquilles, Mêlant à celles de ma soeur Mes fleurs.

Sur la vie calme des Buissonnets, le départ de Pauline au cloître, en octobre 1882, posa un voile de tristesse. Céline ressentit d'autant plus douloureusement cette séparation qu'elle fut suivie d'assez près par la maladie de Thérèse. Elle partagea ses angoisses ; elle priait à ses côtés et put contempler son visage extasié, quand le sourire de la Vierge la guérit. Elle fut aussi témoin de ses fervents efforts avant sa Première Communion. C'est elle qui lui porta, pendant sa retraite à l'Abbaye, l'image dont elle s'enchantera : la Fleur du Divin Prisonnier.

Au terme de l'année scolaire 1885, Céline achève le cycle de ses études. Elle quitte la Pension avec honneur, ayant emporté le prix d'Instruction Religieuse, unique pour tout l'établissement, et d'autant plus convoité. Reçue enfant de Marie le 8 décembre 1882, elle devint par la suite la Présidente de l'Association.

Dégagée des cours, elle mènera néanmoins une vie des plus actives. Jeanne Guérin, qui s'émerveillait de la voir copier ses dessins sans avoir reçu la moindre notion en la matière, avait obtenu de M. Martin qu'elle prît des leçons. Depuis deux ans, elle y avait fait de rapides progrès. L'heure était venue de perfec­tionner son talent. Céline fut confiée à Mlle Godard, élève du peintre Léon Cogniet. Avec une belle ténacité, elle travaillera méthodiquement, seule, en son atelier, exécutant un certain nombre de copies, des marines et quelques portraits, qui peupleront son « musée de croûtes », comme elle disait, mais qui lui faisaient la main. Elle s'employa aussi à certains travaux pour le Carmel.

Par ailleurs, Marie, qui prépare son entrée au monastère, l'initie à la direction de la maison. Elle y accède avec aisance en octobre 1886, quand l'aînée rejoint Pauline au cloître, cependant que Léonie tente un premier essai chez les Clarisses d'Alençon.

Le cercle de famille se resserre. Céline et Thérèse sont seules désormais à entourer M. Martin. Elles deviennent plus que jamais soeurs d'âme. Leur vie est des plus réglées. « Rien n'est laissé au caprice. » Le matin, messe de sept heures, par tous les temps. Si le chemin des Buissonnets, en cas de gel, tourne à la patinoire, on s'enveloppe les chaussures d'étoffe, mais on ne manque pas pour autant le rendez-vous eucha­ristique. Les études et les besognes d'intérieur absorbent les heures de la journée. Quand il y a fête, on organise un régal pour les enfants pauvres du quartier. Si un mendiant se présente, il est introduit, restauré, entouré, et les jeunes filles s'agenouillent pour recevoir sa bénédiction.

La « conversion » de Thérèse, la « grâce de Noël 1886 », qui lui rend la maîtrise totale de sa sensibilité et sèche ses larmes trop faciles, ouvre une nouvelle période dans les relations des deux soeurs. Elle est à l'origine de ces conversations du Belvédère, dont parle l'autobiographie de la sainte, et que Céline, à son tour, tente d'analyser :

« Notre union d'âmes devint si intime que je n'essayerai même pas de la dépeindre dans le langage de la terre, ce serait la déflorer... chaque soir, « les mains l'une à l'autre enchaînées », le regard plongé dans l'immensité des Cieux, nous devisions de cette Vie qui ne doit pas finir... Où étions-nous quand, perdant pour ainsi dire conscience de nous-mêmes, notre voix s'éteignait dans le silence ?... Où étions-nous alors ? Je me le demande.

« Hélas ! Soudain nous nous retrouvions sur la terre, mais nous n'étions plus les mêmes, et, comme au sortir d'un bain de feu, nos âmes haletantes n'aspiraient plus qu'à communiquer leurs flammes... 0 quelle ivresse !... 0 quel martyre !

« Comme le dit Thérèse, ces grâces ne pouvaient demeurer sans fruits, et Jésus se plut à lui montrer que ses désirs d'apostolat lui étaient agréables par la conversion si merveilleuse du malheureux Pranzini. Ce fut même cette grâce qui fut le point de départ d'une union plus intime entre nous, car ce fut à cette occasion qu'elle découvrit, dans le coeur de sa Céline, le germe des aspirations qui dévoraient le sien. »

La part faite à la sensibilité juvénile, comme aussi à une sorte de contagion mystique, d'ailleurs ici, de bon aloi, il reste qu'à cette époque Céline subit une évolution profonde. Elle s'interroge sur son avenir. Déjà, elle s'est informée sur la vie des religieuses Bénédictines. Le Carmel, sans l'attirer encore, traverse sa pensée. L'intervention du Père Pichon sera, dans sa vie, déterminante. Ce Jésuite, né en 1843 à Carrouges, près d'Alençon, était entré en rapports avec la famille Martin, en 1882, à la suite d'une retraite suivie par Marie. Envoyé deux ans plus tard au Canada, il en revint en septembre 1886. C'est alors que Céline eut l'occasion de l'apprécier dans les visites qu'il fit aux Buissonnets. Le 12 octobre 1887, il devint son Directeur de conscience. Très expansive, éprouvant un réel besoin de se confier, elle lui envoyait régulièrement son journal d'âme, auquel il répondait une fois ou deux par an. Manifestement, il appréciait sa personnalité vigoureuse, sa droiture, et jusqu'à sa « théologie », comme il disait. Il déclarait un jour plaisamment qu' « elle avait de la vie pour quatre ». Très austère pour lui-même, au point d'user en tout temps d'un cilice, il prêchait surtout la dévotion confiante au Sacré-Coeur et le culte de la messe. Il semble avoir eu un charisme pour orienter vers l'état religieux, ce qui lui aliénait parfois la sympathie des mères de famille.

Sous son influence, Céline sentit s'affermir son orientation. Elle avait une piété vraie, profonde, intérieure, sachant au besoin ruser pour « voler son Dieu », selon son expression. Ayant, en effet, licence de communier plusieurs jours par semaine, plus les fêtes, elle se faisait de ce mot une exégèse très extensive sur laquelle son confesseur, à l'époque l'abbé Bâillon, passait complaisamment. Puis, quand quelque voyage l'avait empêchée d'atteindre le nombre prescrit, elle compensait par après et, ne s'y retrouvant plus, concluait toujours en sa faveur pour amplifier les permissions.

A ce trait, on devine qu'elle n'avait rien de ce que le monde taxe de bigoterie étroite et morose. Rien non plus de conformiste. Faire comme les autres ne fut jamais pour elle un argument. Avant d'aller à la Sainte Table, elle ôte son bracelet, « signe de servitude », estime-t-elle déjà, tandis que le Christ veut des âmes libres. Elle fredonne volontiers le vieux cantique : « Prends mon coeur ; le voilà, Vierge, ma bonne Mère », mais module en sourdine le passage : « C'est pour se reposer qu'il a recours à toi. » « Que signifie cette phrase, s'écrie-t-elle ? Moi, si je vais à Marie, c'est parce que je l'aime. »

II apparaît bientôt nettement qu'elle est faite pour la vie religieuse. Néanmoins, elle s'effacera devant Thérèse. M. Martin a subi, en mai 1887, un léger accès de congestion cérébrale. Il s'en est remis, mais on ne peut le laisser seul. Céline tiendra la maison et sera, au besoin, sa garde-malade. Elle appuie donc de toute son affection les efforts de sa jeune soeur qui aspire à quitter le siècle à quinze ans. « L'amour du bon Dieu était si intense dans mon pauvre coeur, écrit-elle, que ne trouvant rien qui puisse soulager un peu ce besoin de donner, je fus heureuse de sacrifier tout ce que j'avais de plus cher au monde... Comme Abraham, je m'occupai de la préparation de l'holocauste et j'aidai ma soeur chérie dans toutes les démarches qu'elle fit pour obtenir d'entrer au Carmel, malgré sa grande jeunesse. Je prenais part à ses chagrins plus que s'il se fût agi des miens propres. »

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Je l'accompagne à Rome, et c'est elle qui, lors de l'audience papale, quand on vient de rappeler aux pèlerins qu'ils doivent défiler en silence devant Léon XIII, encourage sa Thérèse par ce mot énergique : « Parle ». Elle-même nous livre le secret de cette attitude apparemment frondeuse : « J'ai un principe pour des occasions semblables, c'est celui de suivre en tous points une résolution prise d'avance. » En la circons­tance, qui songera à le lui reprocher ?

Elle fait preuve du même esprit de décision, au retour, à l'étape de Lyon, quand un imposant person­nage, chamarré de décorations, entreprit les deux soeurs sur leur voyage dans la Ville Eternelle, les félicitant d'un tel privilège, mais glissant dans l'éloge un mot d'ironie à l'égard du Pape, « vieillard impuissant ». Céline bondit. « II serait à souhaiter, Monsieur, que vous ayez son âge ; peut-être auriez-vous en même temps son expérience, ce qui vous empêcherait de parler inconsidérément de choses que vous ne connaissez pas. »

Au cours de cette randonnée au-delà des monts, l'intimité de Thérèse et de Céline fut telle que leurs compagnons de route disaient : « Ces jeunes filles ne pourront jamais se séparer. » II fallut bien pourtant en arriver à ce lundi 9 avril 1888, où la petite Reine quitta les siens, après la messe entendue ensemble au Carmel, pour rejoindre ses aînées dans le cloître. « En lui donnant le baiser d'adieu à la porte du monastère, écrira Céline, je dus m'appuyer chancelante contre le mur... et cependant je ne pleurais pas, je voulais la donner à Jésus de tout mon coeur, et Lui, en retour, me revêtit de sa force. Ah ! combien j'avais besoin de cette force divine ! Au moment où Thérèse entra dans l'Arche sainte, la porte de clôture qui se referma entre nous fut la fidèle image de ce qui se passa réellement, car un mur venait de s'élever entre nos deux existences. »

CHAPITRE II : La mission filiale de Céline

A peine achevé l'acte déchirant qui la séparait de Thérèse, Céline se vit aux prises avec une épreuve d'un tout autre genre : une demande en mariage en bonne et due forme, aboutissement logique de manoeu­vres que la jeune fille croyait avoir savamment déjouées. Sans être positivement jolie, elle avait du charme, ce qui est mieux. De taille moyenne, vive comme sa mère, d'esprit sémillant, prompte à la répartie, elle créait autour d'elle un climat de joie et d'entrain. Ses yeux, d'une étonnante profondeur, scrutaient, fouil­laient et tout ensemble, attiraient par un éclair de malicieuse bonté. Ses talents étaient multiples.- Un notaire disait d'elle à M. Martin : « Vous n'avez pas besoin de la doter, celle-là ; elle porte sa fortune au bout des doigts ». Manifestement, elle ne pouvait passer inaperçue.

La crise fut pénible. « Cette nouvelle me bouleversa, lisons-nous dans l'autobiographie, non pas que je fusse indécise sur ce que j'avais à faire, mais la lumière divine, en se cachant, me livra à mes propres inconstances ; sans cesse je me disais : « Cette offre qui m'est faite juste au moment où Thérèse me quitte, n'est-elle pas un indice d'une volonté de Dieu sur moi, que je n'avais pas prévue ? Le Seigneur a pu permettre que je désire la vie religieuse jusqu'à aujourd'hui, afin que, dans le monde, je sois une femme forte. Tant de personnes disent que je n'ai point les allures d'une religieuse ! Peut-être, en effet, ne suis-je pas appelée à cette vie par la divine Providence. Mes soeurs n'ont jamais été mises formellement en demeure de choisir entre les deux vies ; c'est sans doute que le bon Dieu les voulait pour lui et qu'il ne me veut pas ! Enfin, bien que ma résolution n'ait jamais varié, l'angoisse monta, monta toujours... je n'y voyais plus clair. Je répondis cependant, à tout hasard, que je ne voulais pas, que je désirais être tranquille pour le moment, et qu'on ne m'attendît pas. »

Le confesseur de Céline, le chanoine Delatroëtte, curé de Saint-Jacques et Supérieur du Carmel, n'intervint pas en cette affaire. Le Père Pichon, qu'elle revit à l'occasion de la Profession de Marie, le 22 mai, approuva et affermit sa résolution. D'autres soucis ne tardèrent pas à absorber la jeune fille. Son père présen­tait d'inquiétants réveils d'artériosclérose cérébrale : amnésie, angoisses, hallucinations, qui, pour être passagers, n'en faisaient pas moins redouter des troubles plus graves. Au cours d'un de ses déplacements à Paris pour la gestion de ses affaires, il venait de louer une villa à Auteuil. Son intention était de permettre à Céline de parfaire ses talents de peintre en fréquentant les Académies et en profitant des leçons de quelque maître. C'est ce qu'il lui proposa, ce vendredi 15 juin 1888, où elle lui montrait, au Belvédère, une de ses toiles représentant la Vierge et Madeleine. La réponse ne tarda pas. « Sans prendre de temps pour délibérer, confie Céline, je posai le tableau que je tenais à la main et, m'approchant de mon père, je lui confiai que,

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voulant être religieuse, je ne cherchais pas la gloire du siècle, que, si le bon Dieu avait besoin, plus tard, de mes travaux, il saurait bien suppléer à mon ignorance. J'ajoutai que je préférais mon innocence à tout autre avantage et que je ne voulais pas l'exposer dans les ateliers. »

M. Martin pressentait la vocation de sa fille. Jamais toutefois celle-ci ne lui en avait parlé ouver­tement. Très ému, il la pressa sur son coeur et dit : « Viens, allons ensemble auprès du Saint Sacrement pour remercier le bon Dieu de l'honneur qu'il me fait en me demandant tous mes enfants. »

Dieu exigerait davantage. Sa santé continuait à s'altérer, le vieillard se vit repris par ses rêves de vie érémitique : fuir loin des siens, dans la solitude, et permettre à ses filles de réaliser leur destinée. Sous l'empire de ces pensées, il quitte Lisieux sans prévenir, le 23 juin 1888. Après trois jours de recherches anxieuses, un télégramme, envoyé du Havre et demandant réponse « poste restante », permit à Céline et à M. Guérin de le rejoindre et de le ramener au foyer. Dans l'intervalle, au grand effroi de Léonie, un incendie avait détruit la maison adjacente, menaçant un moment la chère demeure. Tout rentre dans l'ordre. M. Martin achète l'immeuble sinistré, pour élargir les Buissonnets dont il envisage l'acquisition. On fait, en famille, du 1er au 15 juillet, un séjour à Auteuil. La diversion ne semble pas heureuse ; les coeurs se sentent déracinés, si loin du Carmel ; le bail est résilié.

Nouvelle rechute le 12 août, puis quelques semaines d'accalmie. Le Père Pichon devant prendre le paquebot pour le Canada, qui lui était assigné comme nouveau champ de ministère, M. Martin voulut le saluer au Havre, avec ses filles, le 31 octobre. Il passa par Honfleur, où il connut une de ses plus sombres journées. Céline cherche protection dans le Sanctuaire de Notre-Dame de Grâce. Elle écrit, le jour même, à ses Carmélites : « Non, point de paroles, point d'expression pour redire nos angoisses et nos déchirements ! Je me sens impuissante. Chères petites soeurs, ma souffrance était si aiguë que, me promenant sur le bord du quai, je regardais avec envie la profondeur de l'eau. Ah ! si je n'avais pas la foi, je serais capable de tout. » Elle se calme en finale, dans l'amour du Christ crucifié. « Ce n'est pas une petite croix qu'il nous met sur les épaules, mais la sienne... Ce n'est pas pour nous mais pour lui qu'on travaille. Je trouve dans cette pensée une immense consolation. Pour lui ! Oh ! que ne pouvons-nous lui donner, lui donner sans cesse jusqu'au dernier souffle de notre vie ! »

Le 3 novembre, M. Martin s'étant suffisamment remis, et le Père Pichon n'arrivant pas, nos trois voyageurs le rejoignirent dans la capitale. Et la vie recommença, coupée d'espoirs et d'inquiétudes, jusqu'à ce 10 janvier 1889 qui vit la Prise d'Habit de Thérèse et fut pour elle et tous les siens une fête sans nuage, comme un « jour des Rameaux » avant la grande Passion.

Il apparut, en effet, de plus en plus nettement, que l'état de santé de celui qu'on appelait volontiers « le Patriarche » exigeait des soins spéciaux. En proie à des poussées congestives, sans doute, compliquées d'accès d'urémie, il était sujet à des phénomènes d'absence mentale qui menaçaient de s'accompagner de fugues et de décisions irresponsables concernant sa fortune. M. Guérin imposa le départ pour le Bon Sauveur de Caen. Les jeunes filles durent se rendre à l'évidence des raisons alléguées. Le coup n'en fut pas moins cruel. La date du 12 février 1889 — « notre grande richesse », dira Thérèse, en une pensée de foi — s'ins­crivit au calendrier de Céline comme un jour de pleurs. A cette époque où les cures en établissement psychiatrique n'étaient point fréquentes, c'est sous un signe péjoratif qu'on interprétait tout transfert de cet ordre. Les commentaires qui s'ensuivaient ajoutaient à l'humiliation. Certains ne se faisaient point faute de parler de « folie mystique » et d'en imputer l'origine à ces vocations en série infligées au père impuissant.

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Pour se trouver à proximité de leur malade, Céline et Léonie se rendirent, le lendemain même, à Caen et descendirent chez les Soeurs de Saint Vincent de Paul. Elles n'ont accès auprès de leur père qu'une fois par semaine, mais, chaque jour, elles interrogent la Soeur Costard, qui dirige le service où il se trouve.

Ce qui console, c'est d'apprendre que le saint vieillard, jusque dans ses moments les plus pénibles, reste d'une résignation entière et montre autour de lui une douceur et une charité inaltérées. Il entend même continuer ses mortifications et communie le plus souvent possible. Les religieuses s'émeuvent de voir sur ce front vénérable le sceau de l'épreuve. Céline, en réponse aux lettres du Carmel qui prodiguent les encouragements, adresse à Lisieux les bulletins de santé et avoue ses alternatives de dépression et d'espoir. « A ce moment, l'amertume a envahi mon coeur, j'ai tout remis dans les mains de Jésus et Lui s'en est chargé. Comment cela s'est-il fait ? Je n'en sais rien, mais Jésus est venu à notre secours. »

Les pensées de l'éternité, si familières à ses parents, la hantent plus que jamais. Elle revoit sa mère appelant « la Patrie », au rythme musical de la prose de La Mennais. Elle évoque les chapitres de l'abbé Arminjon sur « les Mystères de la vie future », et la glorieuse revanche du Christ disant à ses amis enfin arrachés à leur détresse : « Maintenant, mon tour ! » « Plus je vais, écrit-elle le 27 février, plus je vois l'exil partout. Le monde me semble comme un songe, un vaste chaos... Plus je voyage, plus je vois de choses, plus je me détache de la terre, parce qu'à chaque instant, je remarque davantage le néant de ce qui passe. Je suis dans une vraie cellule, rien ne me plaît autant que cette pauvreté ; je ne l'échangerais pas contre le plus brillant salon. » Elle confie à Mère Marie de Gonzague que son seul bonheur est la chapelle, où elle passe tout le temps qui n'est pas consacré au travail, encore qu'elle prie sans goût et s'endorme parfois aux pieds de Jésus.

A plusieurs reprises, la plainte « Je n'en puis plus » revient sous la plume de Céline. Pour la remonter, Thérèse, à la suite de Soeur Agnès de Jésus, l'initie à la dévotion à la Sainte Face ; elle lui redit le prix de l'humiliation ; elle lui apprend à « porter la croix faiblement », c'est-à-dire alors même que la nature proteste. La sérénité reprend le dessus. « Oh ! si vous saviez comme je vois le bon Dieu dans toutes nos épreuves ! conclut la jeune fille. Oui, tout y est marqué visiblement de son doigt divin. »

Dès le 3 mars, M. Guérin insiste pour que ses nièces regagnent Lisieux. Céline résiste. « Je sens de plus en plus que mon devoir est de rester ici ; oui, il vaut mieux souffrir et ne pas abandonner notre cher petit Père ; au moins, ici, si nous ne pouvons rien pour lui, nous nous sentons tout près de lui, nous pouvons accourir au moindre appel. » II fallut toutefois reconnaître que cet exode ne pouvait se prolonger indéfi­niment. La santé des deux jeunes filles risquait d'en être compromise. Sur de nouvelles instances de leur oncle, elles réintégrèrent les Buissonnets, le 14 mai 1889.

Ce ne fut pas pour longtemps. Le 7 juin, elles prirent pension chez M. Guérin qui, à la suite d'un bel héritage, avait cédé sa pharmacie et occupait désormais, rue Paul-Banaston, une vaste maison de maître. Le 25 décembre, le bail des Buissonnets expira. Céline conte l'ultime visite qu'elle y a faite la veille, cueillant, à défaut de fleurs, « quelques feuilles de lierre... souvenir de tant de souvenirs ». Elle parle mélancoliquement de la dispersion du mobilier, une partie allant au Carmel, Tom, le chien fidèle, suivant derrière la voiture et se glissant par une porte entrebaillée, pour assaillir de ses tendresses Thérèse tout émue.

On s'adapte à cette nouvelle existence. Mme Guérin, qui est la douceur incarnée, a pour Céline une affection quelque peu admirative. Avec M. Guérin, grand chrétien, d'une magnifique droiture, mais

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caractère entier et impérieux, les occasions de heurts ne manqueront pas, la jeune fille étant la seule qui puisse lui tenir tête, sans doute parce qu'elle est de même race. On ne s'en aime pas moins. C'est en famille qu'on travaille, qu'on se détend, qu'on visitera l'Exposition de Paris, qu'on ira à Lourdes et en Espagne.

Dans la matinée, après la messe quotidienne où elle communie par tous les temps — ce qui ne laisse pas d'inquiéter la prudence craintive de sa Tante — Céline s'adonne à la peinture, exécutant notamment des tableaux pour le Carmel : Nativité, Assomption, portrait de Mère Geneviève, ainsi que de menus objets d'art. Elle fait aussi poser comme modèles des enfants, des vieillards, heureux d'être largement rémunérés et entourés de considération. L'après-midi est consacré aux travaux d'aiguille, au vestiaire des pauvres, parfois au catéchisme des déficients ou des retardataires. La lecture a sa large part, et dans tous les domaines, de Platon aux auteurs littéraires, en passant par les récits chevaleresques, les écrivains religieux et les revues scientifiques. C'est une soif de s'instruire que, sur le conseil du Père Pichon, il faudra quelque peu modérer. La photographie, la galvanoplastie, ont leurs moments de choix. Céline met la main à tout. Elle n'hésite pas à démonter et remonter, pièce par pièce, une machine à coudre qui a besoin de réglage. Elle apprend aussi de mémoire toute une anthologie poétique et, le soir, écoute volontiers son oncle déclamer des morceaux choisis du répertoire classique. Culture d'autodidacte qui la marquera pour toujours.

Dieu demeure pour elle « l'Unique Nécessaire ». Elle doit lutter pour se donner toute à Lui. Témoin cet aveu rétrospectif qui ouvre son cahier de notes de la quatre-vingtième année : « Je me représente mon âme comme un château fort qui fut extraordinairement convoité par l'ennemi. Sans cesse objet d'attaques dangereuses, d'assauts périlleux, de guerres à outrance. Certainement, j'ai beaucoup souffert, mais mon Jésus chéri, mon Chevalier Divin, fidèle à sa Dame, a combattu pour moi et il a vaincu. »

Le prétendant récemment évincé n'avait point rendu les armes. D'autres pointaient à l'horizon. Céline ne pouvait s'abstraire totalement des réceptions mondaines, fréquentes chez les Guérin. Le démon s'en mêlant, elle fut, pendant plus de deux ans, livrée à de furieuses tentations, qui tenaillaient notamment l'imagination, l'esprit, et ne lui laissaient nul répit. Il lui arrivait de s'asseoir sur la commode de sa chambre et de saisir à bras-le-corps la statue de la Vierge qui avait souri à Thérèse. Elle méditait, verset par verset, le beau psaume 90 des Complies du dimanche, qui chante l'aide invincible du Très-Haut : Qui habitat in adjutorio Altissimi. A certaines heures, lassée et comme fatiguée d'elle-même, elle se croyait damnée. Sa santé en fut ébranlée. Souffrant de l'estomac et du coeur, elle dut consulter le docteur Notta. Les lettres du Père Pichon, bien que rares, lui procurent l'apaisement. Il se borne d'ailleurs, en général, à ratifier les points de vue qu'elle lui expose en toute candeur, et qui trahissent un jugement très sûr. Le 8 décembre 1889, la jeune fille fait le voeu de chasteté, qu'elle renouvellera d'année en année. « C'est Jésus seul qui a remporté la victoire », conclut-elle, chaque fois que le calme se rétablit en elle.

Ce long drame intérieur, qui contribue à la purifier et à la détacher, ne l'empêche pas d'être elle-même pour sa jeune cousine Marie, qu'accablent les scrupules, la plus sûre des conseillères. Elle l'excite à commu­nier. Elle l'aide dans sa recherche de la perfection, ce qui inspire quelque ombrage aux parents, peu enclins à favoriser l'éveil d'une vocation, qu'ils sauront d'ailleurs ratifier en son temps. Les visites au Carmel, les lettres qui apportent les voeux de fête ou de joyeux anniversaire, — Céline s'abstient du parloir les semaines précédentes afin de recevoir ces précieuses missives — apportent consolation et appui. Thérèse notamment glisse insensiblement envers sa soeur du rôle de confidente à celui d'authentique guide spirituel.

C'est elle, sans doute, qui, pour avoir encouragé sa correspondante par l'une ou l'autre pensée empruntée au Père Pichon, éveille en elle le désir de posséder quelques extraits des retraites prêchées au Monastère par ce saint Jésuite, en 1887 et 1888. On lui passe le cahier de notes de Soeur Marie de Saint-Joseph.

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C'est moins qu'une sténographie, mais beaucoup plus qu'un résumé. L'enseignement, agrémenté d'anecdotes et de citations des meilleurs écrivains religieux, est tout entier orienté vers l'humilité, la confiance dans le Sacré-Coeur, l'amour de la souffrance, l'abandon et la joie. Céline s'astreint à recopier tout le texte, de sa minuscule écriture aux traits nettement dessinés. Il y en a, sur un calepin quadrillé, 144 pages, de 32 lignes chacune, d'une densité extrême : un vrai petit volume qui témoigne de l'avidité surnaturelle et de la courageuse ténacité de celle qui s'imposa pareil effort.

Elle avait bien besoin de cette nourriture pour conserver la paix. Une fois par semaine, Céline et Léonie se rendent à Caen auprès de leur père. En octobre 1890, quand Jeanne Guérin épousera Francis La Néele, qui ouvrira cabinet médical en cette ville, elles pourront y faire des séjours prolongés. L'état du vieillard demeure stationnaire, avec des éclaircies qui rallument l'espoir. On avait escompté sa présence à la Prise de Voile de Thérèse, le 24 septembre. M. Guérin s'y opposa en dernière heure, une émotion pouvant être fatale ; la cérémonie en fut toute assombrie. Lorsque la paralysie se fixa dans les jambes, le « Patriarche », qui ne requérait plus une surveillance spéciale et se montrait par ailleurs d'une inaltérable douceur, put être ramené à Lisieux. Le 10 mai 1892, il fut installé rue Labbey, à proximité de la demeure de son beau-frère. Céline reprit avec amour sa faction de garde-malade, ses responsabilités de maîtresse de maison. Léonie, qu'elle avait naguère accompagnée dans un pèlerinage à Paray-le-Monial, la quitterait, le 23 juin 1893, pour un nouvel essai à la Visitation de Caen.

Le personnel de service causa bien quelque ennui. Soeur Geneviève de la Sainte-Face en parlait plus tard avec humour. Elle contait également l'émotion ressentie, au terme d'une neuvaine à saint Joseph pour la conversion d'un de ses domestiques, quand elle vit ce dernier se jeter à ses pieds en confessant humble­ment : « Je suis un misérable ; depuis des années, je suis éloigné de Dieu, j'ai commis des sacrilèges, mais je veux changer. C'est tout à l'heure, en regardant le tableau de la Sainte Vierge, que mon coeur s'est fondu comme la cire. » La jeune fille l'adressa au chanoine Rohée, archiprêtre de Saint-Pierre, qui ne cacha pas son édification d'un tel retour. Il s'agissait là — et la coïncidence impressionna la jeune fille — de la toile qu'elle avait présentée à son père, le 16 juin 1888, et qui avait offert l'occasion de lui confier sa vocation.

Quelques mois auparavant, en 1891, Céline était intervenue pour décider son oncle à renflouer le journal Le Normand et à en assumer la direction. Il hésitait, et son épouse plus encore, sentant bien que ce serait la tranquillité menacée. Détail curieux qui trahit une époque, il redoutait surtout, en son honneur d'homme et en sa conscience de chrétien, d'éventuelles provocations en duel. Sa nièce, avec sa fougue coutu-mière, balaya l'objection. Il y allait des intérêts de Dieu et de l'Eglise, que Le Progrès Lexovien bafouait à longueur de colonnes. « Tu as gagné la partie, fille au grand coeur », conclut l'ancien pharmacien qui s'impro­visait publiciste. Céline fut aussi la première à le féliciter d'un admirable article où il vengeait Léon XIII des basses attaques d'un jeune politicien.

M. Guérin était devenu à Lisieux une personnalité de premier plan. Ainsi entra-t-il en relations avec un peintre en renom, originaire de Normandie et élève de Flandrin, M. Krug. Il l'invita à donner quelques leçons à Céline, qui profita beaucoup à pareille école. Sous la conduite de ce maître, elle aborda quelques sujets d'exécution difficile. Il la louait hautement pour son art de la composition et se faisait fort de l'intro­duire au Salon si elle consentait à se prêter à quelques stages d'études dans la Capitale. La jeune fille n'hésita pas à escalader un échafaudage pour admirer de près les fresques dont son protecteur ornait le Choeur de l'Abbaye. A plusieurs reprises, M. Krug ira la voir au Carmel et contrôlera ses progrès, ce qui lui donna plus d'assurance. Il lui offrira même sa grande palette.

Céline ne se laissait pas éblouir par des succès de cet ordre. Le monde lui devenait de plus en plus

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à charge. Chaque année, à la saison d'été, elle suivait la famille Guérin au château de la Musse, près d'Evreux. C'était, dans un site grandiose, une demeure princière, entourée de plusieurs hectares de parcs et de bois entièrement clôturés. La vie s'y déroulait brillante et variée : jeux, parties de plaisir, excursions, avec tous les charmes du confort et les agréments de l'intimité. Céline ne se laisse pas tourner la tête. Elle éprouve plutôt l'ennui d'un tel luxe, en comparaison avec la pauvreté sordide de l'église toute proche. Elle supporte difficilement d'être servie par des domestiques en livrées et, comme sa mère jadis, aspire au grand rétablissement qui se fera dans le Ciel, là où cesseront les inégalités factices et où chacun sera traité selon son vrai mérite. S'étant surprise à s'appuyer mollement sur les coussins, dans la Victoria qui l'emmène en visite, elle se sent envahie d'un immense mépris pour elle-même. « Est-ce bien moi, la fière et l'indépendante, qui joue cette comédie-là ! Mon Jésus, lui, met sa gloire à se cacher lui-même, après avoir entouré toutes ses oeuvres de mystère ! » Elle se déprend aussitôt d'un bracelet qu'elle vient d'acheter : « Eh quoi ! J'aurais, moi, ma chaîne rivée au poignet ! Suis-je donc une esclave ? »

Les occasions de frivolités sont multiples. Dans les soirées, Céline, par le brio de sa conversation, constitue un centre d'attraction. Elle ne peut pas se défaire de son naturel agréable, encore moins se contre­faire, aussi est-elle des plus entourées. Les assiduités autour de sa personne se multiplient, au point que M. Guérin, qui ignore tout de son intérieur, croit devoir la mettre en garde. En fait, elle a en horreur ces marques d'attention. Elle éconduit plusieurs propositions de fiançailles. Ne pouvant s'abstraire des réunions de société, elle s'y prépare par l'oraison ; elle s'y rend, munie d'un crucifix qu'elle serre par moments dans la main. Elle suggère la même tactique à une amie quelque peu évaporée, l'invitant par surcroît à se ranger dans sa mise parmi les plus modestes. Lui parle-t-on de vanités ? Elle fait diversion. Demande-t-on son avis ? Elle le donne sans biaiser. On connaît par le Manuscrit de Thérèse l'épisode de la danse manquée, où la jeune fille et son cavalier se sentirent impuissants à entrer dans la valse, lui, s'éclipsant tout déconfit, elle, riant la première de la curieuse aventure. Cette scène, qui eut lieu au mariage de M. Henry Maudelonde, neveu de Mme Guérin, nous montre Céline visiblement protégée par les prières de sa soeur, qui, spirituel­lement, se considérait désormais comme sa mère.

Si elle fait bon visage à son entourage, elle n'en souffre pas moins d'un cadre si peu assorti à l'idéal qu'elle poursuit. La communion de chaque matin la soutient, et aussi l'heure quotidienne d'oraison. Elle s'est aménagée, au dernier étage, une cellule austère et dépouillée, où elle oublie la vie de châtelaine. Elle aime aussi s'évader avec sa cousine Marie pour visiter les pauvres ou gagner quelque église du voisinage, dont l'abandon la désole.

A Lisieux, il est plus aisé de fuir les rencontres dissipantes. Une autre difficulté l'obsède. Dès juin 1891, le Père Pichon lui a écrit du Canada : « II me semble que, plus tard, j'aurai besoin de vous pour une grande oeuvre. » 11 lui révèle progressivement le plan d'une sorte d'Institut séculier, s'occupant, en des foyers appelés Béthanie, à préparer à la Communion les enfants moralement abandonnés et à diffuser dans le peuple les bonnes lectures. Il lui expose les premières réalisations et la sollicite ouvertement, dès qu'elle sera libre, de prendre la tête de la jeune fondation. Il lui demande en outre de n'en point faire confidence à ses soeurs. Cette consigne du silence est pesante à la jeune fille. Son « âme chantante » en est « mélancolisée ». « Je suis dans les ténèbres, réduite à l'état de bûche, écrit-elle à Thérèse le 17 août 1892 ; c'est à peine si je pense à Jésus, mais peut-être que, sans s'en apercevoir, la bûche se consume sous la cendre. »

Loyalement, et sans se découvrir, elle ouvre à sa soeur la perspective d'une séparation possible.

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Ce billet du 17 juillet 1894 trahit un douloureux embarras. « II m'a semblé, je ne saurais te dire cela très bien, il m'a semblé que tu m'étais trop... que tu m'étais un appui qui me permettait de trop m'appuyer, que je faisais trop fond sur toi, que tu m'étais trop indispensable, enfin il m'a semblé que, pour être toute à Dieu, il me faudrait te quitter... J'ai entrevu l'avenir et j'ai cru qu'il était nécessaire de me séparer de toi pour ne te revoir qu'au ciel, j'ai eu comme le pressentiment d'un sacrifice surpassant tous les sacrifices. »

Cette période d'incertitude fut particulièrement cruelle. Céline se retournait alors vers la statue de la Vierge qui avait guéri la petite Reine, et dont elle crut elle-même, en la soirée du vendredi 16 décem­bre 1892, percevoir, à travers ses larmes, le merveilleux sourire. Une de ses poésies gardera le souvenir de cette grâce indicible.

Au Carmel, on s'inquiète de l'angoisse qui travaille la jeune fille et qu'elle ne peut totalement cacher. C'est pourquoi sans doute le Père Pichon, dans la lettre qu'il adresse du Canada à Thérèse, le 21 septem­bre 1893, insère ce passage : « Chérissez votre Céline : elle le mérite. Je le sais mieux que vous. Notre-Seigneur la conduit à des cimes par un sentier âpre et escarpé. »

La mort de M. Martin va poser de façon aiguë le problème de la vocation. A la belle saison de 1894, comme l'année précédente, M. Guérin avait voulu amener son beau-frère à La Musse. Le malade logeait dans un pavillon, au rez-de-chaussée, ce qui lui facilitait l'accès au parc dans sa petite voiture. Céline narre au Carmel ces promenades sous bois où le vieillard se plaisait à entendre les chants des oiseaux, à savourer la douceur de la nature : il semblait y reprendre une sève nouvelle. « Malgré tout, que ses derniers jours sont doux ! écrit-elle. Qui aurait pu le penser ?... Dieu agit envers nous avec une ineffable bonté. »

Vers la fin de juillet, l'état du malade empirant, on lui administra l'Extrême-Onction. Le dimanche 29, une syncope cardiaque l'emporta doucement. Céline, qui ne quittait plus son chevet, reçut le dernier soupir de celui qu'elle avait entouré de tant de soins. Elle fait part au Carmel des derniers moments : « D'une voix émue, je récitai la prière : Jésus, Marie, Joseph. Son regard était plein de vie, de reconnaissance et de tendresse ; la flamme de l'intelligence l'illuminait. En un instant, je retrouvais mon père bien-aimé tel qu'il était cinq ans auparavant, et c'était pour me bénir et me remercier. »

II fallut bien alors révéler à Thérèse le projet du Père Pichon. La sainte souffrit de cette déconvenue, qui lui fit répandre plus de larmes qu'elle n'en avait jamais versées, et lui causa de violents maux de tête. Elle se résigna toutefois devant l'opposition soulevée çà et là à l'introduction, dans le cercle étroit du Carmel, d'un quatrième membre du même foyer.

Si Mère Agnès de Jésus, élue Prieure le 20 février 1893, souhaitait accueillir Céline, si Mère Marie de Gonzague y acquiesçait noblement, on se heurtait au veto formel du Supérieur et d'une Capitulante, Soeur Aimée de Jésus. Céline demeurait hésitante. La vie contemplative l'attirait. Mais ne cédait-elle pas en cela à l'amour fraternel ? Dans ce désarroi, elle prie, elle fait prier. Bientôt la lumière se fait. Le Père Pichon, consulté, lui écrit le 20 août : « Allez donc au plus vite vous cacher au désert, prendre rang parmi les victimes que Jésus s'est choisies. Je ne doute pas. Je n'hésite plus. La volonté de Dieu me paraît manifeste. Faisons de bon coeur notre sacrifice. » Le chanoine Delatroëtte, que Céline visite, s'émeut à son tour et donne son consentement. Monseigneur Hugonin le ratifie sans tarder. Quant à Soeur Aimée de Jésus, Thérèse a demandé à Dieu d'incliner son coeur vers l'acceptation ; elle y veut voir le signe que M. Martin est allé droit au Ciel. Et, la prière à peine formulée, la religieuse vient, « les larmes aux yeux », lui offrir son assen­timent.

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Tout se précipite donc. L'entrée de Céline est fixée au 14 septembre 1894, fête de l'Exaltation de la Sainte Croix. Le démon lui livre des combats d'arrière-garde. Il lui inspire de soudaines répugnances : cet habit d'un autre âge, ce voile qui enserre la tête, cette démarche compassée !... Elle, si éprise de beauté, si jalouse de sa liberté !... La postulante ne recule pas pour si peu. Comme à l'audience papale elle disait à sa soeur : « Parle », elle se dit à elle-même : « Marche ! » Elle refuse de tenir compte des appréhensions, des cauchemars, qui troublent ses dernières nuits dans le monde. Après avoir porté, la veille, au Monastère, la statue de la Vierge du Sourire, qui prendra place dans l'antichambre de la cellule de Thérèse, elle franchit, décidée, la porte de clôture.

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CHAPITRE III : Céline au cloître à l'école de Thérèse

A peine arrivée au port, celle qui s'appellerait désormais Marie de la Sainte-Face goûta une paix inexprimable. « Toutes mes tentations s'évanouirent, écrit-elle ; la tempête fit place au calme et à la sérénité la plus profonde. Je sentais qu'enfin j'avais trouvé le lieu de mon repos. »

Mère Agnès de Jésus la conduit à la cellule qu'elle occupera dorénavant. Là, Thérèse lui prend la main pour lui désigner, sur l'oreiller, un papier posé à son intention. C'était une poésie s'achevant sur cette strophe :

Viens à nous, jeune fille ! Il manque à ma couronne une perle qui brille, Nous a dit le Seigneur, et nous arrivons tous, Pour t'emporter du monde avec nos ailes blanches, Comme un essaim d'oiseaux prend une fleur aux branches.

Viens à nous ! Viens à nous !

Quelle ne fut pas l'émotion de Céline quand elle reconnut sur ce billet l'écriture de son Père ! « C'était lui, dit-elle, qui me recevait dans cette demeure où l'amour de Jésus m'avait réservé une place. »

Le premier contact est des plus sympathiques. L'austère simplicité des locaux conventuels plaît à la jeune fille. Elle admire en artiste les lignes sobres de l'Habit carmélitain, la couleur blanche du manteau se détachant sur le fond sombre de la robe. Les objections d'hier sont bien vite balayées. Thérèse, qui exerce les fonctions de sous-maîtresse des novices, au côté de Mère Marie de Gonzague, l'initie à l'horaire, aux usages, au maniement du bréviaire. Elle confie à Soeur Marie du Sacré-Coeur son heureuse surprise de retrouver en Céline toute sa fraîcheur d'antan, sans aucune trace de ces complications dont le monde marque les âmes. La postulante entre à fond et tout entière dans la vie religieuse, dont elle ne cessera plus d'exalter la beauté. N'ira-t-elle pas baiser la porte de clôture à chaque anniversaire de son entrée au monastère ?

Les difficultés ne tarderont pas à surgir, inévitables. Les plus imprévues d'abord. Céline met plusieurs semaines à s'habituer à sa paillasse. Le temps de sommeil étant alors trop mesuré, elle s'endort parfois à l'Office, à l'oraison, à l'adoration : c'est l'occasion de luttes pénibles et humiliantes. Il lui faudra plus d'une

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année pour s'adapter au régime alimentaire, notamment au poisson, au lait, aux féculents, qui en consti­tuaient le fond, et qu'elle avait en horreur. Ayant mal à la plante des pieds, la station debout, au choeur, la fatigue extrêmement. Sa santé est fragile et le restera jusqu'au bout. Elle a l'estomac peu tolérant et souffre de fréquents maux de dents. Néanmoins, le postulat comporte certains accommodements. Céline en franchit victorieusement le cap.

Le 5 février 1895, a lieu sa Prise d'Habit. La neige était au rendez-vous, et aussi une gerbe de lys envoyée à l'héroïne du jour par le plus tenace de ses prétendants de jadis. Le chanoine Ducellier, ancien vicaire de Saint-Pierre, et alors Doyen de Trévières, prononça l'allocution d'usage sur le thème du Cantique des Cantiques, proposé par Mère Agnès de Jésus et Thérèse : « L'hiver est passé, les pluies ont cessé, lève-toi, ma bien-aimée, et viens. » II y inséra un magnifique éloge de M. Martin, dont le souvenir planait sur cette fête. Lire ici le texte de l'allocution du Chanoine Ducellier pour la prise d'habit de Céline.

La nouvelle Carmélite conte ses impressions. « Pendant la cérémonie, je reçus une grâce particulière d'intime union avec mon Bien-Aimé ; je ne voyais plus rien de ce qui se passait autour de moi. La présence de l'Evêque, le nombreux clergé, le monde qui était accouru en foule, tout avait disparu à mes yeux, j'étais seule avec Jésus... quand tout à coup, je fus réveillée de mon silence intérieur par le chant des Complies qui se poursuivait en notes vibrantes et pleines d'entrain. Le choeur entonnait le psaume : Qui habitat in adjutorio Altissimi, et moi j'en entendais le sens, et chaque parole tombait en mon âme comme le gage d'une promesse sacrée que me faisait Celui auquel j'unissais ma vie. »

Sur le désir exprimé par le Supérieur, et pour honorer la mémoire de la Fondatrice du Carmel de Lisieux, décédée le 5 décembre 1891, Céline dut échanger son nom de Marie de la Sainte Face avec celui de Geneviève de Sainte Thérèse. Soeur Thérèse de l'Enfant-Jésus, qui lui avait donné son premier titre de noblesse, fut quelque peu affectée de cette substitution. Elle n'en consola pas moins sa soeur. & Nous aurons la même patronne, toutes les deux », lui dit-elle, songeant à la Réformatrice d'Avila. A quoi Soeur Geneviève répliqua, sans savoir qu'elle prophétisait : « C'est vous qui serez ma patronne. » Avec un vocable nouveau, la novice recevait de précieuses reliques de la Fondatrice du Carmel de Lisieux : sa boucle de ceinture, sa croix, sa médaille de chapelet, et aussi une phrase autographe où elle aimait se retrouver et qu'elle enca­drerait précieusement : g Je suis enchaînée, et cependant je suis libre. »

Dans l'immédiat, elle sent surtout le poids des liens. Entrée à l'âge de vingt-cinq ans, après avoir joui, dans le monde, de beaucoup de considération et d'une entière autonomie dans le gouvernement de sa demeure, portée naturellement à l'indépendance et incapable de celer sa pensée, elle se retrouve enfermée dans le cadre étroit du Monastère, enserrée dans tout un réseau d'observances dont le sens lui échappe souvent, dernière venue, c'est-à-dire soumise à toutes et appelée à les aider toutes, sans jamais assumer de respon­sabilités personnelles. En raison de ses talents multiples, on lui demande maints services surérogatoires. La robière, dont elle est l'adjointe, lui confie jusqu'à quarante travaux de ce genre. Pour faire face à tout, Soeur Geneviève s'active. Elle a d'ailleurs une remarquable rapidité d'exécution, en même temps qu'un extrême souci du détail : tout doit être soigné à la perfection. Cela lui vaut quelques reproches : elle n'est pas assez détachée de sa besogne ; elle y fait montre d'tnervement ; elle ne la quitte pas au coup de cloche ; elle supporte mal qu'on l'interrompe. Or, il se trouve toujours quelque Soeur pour l'exercer, l'une d'elles surtout, atteinte d'anémie cérébrale, qui l'appelle fréquemment, sans motif, jusqu'à lui dire un jour qu'elle voulait étudier son pas, semblable à celui de sa soeur. Notre Céline explose, quitte à le regretter aussitôt. Tout cela la meurtrit à vif, car, note-t-elle, « il est vrai le propos d'un sage, qu'on sent davantage une piqûre d'épingle sur soi que le bras cassé du voisin ».

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II y a plus. Cette série d'incidents lui fait perdre ses illusions sur elle-même. Elle se livre douloureu­sement à l'exploration de sa faiblesse.

« Dans le monde, écrit-elle avec une belle lucidité, mon âme habitait, pour ainsi dire, un château fort, elle s'était cantonnée là et jouissait de ses richesses. A l'intérieur comme à l'extérieur, tout lui obéissait. Encensée, applaudie, elle se croyait quelque chose sans s'en douter. D'ailleurs, avait-elle besoin qu'on la loue du dehors, quand elle-même se sentait vivre d'énergies sans cesse renaissantes, quand le bon Dieu l'avait mise, pour ainsi dire, en face des dons qu'il lui avait départis avec tant de libéralité ?

« Mais, tout à coup, le tableau a changé. Au lieu de l'édifice, je ne vois plus que des ruines qui laissent à découvert des abîmes jusque là ignorés. Maintenant, la guerre est allumée en moi, mes défauts, jusque là assoupis, se sont réveillés. Est-ce pour vivre en leur compagnie que je suis venue au Carmel ? »

Ce sont là drames mineurs, dont ne s'effrayent guère ceux qui ont l'expérience des débuts de la vie religieuse. Quand Soeur Geneviève se plaint, Mère Agnès de Jésus lui répond d'un ton dégagé : « Vous trouvez que c'est trop dur ? Faites-en davantage. » Et la novice, prenant le mot à la lettre, réagit de toutes ses forces.

Elle souffre néanmoins de ne plus recevoir l'Hostie tous les jours, la Communauté étant sous le régime alors en vigueur de trois ou quatre communions par semaine. Le 3 février 1895, elle s'est remise totalement entre les mains de la Sainte Vierge. « Vous êtes la maîtresse de ma maison, aimait-elle à lui dire. » Comme protecteurs spéciaux, elle a choisi saint Jean-Baptiste, qui s'effaça humblement devant le Christ, Elie, l'intrépide zélateur de la gloire de Dieu, et saint Michel, l'extermi­nateur de Satan au nom du pouvoir souverain du Très-Haut.

Pour triompher des obstacles semés sous ses pas, la jeune moniale a l'avantage d'avoir à ses côtés une Sainte, qui est sa propre soeur. Thérèse avait tant de fois souhaité son entrée, non pour jouir, comme jadis, de son intimité, mais pour lui révéler les secrets de la Voie d'enfance.

Quant à Soeur Geneviève, il y a longtemps qu'entre elle et la petite Reine, les rôles sont intervertis, et qu'étant la plus âgée, elle se met à l'école de sa cadette. « Moi je viens toujours après toi lui écrivait-elle le 1er mars 1889 : je suis un autre toi-même, mais toi, tu es la réalité, tandis que moi, je ne suis que ton ombre. » Elle va désormais bénéficier de ce contact, dont elle traçait un jour la loi : « De même qu'une éponge pleine d'eau ne peut être touchée sans communiquer le liquide dont elle est imbibée, de même on ne peut s'approcher d'un Saint qui transpire par tous les pores la grâce divine, sans en éprouver l'influence. C'est pour cette raison que les Saints sont si utiles à l'Eglise. »

Quand on lui demandait si, à son arrivée au cloître, elle avait remarqué en Thérèse quelque chose d'extraordinaire, Soeur Geneviève déclarait : « Non, elle n'était pas extraordinaire, mais toujours j'étais frappée de ses réponses. Le Saint-Esprit parlait par sa bouche. C'est certain. » De son côté, la jeune Sous-Maîtresse des Novices appréciait en sa nouvelle disciple le désir ardent d'être toute à Jésus, l'élan qui va droit au but, une générosité foncière capable des plus grands dévouements. Elle admirait surtout son ton direct et sa loyauté transparente : « Quand je pense à toi auprès de l'unique Ami de mon âme, lui déclare-t-elle le 25 avril 1893, c'est toujours la simplicité qui se présente à moi comme le caractère distinctif de ton coeur. » Elle y revient dans la poésie dédiée à sa soeur et qui a pour titre : « La Reine du Ciel à sa petite Marie ».

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Je   veux   que   sur   ton   front   rayonne La douceur et la pureté Mais la vertu que je te donne Surtout c'est la simplicité.

Soeur Geneviève lui ayant confié les assauts que sa chasteté avait subis dans le monde, la Sainte la pressa dans ses bras et lui dit en fondant en larmes : « Oh ! que je suis heureuse aujourd'hui !... Comme je suis fière de ma Céline ! Oui aujourd'hui, je vois encore un de mes désirs réalisés, car j'avais toujours désiré donner au bon Dieu cette souffrance-là, et elle n'avait pas visité mon âme, mais puisqu'elle a visité l'âme de ma Céline, cette autre moi-même, alors, je suis pleinement satisfaite : à nous deux nous aurcns offert à Jésus tous les genres de martyre. »

Thérèse n'hésite pas à faire revivre tout le passé des Buissonnets. Ce sont des confidences de ce genre, faites, un soir de décembre 1894, à ses trois soeurs, qui amènent Mère Agnès de Jésus à lui donner l'ordre d'écrire ses souvenirs d'enfance. Elle utilise à l'occasion les surnoms gracieux — c'était un usage hérité de M. Martin — qui peuplaient hier sa correspondance avec Céline, et qu'on retrouvera en ses poésies. Chez elle, ils n'avaient de mièvre que l'apparence, car elle cachait sous cette enveloppe naïve de fortes et salutaires leçons. Qu'elle parle, sur le mode sensible, de « la petite ombre » ou de « la petite lyre de Jésus », de « Lys-Immortelle » ou du « doux écho de son âme », de la « goutte de rosée » ou de la « Petite Véronique chérie », le dessein est toujours de détacher de lui-même, pour le fixer en Dieu, ce coeur qu'elle sent ardent et tendre. Elle fait montre à cet égard d'une patience et d'une disponibilité totale. Soeur Geneviève rappelait volontiers ce jour où, ayant renversé un encrier sur le mur blanc et sur le parquet de sa cellule, elle alla, toute angoissée, chercher sa soeur qui, en l'apaisant d'un sourire, l'aida à réparer le dégât.

Jusque dans ces relations fraternelles, la mortification retrouvait ses droits. Céline s'en explique très franchement. « A cause de la charge des novices qui lui avait été donnée, mes rapports avec ma Thérèse chérie furent très fréquents, mais, là encore, je devais rencontrer la croix. N'étant pas le seul « petit chat à boire dans l'écuelle de l'Enfant-Jésus », il me fallait ne point en prendre plus que les autres et ne pas y revenir plus souvent, mais, tout au contraire, me faire pardonner, par ma discrétion, le privilège d'être sa soeur. Ce fut matière pour moi à de grands sacrifices. »

Au demeurant, la Sainte savait être ferme et exigeante. On le devine également à travers les aveux de Soeur Geneviève.

« Lorsque mon heure était venue de me rendre auprès d'elle, j'étais bien heureuse, et dans ces trop courts instants, les deux soeurs reprenaient les conversations autrefois commencées aux fenêtres du Belvédère... Cependant, le thème avait un peu changé, car les élans d'enthousiasme pour la souffrance et le mépris étaient à présent vécus ; la vertu en fleur et en désirs était devenue la vertu en action ; ma fleur s'était effeuillée, et le fruit encore vert se nouait dans les transformations laborieuses d'un travail doulou­reux et caché.

'< Pour Thérèse, le fruit était mûr, et le divin Jardinier s'apprêtait à le cueillir, mais le mien ne faisait que s'annoncer ; il y avait alors plus de différence entre Thérèse et Céline qu'autrefois à l'heure des premiers essors ; elles n'étaient plus égales, les deux petites soeurs... Cela suppose plus de dévouement que de joie dans la mission que remplissait ma Thérèse auprès de moi. Sans rechercher sa consolation personnelle, elle s'appliqua à faire tomber les illusions, les préjugés, que j'avais apportés du monde, car quelque imper­méable qu'on soit par la grâce de Dieu, il est cependant impossible de ne pas conserver quelques vestiges de

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cette teirtfure-là. Et moi, j'y avais été trop longtemps plongée pour qu'il ne m'en restât point les maudites couleurs... Elle m'enseignait l'art de la guerre, m'indiquait les écueils, les moyens de vaincre l'ennemi, la façon de manier les armes ; elle me conduisait pas à pas dans les luttes de chaque jour. »

Les Conseils et Souvenirs de Soeur Geneviève, où l'on voit aux prises ce qu'elle nomme humblement « la voix de la nature » et « la voix de la grâce », manifesteront dans le détail la maîtrise de Thérèse en cet effort d'éducation dont l'objectif était d'enraciner dans l'esprit d'enfance.

Céline était trop « personnelle » pour offrir ce qu'on pourrait nommer une humilité spontanée. Elle eut toujours néanmoins le désir et la passion de cette vertu et elle y fit de substantiels progrès. Elle le mani­festa à la Pentecôte de 1895, quand Mère Agnès de Jésus, souhaitant qu'un membre de la famille se rangeât parmi les Soeurs converses, jeta son dévolu sur elle. Elle acquiesça sans hésiter, et la chose eût été entérinée si Mère Marie de Gonzague n'y eût mis obstacle.

Il y avait loin toutefois de cette vertu naissante à l'idéal proposé par Thérèse. Celle-ci entendait entraîner sa Céline dans sa petite Voie, lui faire descendre la vallée là où elle aspirait à monter, lui interdire tout ensemble de « valoir » et de « faire valoir ». Une telle conversion ne se fait pas d'une seule venue.

La novice a cueilli un perce-neige sans permission. Il a fallu lui signifier que le jardin du Carmel n'est pas celui des Buissonnets où elle était reine et maîtresse. Elle souffre, elle pleure, elle se retourne vers Dieu, son seul refuge, et cherche à se consoler en un cantique dont elle ne trouve que les deux premiers vers :

La Fleur que je cueille, ô mon Roi, C'est toi.

Thérèse reprend l'idée et la développe en des strophes qui rassérènent l'âme contrite. Elle n'a rien écrit de plus gracieux. Ce « Cantique de Céline » sera publié ultérieurement sous le titre : « Ce que j'aimais ».

Une autre fois, c'est Soeur Geneviève qui prie la Sainte de lui mettre en vers tous les sacrifices qu'elle a conscience d'avoir offerts à Jésus. La réponse arrive, presque par retour du courrier, mais sensiblement infléchie. C'est le poème : « Jésus, mon Bien-Aimé, rappelle-toi », qui énumère les sacrifices consentis par Jésus pour s'attacher Céline.

Tout l'art de Thérèse est d'amener sa soeur à reconnaître, à accepter, à chérir sa misère, y voyant un titre à émouvoir l'Amour miséricordieux et à attirer ses largesses. « Elle était heureuse, écrit Soeur Gene­viève, de me voir lutter pied à pied avec des défauts qui me tenaient constamment dans l'humiliation, car, avec mon caractère spontané, il m'arrivait souvent de petites sorties avec les Soeurs, sorties qui m'affli­geaient beaucoup à cause de mon grand amour-propre. Je trouvais que mon extérieur était trompeur, que j'étais bien meilleure que je ne paraissais : de là, un certain dépit de ne pas être jugée à ma juste valeur... Alors ma petite soeur s'efforçait, par ses pénétrantes instructions, agrémentées d'histoires typiques et tout à fait de circonstance, de me faire aimer l'opprobre dans lequel j'étais. Elle me disait « que, s'il n'y avait pas d'imperfections à tomber, il faudrait le faire exprès afin de s'exercer à l'humilité ». Elle me faisait trouver ma joie à me croire une « toute petite âme » que le bon Dieu est sans cesse obligé de soutenir parce qu'elle n'est plus que faiblesse et imperfection. Elle voulait, de plus, que j'arrive à désirer que les autres s'aper­çoivent de mes défauts, afin qu'elles me méprisent et me jugent toujours une religieuse sans vertu. »

Thérèse l'appliquait en même temps à s'attacher à Jésus dans un mouvement permanent de confiance éperdue, à lui faire plaisir en tout, et jusque dans les plus petites choses, ne négligeant rien de

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ces menues attentions par lesquelles l'amour s'exprime. « Parfois, avoue Céline, j'allais à elle, découragée, n'en pouvant plus, me trouvant imparfaite sur toute la ligne. Elle me recevait avec bonté, m'écoutait, si bien que je m'en retournais prête à poursuivre le combat. »

Cet effort porta ses fruits. Soeur Geneviève ne se dépouilla point de tous ses défauts, mais elle apprit-à les utiliser pour toucher du doigt sa misère. Afin de l'y aider, Thérèse l'associera, dès le principe, à une démarche qui marqua un tournant important de sa vie spirituelle. Ici encore, nous laissons la parole à Céline elle-même. Son témoignage direct a plus de prix que toute glose.

« C'est le 9 juin 1895, pendant la messe du jour de la Sainte Trinité, que ma petite Thérèse a été inspirée de s'offrir à l'Amour Miséricordieux du bon Dieu. Déjà, trois mois auparavant, pendant une heure d'Adoration, aux Quarante Heures, le mardi 26 février, elle avait composé d'un jet son cantique « Vivre d'Amour », d'après ses inspirations personnelles. Le dimanche de la Sainte Trinité, elle fut donc inspirée de s'offrir en Victime à l'Amour Miséricordieux. Aussitôt après la messe, tout émue, elle m'entraîne à sa suite ; j'ignorais pourquoi. Mais bientôt, nous eûmes rejoint Mère Agnès de Jésus, qui allait au Tour prendre son courrier. Thérèse paraissait un peu embarrassée pour exposer sa demande. Elle balbutia quelques mots, sollicitant la permission de s'offrir avec moi à l'Amour Miséricordieux. Je ne sais pas si elle prononça le mot Victime. La chose ne paraissait pas importante ; notre Mère dit : oui.

« Une fois seule avec moi, elle m'expliqua un peu ce qu'elle voulait faire ; elle était très émue ; son regard était enflammé. Elle me dit qu'elle allait mettre ses pensées par écrit et composa son acte de donation. Deux jours après, agenouillées ensemble devant la Vierge Miraculeuse, elle prononça l'Acte pour nous deux. C'était le 11 juin. »

Parmi les dates mémorables de sa vie, Soeur Geneviève en note une qui suivit de peu cet événement : le 8 septembre 1895. Elle y relève une grâce indicible qu'elle condense en cette formule : « Jésus vivant en Céline, Céline possédée de Jésus. »

L'heure de sa Profession approchait. Marie Guérin était entrée au Carmel le 15 août 1895 ; elle devait sous peu prendre l'Habit ; il était question de faire coïncider les deux cérémonies. Dans la perspective de son oblation, Céline, qui aimait se représenter Jésus comme son Chevalier, dessine à la plume son blason et le commente en une feuille datée du 1er novembre 1895. Elle y exprime le sens de sa vocation qu'elle résume en sa réponse à la question de l'examen canonique : « Qu'est-ce qui vous a attirée au Carmel ? » « Jésus ayant voulu donner sa vie pour moi, j'ai voulu lui donner la mienne. » Plus tard, elle voudra détruire ce papier, estimant que c'était de la « fausse monnaie », comme disait Thérèse, c'est-à-dire de belles déclarations non insérées dans la vie. Mais sa soeur l'en dissuada et lui composa elle-même, à partir de ce thème, et sur simili-parchemin, de véritables armoiries, avec Contrat d'alliance de Jésus et de Céline, le tout sous enveloppe portant cachet de cire. Il fallait une devise. Interrogée sur ce point, Soeur Geneviève répondit à l'étourdie : « Qui perd gagne ! » Prompte à tirer parti de tout, la Sainte enregistra sur l'heure, en dépit des protestations de son interlocutrice, ces mots qui prenaient pour elle une résonance évangélique : se quitter pour trouver Dieu. La missive est estampillée « du Jardin de l'Agonie », parce que c'est dans la commémoraison de ce mystère, le 24 février 1896, que Soeur Geneviève fit Profession. Elle fut déposée, la veille de ce jour, dans la cellule de la novice, sous l'adresse suivante : « Envoi du Chevalier Jésus à mon Epouse Bien-Aimée, Gene­viève de Sainte Thérèse, vivant d'amour sur la montagne du Carmel. »

L'échéance de la fête n'avait pas été fixée sans difficulté. Mère Marie de Gonzague, maîtresse des Novices, eût voulu imposer un délai. En réalité, elle souhaitait présider elle-même la cérémonie, de

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nouvelles élections devant avoir lieu bientôt. C'est à cette occasion que Thérèse observa : « Cela n'entre pas dans l'ordre des humiliations qu'on puisse infliger. » Consulté par Mère Agnès de Jésus, le représentant de l'Evêque s'opposa à tout retard.

L'avant-veille du grand jour, dans la nuit, Soeur Geneviève fut en proie à d'effrayants assauts, doutant de sa vocation, estimant qu'elle jouait la comédie. Tout se calma dans la prière. Réconfortée par la béné­diction de Léon XIII, que le fidèle Frère Siméon lui avait obtenue, elle fit ses voeux entre les mains de sa soeur, Pauline, la « Petite Mère » de toute la famille. Elle portait sur le coeur une prière où elle avait résumé toutes ses aspirations. On y lit notamment : « Seigneur, mon ambition est d'être, avec ma Thérèse chérie, un petit enfant dans la maison paternelle des cieux... Je ne veux travailler que pour vous faire plaisir... Je consens à perdre toujours ici-bas, car je veux que tout ce que je recevrai de vous soit gratuit, parce que vous m'aimez, et non pas richesses acquises par mes vertus... Ne me jugez pas selon mes oeuvres, ne m'im­putez pas mes fautes, mais regardez la Face de mon Jésus. C'est lui qui répondra de moi. »

A la fête du soir, selon la tradition, on chanta à la nouvelle professe le cantique composé en son honneur. Il était l'oeuvre de Soeur Marie des Anges. Thérèse, qui eût souhaité en être chargée, prit une fraternelle revanche quand elle versifia, un an plus tard, le chant destiné à Marie Guérin. Elle lui donna pour titre : « Mes Armes », elle exploita le fond d'idées chevaleresques qui enthousiasmait Céline, et elle dit à celle-ci : « C'est celui-là que je voulais vous offrir ; considérez-le donc comme fait pour vous. » La Sainte lui avait d'ailleurs donné sur l'heure, en compensation, une poésie où figurait un rappel délicat de la grâce du 8 septembre 1895 et, relique inestimable, elle lui avait remis en outre « La dernière larme de Mère Geneviève de sainte Thérèse ».

La Prise de Voile eut lieu le 17 mars 1896. Soeur Geneviève se réjouira plus tard de découvrir qu'à pareil jour le martyrologe romain célèbre la mémoire de Joseph d'Arimathie, le donateur du Saint Suaire. Mgr Hugonin présidait. Le sermon fut donné à nouveau par le chanoine Ducellier qui, délaissant le sujet suggéré par Thérèse, commenta le verset : Placebo Domino in regione vivorum. Ce texte, utilisé pour l'Office des défunts, n'était pas hors de saison dans une cérémonie qui consacre cette mort mystique qu'est la sépa­ration définitive avec le monde. L'après-midi, devant une assistance très nombreuse, Marie Guérin recevait l'Habit du Carmel, sous le nom de Soeur Marie de l'Eucharistie. C'est en cette journée que Céline et sa benjamine furent photographiées côte-à-côte, près de la croix du préau. Soeur Geneviève avait en effet apporté au couvent son appareil, dont elle usait avec une réelle maîtrise. On lui doit la plupart des clichés qui garniront l'album : Le Visage de Thérèse de Lisieux.

Mère Marie de Gonzague reprit la charge de Prieure aux élections du 21 mars 1896. Sous son gouver­nement il sera un moment question d'envoyer en Indochine Thérèse elle-même, puis Mère Agnès de Jésus, enfin Soeur Geneviève et Soeur Marie de la Trinité. Le projet n'eut pas de suite, mais il ne fut pas sans stimuler chez les intéressées la générosité et l'esprit de sacrifice. C'est au cours de ce triennat que la Sainte consomma en beauté sa si brève existence. La Supérieure, qui l'appréciait hautement, et qui eut le mérite de favoriser son entrée au cloître, comme celle de sa soeur et de sa cousine, lui donna Céline pour seconde infirmière. Pressentant sa fin prochaine, la malade disait avec compassion : « Oh ! c'est ma petite Soeur Geneviève qui sentira le plus mon départ ; certainement, c'est elle que je trouve la plus à plaindre parce qu'aussitôt qu'elle a de la peine, elle vient me trouver, et elle n'aura plus personne... Oui, mais le bon Dieu lui donnera la force... et puis, je reviendrai. »

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Elle s'employait elle-même à la réconforter, introduisant gaiement, dans ses propos les plus graves, des réminiscences de leurs conversations d'enfants, voire des termes empruntés aux saynètes qu'elles jouaient jadis aux Buissonnets. « Nous serons comme deux petits canards ; vous savez comme ils se suivent de près. » — « Au Ciel, vous prendrez séance à côté de moi. » — « Ma petite Demoiselle, je vous aime beaucoup, et cela m'est bien doux d'être soignée par vous. » — « Oh! que je vous ai de reconnaissance, ma paup' petite bobonne !... Vous verrez tout ce que je vous ferai. »

A sa soeur qui, craignant qu'elle prenne froid, lui offre de lui procurer pour se couvrir un de ces morceaux de bure qu'on nomme au cloître « une petite consolation », Thérèse réplique gentiment : « Non, c'est vous qui êtes ma petite consolation. » Elle prolonge jusqu'à l'agonie son rôle de Sous-Maîtresse des novices : « Vous êtes toute petite, rappelez-vous ça, et quand on est tout petit, on n'a pas de belles pensées. »

Elle-même, en dépit de sa bonne humeur contagieuse, demeure dans le « tunnel », soumise à l'épreuve de la foi. Céline ayant nommé le Ciel, elle soupire : « Ah!... Dites-m'en quelque chose.» Soeur Geneviève en parle, à sa façon candide et imagée. « Ah ! assez », interrompt la Sainte avec anxiété, replongée plus avant dans l'implacable nuit qui l'obsède, sans parvenir toutefois à ébranler son espérance.

Le 22 juillet, Céline écrit à Mme Guérin : « L'autre jour, je lisais à ma petite malade un passage sur la béatitude du Ciel. Elle m'a interrompue pour me dire : « Ce n'est pas cela qui m'attire — Quoi donc ? ai-je repris — Oh ! c'est l'amour ! Aimer, être aimée et revenir sur la terre. » En une autre circonstance, Soeur Geneviève interrogeait la Sainte : « Vous nous regarderez d'en-haut, n'est-ce pas ?» — « Non, je descendrai. »

Le 16 août, Thérèse lui dit : « Le bon Dieu m'a demandé si je voulais souffrir pour vous. J'ai répondu aussitôt que je le voulais bien. Alors, quand, jusque-là, je n'avais souffert que du côté droit, le gauche, instantanément, s'est pris avec une intensité incroyable. » On l'appellera désormais « le côté de Céline ». Peu après, la Sainte ajoute, comme hors d'elle-même : « Je souffre pour vous, et le démon ne veut pas ! Il m'empêche de prendre le plus léger soulagement, il me tient comme avec une main de fer, il augmente mes maux afin que je me désespère. »

A la veille de la mort de Thérèse, Soeur Geneviève lui demanda si elle-même ne devait pas partir à sa place en Indochine. « Non, répartit-elle vivement. Tout est accompli. C'est l'Amour seul qui compte. » A Céline également, l'interrogeant sur ce qu'elle disait à Jésus, la malade fit l'admirable réponse : « Je ne lui dis rien, je l'aime. »

En un moment de détente, la Sainte avait déclaré : « Mes petites soeurs, il ne faudra pas vous faire de peine si, en mourant, mon dernier regard est pour l'une de vous et pas pour l'autre ; je ne sais pas ce que je ferai, c'est ce que le bon Dieu voudra. S'il me laisse libre, ce dernier regard sera pour notre Mère, parce qu'elle est ma Prieure. » Céline va nous dire quel fut le dénouement en la journée du 30 septembre 1897. « Pendant son agonie, quelques minutes seulement avant qu'elle expirât, je passais sur ses lèvres brûlantes un petit morceau de glace, quand, à ce moment, elle leva les yeux sur moi et me regarda avec une insistance prophétique. Son regard était rempli de tendresse ; il avait en même temps une expression surhumaine faite d'encouragement et de promesses, comme si elle m'eût dit : « Va, va, ma Céline ! Je serai avec toi. » La Communauté présente était comme en suspens devant ce spectacle grandiose, mais, soudain, notre chère petite Sainte baissa les yeux pour chercher notre Mère, qui était à genoux à ses côtés, tandis que son regard voilé reprenait l'expression de souffrance qu'il avait auparavant. » Peu après elle prononça ses dernières paroles : « Mon Dieu, je vous aime », puis ce fut l'extase, la retombée et le dernier soupir.

Soeur Geneviève observa aux paupières de sa Thérèse une larme qui perlait. Elle s'approcha et 24

recueillit sur un mouchoir la précieuse relique. Ensuite, le coeur brisé, mais invinciblement convaincue de l'avenir de gloire qui s'ouvrait pour sa chère défunte, elle comprit à la fois sa perte et son trésor. Quinze jours plus tard, une flamme vivante, qui traça dans la profondeur du Ciel nocturne un vaste cercle, lui apparut comme une manifestation posthume de l'âme de Thérèse. Ce phénomène, accompagné d'une grâce intérieure très vive, fut ressentie avec assez de certitude pour que Céline en témoignât au Procès.

Le 5 mars 1898, elle connut une faveur d'un autre genre. Au terme de sa grande retraite, elle méditait le passage de Zacharie : « Qu'est-ce que le Seigneur a de bon et de beau, sinon le froment des élus et le vin qui fait germer les vierges ? » Comme elle reprochait affectueusement à sa Soeur de ne l'avoir point aidée pendant ces exercices, elle se sentit envahie par une douceur intime qu'escortait la chaleur de la divine Charité.

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CHAPITRE IV : Dans le sillage de la gloire thérésienne

Soeur Geneviève n'eut pas le temps de ressentir le vide immense creusé par la mort de sa soeur. Thérèse continua d'outretombe de l'initier à la Voie d'Enfance ; elle lui en fit pénétrer les secrets les plus profonds. En même temps, elle mobilisait, pour le rayonnement de sa doctrine, les talents de la jeune professe. Chargée d'illustrer l'Histoire d'une Ame, qui paraîtrait en 1898, Céline recourut d'abord aux photographies, prises par elle, de la Sainte à genoux tenant les images de l'Enfant-Jésus et de la Sainte Face, ou encore près d'une croix, le chapelet à la main. Ces clichés avaient souffert de la pose prolongée et de mauvais jeux de lumière, aussi lui fut-il demandé, pour la seconde édition, de peindre un portrait en buste, celui qu'on appellera le portrait « ovale » ou le portrait « authentique ». Fait sur documents originaux, il fut jugé, au Carmel, d'une fidélité parfaite. « II me semble que je la revois », s'était écriée à son propos, Soeur Marie-Madeleine, novice de Thérèse.

Céline fut amenée à travailler sur l'ensemble des photographies — il y en a une cinquantaine — où Thérèse figure, seule ou en groupe. Elle s'interdit d'opérer sur les clichés eux-mêmes, ce qui en a permis la bonne utilisation pour l'album récemment publié. Partageant les idées de son temps — et en raison sans doute de l'impossibilité, à l'époque, de prendre des instantanés — elle estimait néanmoins que la photographie ne donnait qu'une image figée d'où l'expression était absente. Le portrait seul lui semblait susceptible de traduire le personnage en ses attitudes profondes.

Céline n'avait pas d'installation fixe pour son cabinet noir. Quant à l'atelier de peinture, réduit au matériel le plus rudimentaire, il siégea dans la pièce attenante à la cellule de Thérèse, jusqu'à ce qu'elle fut transformée en oratoire de la Vierge du Sourire. Il émigra alors à la Bibliothèque, au Chapitre, puis dans une moitié de la cellule Sainte Mechtilde. Notre artiste y passait tous les temps libres que lui laissait son emploi de robière et d'adjointe à la Sacristie. Il lui fallait pourvoir à tout : décors, fonds de boiseries, statues à restaurer, crèches, médaillons, reliquaires, ornements aux sujets multiples, parures d'autel, tentures de reposoirs, programmes, miniatures et bibelots de tout genre, encadrements, bâtons de cierge, bannières ou corbeilles. Certaines réflexions désobligeantes ayant été émises à propos de ces activités hors-série, Mère Marie de Gonzague profita, pour y couper court, de la venue de l'Evêque, Mgr Amette, à l'occasion d'une cérémonie en l'honneur des Bienheureux Denys d'Honfleur et Rédempt, tous deux de l'Ordre du Carmel. Elle lui présenta celle qui avait produit la toile figurant l'Apothéose. Il la combla d'éloges et l'encouragea, devant toute la Communauté, à exercer son art. Datent de cette époque, parmi un certain nombre de sujets religieux, les tableaux ou dessins représentant Thérèse sur son lit de mort, Thérèse à dix ans, Thérèse à la Harpe, Thérèse et sa Mère, Thérèse et son Père.

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Céline est déjà l'enfiévrée de labeur, qui ne perd pas une minute. La besogne fond entre ses mains. Elle ne paraît que peu au parloir. M. Guérin le sait, qui l'appelle plaisamment « Monsieur le Ministre » et charge Soeur Marie du Sacré-Coeur de ses commissions. La voilà bientôt qui, sur le désir encore de l'Evêque de Bayeux, rédige, à l'intention du grand public, pour lui enseigner la Voie d'Enfance, un « Appel aux petites âmes », qui deviendra plus tard l' «Appel à l'Amour divin».  [Cet opuscule Appel aux petites âmes n'est pas Céline, en fait, mais de soeur Isabelle du Sacré-Coeur]. Joignons à cela les notes personnelles qui furent toujours très abondantes, les poésies de circonstance, les travaux d'aiguille, et l'on comprendra la réflexion d'une vieille Soeur disant naïvement à Céline : « Si les chats n'avaient pas d'yeux, vous leur en feriez. »

Cette activité était d'autant plus méritoire que Soeur Geneviève suivait strictement les observances de la Communauté et qu'elle devait faire face à d'âpres combats intérieurs. En février 1899, en effet, elle sentit se réveiller dans l'esprit et l'imagination, ses terribles tentations contre la chasteté. A certaines heures, elle constate au tréfonds d'elle-même comme un soulèvement de toutes les objections des matérialistes. Le Ciel lui est fermé ; la prière lui paraît aride et sans portée. Elle se raidit ; elle adhère à Dieu de toute sa volonté de toute sa foi. « La seule grâce que je vous demande, lui dit-elle, c'est de ne jamais vous offenser. » Elle confère à sa résistance une signification apostolique. « Le désir de sauver les âmes était ma folie, écrira-t-elle de cette période, et, en comparaison d'une seule âme arrachée à Satan, toutes mes peines me parais­saient comme un rien. C'était cet espoir qui me donnait du courage. »

Cet état se prolongea deux ans et trois mois, avec des pointes de paroxysme, notamment en cette nuit du 24 au 25 avril 1901 où elle répondait aux bravades de l'enfer : « C'est Jésus qui vaincra pour moi. » Elle bénéficiait heureusement, de la communion quotidienne, l'abbé Hodierne, qui avait remplacé l'abbé Youf décédé en même temps que Thérèse, ayant urgé en ce domaine les pouvoirs concédés par Léon XIII aux Aumôniers de Communauté, et en usant dans ...le sens le plus libéral.

L'épreuve s'apaisa à l'heure où s'ouvrit dans l'existence de Céline un nouveau chapitre des plus passionnants « Ma vie spirituelle, devait-elle dire plus tard, peut s'inscrire entre deux amours : ma Thérèse et la Sainte Face. » Le second allait prendre soudain un développement inattendu.

L'image de la Sainte Face, diffusée par le saint homme de Tours, M. Dupont, d'après le voile de Véronique conservé à Saint Pierre de Rome, avait excité la dévotion de la famille Martin, lors de la maladie paternelle. Elle n'offrait pas toutefois ce caractère d'auguste majesté qu'on exige d'instinct pour l'effigie divine Marie Guérin ne cachait pas ses répugnances. Or, voici que, quelques semaines après la mort de Thérèse par lettre datée du 10 novembre 1897, le Roi d'Italie autorise l'ostension publique du Saint Suaire de Turin. En mars 1898, on tire la précieuse Relique de sa caisse de plomb circulaire. C'est l'occasion de pèlerinages et de publications multiples. M. Guérin se procure le livre de M. Vignon, Le Linceul du Christ, et le passe à sa nièce, Céline, dont il connaît le goût pour les expériences photographiques.

Le soir dans sa cellule, à l'heure du silence, la religieuse déployé les planches qui reproduisent en positif la forme négative imprimée sur l'étoffe imbibée d'aromates. Elle demeure muette d'émotion. « C'était bien mon lésus, tel que mon coeur l'avait pressenti... Et, cherchant les traces de ses douleurs, je suivis par les blessures l'empreinte de la cruelle couronne d'épines. Je vis le sang coagulé dans les cheveux, puis coulant en larges gouttes. Au sommet de la tête, à gauche, on sent que la couronne a dû être arrachée avec peine. Cet effort a maintenu raidis les cheveux collés entre eux par le sang. L'oeil gauche semble être légèrement ouvert tandis que le droit est tuméfié. Je vis le nez fracturé dans la partie supérieure, la joue droite et la

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narine enflées par le soufflet du valet, la barbe toute couverte de sang... Alors, ne pouvant plus contenir les sentiments de mon coeur, je couvris cette Face adorable de mes baisers et l'arrosai de mes larmes. Et je pris la résolution de peindre une Sainte Face d'après cet idéal que j'avais entrevu. »

Soeur Geneviève ne put se mettre à la tâche qu'à Pâques 1904, et exécuta d'abord un dessin au fusain. Les maisons d'édition auxquelles on s'adressa représentèrent que la reproduction serait défectueuse. Mieux valait faire une grisaille en peinture. Elle s'y appliqua dès 1905, au temps pascal, y consacrant tous ses temps libres : Dimanches, jours de fête et heures de silence. Elle travaillait debout, ce qui lui était un supplice, face à une image, grandeur naturelle, du Visage du Christ, s'appliquant à suivre à la loupe les moindres fils du tissu et les traces correspondantes. Sacrifiant la sieste, elle qui avait tant besoin de sommeil, elle se contentait de se coucher en pelote au pied de sa toile, les dix dernières minutes, la tête appuyée sur son mouchoir roulé en boule : ce qu'elle appelait « faire le chien ».

Elle mobilisait tout le Ciel à son secours, déposant chaque soir pinceaux et ouvrage devant la Vierge du Sourire, portant, quand elle était seule, son tableau devant le Saint Sacrement, comme pour le soumettre à ses divins rayons. Elle y intéressait aussi saint Joseph, toute la milice céleste, et sa propre famille de là-haut. Quand l'effort était trop dur, elle songeait à la Vierge Douloureuse au sommet du Calvaire. Au cours de ces quelques mois, il lui arriva trois ou quatre fois — que ce soit l'effet d'une imagination hantée par son sujet ou d'un privilège de choix récompensant un tel labeur — d'apercevoir devant elle, l'espace d'une minute (« ce n'était pas des yeux du corps », précise-t-elle) « le Visage de Jésus souffrant, d'une beauté et d'une netteté saisissantes ».

La toile achevée, elle la porta à la Sainte Vierge « pour lui en donner les prémices ». Puis elle eut l'inspiration de consulter l'Evangile et tomba sur le verset de saint Mathieu : « Tous ceux qui étaient là et qui virent ce qui se passait dirent : Celui-ci est vraiment le Fils de Dieu. »

II s'agissait en fait d'un authentique chef-d'oeuvre, auquel, en mars 1909, fut décerné le Grand Prix de l'Exposition Internationale d'Art Religieux de Bois-le-Duc, en Hollande. L'image, d'une incontestable noblesse en son tragique réalisme, fut vulgarisée à des millions et des millions d'exemplaires. Placée sous les yeux de Pie X, celui-ci la contempla longuement, murmurant à plusieurs reprises : « Que c'est beau ! » II ajouta avec sa bonté coutumière : « Je veux donner un souvenir à la petite religieuse qui a fait cela », et il remit pour elle une grande médaille de bronze où son portrait était gravé en relief : ce qu'elle apprécia, faut-il le dire, plus que d'être reçue au Salon.

Soeur Geneviève peignit encore d'après le Saint Suaire, et en recourant aux explications historiques les mieux fondées, un Christ à la colonne et un Crucifix. Ses notes, traversées d'une conviction ardente, reviennent fréquemment sur ce thème de la Passion du Sauveur et de l'établissement de son règne par la Croix. Elle alla jusqu'à composer un projet d'Office et de Messe en l'honneur de la Sainte Face.

Céline gardera toujours religieusement ce culte. Le 14 novembre 1916, Mère Agnès de Jésus, Prieure en exercice, l'autorisa à ajouter à son nom le vocable de la Sainte Face. Elle signera désormais, inversant les titres : « Geneviève de la Sainte Face et de sainte Thérèse ». Elle choisira pour fête la Transfiguration, aimant à célébrer, en contraste avec le Visage souffrant, la Face éblouissante de gloire. Elle peignit une bannière de la Sainte Face, qu'elle portait, elle-même, chaque année, à une procession de Communauté. De cette ferveur d'amour, son âme était comme blessée. Elle y puisait une foi infrangible. « Comment,

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écrit-elle, ayant en ma possession la Face de Dieu, ne me présenterais-je pas avec assurance devant la Face de Dieu ? Oui, puisque la Face de mon Jésus, c'est Dieu même rendu palpable à mes regards sous un vête­ment de chair, « l'Arc du Puissant est brisé, et les faibles ont la force pour ceinture » (I Samuel, II, 4). »

On sent percer à travers ces lignes la tendresse véhémente que Soeur Geneviève vouait au Christ. « Dieu m'a séduite », répétait-elle souvent. — « Dieu m'a saisie et m'a vaincue. » (cf. Jérémie xx, 7.) A la fin de ses jours, quand il sera question des premiers exploits astronautiques des Soviets, elle écrira : « Ma dévotion à la Sainte Face est le résumé de ma dévotion à la Sainte Humanité de Jésus. Je suis le petit satellite de son Humanité. » Littéralement, elle a, toute sa vie religieuse, « tourné autour du Christ ». Une de ses premières poésies, à l'anniversaire de sa Profession, le chante comme son « Divin Modèle ». Celle qu'elle composa pour ses cinquante ans reprend le thème :

Mourir tout en vivant pour mon Epoux Jésus.

A l'Ascension de 1922, commentant l'hymne des Vêpres, Jesu voluptas cordium, elle se porte par la pensée vers tous les lieux foulés par les pas du Sauveur.

Je fouille, et je regarde, et je reviens encor, Là où je sais revoir l'identique décor Dans lequel Dieu plaça son Humanité sainte, Car je crois y saisir son ineffable empreinte.

Puis, elle songe que la nouvelle Palestine, c'est le Carmel, hanté par la divine Présence, et elle le proclame en des vers qui ont une saveur lamartinienne.

0 cloîtres, ô jardins ! Terre à jamais bénie !

Vous êtes pour mon coeur tout vibrants d'harmonie.

Et vous, astre du soir, lune au disque d'argent,

Que mon unique Ami regarda bien souvent,

Je puis vous contempler, la nuit, de ma fenêtre,

Et penser que ses yeux vous voyaient apparaître,

A l'heure où, prolongeant sa sublime oraison,

II demandait pour nous, ses frères, le pardon.

Soeur Geneviève ne se contente pas d'impressions romantiques. Le Christ historique est pour elle le premier centre d'intérêt. A une époque où l'exégèse demeurait une science fermée, elle avait forcé l'entrée du cénacle. « Tous les travaux, écrit-elle, ne m'ont pas empêchée d'étudier à fond tout ce qui concerne les souvenirs sur terre de notre Jésus. J'ai scruté les lieux de la Palestine où il avait passé. Il me semble que je connais la Terre Sainte comme si j'y avais habité. » Elle collectionne les vues de Judée et de Galilée ; elle constitue quatre séries de projections sur la vie du Christ, pour les présenter à la Communauté. Son com­mentaire témoignait d'une réelle érudition. Avec sa minutie ordinaire, elle établit, à son usage, un plan de Jérusalem, un tracé du circuit de la Passion, un diaire et un horaire détaillés des événements de la

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Semaine Sainte. Sur un autre terrain, elle offre à Mère Agnès de Jésus, pour sa fête, un coffret où elle a rassemblé un échantillon des douze pierres qui composent, dans l'Apocalypse, les murs de la Jérusalem messianique. Unissant à ses souvenirs de la Santa Casa de Lorette les précisions glanées dans les auteurs accrédités, elle confectionne, avec beaucoup d'ingéniosité, une reproduction de la maison de Nazareth, telle qu'elle devait être au temps de la Sainte Famille.

L'Ecriture Sainte surtout constitue son champ de prospection. « Je ne pourrai jamais dire, note-t-elle, ce qu'elle est pour moi. Il me semble que, si je vivais jusqu'à la fin du monde, je n'aurais pas besoin d'autre livre pour me guider et m'instruire, car jamais je ne l'épuiserais. J'ai fait l'expérience de cette vérité quand, après avoir médité un passage, approfondissant chaque mot, et que, semblable à une abeille vigilante, j'avais cru recueillir tout le miel renfermé dans les multiples calices de cette fleur mystérieuse, il m'est arrivé d'y découvrir d'autres horizons, d'autres beautés, que je ne comprenais pas avoir pu laisser échapper. »

Au soir de sa vie, elle se réjouira d'avoir à sa disposition, non plus quelques chaînes de textes scrip-turaires, comme les avait connues Thérèse, mais plusieurs Bibles complètes, anciennes et récentes. Elle est toutefois intriguée par certaines divergences de forme et même de sens. « Je m'aperçois que chaque auteur traduit selon l'idée qu'il se fait de Dieu. Faire cette étude des nuances m'intéresse beaucoup, et je partage le désir de ma Thérèse, de savoir l'Hébreu, le Grec, I'Araméen, afin de traduire les textes originaux d'après ce que mon coeur pressent sur le vrai caractère du Bon Dieu. »

En juin 1917, lui tombe sous la main la Petite Somme Théologique de saint Thomas. Elle y mois­sonne une dizaine de pages de citations sur le Christ. « Tout ce qu'y explique le Saint Docteur, écrit-elle en liminaire, est si bien l'expression de ma pensée qu'il me semble n'y avoir rien appris quant au fond. Mais j'y ai vu que ce qui me manque lorsque je parle de Notre-Seigneur, c'est la science de l'expression propre. Aussi je supplie humblement qu'on veuille bien ne pas m'imputer les erreurs involontaires que j'ai pu commettre dans tout ce que j'ai écrit, et de corriger ces pages si on ne les brûle pas. Je le répète ici : je ne crois et ne veux croire que ce que croit et enseigne ma Mère la Sainte Eglise. » Jusqu'au bout, les problèmes concernant les diverses sciences du Christ solliciteront l'attention de Céline. Devant un tel effort, on ne peut que déplorer — le regret est, il est vrai, anachronique, car, à l'époque, on n'avait pas de tels soucis — qu'elle n'ait pu recevoir une culture méthodique, exégétique et théologique. Ses recherches d'autodidacte lui valurent toutefois un riche butin.

11 faut ajouter que, chez Soeur Geneviève, l'étude tournait spontanément à l'oraison. Elle y allait de toute sa foi, mêlant prière et réflexion, suppliant l'Esprit-Saint de l'éclairer, heureuse des moindres lumières qu'elle en recevait, et s'apaisant dans l'abandon là où le mystère s'épaississait. On ne peut dire qu'elle fut une contemplative au sens, cher à saint Jean de la Croix, de la rencontre dans l'obscur. Sans doute avait-elle pour cela l'esprit trop curieux, trop raisonneur. Mais sa méditation incessante de l'Ecriture la mettait, à l'égard du Christ, en état de profonde union, d'où jaillissaient des découvertes qui peuplaient ses carnets de notes. Elle vit en présence de Jésus. A la moindre infidélité, elle éprouve douloureusement son silence. « Tout s'enregistre dans le coeur, avoue-t-elle. Oh ! comme il ne faudrait pas se laisser distraire de cette unique occupation ! » II est sa passion, son obsession. Elle le considère volontiers sous les traits d'un Chevalier dont elle est la Dame. « Mettez-moi sous les verrous, ô mon Bien-Aimé, lui dit-elle, car je crains de ne pas vous rester fidèle. » Le Cantique de la Fournaise, attribué à saint François d'Assise, mais

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qui ne fait qu'exprimer son âme dans le style achevé de Jacopone de Todi, émeut Céline. A toutes ses fêtes, on lui chante, ou l'harmonium module la phrase mélodique : « 0 Christ, tu m'as ravi le coeur ».

Le 8 septembre 1900 — anniversaire d'une grâce insigne — Soeur Geneviève jette sur le papier ces lignes qui ont déjà des allures de testament. « 0 mon Jésus... tu le sais, mon désir a toujours été de t'aimer et de te faire aimer. Ne pouvant concevoir d'amour plus grand que celui qui te fut prodigué par ma Thérèse, mon rêve est de le prodiguer à mon tour. Ensemble, et le même jour, ô Jésus, tu nous as acceptées pour les petites Victimes de ton Amour Miséricordieux. C'est moi qui l'ai suivie la première dans sa petite Voie. Elle a ouvert la porte et je m'y suis élancée à sa suite... Est-il bien loin le jour où j'entendrai le son de ta voix, où tu me presseras sur ton coeur, où je pourrai voir ton Visage et baiser ta douce Face, où pour toujours je serai assise avec Thérèse sur tes genoux ? 0 Jésus, que pour toi je vive et meure d'Amour ! »

Dans cette marche vers le Christ, Soeur Geneviève s'appuie sur la Vierge. La guérison miraculeuse de Thérèse a marqué sa vie. La statue traditionnellement vénérée dans la famille Martin a constitué pour elle une sorte de dépôt sacré. C'est elle qui a aménagé son oratoire au Carmel et qui continuera d'y pourvoir jusqu'en 1946. A plusieurs reprises, elle reçoit de Marie des faveurs signalées. « Hier soir, pendant le silence, écrit-elle le 9 octobre 1935, je me sentis ineffablement unie à ma Mère du Ciel, j'éprouvai un sentiment indéfinissable qu'on n'ose pas exprimer. 11 me semblait que la Sainte Vierge était de chez nous, qu'elle était ma soeur, mon amie ; il y avait familiarité entre nous, une sorte d'égalité, comme de la famille. Oh ! que c'était suave ! Ce matin, pendant la messe, je pensais encore à cela, et ce me fut doux de faire le rapproche­ment entre cette grâce et la fête de la Maternité de la Sainte Vierge, qu'on célèbre aujourd'hui. C'est la troi­sième fois de ma vie que ma Mère du Ciel me visite dès les premières Vêpres de cette Solennité si consolante. »

Céline a sa façon très personnelle de considérer Marie. Elle pousse à bout les réflexions de Thérèse sur la manière dont il faut la présenter, accessible, abordable, imitable, vivant de foi comme nous. Ses notes et ses lettres la montrent dialoguant et discutant, non sans aplomb, avec les prédicateurs et les écrivains qui insistent unilatéralement sur les privilèges de la Vierge, qui la rangent dans un ordre à part, au point de paraître la couper de la commune humanité. Pour elle, la gloire de Marie est la nôtre. Le genre humain tout entier est honoré dans la Conception Immaculée. Quant à l'existence de la Mère de Dieu, elle s'est déroulée sur le même rythme que celle de la plupart des filles d'Eve : travail, prière, repos, étude des Livres Saints, sans lumières flamboyantes, sans prodiges d'aucun genre : ce qui la rend proche de nous et capable de compatir à nos maux.

Soeur Geneviève applaudit aux passages de la Philosophie du Credo, où le Père Gratry établit la vie de foi en Marie. Elle s'enchante de La Vie de Marie, Mère de Jésus par François Willam. Par contre, elle est sans indulgence pour tel orateur qui a fait retentir la chaire du Carmel, un 8 décembre, de « points d'exclamation », comme disait Thérèse.

On aura noté, à plusieurs endroits, qu'elle avait sur un certain nombre de sujets des positions originales, des idées bien arrêtées. Elle aura occasion de le manifester dans la part qu'elle prendra à la Canonisation de Thérèse.

Les choses n'allèrent point d'elles-mêmes. La famille Guérin, qui appréciait la sainteté à travers l'hagiographie médiévale, s'opposait à l'introduction de la Cause. Mgr Lemonnier, l'évêque de Bayeux,

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était réticent. Mgr de Teil, qui deviendra Vice-Postulateur, ne craignait pas de dire : « A la Congrégation des Rites, on ne veut plus béatifier des frères cuisiniers1» Cette vie simple, limpide, sans épisodes sensa­tionnels, ne semblait pas matière à toucher la Cour de Rome. Et pourtant, à la « pluie de rosés » répondait le plébiscite des foules qui voulaient leur « Sainte Petite Thérèse ». C'est Mère Marie Ange de l'Enfant-Jésus, élue Prieure le 8 mai 1908, en remplacement de Mère Agnès de Jésus, qui obtint de l'Evêque, en don de joyeux avènement, que les démarches initiales soient entreprises. Elle devait mourir le 11 novembre 1909, si bien que Mère Agnès, reprenant la charge pour ne plus la quitter, portera le lourd fardeau de la gloire montante de sa soeur.

Le 10 février 1910 est publiée la Lettre de Mgr Lemonnier sur la recherche des écrits de la Servante de Dieu. Le 12 août a lieu la première des quatre-vingt-dix sessions, au cours desquelles seront interrogés quarante-huit témoins. Quand Rome aura pris connaissance du dossier et introduit la Cause, s'ouvrira le Procès Apostolique, qui exigera, à partir du 9 avril 1915, de nouvelles dépositions.

Les propres soeurs de Thérèse figuraient évidemment au premier plan. Ce n'était pas un mince travail que d'affronter un réseau serré de questions, d'éviter les chevauchements et les redites, de situer en bonne lumière les vertus dûment cataloguées. Tenues par le secret le plus rigoureux, les intéressées ne pouvaient pas s'éclairer ni s'aider mutuellement. Comment Soeur Geneviève s'acquitta-t-elle de sa tâche ? Une lettre, qu'elle écrivit sur la demande de Mère Agnès de Jésus, le 10 janvier 1938, nous donne là-dessus de savoureux détails. Elle mérite d'être publiée, car notre héroïne s'y dépeint tout entière.

« Aux deux Procès, lorsque les Juges m'ont interrogée sur le motif qui me faisait désirer la Canoni­sation de ma soeur, je répondis que « c'était uniquement pour mettre en relief la Petite Voie d'Enfance Spirituelle qu'elle nous avait enseignée ».

« Alors, ils prirent peur et, à toutes les fois que je prononçais ces mots : « Petite Voie », ils sursau­taient, et le Promoteur de la foi, M. Duboscq, me dit : « Si vous parlez de Voie, vous ferez manquer la Cause ; vous savez bien que celle de la Mère Chapuis a été abandonnée pour cette raison. »

« — Tant pis ! répondis-je résolument. Si elle manque, elle manquera ; mais puisque j'ai juré de dire la vérité, je rendrai témoignage de ce que j'ai vu et entendu, quoi qu'il arrive ! »

« A propos de l'Héroïcité des Vertus, je ne voulais pas démordre non plus, et je m'efforçais de les situer dans leur cadre simple et imitable. C'était d'autant plus difficile à faire accepter, qu'au premier Procès — le Procès Informatif — les membres du Tribunal Ecclésiastique étaient en défiance sur la Cause proposée. Ces Messieurs, qui n'avaient constitué le Tribunal que par condescendance, étaient persuadés ne rien trouver qui fût à retenir, comme nous le confia plus tard le Vice-Postulateur, Mgr de Teil. Mais le plus souvent, je protestais, je leur disais des choses comme celle-ci : « Que je ne laisserais pas classer Soeur Thérèse de l'Enfant-Jésus dans la galerie où la coutume alignait les autres saints, qu'elle n'avait pratiqué que des vertus simples et cachées, et qu'il faudrait bien s'y faire... »

« Je me demande comment j'ai pu être aussi ferme, moi qui, à cause de ma timidité, n'avais pas voulu

1 Monseigneur de Teil était en cela mal informé et manifestement ne possédait pas le don de prophétie : les béatifications ultérieures, celle notamment de Soeur Maria-Assunta, Franciscaine Missionnaire de Marie, lui infligeront un heureux démenti. Gagné de plus en plus par une Cause dont il fut le plus ardent animateur, Mgr de Teil devait, par la suite, pénétrer à fond l'esprit d'Enfance Spirituelle et s'en faire l'apôtre dans les milieux ecclésiastiques.

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autrefois passer mes brevets, sûre que j'étais de me troubler et de ne plus rien savoir devant les examinateurs. 11 faut que le Bon Dieu m'ait armée pour la guerre, car c'en était une. M. Duboscq me disait que je voulais ramener ma Soeur à mon niveau. Et là-dessus, il racontait des histoires pleines d'esprit, qui paraissaient me condamner. »

Telles qu'elles furent enregistrées, les dépositions de Soeur Geneviève, au dire d'un Consulteur de la Congrégation des Rites, s'avérèrent remarquables entre toutes. Elles étaient centrées sur l'Enfance Spiri­tuelle, mais tendaient également à mettre en relief la vertu de force. A ce propos, Céline fait cette utile mise au point. « Je ne songe pas à une opiniâtreté farouche. En ce qui concerne cette allégation fantaisiste de certains auteurs, il nous suffit d'affirmer que Thérèse, depuis sa plus tendre enfance jusqu'à sa mort, nous a paru, par sa douceur, son calme discret, sa pleine possession d'elle-même, sa réserve silencieuse et paisible, une céleste réplique de la Vierge Marie. On aurait pu la croire « confirmée en grâce », ce qui nous fut déclaré par ses confesseurs eux-mêmes. »

Le surcroît de travail provoqué par ces événements avait quelque peu entamé la santé de notre Carmélite. En 1911, elle fut atteinte d'une congestion pulmonaire double ; en février 1915, d'une laryngite dont souffriront longtemps ses cordes vocales. Néanmoins, elle est toujours sur la brèche. C'est elle qui assistera le 10 août 1917, — on devine avec quelle émotion ! — à la deuxième exhumation des restes de Thérèse au cimetière de Lisieux. Parfois, les consolations se mêlaient à la peine. A plusieurs reprises, elle sentit autour d'elle des parfums pénétrants trahissant une approche invisible. Cela lui advint notamment le 5 février 1912, anniversaire de sa Prise d'Habit, jour où le Procès diocésain fut déposé à Rome. Ce phéno­mène se renouvela le 17 mars 1915, où elle commémorait sa Prise de Voile, et qui vit l'ouverture du Procès Apostolique.

Le 14 août 1921, Benoît XV promulguait le Décret sur l'Héroïcité des Vertus. En réponse à l'adresse de remerciement prononcée par l'Evêque de Bayeux et Lisieux, il fit un panégyrique de Thérèse, entièrement axé sur l'Enfance Spirituelle, celle-ci étant présentée comme « le secret de la sainteté, non seulement pour les Français, mais pour tous les fidèles répandus dans le monde entier ». Dans une analyse très poussée, appuyée sur les textes évangéliques et sur les exemples de la Carmélite, le Pape montrait comment l'Enfance Spirituelle est faite d'humilité, de confiance et d'abandon. « Plus sera connue la nouvelle Héroïne de vertu, concluait-il, plus aussi sera grand le nombre de ses imitateurs qui donneront gloire à Dieu, en pratiquant les vertus de l'Enfance Spirituelle. »

Soeur Geneviève de la Sainte Face pousse un cri de triomphe : « Je n'ai jamais, écrit-elle, éprouvé une joie si grande et si profonde que le 14 août 1921, à l'annonce du magistral discours de Benoît XV, que des télégrammes enthousiastes nous disaient avoir exalté « la petite Voie d'Enfance Spirituelle », en même temps que l'Héroïcité des Vertus de Thérèse. C'était la victoire telle que je l'avais désirée, sans oser l'espérer si complète. La Béatification et la Canonisation elles-mêmes ne m'ont point apporté un bonheur aussi intense. »

Céline n'en communia pas moins, par la pensée, aux fêtes grandioses qui emplirent la Ville Eternelle, le 29 avril 1923 et le 17 mai 1925. Les triduums célébrés au Carmel, les cérémonies lexoviennes, dont l'écho lui revenait par-dessus les murs de clôture, lui faisaient parfois l'effet d'un rêve. Le 25 novembre 1925, elle écrit • « Me trouvant au jardin, à l'ermitage de la Sainte Face, je revoyais les humiliations qui avaient été notre partage et celui de notre Père chéri : des parents s'éloignant de nous, s'excusant d'être de notre famille, des amis et connaissances qui disaient entre eux : « A quoi lui a servi sa piété ? Il porte le poids de ses propres sacrifices et des impies ricanent, à cause de lui, sur la fin lamentable du juste ». Et il me semblait qu'alors

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le bon Dieu avait dit à ses anges : « Ecrivez », et j'en voyais un traçant cela sur un registre, à la suite du mot : « Doit ». Depuis, des années et des années avaient passé. Le Tout-Puissant serait-il en retard de ses comptes ? A ce moment, je levai les yeux et j'aperçus sur la croix du dôme du Carmel la petite toile éétin-celante... Toutes les fêtes de la Canonisation de notre Thérèse étaient là résumées, et j'entendis ces paroles à l'oreille de mon coeur, paroles prononcées avec une tendresse paternelle inexprimable : « Etes-vous contentes ? » Alors, un flot de reconnaissance m'envahit tout entière, et, les larmes aux yeux, je ne pus que répéter avec amour : « 0 mon Dieu ! »

La journée de la Canonisation fut pour l'action posthume de Thérèse moins une apothéose qu'un nouveau lever de rideau. Proclamée par Pie XI Patronne des Missions, le 14 décembre 1927, elle étend de plus en plus son influence au monde entier. A Lisieux, il faut dépouiller un courrier immense, recueillir les souvenirs, aménager les sanctuaires, recevoir les visiteurs, diffuser le message thérésien. C'est le labeur conjoint du Carmel, et de l'Oeuvre du Pèlerinage confiée au zèle aussi compétent qu'infatigable de son jeune Directeur, l'abbé Germain. Nommée Prieure à vie par le Pape, le 31 mai 1923, Mère Agnès de Jésus fait face avec aisance à une tâche écrasante. Soeur Geneviève la seconde activement. Elle n'est pas dans les charges. Elle ne siège au Chapitre que depuis 1915, et sur intervention d'un Supérieur de l'Ordre. On l'en avait tenue éloignée, comme Thérèse elle-même, afin d'éviter qu'y siègent plus de deux membres de la même famille.

C'est par sa compétence que Céline s'impose. Relevée de tout emploi, sauf de celui de la photographie elle s'adonne tout entière aux travaux concernant Thérèse et son culte. Elle prend la part capitale dans la rédaction de la biographie pour les enfants, publiée sous le nom du Père Carbonel, dans la publication du Petit Catéchisme de l'Amour Miséricordieux, dans la mise au point difficile de la Petite Voie en images. En 1918, elle s'attelle à un immense effort de compilation à travers tous les écrits et propos de la Sainte, pour grouper en faisceaux les textes qui définissent ses vertus. Elle avait pensé d'abord nouer cette synthèse autour de la force. Le Promoteur de la foi, M. Duboscq, la décida à tout faire graviter autour de l'amour. Sur son lit de mourante, elle se reprochera d'y avoir trop peu insisté sur l'humilité, qui est au coeur de l'Enfance Spirituelle. Il faudra la rassurer en lui citant quelques passages. Ce livre, qui lui donna une peine incroyable, et jusqu'à l'excéder, paraîtra sous le titre : L'Esprit de sainte Thérèse. Il connut de nombreuses éditions. Dom Chautard souhaitait le voir imprimé en format de poche, à l'instar de l'Imitation de Jésus-Christ.

Soeur Geneviève s'employait encore au classement des archives. Elle notait les moindres détails de la belle aventure thérésienne, rassemblait et copiait ceux qui émanaient de Mère Agnès de Jésus et de Soeur Marie du Sacré-Coeur, entretenait une vaste correspondance : ce qui, s'ajoutant à ses notes et cahiers personnels — souvent provoqués par un désir formel de l'Autorité — constitue une immense littérature qui donne le vertige. Entre-temps, notamment pour la fête de la Prieure, ou pour mieux fixer quelque émotion intime, elle s'essayait à des poésies qui s'accordent quelques licences, mais ne manquent ni de souffle ni d'un certain bonheur d'expression.

Elle avait tant d'idées ingénieuses et tant de sens pratique que Mère Agnès de Jésus se reposait souvent sur elle en ce qui concerne les travaux à entreprendre ou surveiller. Deux albums illustrés, rédigés sur l'ordre de sa soeur, énumèrent, avec des notations utiles pour l'avenir, tout ce qu'elle a réalisé dans les divers domaines. On en demeure stupéfait. Récupération et mise en valeur de tout ce qui avait appartenu à Thérèse et à sa

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famille, disposition et transformations du Carmel et de sa Chapelle, achat et restauration des Buissonnets, du Pavillon et de la Maison natale d'Alençon, exposition des souvenirs à la sacristie extérieure ou dans les salles intérieures dites du Gloria et du Magnificat, souci de l'aménagement des lieux, du mobilier, de l'illustration des livres et brochures, vases sacrés, reliquaires, linge d'église, ornements liturgiques, tombes à entretenir, rapports avec l'Office Central ; on se demande comment, dans sa vie de cloîtrée, Soeur Geneviève de la Sainte Face a eu le temps d'assumer tant de responsabilités.

Avec une précision et une décision qui ne s'en laissent pas conter, elle affronte notaires, architectes, artistes, entrepreneurs. Elle a toujours quelque plan à l'appui, et aussi quelque boutade. Voyant un projet de support pour drapeaux, dans la chapelle du Carmel, d'un mot elle l'exécute : « C'est parfait pour que les hommes y accrochent leur chapeau. » On la craint bien un peu pour ses intransigeances, mais elle assai­sonne les conversations de tant de bonne humeur ! Tous rendent hommage à ses dons d'organisation comme à sa puissance de travail. Dans toutes ces tâches d'aménagement, elle aide puissamment Soeur Marie-Emmanuel de Saint Joseph, dépositaire, qui devait la suivre de si près dans la tombe. Précisons qu'en 1933, elle était devenue provisoire en titre et qu'en 1929, on l'avait introduite dans le Conseil de la Communauté, dont elle fera partie jusqu'à sa mort.

Elle n'a point pour autant déserté ses pinceaux. L'album où elle relate ses productions en la matière trahit la même conscience et le même zèle débordant. Elle ne dispose que de brèves séances d'une heure, ce qui gêne l'inspiration en morcelant le travail. Elle n'en réalise pas moins toute une série d'oeuvres qui représentent Thérèse en sacristine, en première communiante, au milieu de ses soeurs Carmélites, avec l'Enfant-Jésus. Elle se peint elle-même à ses côtés. Mentionnons surtout le tableau — qui lui donna beau­coup de mal en raison de certains troubles de la vue — de Thérèse couvrant son crucifix de rosés. Ce sujet, exécuté en 1912, fut provoqué par le désir de la Postulation qu'on se conformât à l'usage de décerner aux Serviteurs de Dieu un attribut symbolique. Viendront ensuite la petite Apothéose de la Béatification, puis de la Canonisation et, combien d'autres !

Soeur Geneviève n'était pas insensible aux critiques que les censeurs de l'extérieur multipliaient à son endroit. Evidemment, ses goûts doivent s'apprécier au niveau d'une époque. Elle avait ses canons, que la clôture n'avait pas contribué à renouveler. Il lui manqua toujours cette haute culture artistique que son Père, un moment, souhaitait lui donner. Elle fit en tout cas noble usage d'un talent qui était réel. Certaines de ses productions contribuèrent puissamment à populariser l'image de la Sainte de Lisieux et à éveiller à son égard un courant de sympathie et de prière qui est à l'origine de nombreux prodiges.

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CHAPITRE V : Rayons et ombres sur le Carmel

L'extension mondiale du culte de sainte Thérèse, le développement des pèlerinages, obligèrent à envisager la construction d'un édifice susceptible d'abriter les grandes foules. Sur une colline asséchée, consolidée et percée de puits de ciment portant à vingt-deux mètres de profondeur, une Basilique va s'élever, dont la première pierre fut posée le 30 septembre 1929. Soeur Geneviève en suivit les travaux avec passion. Elle était experte à déchiffrer les plans et à les confronter avec la réalité. C'est elle qui prépara les dessins dont s'inspirèrent les sculpteurs qui édifièrent les deux Chemins de Croix, celui du chevet du Sanctuaire, celui de l'intérieur.

Au côté de Mère Agnès de Jésus, elle songeait aussi à la Basilique des âmes. Elle se sentait partiel­lement responsable de la diffusion du message thérésien. Au Conseil de la Communauté, elle appuyait de tout son pouvoir les initiatives, dont l'Office Central de Lisieux était l'instrument, en fait d'éditions, de publications, de rayonnement doctrinal. Dans cet esprit, elle acceptait la servitude d'une vaste correspon­dance, qui la mettait en relations avec un certain nombre de personnalités en renom, tant en France qu'à Rome, Outre-Manche et Outre-Atlantique. Soeur Geneviève supportait plus difficilement les visites au parloir et les interviews que lui imposaient certains dignitaires ecclésiastiques admis dans la clôture. D'être « traitée en bête curieuse », comme elle disait, la faisait se cabrer. Elle ne s'y habitua jamais, moins souple en cela que Mère Agnès de Jésus, qui avait la douceur de son nom. Il lui déplaisait souverainement de compter comme une « grande attraction » pour les éminents personnages occasionnellement introduits à l'intérieur.

Une rencontre toutefois lui fit une impression inoubliable. Le cardinal Pacelli, Secrétaire d'Etat et Légat du Pape Pie XI, était venu à Lisieux pour inaugurer solennellement la Basilique, le 11 juillet 1937. Dans son Discours, il avait dit notamment : « Sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus a une mission, elle a une doctrine. Mais sa doctrine, comme toute sa personne, est humble et simple ; elle tient en ces deux mots : Enfance Spirituelle, ou en ces deux autres équivalents : Petite Voie ». Vibrante fut l'allégresse de Soeur Geneviève en entendant ces affirmations qui rejoignaient sa plus intime conviction.

Le 12 juillet, ce fut bien autre chose, quand le Légat visita la Communauté. Il faut la plume de Céline pour traduire cette scène sans la déflorer.

« Peu après la messe du Cardinal Pacelli à l'infirmerie, je m'apprêtai à le photographier dans le cloître. Seule avec lui, je le priai discrètement de prendre la pose sous l'arcade que je désignai, et l'opération étant

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achevée, je m'approchai pour le remercier. Son Eminence m'adressa alors quelques bonnes paroles, me félicitant d'être la soeur de la petite Sainte, je lui dis mon âge, qui le surprit. Ensuite, lui prenant la main avec respect et la baisant comme si ce fût celle du futur Pape, je lui dit : « Eminence, c'est vous qui serez Pape après Pie XI, j'en suis sûre. Je prie pour cela. »

« II répondit d'un air profond : « Demandez plutôt pour moi la grâce d'une bonne mort. C'est ce qu'il y a de plus précieux. Que le bon Dieu me fasse miséricorde et m'adoucisse cette heure suprême. »

« Je repris aussitôt : « Quand on marche dans la petite Voie d'Enfance Spirituelle de notre Sainte petite Thérèse, il n'y a place que pour la confiance. Elle disait que « pour les enfants, il n'y aurait pas de jugement, et qu'on pouvait rester enfant même dans les charges les plus redoutables ». D'ailleurs, le bon Dieu ne veut pas que vous mouriez déjà ; vous aurez tant de bien à faire quand vous serez le Vicaire de Jésus-Christ. »

« Alors, il parut pensif et me dit avec une extrême douceur : « Non, il y a des empêchements à cela ; ce n'est pas probable. »

« A ce moment, on vint nous interrompre. Mais cet entretien me laissa un souvenir ineffaçable. »

Le 2 mars 1939, quand la voix des ondes apprit à l'univers l'élection de Pie XII, Soeur Geneviève de la Sainte Face évoqua avec émotion le dialogue où elle avait joué au prophète.

A cette date, l'Europe, comme prise d'une hallucination collective, se précipitait vers la deuxième conflagration mondiale. Les événements décisifs ne tardaient pas à se déclencher : invasion de la Pologne, mobilisation, hostilités, occupation ennemie.

Le 31 mai 1940, devant cet écroulement, notre Carmélite confie à Mère Agnès de Jésus ses impressions et les réactions de sa foi : « Humainement, tout semble perdu, et on est en droit de se demander ce qu'il adviendra de nous et des reliques dont nous sommes les gardiennes. De nous, cela importe peu, car ce nous serait un grand bien d'être transbordées sur le rivage éternel vers lequel tendent toutes nos pensées. Mais nos trésors, je veux dire les reliques insignes de notre petite Thérèse ? Longtemps, je m'en suis préoccupée et j'ai souffert de grandes angoisses à leur sujet. Maintenant, je ne m'en préoccupe plus... Le temps est venu où notre Petite Thérèse est aimée en esprit et en vérité. Il n'y a donc pas un réel besoin de ce que nos sens touchent et voient. »

Céline n'en porte pas moins douloureusement le deuil de la France. Comme M. Martin, elle est très patriote. Les nouvelles alarmantes qui lui viennent de toutes parts la détachent de plus en plus de la terre. Elle aspire à l'éternité. Elle s'y voit précédée par ses aînées. Depuis longtemps déjà, Soeur Marie du Sacré-Coeur, en proie au rhumatisme articulaire, ne connaissait plus que l'infirmerie et la voiture où on l'installait pour la déplacer. Soeur Geneviève lui tenait compagnie au cours des récréations. Elle avait l'art d'intéresser cette âme généreuse mais indépendante, pour qui l'immobilité constituait le pire des supplices. Certain jour qu'elle avait invoqué l'exemple du courage héroïque de M. et Moee Martin et cité à l'appui ce mot des frères Macchabée : « Oh! ne souillons pas notre gloire, ne la laissons pas s'entacher! », la « chère Marraine » émue, disait d'elle à sa dévouée garde-malade : « L'avez-vous entendue ! Etait-elle éloquente ! En a-t-elle une belle âme ! La petite Thérèse l'avait bien devinée, même à travers tous ses défauts. Et le Père Pichon, qui

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me disait souvent : « Votre Céline, c'est un vase d'élection ! » Soeur Marie du Sacré-Coeur expira doucement, en sa quatre-vingtième année, le 19 janvier 1940. Le matin de son trépas, et dans l'octave de la dernière nuit, Soeur Geneviève, inondée de parfums mystérieux, comprit combien « la mort des saints est précieuse devant Dieu ».

Elle devint dès lors, à la place de la défunte, la principale correspondante de Léonie. Ce ne fut pas pour longtemps. Soeur Françoise-Thérèse décéda, le 16 juin 1941, à la Visitation de Caen. Elle allait atteindre soixante-dix-huit ans. Céline, qui enviait le sort des disparues, rééditait à leur propos le dicton normand dont son père, jadis, saluait la vocation de chacune de ses filles : « Encore une de tirée de dessous la charrette. » Elle ajoutait aussitôt : « Quand donc viendra mon tour ? »

Dans cette période de recueillement où la pénurie de guerre interrompait les travaux, où pèlerinages et correspondance étaient eux-mêmes mis en veilleuse, Soeur Geneviève ne demeurait pas inactive. Fouillant dans ses archives et faisant revivre dans sa mémoire, demeurée étonnamment jeune, le détail précis, l'anecdote vécue, le trait de moeurs, elle réunissait l'abondante documentation qui permettrait la publication de l'Histoire d'une Famille. Le culte qu'elle vouait à son père l'incitait à démentir par les faits les insinuations légères ou malveillantes qui entouraient sa mémoire. Quand l'ouvrage fut rédigé, elle s'intéressa de près à l'abondante illustration destinée à en rehausser le texte. Ce livre était vraiment le sien.

D'autres soucis ne tardèrent pas à s'imposer. Le débarquement allié à Arromanche plaça rapidement Lisieux dans la zone de combat. Du 6 juin au 22 août 1944, des dizaines de bombardements démolirent deux mille cent immeubles sur deux mille huit cents, abattirent, avec deux églises, la plupart des maisons religieuses, et firent périr plus du dixième de la population. Le 7 juin au soir, le feu dévorait la demeure des Chapelains et l'Office Central, menaçant le Carmel et la Chapelle. Il fallut chercher dans la Crypte de la Basilique un abri moins précaire. S'appuyant au bras d'une de ses Soeurs, Soeur Geneviève prit lentement le chemin de la colline. Elle était paisible et calme. « Comme je ne puis rien faire à cela, je ne me tracasse pas. Si tout notre Monastère disparaît, son esprit restera. » Autant elle s'in­quiétait, même dans les petites choses, là où il y allait de son initiative, autant elle se montrait détachée quand les événements reposaient dans la main de Dieu seul. C'est ce qu'elle dit, quelques jours plus tard, quand un Lexovien annonça qu'un nouvel incendie gagnait inévitablement le Carmel. « Cela ne dépend plus de nous ; abandonnons-nous au Seigneur pour tout ce qu'il permettra. Il a toujours eu pitié de nous. Nous pouvons bien lui faire confiance. » De fait, à chaque approche du fléau, une saute de vent écartait le péril. Ce fut comme si une main invisible avait sauvé de la destruction l'îlot sacré constitué par le Carmel, la Maison Saint-Jean et l'Ermitage.

Les Carmélites s'étaient installées au haut de la Crypte, dans la chapelle de droite, dominée par une reproduction de la Vierge du Sourire. Une centaine de personnes, grossie parfois par des apports passa­gers, se partageait le reste du sanctuaire. Malgré l'inconfort du lieu et les sinistres Matines chantées par les obus et les bombes, on peut croire que la présence des soeurs de sainte Thérèse ne passa pas inaperçue. «Ces ruines gagneraient à rester dans le mystère », disait avec humour Soeur Geneviève, que cet excès d'intérêt tourmentait à l'extrême. Suivant sa vieille habitude de se confier par écrit, elle s'en ouvre à Mère Agnès de Jésus, en ce billet daté du 7 juillet :

« Après cinquante ans de vie érémitique, se trouver tout à coup déplanté et jeté au milieu du monde, voile levé, c'est pour moi qui suis si sauvage un véritable martyre. Il me semble être dans une gare où tout le monde se presse, se mêle. On dort sur les banquettes, tout habillé ; on prend ses repas debout, à la hâte, dans l'obscurité ; on regarde d'un oeil étonné et attristé les modes féminines dépourvues de toute dignité.

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« Mais ce n'est pas cela qui me rend la vie si dure, ce sont les visites ! Tout le monde veut voir les soeurs de sainte Thérèse et vient tour à tour nous saluer ; on nous désigne du doigt. Oh ! cela, cela ! petite Mère, je ne puis plus le supporter. Il me semblait, ces jours-ci, que la contrariété que j'en éprouvais me rendrait malade, et j'appelais le bon Dieu à mon secours.

« Un moment, je me suis révoltée, puis, pendant l'Office, j'ai pensé avec douceur à ce passage du Saint Evangile : « Plusieurs Gentils qui étaient venus à Jérusalem pour adorer s'approchèrent de Philippe et lui firent cette demande : « Seigneur, nous voudrions bien voir Jésus ! Philippe alla le dire à André, puis André et Philippe le dirent à Jésus. » — C'est bien cela qui nous arrive à tout moment, on vient nous dire la même chose !

« Alors j'ai résolu de faire comme Jésus et de ne plus me soustraire à ceux qui désireront me voir, même s'il y a de leur part importunité.

« Cela ne m'empêchera pas de répéter après Lui : « Père, délivrez-moi de cette heure. » Mais je suis persuadée que, comme lui, « c'est pour vivre cette heure » que je suis venue ici. Oui, je suis certaine qu'il me fallait cette épreuve à la fin de ma vie ».

Soeur Geneviève, habituée à manier notes, carnets, dossiers, se trouve entièrement démunie sur l'heure et exposée à tout perdre des richesses méticuleuses accumulées. « Mais qu'importe, dit-elle. Je sens profondément que tout cela n'est rien, rien. Ce qui est, c'est l'intervention de Dieu, c'est uniquement sa grâce ; et il n'est pas besoin d'écrits pour qu'elle pénètre une âme et l'éclairé. Un petit renoncement pratiqué dans l'ombre en ouvrira la source. »

A travers cette « vision d'Apocalypse », il y a tout de même des moments de consolation. Mère Agnès et Soeur Geneviève, oubliant leur âge, profitent des éclaircies dans la situation militaire pour se rendre aux Buissonnets et au cimetière. Elles retournent plusieurs fois à leur cher Carmel et montent même au sommet du dôme de la Basilique, sous la conduite de Monseigneur Germain.

Réconfort plus sensible, le 13 juin, un message du Cardinal Suhard avait transmis à la Prieure la copie du Bref Pontifical, en date du 3 mai 1944, déclarant sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus, Patronne secondaire de la France. Céline, toujours curieuse, se demandait comment la « petite Reine » pourrait redresser un pays aussi dévasté. « Mais du temps de Jeanne d'Arc, s'exclama-t-elle, la France était bien bas aussi. Saint Michel lui disait : « II y a grand'pitié au Royaume de France ! » Et j'ai été remplie d'espoir et de confiance. »

De multiples démarches furent tentées pour que les Carmélites acceptassent d'être évacuées avec les reliques de leur Sainte. Doucement, mais fermement, elles refusèrent, et, après les affres des derniers jours, c'est processionnellement, escortant la Châsse, qu'elles rejoignirent leur cloître, le dimanche 27 août, à travers les décombres de la cité libérée.

La vie conventuelle reprit sans délai, au milieu des restaurations nécessaires. Soeur Geneviève retrouva sa plume et ses pinceaux. A soixante-seize ans, elle peindra des portraits de Thérèse, en médaillons sur soie, pour trois chasubles qui figureront à son Jubilé de Profession.

Céline s'apprêtait en effet, à fêter le demi-siècle, lourd d'histoire, qui s'était écoulé depuis l'émission

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de ses voeux. Le 8 octobre 1944, du Carmel encore meurtri de ses récentes blessures, elle écrit à un prélat romain qui est pour elle un confident. De tant de souvenirs riches de gloire, elle ne veut retenir que sa propre misère.

« Si je considère où je suis, je m'aperçois que je n'ai pas monté, mais descendu... Et là, je jouis d'une paix étonnante, bien que ce soit dans la nuit. Je fais mien ce passage d'une prière de saint Thomas d'Aquin : « ...De loin en loin, Seigneur, vous me tirez de ma léthargie, mais hélas ! ce ne sont que des visites passagères. Je ne sais si vous m'aimez, si je vous aime... j'ignore même si je vis de la foi ! Je ne trouve en moi qu'infidélité, que commencements sans suite, que sacrifices sans plénitude... et, cependant, j'aspire à vous !... »

« Oh ! oui, moi aussi, mais je ne me décourage pas et depuis de longues années, me réconforte ce verset du psaume 62 que nous récitons aux Laudes du dimanche : « 0 Dieu, mon Dieu ! dans cette terre aride où je me trouve et où il n'y a ni chemin, ni eau, je me suis présentée devant vous, comme dans votre Sanctuaire, pour contempler votre puissance et votre gloire. Parce que votre miséricorde est préférable à toutes les vies. »

« Je sens cela si profondément que, lorsque je suis imparfaite, bien que le regrettant, je tressaille de bonheur à la pensée que la miséricorde du bon Dieu est préférable à toutes les vies. J'appelle « Vies », la perfection, la possession des vertus, les consolations spirituelles, et « Mort » l'état où je suis, dans cette terre déserte, sans chemin et sans eau, état qui me m'empêche pas cependant de m'approcher de Dieu avec assurance, comme si j'étais parfaite, car je le sais, je le sens : « Sa miséricorde est meilleure que toutes les « vies ».

« ...Oui, je ne m'appuie que sur la miséricorde du bon Dieu, sur sa pitié, je veux exciter sa pitié par mon indigence, car je sais qu'ainsi, j'aurai tout gagné... »

C'est le 24 février 1946 que Soeur Geneviève de la Sainte Face célébra ses cinquante ans de Profes­sion religieuse. La Chapelle du Carmel avait peine à contenir la foule de ses amis. Le Nonce Apostolique, Mgr Roncalli, présidait la cérémonie. Il tint à remettre lui-même la couronne et le bâton symbolique. Mgr Picaud, évêque de Bayeux, prononça l'allocution où il analysa finement la fraternité d'âme entre Thérèse et Céline, avec ses providentiels prolongements dans l'au-delà. Il fit allusion à la récente publication de l'Histoire d'une Famille et, dans son toast, au repas de midi, formula publiquement le voeu d'une glori­fication prochaine de M. et Mme Martin. Au cours de la visite du Monastère, le futur Pape manifesta une bonté exquise pour Soeur Geneviève. Jouant agréablement du bâton jubilaire qu'elle portait, il lui dit : « Allez devant nous, petite Jeanne d'Arc. » Et elle prit la tête du cortège ecclésiastique qui parcourut les locaux conven­tuels, ceux notamment qui évoquent les souvenirs de la Sainte ou qui rassemblent ses reliques. Le Pape Pie XII eut l'extrême délicatesse d'adresser à la jubilaire sa Bénédiction, inscrite au bas d'une aquarelle artistique portant, avec son propre médaillon, trois images de Céline : debout près de Thérèse au pied du Calvaire, puis peignant la Sainte Face, enfin baisant la main du Cardinal Pacelli.

Soeur Geneviève se montra plus sensible encore à ce passage de la Lettre autographe que le Pape envoya pour le cinquantenaire de la mort de Thérèse, le 7 août 1947, et dans lequel il parle de l'Enfance Spirituelle : « Plusieurs s'imaginent que c'est là une voie spéciale réservée à des âmes innocentes de jeunes novices pour les guider seulement dans leurs premiers pas et qu'elle ne convient pas à des personnes déjà mûres qui ont besoin de beaucoup de prudence étant données leurs grandes responsabilités. C'est oublier que Notre-Seigneur lui-même a recommandé cette voie à tous les enfants de Dieu, même à ceux qui ont, comme les apôtres qu'il formait, la plus haute des responsabilités, celle des âmes. »

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Ce témoignage pontifical était d'autant plus précieux qu'à cette époque, un livre de bonne intention, mais hâtivement composé par un romancier de talent qui n'avait rien d'un historien, risquait de défigurer dans le grand public le visage de Thérèse, ainsi que son message. Cet ouvrage s'ajoutait à toute une série d'articles et de biographies qui exploitaient unilatéralement, en l'isolant de son contexte, une déposition collective faite au Procès thérésien. On aboutissait par là à noircir le Carmel, à durcir Thérèse, à gauchir sa doctrine dans un sens non exempt d'infiltrations hétérodoxes.

Mère Agnès de Jésus et Soeur Geneviève protestèrent de toute leur conviction de témoins directs. Elles écarteront non moins vigoureusement toutes les interprétations qui tendront à minimiser l'Enfance Spirituelle. Dans la perspective de leur mort prochaine, Soeur Geneviève rédigea, le 2 février 1950, un texte qui voulait être une mise au point définitive, et qui porte, en dessous de sa signature, l'apostille autographe suivante : « Mère Agnès de Jésus qui a lu, approuve et fait sien cet écrit, le 11 février 1950. » Voici le meilleur de ce document :

« Thérèse est la Sainte de l'Amour, mais d'un amour qui trouve son expression la plus caractéristique dans l'Enfance Spirituelle. Elle est la Sainte passionnée de Jésus, mais d'un Jésus dont elle a découvert à toutes les petites âmes la condescendance ineffable. Elle est l'inventeur génial de l'Acte d'Offrande à l'Amour Miséricordieux, qui reste à la portée des plus faibles aspirant seulement à « faire plaisir » au bon Dieu. Sans doute, on a vu briller en elle le zèle des âmes, mais, pour les conquérir, elle voulait employer ces « petits moyens » qu'elle rêvait d'enseigner aux autres, sacrifices obscurs de fidélité pleine d'amour aux devoirs quotidiens... H faut le redire : son unique message, d'ailleurs retenu par les Souverains Pontifes, comme il a été remarqué, c'est la Voie d'Enfance Spirituelle.

« Sans doute, c'est son amour qui la lui a fait trouver, cela à l'apogée de sa sainteté. Mais c'est seule­ment après s'y être engagée qu'elle fut inspirée de s'offrir en victime à l'Amour. Tous les Saints sont plus ou moins les hérauts de l'Amour Divin et du zèle des âmes, tandis que, elle seule est le héraut de la « Petite Voie d'Enfance Spirituelle ». C'est sa trouvaille. C'est son Omen Novum, son Message que je résume ici : Humilité joyeuse, confiance éperdue en l'Amour Miséricordieux, abandon total à la volonté divine, art exquis de faire plaisir au bon Dieu dans les moindres choses de la vie, connaissance profonde et vécue de la Paternité de Dieu, comme je l'ai témoigné aux Procès en ces termes : « Son amour pour Dieu le Père allait jusqu'à la tendresse filiale. » Tel est le secret de l'enseignement de Thérèse...

« Face à l'éternité, nous qui avons communié à la pensée de Thérèse, nous tenons à le redire solen­nellement : la grâce de Thérèse, sa sainteté, sa mission, c'est l'Enfance Spirituelle. »

Le 2 novembre 1950, Soeur Geneviève entretenait Mère Agnès de Jésus des Manuscrits autobiographiques qui, ajustés et remaniés, avaient formé l'Histoire d'une Ame. Leur publication intégrale, un moment envisagée, avait été reportée, sur intervention du Saint-Siège, pour ne pas imposer à la vénérable Prieure des émotions au-dessus de ses forces. Comme Céline revenait sur cette édition qu'il faudrait bien réaliser un jour, comme on l'avait fait, à la fin de 1948, pour les Lettres de la Sainte, sa soeur lui dit : « Après ma mort, je vous charge de le faire en mon nom. »

Depuis la disparition de Marie et de Léonie, les relations entre les deux dernières survivantes de la famille devenaient chaque jour plus intimes. Non seulement elles vivaient de leur passé, mais elles communiaient toujours plus, dans une indicible sérénité, à ces pensées secrètes qu'éveille l'approche de la tombe. «C'est ma petite Céline que j'aime le mieux sur la terre», disait Mère Agnès, laquelle garda jusqu'au bout cette gentillesse et ce don de séduction qui, chez elle, s'alliaient si bien à l'autorité. « Qu'est-ce que je deviendrais si je ne vous avais pas », lui confiait-elle le 4 mai 1950, et, le 6 août suivant, avec ses voeux de fête : « Vous aurez une mort bienheureuse. » Mère Agnès s'éteignit la première, en sa quatre-vingt-dixième année, le 28 juillet 1951.

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CHAPITRE VI : La vie montante

Ayant vu mourir tous les siens, et âgée elle-même de plus de quatre-vingt-deux ans, Soeur Geneviève semblait appelée à couler le reste de ses jours dans un paisible repos, sous la garde d'une Communauté qui vénérait en elle le dernier écho d'un passé prestigieux. Il n'en fut rien. Comme si elle eût acquis une nou­velle jeunesse, l'ultime phase de sa vie débordera d'activité. Ses facultés, demeurées intactes, seront pliées à un incessant labeur, susceptible d'écraser des tempéraments vigoureux et en pleine maturité. Cette belle longévité, qui tient du miracle, prolongera de façon providentielle la mission de Céline.

Et pourtant, elle cachait sous sa vitalité étonnante une santé depuis longtemps délabrée. Dès 1900, des douleurs rhumatismales lui avaient déformé et ankylosé les genoux, s'étendant ensuite aux épaules, au cou et à la mâchoire. En 1942, ce furent des crises de sciatique, un peu plus tard, des accès de goutte qui la vrillaient, des heures entières, aux mains et aux pieds. Les maux d'estomac et de foie étaient fréquents, ainsi que les complications pulmonaires. A cela s'ajoutaient des insomnies nerveuses et des défaillances cardiaques. La vieillesse amena de surcroît une diminution de l'ouïe et de la vue, particuliè­rement pénible pour un esprit avide de s'informer et de communiquer. Que de nuits blanches passées dans un fauteuil à égrener le chapelet, ou entrecoupées de multiples levers destinés à procurer un vague soula­gement ! Soeur Geneviève plaisantait volontiers sur son état, usant des dictons des Buissonnets. « C'est toujours du pareil au même... Une longue maladie fatigue le médecin. » Elle se compare à une « pelote à aiguilles ». « J'aurais besoin comme Naaman, écrit-elle, d'aller me plonger sept fois dans le Jourdain pour redevenir saine. » Empruntant l'expression dont le martyr Ignace d'Antioche désignait ses farouches gardiens, elle parle des « dix léopards », infirmités et épreuves diverses, qui lui tiennent jalousement escorte. Elle en dresse le bilan : « Que de déficiences dans la vieillesse ! Quel cortège d'impuissances l'accompagne ! Mais que cela doit être méritoire, puisque le bon Dieu les laisse exercer sur nous son empire, lui qui a tant de peine de nous voir souffrir ! »

En février 1953, une grippe maligne fait craindre pour sa vie. Un traitement énergique la remet sur pied. Elle en veut presque aux docteurs qui s'empressent à son chevet, heureux d'ailleurs d'admirer sa philosophie et d'accueillir ses boutades. « Je suis dans un abîme de misères, confie-t-elle. Vais-je m'en tirer ? Sûrement. Oh ! que c'est dur de toujours manquer le train !... Rien ne peut aller plus lentement que mon état actuel. Je demande sans cesse au bon Dieu de ne pas permettre que je manque de confiance. Mon âme se débat dans les bas-fonds. ...Je perds toujours ; quand gagnerai-je ? »

Depuis 1933, Soeur Geneviève occupe une cellule au rez-de-chaussée, ce qui lui épargne certaines

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fatigues. A la mort de Soeur Marie du Sacré-Coeur, elle s'installe définitivement à l'infirmerie, près du jardin. Dans les dernières années, elle ne pourra plus participer à l'Office ni aux récréations. Le 6 février 1951, elle obtiendra, en raison de sa vue de plus en plus mauvaise, de remplacer le bréviaire par les Pater. Elle se verra aussi contrainte de réduire les séances du parloir. Il faut dire que toute publicité faite autour d'elle l'incommodait jusqu'à l'exaspération. A l'époque où les permissions d'entrer dans la clôture s'obtenaient plus facilement, elle fuyait littéralement les visiteurs, s'éclipsant ou n'apparaissant qu'en dernière minute.

Son énergie se déployait, intacte, dans la lutte pour affirmer en toute sa portée le message de Thérèse. Elle rédige une note établissant comment celle-ci eut l'idée de sa Petite Voie d'Enfance Spirituelle, les influences humaines ne jouant à cet égard qu'un rôle tout à fait secondaire, Dieu seul servant d'inspirateur. Elle consacre plusieurs études — dont le meilleur devait paraître dans Conseils et Souvenirs — à définir le sens exact de l'Acte d'Offrande à l'Amour miséricordieux. Il lui faut, à cette fin, donner l'exégèse théré-sienne des termes « Victime », « Holocauste », « Martyre d'amour », qui, jadis, effrayaient Soeur Marie du Sacré-Coeur, comme un appel à la souffrance. Elle évoque les interprétations données par la Sainte elle-même, et qui distinguent nettement l'offrande à la Miséricorde de l'offrande à la Justice, ouvrant ainsi libre carrière à la Légion des petites âmes. Manifestement, Céline touche là à un point capital, sur lequel elle sent qu'il faut dissiper toute équivoque. L'esprit même de la Voie d'Enfance est en cause. Celle qui a vu, entendu, touché du doigt les exemples et les enseignements de Thérèse, ne peut pas ne pas parler. Elle a conscience de défendre la tradition en toute sa pureté.

C'est en cette même qualité qu'en 1952, elle publie, sous le titre Conseils et Souvenirs, l'ensemble des papiers dans lesquels elle a rassemblé les propos de sa soeur, à l'époque où, jeune moniale, elle-même vivait à ses côtés, profitant de sa direction. Nulle part ne s'affirme mieux la pédagogie de la Sainte, sa manière essentiellement concrète d'éveiller, dans une âme fière et indépendante, l'authentique humilité et la confiance absolue. Soeur Geneviève y étalait si crûment ses imperfections qu'on lui proposa de dépersonnaliser le récit, en rejetant dans l'anonymat ce qu'elle appelait « la voix de la nature ». Elle demanda à réfléchir et, le lendemain, prononça sur un ton très ferme : « Non, laissez les choses telles qu'elles sont. Ce n'est pas parce que le monde entier verra que j'ai des défauts que j'en aurai un de plus. »

Des écrits récents, faisant écho à des rumeurs incontrôlables, tendaient à obscurcir le visage de M. Martin, à le présenter, au sein de son foyer, comme une sorte de Prince consort, mi-ascète, mi-rêveur, totalement dépourvu de sens pratique et d'énergie. Ces insinuations indignaient Céline, mieux placée que quiconque pour apprécier la valeur morale de son père, sa vaillance qui, parfois, frisait la témérité et inquiétait les siens, enfin son autorité incontestée. Comment rétablir la vérité ? Par ailleurs, tout un courant, venu notamment d'au-delà des mers, poussait à la glorification des parents de Thérèse. Le Carmel, qui savait ce qu'une Cause comporte de soucis et de travaux, se montrait plutôt réticent. Il importait toutefois de ne pas laisser disparaître le témoin le plus autorisé sans recueillir sa dépo­sition sous serment devant l'Autorité ecclésiastique. C'est ce qui amena Soeur Geneviève à exhumer de la poussière des dossiers tout ce qui concernait M. et Mme Martin. On la vit donc, à quatre-vingt-quatre ans, travaillant à la loupe parmi tout un monceau de notes, élaborer ces deux brochures qui paraîtront en 1953 et 1954, et qui s'intituleront : Le Père et La Mère de sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus. Après avoir tracé le portrait moral de ces chrétiens magnanimes, Céline insiste sur leur maladie et leur mort. Elle fournit aussi, en appendice, avec dessin à l'appui, de précieux détails topographiques sur la maison et le jardin de la rue Saint-Biaise à Alençon. Ceux qui assistèrent à ce long effort d'élucidation et de composition s'édifièrent tout ensemble de la juvénile ardeur et de la rigoureuse probité historique de cet auteur plus qu'octogénaire.

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Le 11 juillet 1954, eut lieu la consécration solennelle du Sanctuaire thérésien, élevé à cette occasion, par décret du Saint-Siège, à la dignité de Basilique Mineure. Soeur Geneviève s'était elle-même employée, par une abondante correspondance, à obtenir des reliques des Saints des divers pays qui avaient offert un autel. Elle retrouva son ingéniosité d'antan pour les sertir dans des coffrets artistiquement décorés. Elle écouta avec reconnaissance le radiomessage où Pie XII exaltait dans la Carmélite, et recommandait à tous ses fervents, l'humilité, la confiance et l'amour qui caractérisent sa petite Voie.

Cet événement imprima un nouvel essor aux études thérésiennes. Avec l'agrément pontifical se pré­parait activement l'édition phototypique intégrale des Manuscrits Autobiographiques. Elle sortirait en 1956, soulevant dans le monde catholique un intérêt passionné. Soeur Geneviève, qui avait, plus que toute autre, encouragé cette publication, et qui en avait suivi de très près la laborieuse mise au point critique, se réjouit de cette réussite. Elle fut amenée à réviser son ouvrage d'autrefois, L'Esprit de sainte Thérèse, depuis quelque temps épuisé, et qu'il fallait compléter et adapter, compte tenu des récentes parutions. Il s'agissait là d'une mosaïque de textes venant d'un peu partout. Les ressaisir, les confronter avec l'authentique, les regrouper, imposait un effort presque surhumain, étant donné les conditions dans lesquelles besognait Soeur Geneviève, à demi aveugle, les mains gourdes, incapable de se déplacer aisément. Elle s'en disait elle-même épuisée.

Il lui faut affronter une autre sorte d'épreuve. Le 24 février 1956 marquait le soixantième anni­versaire de sa Profession. Depuis quelque temps, on parlait sous cape de ces noces de diamant. Elle voudrait écarter ce « jubilé épouvantail », comme elle dit. A peine l'annonce en a-t-elle filtrée au-dehors que des dons affluent de toutes parts. Sur le désir de Soeur Geneviève, une grande partie contribuera à renouveler et enrichir le trésor liturgique de la Basilique. Au jour redouté, une cérémonie simplifiée se déroule dans la chapelle du Carmel, sous la présidence de Mgr Jacquemin, le nouvel Evêque de Bayeux. Le discours est prononcé par le T.R.P. Marie-Eugène de l'Enfant-Jésus, ancien Visiteur Apostolique des Carmélites de France. Une bénédiction autographe du Saint-Père, deux lettres du Cardinal Ottaviani et du T.R.P. Préposé Général des Carmes Déchaussés, soulignent l'événement.

Trois jours après, la grippe frappait la jubilaire et menaçait de l'emporter. Depuis six mois, des tortures presque continuelles tourmentaient ses nuits. Elle les supportait dans la paix, évitant le plus possible de déranger son infirmière. Elle s'encourageait en songeant aux martyrs, notamment à saint Sébas­tien, deux fois couronné, car délivré miraculeusement de la mort, il affronta à nouveau son persécuteur. « C'est incroyable comme je suis aidée du bon Dieu, confiait-elle. Jamais je n'aurais voulu lui demander de souffrir, mais maintenant je le remercie. »

Ainsi débilitée, il semblait qu'une nouvelle crise dût promptement avoir raison d'elle. « Je suis des­cendue dans la vallée des ombres de la mort, écrit-elle. A la vérité, je n'y crains rien et j'y suis bien aban­donnée, sans le sentir. » Contre toute attente, elle se rétablit. Vers la fin d'avril, quand se tinrent à Lisieux, pour la seconde fois, les assises générales des Fédérations des Carmels de France, il lui fallut recevoir à nouveau les quelque deux cent soixante Supérieures et Déléguées admises à visiter l'intérieur du Monastère. Elle se prêta de bonne grâce à ce défilé, attentive, en dépit de la fatigue, à donner à chacune une marque personnelle d'intérêt.

D'autres tâches l'attendaient. Le jour même du jubilé de Soeur Geneviève, Mgr Jacquemin lui avait fait connaître son intention d'autoriser l'ouverture du Procès informatif de la Cause de Louis Martin.

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Le 22 mars 1957, il signait l'Ordonnance pour la recherche des écrits du Serviteur de Dieu. Le 10 octobre suivant, l'Evêque de Séez, Mgr Pasquet, en faisait autant pour Zélie Guérin. Si l'on voulait éviter le dédale d'un procès historique, il était urgent d'interroger les derniers témoins directs.

Munie des Articles1 qui orientaient les recherches, Céline se prépara aux interrogatoires, avec la conscience qu'elle apportait en tout. Elle disait volontiers que seules l'intéressaient les Causes des person­nages qui avaient une mission : par exemple, Jeanne d'Arc, libératrice de la France, Thérèse, messagère de l'Enfance Spirituelle, Maria Goretti et Dominique Savio, témoins et apôtres de la pureté. Si elle souhaitait voir glorifier ses Parents — les deux à la fois, en des procès distincts mais moralement jumelés — c'était pour que soit proposé à la famille menacée de désagrégation le modèle d'un foyer idéal.

Elle déposa donc devant le Tribunal de Bayeux, qui siégeait, pour la circonstance, au parloir du Carmel, et qui, outre sa compétence propre, agissait par commission rogatoire pour le compte du Tribunal de Séez. Au début d'avril et en juin pour M. Martin, puis en novembre et décembre 1957 pour Mme Martin, Soeur Geneviève fut interrogée, en un certain nombre de séances dont plusieurs durèrent jusqu'à quatre heures. Elle parle d'un jour où elle a été « sept heures sur la sellette ». Les juges admirèrent sa pré­sence d'esprit et goûtèrent plus d'une fois les mots à l'emporte-pièce et les réminiscences du vieux folklore normand dont elle émaillait ses déclarations. Quant à elle, elle s'étonne d'avoir supporté si allègrement cette fatigue.

En février, août et septembre 1958, elle intervient encore dans les Procès de non-culte et des écrits. Le 6 septembre, elle fait sa dernière déposition. Ce même jour, toutes épreuves soigneusement relues par elle, elle donne le « bon à tirer » pour la Correspondance de Madame Martin. Son projet d'érection d'une statue de Thérèse, sur un petit square, dans l'axe du chemin qui mène, aux Buissonnets, vient enfin d'être exécuté. Le 12 septembre, elle a voulu monter au grenier où se trouvent certains coffres d'archives. Depuis plusieurs années, elle souhaitait faire cette exploration.

Le 13 octobre 1958, en présence de l'Evêque de Bayeux, de Mgr Pioger, Evêque Auxiliaire de Séez, et de Mgr Fallaize, ancien Vicaire Apostolique du Mackenzie, on procède à l'exhumation des restes de M. et Mme Martin, et à leur transfert sur le plateau du Chemin de Croix, au chevet de la Basilique. Soeur Geneviève s'émeut d'apprendre que le seul objet trouvé intact sur chacun des corps, en dehors d'un Christ de métal, est le scapulaire de Notre-Dame du Mont-Carmel. Plus poignante encore l'observation, faite par les trois médecins, de profondes lésions vertébrales chez Mme Martin, au niveau de l'omoplate gauche, là où le cancer exerçait ses terribles ravages. La preuve de l'héroïsme s'inscrit dans le squelette.

Il faut maintenant recueillir, trier, laver à l'alcool et classer sous cachet de cire, sans en rien prélever, en dehors des ossements enfermés dans les nouveaux tombeaux, la poussière et les débris contenus dans le cercueil. Soeur Geneviève s'y emploie avec son infirmière : labeur méticuleux, harrassant, où elle met toute sa piété filiale. Le 12 décembre la trouve encore coupant des cartons avec une peine inouïe et disposant, pour ces souvenirs, les boîtes de différentes grandeurs et les étiquettes appropriées. Littéralement, elle est à bout de forces, mais avec le sentiment très doux que sa tâche est enfin terminée.

Depuis quelque temps, sans qu'on s'en aperçut autour d'elle, elle se sentait terriblement vieillir. Elle y voyait « un enrichissement incomparable ». Elle montrait plus de sérénité que par le passé à porter

la souffrance des choses qui changent. Parlant de certaines parures qui avaient fait l'objet de tous ses soins, et que le goût moderne du dépouillement avait mises à l'écart, elle disait : « Je remercie le bon Dieu d'avoir permis que je vois cela de mon vivant, et que je puisse m'en détacher avec amour. » — « Elle passe, la figure de ce monde », répétait-elle devant certaines traditions devenues périmées, à la vue d'usages antiques rejetés dans l'ombre. Tout son élan se porte vers le Ciel. Le verset de l'Apocalypse : « Voici que je viens bientôt. Oui, je viens bientôt » la fait tressaillir. Le dénouement prochain l'emplit d'une immense espérance. « Ce n'est pas pour être délivrée des souffrances et des travaux, précise-t-elle. C'est pour être enfin près de mon Jésus que j'aime depuis si longtemps, près de la Sainte Vierge, ma Mère chérie, et de saint Joseph ; pour connaître enfin tous les détails de leur vie humaine. »

Sa confiance demeure inébranlée. Le 8 décembre 1958, elle écrit encore : « Mes nuits sont souvent pénibles, mes jours chargés de besogne. « Une chose n'en attend pas une autre. » Tout cela, avec les mille petites misères de la vieillesse, m'est un fardeau que je ne prends pas souvent avec un sourire mais avec un soupir. Je ne voudrais pas que le bon Dieu l'entende. Et pourtant, je regarde toutes mes imper­fections comme des trésors et je les convoque à comparaître à mon jugement, car toutes mes fautes sont ma force. Comme je les regrette et m'en humilie sincèrement, je pense qu'elles attireront sur moi la pitié du bon Dieu, et quand il a pitié il fait miséricorde. »

Elle a savouré le beau livre de Mgr Baunard, Le Vieillard. Elle y découvre cette strophe, qu'elle s'applique d'enthousiasme.

J'approche mes cent ans, c'est mon jour qui s'achève ; C'en est plus que le soir, c'en est presque la nuit ; Mais, sur mon front, voici qu'à l'orient se lève L'aube d'un jour plus beau. Salut, salut à lui ! De votre face, ô Christ, c'est la blanche lumière Qui dans mon triste coeur éveille un grand espoir ; Descends, rayon du ciel, apparaissez, mon Frère, Jésus, il est temps de nous voir.

i On désigne sous ce nom le schéma général établi, en vue du Procès informatif, par la Postulation de la Cause, et qui expose la vie d'un Serviteur de Dieu, ses vertus héroïques et sa réputation de sainteté. C'est un document de base qui éclaire tout le débat.

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CHAPITRE VII : L'intrépide au cœur d'enfant

Soeur Geneviève de la Sainte Face était un caractère. Alerte et vive, les yeux observateurs sous les arcades sourcilières très accusées, le menton vigoureux, les lèvres bien dessinées, avec un pli légèrement impérieux, un visage aux aguets, ou, si l'on veut, en éveil : telle elle nous apparaît sur les photographies que nous avons gardées d'elle. Mère Agnès de Jésus esquissait son portrait en cette strophe acrostiche :

Céline, Chevalier sans reproche et sans peur, Epouse de Jésus, de Thérèse la soeur, Le Ciel est dans son nom, l'art divin dans son âme. Il n'est pas de secrets que ne perce sa flamme, Non plus que de beautés qu'elle ne veuille aimer. Enfin l'humilité seule a pu la charmer.

Le dernier vers fait allusion au travail que la grâce opéra dans cette âme, sous le signe de l'Enfance Spirituelle ; le premier définit une nature droite et forte, faite pour le combat. Ce contraste éclatera tout au long du chapitre qui tente d'évoquer, avant qu'elle ne quitte la scène, la physionomie morale de notre Carmélite.

Il serait peu de dire qu'elle était volontaire et personnelle. C'était une personnalité, capable de promptitude dans la décision, de ténacité et de fougue dans l'exécution. Elle ignorait l'à-peu-près ; elle n'aimait pas les délais ni les transactions, tout en sachant user, au besoin, de finesse normande pour aboutir à ses fins. Elle dut, pour faire face à ses tâches multiples, déployer une énergie incroyable. On la voyait, presque octogénaire, se porter à l'étage des archives, appuyée sur sa canne, fouiller un coffre, ouvrir et dépouiller un monceau de dossiers, pour retrouver une date, un trait, un texte, tant elle mettait de conscience au labeur. Ah ! certes, elle n'était pas de ces « traînantes, qui constituent, disait-elle, un poids-mort, un frein à l'élan général » ! Elle se reproche plutôt d'intervenir avec trop d'impétuosité. « Je remar­quais avec admiration, écrit-elle, que, dans ses dernières années, Soeur Marie du Sacré-Coeur laissait émettre devant elle, à la récréation, toute espèce d'opinions sans jamais y mêler son mot. Elle restait là calme et sereine dans sa petite voiture, tandis que, moi, je ne pouvais m'empêcher de bondir et de dire carrément ma pensée. Ce qui m'arrive encore malgré mes soixante-douze ans passés. « Fille du tonnerre », je serai, hélas ! toujours sensible aux émanations de l'atmosphère, et le bon Dieu sera obligé de me prendre comme je suis, vibrante et guerrière. » Quelques mois avant sa mort, elle se déchaînera contre une religieuse, coupable d'avoir dessiné, pour illustrer un ouvrage de spiritualité, des images grimaçantes abîmant le visage du Christ et de ses saints. « Je veux écrire à cette Soeur qu'elle a commis un vrai sacrilège. »

Ce volontarisme la soutenait jusque dans l'effort intellectuel. Bien que dépourvue de formation secondaire et de culture spéciale, elle aime s'instruire, comprendre, chercher le dernier mot de tout. Elle le confesse sans ambages : « J'ai toujours pesé et disséqué les propositions émises autour de moi, j'allais aux preuves de ce qui avait été avancé, et j'étais mal à l'aise tant que la question n'était pas pleinement résolue. »

Sa curiosité est insatiable. Elle réagit sur tout. En ses dernières années, elle entreprend de lire l'Histoire de l'Eglise de Daniel-Rops, elle glane dans la revue Ecclesia, dans les études de missiologie, dans l'Ami du Clergé; la Vie de Dom Guéranger la passionne; elle se penche surtout sur la Bible, aimant à confronter trois ou quatre traductions différentes ; après l'Evangile, les Epîtres de saint Paul cons­tituent son livre de chevet. A quatre-vingt-neuf ans, elle note encore par écrit les plus beaux versets de saint Jean, mais, en même temps, elle s'intéresse aux récentes acquisitions des géologues sur la période glaciaire et aux hypothèses des paléontologues sur l'âge de l'humanité.

Ce qui la frappe est aussitôt couché sur papier et classé. Elle doit cela à son oncle Guérin. Elle est d'ailleurs la première à en plaisanter, témoin ce bout-rimé adressé à Mère Agnès de Jésus :

Je suis une vieille archiviste.

De mes trésors longue est la liste.

Je saisis tout ce qui existe.

A ne rien jeter je persiste,

Et, quand il faut, à l'improviste,

J'utilise tout en artiste.

Bénissons ce don, qu'elle dit « inné ». Il nous a valu la conservation d'une documentation d'un prix inestimable sur Thérèse et sur sa famille.

Soeur Geneviève n'a rien d'une idéaliste. Essentiellement pratique, elle se montre d'une ingéniosité remarquable dans l'arrangement et l'utilisation des choses. Encore enfant, au retour de promenade, elle taillait en pleine étoffe des robes de poupée, à l'image de celles qu'elle avait attentivement examinées à la devanture des magasins. C'est elle encore, au début du siècle, lors des menaces d'expulsion, qui de loin et sur plan sommaire, concevra la restauration et l'aménagement de l'immeuble acquis en Belgique, par le Docteur La Néele, pour le compte du Carmel.

De ses talents incontestables, Céline ne tire pas vanité. Alléguant l'exemple scripturaire de Béséléel, que « Dieu combla de savoir pour toutes sortes d'ouvrages », elle disait : « Le Seigneur est toujours le même; il donne ce dont on a besoin ; aussi pourrait-on me dire que je fais des prodiges, sans que j'en conçoive de l'orgueil. » Elle sait au besoin réprimer les premiers mouvements d'amour-propre. Des ouvriers s'étaient émerveillés du croquis, qu'elle avait tracé pour eux, d'un atelier de photographie. « Cette Soeur est un véritable architecte », s'exclamaient-ils. L'éloge lui ayant fait plaisir, elle se mortifia en sacrifiant à Jésus le crayon à bout de fer auquel elle était très attachée.

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Ce que Soeur Geneviève a surtout à surveiller, c'est son extrême sensibilité. Elle s'enthousiasme vite ; elle a besoin de se confier, d'être comprise. Fidèle en amitié, la moindre attention excite sa recon­naissance ; le manque d'égards la peine en profondeur. Peu maîtresse d'elle-même, elle dissimule mal son irritation quand on l'interrompt en plein labeur ou qu'on bouleverse ses projets. Primesautière comme elle est, il lui arrive de riposter avec vivacité, sans s'apercevoir qu'elle blesse. S'en rend-elle compte après coup, aussitôt — car elle est la loyauté même — elle s'en confesse humblement. Son oeil exercé décèle promptement qualités et défauts du prochain ; sa mémoire fidèle en tient registre. Telle est, dans le bilan, la part de la nature. Elle-même la constate avec une implacable lucidité, en exagérant toutefois la note péjorative.

Le 19 avril 1940, elle écrit à Mère Agnès de Jésus, qui aime provoquer et recevoir ses confidences : « Je me fais l'effet d'une petite balance nommée « trébuchet », dont on se sert en médecine pour peser au milli­gramme, car il est bien vrai de dire que je suis sensible au moindre milligramme et qu'un milligramme me fait trébucher. Mais il en sera toujours ainsi, je le sens bien. Je sens encore que je serai toujours comme vif-argent, accomplissant des choses non encore pensées. C'est bien regrettable d'avoir si peu d'équilibre et de pondé­ration, car une foule d'imperfections en sont la conséquence. Mais je pense que le bon Dieu aime à se tirer des difficultés et qu'il n'est pas embarrassé pour se faire un passage au milieu d'un abîme de boue. » — « Je voulais toujours, note-t-elle dans Conseils et Souvenirs, que les détails de ma vie s'emboîtent comme un jeu de patience. Gare à qui les dérangeait ! Si une circonstance imprévue venait briser cette combinaison et brouiller l'arrangement, je paraissais mécontente. »

C'est très bien vu, mais sans les contreparties qui s'imposent. A côté d'un incontestable passif, il faut signaler l'actif des luttes parfois héroïques que Soeur Geneviève livrait contre elle-même, et dont ses plus proches avaient le spectacle. A chacune de ses Communions, elle implorait, pour la journée, la patience et la bienveillance du jugement. Ecrivant à une religieuse beaucoup plus jeune qu'elle, et qui fêtait ses vingt-cinq ans de Profession, elle lui déclare : « Inutile de vous dire que je prie pour vous, mais il m'est très utile de vous demander de le faire pour moi. Aujourd'hui, vous avez tous droits sur le Coeur de l'Epoux ; demandez-lui donc qu'il me donne, non pas votre douceur, car je ne voudrais pas vous en priver, mais une douceur semblable à la vôtre, richesse dont j'ai grand besoin. » Le 4 juin 1958, sept mois avant sa mort, elle envoie ce billet à une de ses soeurs qu'elle craint d'avoir malédifiée : « Oh ! que vous m'avez touchée hier soir par votre bonté, votre douceur, votre affection ; moi qui me montrais si volontaire, je vous en demande bien pardon ! » Et elle signe du nom dont on aimait la désigner aux Buissonnets : « Petit Célin repentant. »

Si l'on craint parfois ses coups de boutoir, on en sourit surtout, car elle a l'art, sur ce ton chantant qui trahit la basse Normandie, d'y mêler des propos savoureux, des anecdotes, qui dérident, au parloir, ses interlocuteurs. Ne s'est-elle pas constitué une enveloppe d'images amusantes, destinées à distraire ceux qui lui font visite ? Aux compliments d'un docteur, elle réplique avec une solennité pleine d'humour : « Mais... vous ne saviez pas que j'étais une grande âme ? » Quand, autour d'une affaire délicate, on discute sans trouver d'issue : « Remettons à demain, s'écrie-t-elle. C'est la nuit que les suggestions me viennent. » Ou encore : « Disons des bêtises. C'est du choc des idées que jaillit la lumière. » A-t-elle employé un vocable insolite, « Quel mot dans ma bouche ! » s'exclame-t-elle drôlement, reprenant l'expression d'une religieuse d'autrefois. Au cours d'une conversation sur les défauts extérieurs, elle lance : « La Sainte Vierge elle-même nous aurait peut-être agacées par la manière de mettre son voile ou son tablier. » Quand on lui parle d'un Serviteur de Dieu dont la biographie est tissée de faits sensationnels : « Ce n'est pas mon Saint ! » professe-t-elle, après le Père Pichon. Elle ironise même sur ses déficiences. « J'ai besoin de prières pour devenir patiente,

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mais je souffrirai toute ma vie de la privation de cette vertu, et je mourrai sans en avoir joui ; je sens que c'est incorrigible. Aussi, mourant comme j'ai vécu, sans patience, je ne pourrai pas attendre à la porte du Ciel, et j'y entrerai tout droit. »

Ce qui charme surtout en elle, — Thérèse, nous l'avons dit, y était très sensible — c'est sa façon directe, concrète, sincère, sans détours, en un mot : sa simplicité. Elle la porte partout et en toutes circons­tances, envers les petits comme à l'égard des grands. Après s'être extasiée en face d'une nichée de poussins ou devant les petits lapins blancs que les novices lui présentent, elle entretient avec aisance un Prince de l'Eglise. Oserons-nous dire qu'elle en agit de même avec Jésus ? Dans l'intimité, elle le tutoyé. Elle l'aspire de toutes ses forces. « Oh ! si seulement on ne voyait plus en moi rien de moi-même, rien que Jésus ! » Même familiarité avec Marie, sa « Maman du Ciel ».

Au terme de sa vie, un texte du Père Faber la plonge dans le ravissement. Elle s'y reconnaît trait pour trait. « La simplicité approche très près de Dieu, parce que la hardiesse est une de ses grâces les plus naturelles. Elle approche parce qu'elle n'imagine pas jusqu'à quel point elle avance. Elle ne pense pas du tout à elle-même pour considérer sa propre indignité, et c'est pourquoi elle se précipite, tandis qu'un esprit qui aurait davantage conscience de ses actes ne s'avancerait qu'avec lenteur ; elle se trouve en pleine liberté là où un autre genre de sainteté attendrait des permissions. Ces âmes simples viennent à Dieu vraiment avec une sorte de hardiesse amoureuse (effrontery of love) qui n'a peur de rien, et, quand elles sont près de Dieu, elles se réjouissent simplement et ne font rien de plus. Il y a parfois quelque chose, je dirai presque : de sans-façon, dans la manière dont ces âmes reçoivent les grandes grâces et les confidences divines comme des choses toutes naturelles, et l'Esprit-Saint semble se jouer avec leur simplicité et leur sincérité. Ce sont des enfants perpétuels. »

Nous tenons là le mot magique qui éclaire tout l'intérieur de Soeur Geneviève. « C'est le propre des enfants, note-t-elle, de vivre dans l'humilité et la dépendance, d'avoir un esprit simple, une tendre recon­naissance pour les moindres bienfaits, d'accepter sans raisonner ce que le père de famille impose, comme c'est aussi leur vertu de n'avoir peur de rien lorsqu'ils sont sous l'égide paternelle. » Cet idéal, Thérèse le lui a communiqué de son vivant, et plus encore après sa mort. Elle aurait pu lui dire : « II vous est bon que je m'en aille », car son influence fraternelle s'avéra plus déterminante quand commença sa mission posthume. Céline, qui fait cette remarque, a admirablement saisi la géniale intuition qui constitue la clef de l'Enfance Spirituelle : Dieu étant l'Amour Miséricordieux, la misère l'attire et provoque l'océan de ses grâces ; il suffit pour cela de la reconnaître, de l'accepter, de l'aimer, en ne cessant d'offrir au Seigneur des efforts impuis­sants, qu'il couronnera à son heure.

A la base, une foi absolue en l'infinie Charité. Nous avons vu combien Soeur Geneviève est passionnée de Jésus. Guidée par Lui, elle part à la découverte du Père. Ce nom lui est si cher qu'elle met à le prononcer une tendresse caressante. Elle admire surtout la condescendance divine : « Etant enfant, écrit-elle en son autobiographie, j'allais jouer avec la fille du Préfet. Mais quand elle désirait ma compagnie, elle m'envoyait chercher par sa gouvernante, ou, de son balcon, me faisait signe d'aller à elle. Jamais elle ne vint chez nous. Elle nous faisait « monter », Thérèse et moi, sans jamais « descendre » jusqu'à nous. Et le bon Dieu, lui, descend... » Commentant à sa façon le chant des anges à Bethléem, ce Gloria qui s'élève vers le Ciel à l'heure où le Verbe de vie « est humilié jusqu'aux bas-fonds », Soeur Geneviève conclut : « C'est donc que Dieu estime que la gloire est pour lui quand il s'est abaissé jusqu'à se faire cette petite loque qu'est un enfant naissant. » Elle reprend là le mot audacieux de Bossuet sur le Tout-Puissant « qui s'enrichit par l'humilité ».

Devant pareil exemple, comment prétendre s'exalter ? La sagesse du publicain s'impose. Céline n'en veut point d'autre. « Sur quoi m'appuierais-je pour avoir confiance ? Ah ! je le sais bien, ce sera sur mes misères, sur mes défauts, sur mes fautes mêmes. C'est en leur cortège que je me présenterai, pleine d'assurance, devant le bon Dieu, car alors sa pitié sera mon partage. II me sauvera, non pas à cause de mes bonnes oeuvres, mais à cause de sa bonté »

Céline n'est pas parvenue d'un seul coup à cette attitude. En une poésie, datée du mois d'août 1919 et intitulée : « ...et ton Dieu sera ta gloire », elle retrace, non sans bonheur, son itinéraire spirituel. Quand sa jeunesse s'ouvrait à la Beauté d'en-haut, c'était l'euphorie des victoires personnelles.

Je voulais, dans ce stade, athlète plein d'ardeur, Vite gagner le prix.

Je rêvais de courir à l'assaut des vertus :

Le noviciat, sous la main de Thérèse, a dissipé cette présomption et ouvert d'autres perspectives :

Oui, souvent, bien souvent, sur le chemin tombée, J'ai laissé quelque peu de ma laine aux buissons, Et, de l'humilité, au soir de la journée,

Je reçus les leçons.

Leçons sans amertume et pleines d'espérance, Car, si je suis petite, oh ! que Jésus est grand ! Je suis faible ; II est fort, et sa surabondance

Supplée à mon néant.

Plus de rêves splendides ! Plus de plans personnels ! Soeur Geneviève s'en remet à Jésus, qu'elle servira de toutes ses forces, sans compter ses mérites.

Je veux que tu sois tout, tout en moi, car je t'aime... Mon idéal, c'est toi.

A cette clarté, on comprend le rôle capital qu'elle assigne à l'humilité. « L'humilité fut toujours ma vertu favorite, mon amie et ma conseillère, et c'était sans trêve que je demandais au bon Dieu de me l'accorder. » Non pas l'humilité écrasée, qui frôle la dépression, mais l'humilité confiante qui se repose en meilleur que soi. « Je ne désire qu'une chose, c'est que le bon Dieu ait pitié de moi, et on ne fait pitié que lorsqu'on est dans un état pitoyable. »

II n'est pas inutile de faire remarquer que Soeur Geneviève ne raisonne ni en quiétiste, pour qui l'abandon passif est tout, ni en protestante, pour qui la foi seule suffit, indépendamment des oeuvres. Elle sait qu'il faut une foi agissante; elle multiplie les efforts pour se corriger, pour se dévouer, pour faire plaisir à Jésus. Mais elle sait aussi que ces oeuvres ne valent que par les mérites du Christ.   C'est pourquoi,   imitant sa Thérèse,   elle ne fonde son espoir du Ciel que sur l'infinie Charité.

De même, quand elle déclare qu'elle s'appuie sur sa misère, sur ses fautes -mêmes, il faut entendre qu'ayant vaillam­ment combattu et souffert pour vaincre ses défauts, elle a conscience que Dieu seul peut l'en libérer, et que, dans son immense Miséricorde, il s'apitoyera d'autant plus sur elle qu'il la voie plus humblement pauvre. Ainsi d'une mère à l'égard de son enfant infirme. Peut-être objectera-t-on que de tels propos sont faciles et de peu de portée chez une religieuse associée à la gloire thérésienne, entourée, appréc'ée, recherchée, comme la relique vivante d'un grand passé. Ce serait se méprendre du tout au tout. Non seulement Soeur Geneviève a pratiqué l'effacement volon­taire, fuyant le parloir, se dérobant aux manifestations d'estime, souffrant d'être présentée aux person­nages de marque, mais elle a connu et accepté l'humiliation. Elle ne réagit pas pendant la longue période où on la tient éloignée du Chapitre. Pas davantage quand on choisit pour Maîtresses des novices des religieuses plus jeunes qu'elle : les Mères Marie-Ange de l'Enfant-jésus, Isabelle du Sacré-Coeur et Thérèse de l'Eucharistie, qui n'avaient pas comme elle vécu à l'école de la Sainte. « Si notre Mère ne pense pas à moi, se borne-t-elle à dire, c'est que j'ai des défauts dont je ne me rends pas compte. Je dois me soumettre sans comprendre. »

plus tard, c'est du dehors que vinrent les épreuves. On la disait diminuée, atteinte de maladie mentale, transférée hors du Monastère. Ce fut au point que le R.P. Rodrigue de Saint-François de Paule, Postulateur de la Cause de Thérèse, enjoignit de la « produire ». Elle entra alors dans le Conseil et, à ce titre, accompagna les Dignitaires ecclésiastiques introduits dans le cloître. L'un d'eux, comme étonné de sa vivacité d'esprit, laissa échapper un : « II faudra que je démente », dont le sens pour Céline n'avait rien de caché. Elle qui bondissait quand on s'attaquait à la mémoire des siens, restait sereine lorsqu'il s'agissait d'elle-même.

Même désintéressement au sujet de ses oeuvres. Nous avons dit ce que le livre L'Esprit de Sainte Thérèse lui avait coûté d'efforts. Elle n'en écrit pas moins à Léonie, après envoi du manuscrit à M. Duboscq : « Je ne sais si c'est ce qu'il faut, mais, si on le brûle, je ne serai pas attrapée. N'ayant agi que pour Jésus seul, je serai toujours bien payée du mal que je me suis donné. » Vers la fin de sa vie, elle avait consacré de longs moments à rédiger pour un haut personnage romain un mémoire sur la Voie d'Enfance. Le hasard voulut que le document, fidèlement retransmis, s'égarât au Carmel et qu'on n'en reparlât plus. Ce silence l'étonna, la peina, mais elle ne souffla mot.

Dans un papier préparé en prévision de sa mort, elle écrit : « Si notre Mère désire ne pas me faire de circulaire, qu'elle dise que je le lui ai demandé. Cela pourrait faciliter son projet. Si, au contraire, son intention est d'en faire une, que ce ne soit que pour y parler de ma Thérèse bien-aimée. Qu'elle sache me faire plaisir en faisant connaître mes innombrables défauts, pour donner de l'éclat aux incom­parables vertus de ma petite soeur. De même que, dans un tableau, l'ombre fait valoir les clairs, je m'estimerai bien heureuse de servir en cela à quelque chose, pour la gloire de Dieu et de ma Thérèse. »

La croix, « terriblement quotidienne », est parfois lourde à porter. « Je n'ai pas la force », soupire Soeur Geneviève, le 6 août 1939, à l'aube de la Transfiguration. Mais Thérèse lui parle au coeur : « Je sentis avec douceur que mon espérance serait comblée, que je n'avais rien à craindre ici-bas, parce que j'aurai toujours la force de ne pas avoir la force, que savoir cela était le cadeau de fête du Ciel à la petite Céline exilée. »

Son principal objet d'humiliation fut la lutte incessante qu'elle dut livrer jusqu'au bout pour vaincre une sensibilité trop vive et qui, parfois, fusait au-dehors. Mise en vedette, comme elle l'était nécessairement, ses mouvements d'humeur ne pouvaient passer inaperçus. Ils risquaient de surprendre. Elle n'en éprouvait ni désolation, ni aigreur. Jamais on ne la vit découragée ou s'efforçant de masquer ses « sorties ». Elle demeura toujours fidèle au « qui perd gagne » et observa loyalement la règle du jeu. Elle accepta de voir son âme réduite à un « tas » de décombres — c'est le titre d'une de ses plus charmantes poésies —, rêves et illusions jonchant le sol, les vertus se desséchant dans ce terrain ingrat. Mais elle comptait sur l'Amour pour tout purifier et faire surgir des ruines une authentique sainteté, celle du Christ qui est « le seul Saint ».

II y aurait une multitude de textes à citer sur ce point. Cueillons, parmi les pensées du soir, ces lignes où elle joue agréablement de ses quatre-vingt-huit ans d'âge. « Ma longue vie se termine par des zéros superposés. C'est si vrai. J'ai beaucoup peiné, travaillé, souffert, mais que sont ces oeuvres en elles-mêmes chez une créature imparfaite comme moi ? De la rocaille. Heureux encore si mes zéros ne sont pas trop souvent maculés de taches d'encre ! Mais cela répond tout à fait à mon voeu de n'avoir qu'une page de zéros à offrir au bon Dieu. Car je préfère qu'il n'y ait rien à rétribuer, à louer en moi. Je veux me couvrir uniquement des oeuvres de Jésus, et que mon Père des Cieux me juge et m'aime d'après elles. »

Plus elle approche du terme, plus Soeur Geneviève se simplifie dans une attitude intérieure où l'analyse peut discerner une face d'humilité et une face de confiance, mais qui n'est en fait qu'un mouve­ment unique, un élan filial vers le Coeur paternel. Peu avant sa mort, elle confie à une amie : « Je vis la vie de foi pure. Rien du côté du Ciel... Dans le monde, les étrangers me croient inondée de délices au spectacle de la gloire de notre petite Sainte. Quelle illusion ! Je crois que jamais je n'ai été dans un tel désert spirituel. » Malgré tout, elle oeuvre, elle prie, elle lutte, elle souffre, elle offre son néant, car son tempérament est à l'antipode de la passivité morne : « Je me nourris de ce testament que m'a légué ma Thérèse : « C'est l'Amour seul qui compte. » Et l'Amour, c'est le total abandon, la confiance aveugle du petit enfant en son Papa chéri des Cieux, ce qui ne peut aller sans une humilité profonde, qui devient, sans qu'on s'en doute, une vertu naturelle comme elle l'est chez les tout petits. »

Elle n'a pas oublié la leçon de l'ascenseur. Elle escompte le geste final qui l'arrachera à sa misère. Le 6 août 1958, à sa dernière fête ici-bas, elle voit en songe un fleuve languissant, charriant des débris de plantes, qui, aux approches de l'estuaire, se purifie, s'enfle et s'anime en une masse d'eau impo­sante, balayant toute souillure. « Je pense, écrit-elle, que cette image est celle de ma pauvre vie, si encombrée de toutes sortes d'imperfections que mon Jésus fera disparaître quand il la redressera au moment où je m'élancerai dans ses bras. » Cet espoir ne sera pas frustré ; la suite de ce récit le montrera amplement.

C'est que Céline a hérité de sa soeur sa certitude inconfusible de « l'excessive charité » de Dieu. Deux versets scripturaires lui servent de refrains. Elle les pose en épigraphe à un de ses carnets de notes. « Béni soit Dieu, le Père des miséricordes, le Dieu de toute consolation, qui nous console dans toutes nos afflictions. » (II Cor. I, 3, 4.) — « Venez à moi, vous tous qui êtes fatigués et qui ployez sous le fardeau, et je vous soulagerai.» (Matth. XI, 28.) Elle les fait suivre de cette mention : «Les deux colonnes sur lesquelles j'ai bâti mon édifice. » Elle y découvre ce qu'elle appelle « le caractère » ou « les moeurs du bon Dieu ». Aussi frémit-elle d'indignation devant les formules maladroites, unilatérales ou trop peu nuancées, qui imputent à la Providence et à ses desseins vengeurs ou purificateurs tout le lot des souffrances sous lesquelles gémit l'humanité.

Un prédicateur de retraite ayant affirmé que Dieu prend la responsabilité de toutes nos épreuves et qu'il les veut positivement, puisque, le pouvant, il ne les empêche pas, elle se cabre, elle se débat, elle se trouble, refusant ce verdict sommaire, qui lui semble insultant pour la bonté divine. C'est l'origine de deux années de recherches, au cours desquelles elle tourne et retourne la question sous toutes ses faces. Elle met ses pensées par écrit ; elle critique les textes qui ne vont pas dans son sens. Elle définit quelques points fermes : prise en bloc, la douleur vient du péché ; considérée dans le détail, elle est, en général, le fait des causes secondes, événements, hommes, mauvais anges. Ce qui fait question, c'est l'intervention directe de Dieu en cette affaire. Notre Céline entend la réduire le plus possible, quelque peu oublieuse du mystère, dont seul, l'au-delà nous livrera le secret. Elle n'admet pas, en tout cas — et qui songerait à l'en blâmer ? — qu'on présente le Père comme un véritable bourreau, expert à torturer ses amis pour les mieux associer à sa croix. H plaint, il réconforte, il aide ceux qui pleurent. De même repousse-t-elle les réflexions aven­tureuses, fussent-elles signées de noms illustres, qui sembleraient conférer à la souffrance une certaine primauté. « Avant tout, il y a la Charité », s'écrie-t-elle avec saint Paul.

Voici un des nombreux passages de ses carnets où Soeur Geneviève traduit, en une prose parfois haletante, et avec certaines gaucheries de forme, ce débat intérieur. « C'est à cause de l'endurcissement de notre coeur, à cause de nos péchés, que notre bon, si bon Dieu, se voit dans la dure nécessité de nous abandonner au châtiment. Pourquoi l'homme vivant se plaindrait-il ? Que chacun se plaigne de ne pas aimer assez son Dieu. Qu'il se plaigne de son péché, puisque c'est de nos crimes, de nos abominations, de notre manque d'amour, que nous portons la peine. Cependant, dit l'Ecriture, le Seigneur ne rejette pas pour toujours ; mais quand il afflige, il a compassion selon sa grande miséricorde, car ce n'est pas de bon coeur qu'il humilie et qu'il afflige les enfants des hommes. Nous ne saurions croire combien il lui en coûte de nous laisser souffrir ; son coeur de Père en est broyé. Il est comme obligé de détourner la tête afin de ne pas voir ses enfants en proie à la douleur, mais c'est pour leur bien, alors il s'arme de courage, sachant que, plus tard, nous n'aurons pas assez d'expressions de reconnaissance pour lui dire le merci de nos pauvres coeurs pour un tel bienfait. »

Soeur Geneviève tient farouchement le côté de la chaîne où s'affirme l'extrême miséricorde d'un Dieu qui ne peut se réjouir de nos larmes. La vieillesse l'alertera davantage sur l'autre côté où s'inscrit, non pas seulement le prix de la souffrance pour l'ascension de l'âme et le rachat des pécheurs — elle en a toujours été convaincue — mais aussi l'action directe du Seigneur dans l'éveil des vocations de crucifiés. Le 10 février 1956, elle écrit à l'un de ses confidents : « L'autre nuit, j'ai compris que c'était la souffrance acceptée par amour, qui donnait de la valeur à ma vie : souffrances physiques assimilables au martyre. Jusqu'ici, j'ai beaucoup souffert de toutes façons, du coeur, de l'esprit, souffert aussi dans les travaux ardus, pesants, que saint Paul classe dans sa liste de tribulations. Mais ce qui couronne la vie, c'est la souffrance personnelle, comme celle de Job, atteint dans sa propre chair. Saint Paul a terminé la sienne, si tourmentée, par le martyre du sang. Notre-Seigneur a dit : « Ne fallait-il pas que le Christ souffrit et qu'il entrât ainsi dans sa gloire ? » La souffrance, par elle-même, est sans valeur, témoin celle des démons et des damnés, mais, acceptée avec un amoureux abandon à Dieu, c'est un sceau divin mis sur notre vie. ...Il me semblait que j'y voyais clair, et j'ai remercié le bon Dieu, avec effusion, de permettre que je passe par ce creuset. » L'épreuve finale — en attendant la lumière de gloire — la poussera plus avant encore dans la compréhension sereine d'un problème qui l'avait si obstinément hantée.

Devant cette âme qui scrute hardiment les abîmes où les théologiens ne pénètrent qu'en tremblant, peut-être certains lecteurs penseront-ils : « Que nous voilà loin des pistes solitaires où s'effectue la Montée

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du Carmel! » II est évident qu'un tel effort de recherche ne correspond que médiocrement aux purs prin­cipes sanjuanistes. Soeur Geneviève a peu fréquenté l'auteur de La Nuit obscure. Toutefois, nous l'avons dit, elle était contemplative à sa manière, tout entière dominée par l'obsession du Christ, le regardant, l'interrogeant, l'étreignant avec quelque chose qui s'apparente au style franciscain d'un saint Bonaventure. La vue paisible de son néant avait paré au risque de déséquilibre que comporte une activité débordante. Au demeurant, Céline comprend et aime profondément sa vocation de Carmélite. A l'occasion de ses Noces d'or, et en réponse à certaines allégations du livre de Maxence Van der Meersch sur la Sainte de Lisieux, elle rend un témoignage qui est un magnifique éloge de la vocation religieuse. « Malgré les épreuves souvent très cuisantes qui ont jalonné ma route, je trouve, en fin de compte, que Notre-Seigneur n'a pas failli à sa promesse et « qu'en quittant tout », j'ai trouvé non seulement « le centuple », mais je renchéris, « le milluple », en joie et en paix intérieure. » Elle dresse soigneusement le bilan des inconvénients, des avan­tages d'une telle destinée, elle énumère les éléments qui peuvent troubler ou épanouir le climat d'une Communauté. Invoquant l'exemple de Mère Agnès de Jésus et de Thérèse, qui, en un langage convenu, se communiquaient, à chaque rencontre, dans leurs épreuves, leur état intérieur, allègre ou enclin à la tristesse, elle conclut : « Jamais ce ne fut celle-ci. C'est donc qu'au sein des difficultés les plus grandes, la paix du Ciel inondait leurs âmes, les fortifiait, et que le vrai bonheur était le lot de leur vie, comme il est celui de toutes les âmes ferventes. Et c'est le grand nombre dans nos déserts ».

Le 30 novembre 1947, elle reprend le thème en une longue notice manuscrite, apparemment destinée aux prédicateurs du Carmel. Elle voudrait que soient rappelées la beauté de l'existence carmélitaine, les vertus pratiques qu'elle exige, les grandeurs et les servitudes de cette cohabitation, qui doit devenir une communion dans le Christ.

Elle insiste, et en descendant jusqu'aux applications concrètes, sur la portée des engagements pris. « Si on s'examine sous le rapport des voeux, c'est celui de pauvreté qui est le moins suivi. « II n'y a pas d'âne si mal bâté que celui d'une Communauté », disait le Père Pichon, et c'est vrai, parce qu'il appartient à tous, sans être à personne. » Pour sa part, elle pécherait plutôt par excès de « conservatisme ». Habile comme elle est, et tirant parti de tout, elle ne se résigne pas à détruire ni à voir détruire et constitue ainsi des réserves où elle puise en temps opportun. « Je reconnais, écrit-elle, que je suis très ramassière. Je vois tout de suite à quoi les choses peuvent servir, même celles qui ont le moins d'aspect et que d'autres jetteraient. Je les mets de côté pour le cas échéant. Mais il me semble que c'est par une sorte d'esprit d'ordre que j'agis ainsi, et sans attache. Ce m'est plutôt une souffrance, et je donnerais ma succession à une autre avec bien de la joie. » II y avait certainement là, outre l'atavisme normand, une vue de la Providence. Combien de photographies, de documents, d'objets divers, relatifs à Thérèse, eussent été sacrifiés comme de nulle valeur, sans l'instinct d'épargne qui animait Céline !

Elle se montrait attentive à demander les permissions et à rendre compte. L'autorité, pour elle, avait un caractère sacré. Elle l'avait respectée et aimée sous les traits de Mère Marie de Gonzague, qui d'ailleurs, lui montra une réelle bienveillance. Elle garda même attitude envers de jeunes religieuses promues au priorat ou au sous-priorat. Quant à Mère Agnès de Jésus, l'affection fraternelle qu'elle lui vouait ne fit jamais tort à la déférence ni à l'esprit d'obéissance qui était dû à la Supérieure. Soeur Geneviève discutait parfois, mais s'inclinait toujours. Nous dirons, usant de la jolie formule du moraliste Mersch, que, dans le domaine de sa compétence, elle n'abandonnait pas nécessairement aux responsables en charge « l'avant-dernier mot » ; elle s'expliquait, elle argumentait, elle objectait ; mais, toujours et de grand coeur, elle leur laissa « le dernier mot ».

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Même docilité à l'égard de la Règle. La vie carmélitaine a des austérités qui prennent forme dans tout un réseau d'observances et d'usages souvent crucifiants. Soeur Geneviève, nous l'avons vu, eut fort à faire pour s'y adapter. Dans sa vieillesse, elle souffrait d'y voir porter atteinte si peu que ce soit.

Elle aimait surtout le beau souffle apostolique qui inspira à Thérèse d'Avila sa Réforme et qui sous-tend le recueillement et l'immolation du cloître. Elle parlait du salut des âmes avec une telle conviction que l'Evêque de Saïgon, pour avoir conversé avec elle, voulait l'emmener en Indochine. L'épisode de Pranzini l'avait marquée, et aussi l'apostasie du trop fameux Père Hyacinthe Loyson, pour lequel Thérèse avait sollicité ses prières. Après la mort de la Sainte, elle adressa au malheureux défroqué l'Histoire d'une Ame et les passages des lettres où sa soeur s'entretenait de lui. Elle lui écrivit à deux reprises. Il répondit, sans laisser d'espoir, par l'envoi de détails biographiques et de portraits de son pseudo foyer. Sa mort, apparemment impénitente, désola notre Carmélite. Elle se réjouira, vers la fin de sa vie, d'apprendre certains détails qui fortifiaient l'hypothèse d'une conversion in extremis.

Le 30 octobre 1909, informée par le Docteur La Néele d'un grave scandale clérical dans la région de Lisieux, Soeur Geneviève écrit à Léonie : « II me semble que ce n'est pas le moment d'abandonner une âme quand tout le monde l'abandonne. Que je voudrais être aumônier de prison, pour aller, à mon gré, relever les âmes abattues !... j'ai bien plus de compassion que de dégoût pour les lys flétris. Oh ! que serions-nous nous-mêmes si le bon Dieu ne nous avait préservées, car on est capable de tout, absolument de tout ! »

Comme sa mère d'Avila, comme ses parents et sa glorieuse soeur, Céline a une âme catholique. Elle vibre passionnément à tout ce qui touche au règne de Dieu. Elle est « fille de l'Eglise », elle épouse sa cause et tous ses intérêts. Elle professe n'avoir jamais voulu que la vérité et demande, à plusieurs reprises, qu'on brûle ses écrits, « sans merci et en recevant son merci », s'il s'y trouve des erreurs. Ce sens apostolique, cette fidélité romaine, mettent le dernier cachet à sa vie intérieure. L'enfant qu'elle est devenue à l'école de Thérèse gardera jusqu'au bout une âme de combattante, un coeur de chevalier.

CHAPITRE VIII : Je veux voir Dieu

Le 24 juillet 1897, Soeur Geneviève de la Sainte Face, seule au chevet de Thérèse, qui marchait à grands pas vers la mort, lui fit cette confidence : « Vous êtes mon idéal, et cet idéal, je ne puis l'atteindre. Oh ! que c'est douloureux ! Je suis comme un petit enfant qui n'a pas conscience des distances : dans les bras de sa mère, il tend sa petite main pour saisir le rideau, un objet... Il ne se rend pas compte qu'il est très loin !» —« Oui, répondit mystérieusement la Sainte, mais, au dernier jour, le bon Dieu approchera sa petite Céline de tout ce qu'elle aura désiré, et elle saisira tout ».

C'était, sous une autre image, le thème de « l'ascenseur » divin : la grâce couronnant en beauté l'obsti­nation de toute une vie dans un effort ingrat. Céline va connaître à plein ce dénouement. Depuis longtemps, elle le pressentait, elle y aspirait. Le 24 décembre 1926, elle écrivait à Léonie :

« Pendant mon action de grâces, je songeais à la mort, comme à mon habitude, et je me disais que c'était la plus grande action de ma vie et la plus méritoire, action que je ne ferai qu'une fois. Alors, j'éprouvai un immense désir d'accomplir cette action aussi parfaitement qu'il est possible et je me dis que cela ne me suffirait pas de mourir d'amour dans un acte d'amour parfait, mais que je voulais que ce soit l'amour qui brise mes liens.

« J'eus alors comme la certitude que je serais exaucée. Le bon Dieu ne peut pas donner de tels désirs s'il ne voulait pas les réaliser. A la vérité, je me sens tout à fait indigne de cette grâce, et ma misérable vie, tout extérieure, toute faite d'embarras terrestres, ne paraît pas m'y disposer, mais c'est justement à cause de mon indigence que cette grâce me paraît plus facile à obtenir. Je me présenterai devant le bon Dieu, non pas les mains vides, mais avec l'attirail de tous mes méfaits. Je convoque toutes mes fautes à mon jugement. Des bonnes actions, il n'en faut plus parler. Je les ai données au bon Dieu à mesure, et il les a dépensées pour les âmes... J'arriverai donc avec le cortège de toutes mes misères, et le bon Dieu me sera si doux que, ne pouvant supporter la vue de tant de bonté, le lien qui me retenait encore sur la terre se brisera ».

L'appel d'en-haut parut retentir au lendemain de ce 12 décembre 1958 où nous avons laissé Soeur Geneviève épuisée par le travail auquel elle s'était livrée pour envelopper sous scellés les débris de cendres et d'objets retrouvés dans le cercueil de ses parents, et qui n'avaient pas à prendre place dans le nouveau tombeau. Manifestement, elle avait excédé ses forces. Son énergie seule la soutenait. « Je ne sais vraiment

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pas ce que j'ai aujourd'hui », soupira-t-elle. Avant d'achever la journée, elle voulut longuement, et en termes d'une exquise délicatesse, remercier la Soeur qui, depuis tant d'années, avait été son admirable infirmière. Elle ajouta gravement : « J'ai terminé tout ce que j'avais à faire ; maintenant, le bon Dieu va pouvoir me prendre ».

Après une nuit agitée, elle s'éveilla dans un état de faiblesse extrême, le coeur ne battant plus qu'à vingt-cinq pulsations. Le Docteur, appelé d'urgence, jugea le cas très grave, sinon désespéré. Elle ne pouvait contenir sa joie. « C'est aujourd'hui le dimanche Gaudete. Réjouissez-vous, le Seigneur est proche. Oui, oui, il vient me chercher. Oh ! quel bonheur ! Depuis si longtemps que je l'attends ! »

On sentait frémir en elle le rêve d'éternité qui l'avait toujours possédée. « Je veux voir Dieu », s'écriait Thérèse d'Avila, quand, toute petite, on la rattrapa sur la route des Maures, où elle partait avec son jeune frère, en quête du martyre. « Je veux voir Dieu », chantait l'âme de Céline, face à la grande échéance.

En raison de travaux de réparation à la chapelle de la Châsse, la statue de la Vierge du Sourire avait été descendue. On l'amena à l'infirmerie, ce qui fit à notre malade l'effet d'une visite mariale. Dans la soirée, elle reçut l'Extrême-Onction, s'unissant attentivement aux rites et aux prières du prêtre. On bénissait, en ce 14 décembre, de nouvelles cloches à l'Abbaye des Bénédictines de. Céline était marraine de l'une d'entre elles. Sa filleule allait-elle sonner son départ pour le Ciel ?

Des remèdes énergiques eurent raison de la crise, dans l'immédiat, mais les causes du mal subsistaient : insuffisance du myocarde, arythmie, avec complication de déficience rénale et poussées de congestion aux poumons. Le diagnostic restait des plus pessimistes : le moindre accident pouvait, en un éclair, emporter la patiente. Elle était veillée continuellement, assise le jour, dans son fauteuil, à demi couchée, la nuit, dans le lit, qu'elle ne quitterait plus au cours des cinq dernières semaines.

Il était dit que cette maladie déconcerterait toutes les prévisions. S'agissant d'une personne âgée de près de quatre-vingt-dix ans et épuisée d'infirmités et de labeur, on pouvait s'attendre à une fin imminente et paisible, comme d'un cierge qui s'éteint. Or Soeur Geneviève prolongera soixante-quinze jours durant cette lutte contre la mort, et elle endurera, en complète lucidité, de véritables tourments de corps et d'âme.

A partir de l'instant où elle fut terrassée et condamnée à une immobilité particulièrement pénible pour une personne aussi active elle montra une douceur inaltérable, supportant vaillamment ses multiples douleurs ; elle manifesta aussi une disponibilité totale à l'égard de tous ceux qui l'approchaient. Elle se prêtait à tous les traitements, veillait à déranger le moins possible son entourage, triomphait de la lassitude ou de la détresse, pour assaisonner ses propos d'une bonne humeur communicative, et ne s'inquiétait que de la fatigue de celles qui se prodiguaient à son chevet. Les appréciations à cet égard sont unanimes. En voici une, particulièrement autorisée, en date du 25 décembre : « Gaie, lucide, courageuse, s'intéressant à tout, avide de précisions et d'explications... tout autant que du Ciel, son beau sourire, sa patience dans la souf­france montrent à quel point l'inspire l'Enfance Spirituelle authentique. Elle a un rayonnement de jeunesse d'âme qui fait du bien à tous ceux qui l'approchent. Vraiment, après avoir témoigné par ses écrits, ses dépo­sitions, elle témoigne par sa vie, à une heure où on ne pose pas. Du reste, tout en elle est simple, spontané ».

Pour être complet, il faut ajouter que les religieuses commises aux soins de Soeur Geneviève ne marchandèrent jamais ni leur temps ni leur peine, et qu'elles se montrèrent d'un dévouement et d'une délicatesse admirables, profitant en outre des leçons d'une telle fin. Quant à la Communauté, elle faisait face courageusement au surcroît de labeur que l'événement imposait. Il y avait autour de ce lit de mourante une unanimité morale, un élan de charité, dont toutes gardent le souvenir.

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Trois phases dans cette longue agonie : jusqu'au 18 janvier, périodes alternées de rémission et d'alertes — de cette date au 5 février, paroxysme de douleur dans une mystérieuse épreuve intérieure — puis détente relative, qui aboutit brusquement à la mort.

Au cours des premières semaines, incapable de s'alimenter, soutenue par des piqûres et du sérum, secouée de vomissements incoercibles qui la fatiguent à l'excès, Soeur Geneviève attend, dans une allègre sérénité, le moment de la grande rencontre. « Si je tombe dans le coma, dit-elle le 23 décembre, ma mort ne sera peut-être pas bien belle, mais je pense que c'est maintenant qui compte, et je vois bien que le bon Dieu m'aide, je me sens calme et pleine de confiance. » La Mère Prieure ayant déclaré qu'on constatait en elle les fruits de l'Enfance Spirituelle, elle remarque humblement : « Peut-être que la Petite Thérèse veut montrer en sa Céline qu'on peut rester petit et simple, même dans la plus extrême vieillesse. Mais il faut toujours dire : « Toutes nos oeuvres, Seigneur, c'est vous qui les avez faites. » Oui, c'est lui tout seul, car je pourrais bien être prise de tentations de tristesse et aussi de peur. Et c'est vrai que je n'ai pas du tout, mais pas du tout, peur du bon Dieu. Oh ! je vais être si heureuse de le voir, de voir son Humanité ! Je l'ai tant désiré ! Pourtant, je l'ai bien offensé, mais, quand même, je n'ai pas peur, et je convoque toutes mes misères à son Tribunal. Je suis bien sûre que Jésus me dira comme à la femme de l'Evangile : « Va, ma fille, tes péchés te sont remis ! »

Le soir même, elle revient sur ce chapitre : « Oui, je crois que le bon Dieu veut montrer combien ceux qui marchent dans la « Petite Voie » d'humilité, de simplicité et de confiance, lui sont agréables, et comme il les aide à l'heure de l'épreuve, car, de nous-mêmes, nous ne sommes bons à rien.» — «Je vois clair comme le jour, dira-t-elle encore, qu'il n'y a que l'Enfance Spirituelle qui peut nous donner la paix véritable du coeur et la grâce d'être dans les mains du bon Dieu comme un petit enfant ».

La veille de Noël, la pensée de la Miséricorde s'impose à elle. « Comment voulez-vous que j'aie peur du bon Dieu ? J'ai toujours tourné autour de Lui. Je me souviens que, quand on m'a apporté l'image du Saint Suaire de Turin, j'ai pleuré de joie de voir sa vraie figure. J'ai essayé de la peindre, mais, maintenant, je la verrai pour de bon. Je crois que j'en « re-mourrai » de bonheur. Et aussi de voir la vérité en toutes choses, moi qui ai toujours eu faim et soif de la justice ».

Depuis longtemps, elle méditait les beaux versets prophétiques : « Son lever est certain comme celui de l'aurore » (Osée). « Oui, sur toi, Jéhovah se lèvera, et sa gloire resplendira sur toi ; ton Soleil ne se couchera plus, mais Jéhovah sera pour toi une lumière éternelle, et ton Dieu sera ta gloire. Moi, Jéhovah, je hâterai ces choses en leur temps » (Isaïe). « Je ne puis dire, écrivait-elle, les vibrations de mon coeur à ces paroles ; elles surpassent tout sentiment... Que ce soit mon Dieu qui soit ma gloire. » Jusqu'à la fin, elle s'encoura­gera par ces phrases d'espoir. La journée de la Nativité du Seigneur en fut tout embaumée. « Je suis, disait-elle, comme un voyageur harassé qui enfin, voit les portes de la maison paternelle s'ouvrir devant lui. »

En la Saint-Etienne, une religieuse lui mit sous les yeux le portrait de son petit neveu, un bambin de trois mois, sur les genoux de sa mère. Elle en fut tout émue et ne se lassait pas de le regarder. « C'est mon image, c'est ainsi que je veux être dans les bras du bon Dieu. Cet enfant est là, abandonné, avec toute sa faiblesse, et c'est justement pour cela que sa mère en a pitié et qu'elle le presse sur son coeur avec tant d'amour. S'il était un peu plus grand, il pourrait se suffire, et sa mère en aurait moins de pitié. C'est comme ce tout petit que je veux être, et le bon Dieu, mon Père, mon Papa chéri, me prendra dans ses bras. J'aurai sa pitié. Avoir sa pitié, c'est tout. » Le docteur, à qui elle demandait si le Seigneur viendrait bientôt la chercher, déclarait qu'elle était « unique », qu'il avait bien vu des malades désirer mourir, mais pour échapper à la souffrance, tandis qu'elle, elle le souhaitait pour voir Dieu.

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Soeur Geneviève, qui gardait sous son caractère fortement trempé, une jolie pointe de candeur, avait l'habitude d'achever l'année en écrivant : « Joseph, Marie, Jésus », voulant que le Nom divin eût sa dernière pensée. Le 1er janvier, la même formule, mais inversée, lui servait de premier salut à ceux qu'elle aimait plus que tout. Pour la dernière fois, elle exécuta ce rite, y mettant toute sa piété filiale. Elle eut, ce jour-là, l'heureuse surprise d'un télégramme du Pape Jean XXIII, lui apportant, « en gage des plus abondantes grâces de paix et d'abandon à Dieu une spéciale Bénédiction Apostolique ».

Le 18 janvier, on s'aperçut qu'elle tenait l'oeil gauche fermé. On lui demanda si elle en souffrait. « Mais non, précisa-t-elle d'un ton dégagé, c'est qu'il est mort... Mais cela ne fait rien du tout... Je l'ai donné au bon Dieu. Oh ! il ne faut pas lui en vouloir de s'être éteint, parce qu'il a bien travaillé durant sa vie, et qu'à présent, il ne pourrait rien faire ; aussi j'en remercie le bon Dieu ».

Comme on lui disait : « Toute votre famille se prépare à vous accueillir », elle répondit : « Oui, j'en serai bien heureuse, mais ce qui m'intéresse le plus, et à beaucoup près, c'est Notre-Seigneur et la Sainte Vierge... Tout savoir de lui, de sa vie, je ne peux pas y penser ! » Dans la soirée, de façon assez inattendue, se manifestèrent de nouveaux symptômes alarmants. Elle accueillit avec son plus beau sourire cette brusque aggravation.

Le lendemain, sur sa requête, son infirmière demanda pardon pour elle au jardinier, de toute la peine qu'elle avait pu lui faire, quand elle s'occupait des travaux. Elle reçut encore la Communauté avec un mélange d'affection et de gaieté, qui mettait en relief son étonnante présence d'esprit. Songeant à saint Sébastien dont la fête était toute proche, elle entonna le vieux refrain :

0 grand saint Sébastien A qui Dieu ne refuse rien...

Ne serait-il pas son introducteur dans l'au-delà ? Vain espoir. Les pronostics de Soeur Geneviève furent déjoués dans l'immédiat. Vivement désappointée, elle s'écriera : « Je vais faire comme saint Sébastien, je vais guérir de mes premières blessures. Je mourrai en incrédule de ma mort. »

Le 21, dans un entretien avec la Mère Prieure, elle tint à souligner le rôle capital de l'humilité dans l'Enfance Spirituelle. Elle ajouta : « L'humilité a été la compagne de ma vie ; c'est par elle que je suis entrée dans la Petite Voie. L'humilité, c'est le tapis sur lequel j'ai toujours voulu marcher ».

Le lendemain, elle put recevoir l'Hostie dans l'après-midi. Mais la période la plus douloureuse de la maladie commençait. Cet état, proche de l'agonie, se prolongera plus de quinze jours. De plus en plus accablée, torturée par la soif et ne pouvant plus boire, rongée par un feu intérieur et traversée des aiguillons acérés du rhumatisme, Soeur Geneviève éprouvait de surcroît, au plus profond d'elle-même, comme un sentiment de déréliction. « Quand donc la porte s'ouvrira-t-elle ? Est-ce que le bon Dieu m'aime encore, puisqu'il ne vient pas me chercher ? Oh ! ma Thérèse, vois dans quelle détresse je suis ! » Elle ressentait dans le dos des coups violents. « Comment n'entendez-vous pas ? » gémissait-elle. Elle supplia, à plusieurs reprises, qu'on allumât le cierge bénit et qu'on jetât sur elle de l'eau bénite.

Il lui devint impossible de communier tous les jours. Elle avait elle-même décroché du mur son petit crucifix, qu'elle gardera désormais dans la main droite, sans jamais desserrer l'étreinte au cours de ces semaines de terrible crise intérieure. De temps en temps, elle le portait à ses lèvres et murmurait d'une

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voix entrecoupée, syllabe par syllabe, pour s'encourager elle-même : « Brisez la toile de cette douce rencontre. 0 mon Jésus, je veux vous aimer de tout mon coeur, à la folie, de toutes mes forces, oui, de toutes mes forces, à la folie...». Elle tenait de même le chapelet enlacé au poignet et s'y agrippait de toute sa foi.

Elle offrait ce martyre pour la Cause de ses Parents. « Ce n'est pas pour les voir exaltés. Oh ! non ! C'est pour faire du bien aux foyers chrétiens. Je n'ai toujours cherché que la gloire de Dieu, oui, le faire connaître et aimer. » Elle priait aussi pour les prêtres, qui avaient toujours constitué une de ses princi­pales préoccupations. On lui suggéra de penser à l'unité des chrétiens et au Concile oecuménique, le Pape venant de rendre publique son intention de le réunir. Elle parut fort intéressée et haleta dans un souffle : « Un seul troupeau, un seul pasteur ! »

Le mystère de la souffrance lui révélait tous ses secrets, maintenant qu'elle était plongée tout entière dans le creuset. Sa physionomie se transformait. Elle prenait des expressions qui saisissaient les religieuses qui venaient la voir par intermittence. Ses réflexions montraient que l'âme allait toute dans le sens du Calvaire : « Ca coûte cher ! J'avais tant désiré le martyre, avoir une Passion. » — « C'est le bon Dieu qui fait cela. » — « II est bon, le bon Dieu ! Oh ! qu'il est bon ! » La question qui l'avait toujours troublée, celle de l'action directe du Ciel dans nos souffrances humaines, trouvait sa solution à son regard de mourante, dans une sorte d'intuition supérieure, dans une expérience personnelle qui, l'unissant tout ensemble au Christ et à sa croix, lui montrait que l'Amour immole par amour. Elle-même le soulignait en évoquant les notes où elle avait consigné ses pensées sur ce sujet. « II n'y a que l'amour uni à la souffrance qui compte. Oui, l'amour uni à la souffrance. » — « C'est Jésus qui le veut. » —■ Amor Sacerdos immolât. « L'Amour est le Prêtre sacrificateur. » Ce vers de l'hymne pascale la consolait.

Jusqu'au 5 février, Soeur Geneviève sera littéralement sous le pressoir, dans l'attente d'un trépas toujours différé. Le coeur flanchait puis repartait, provoquant des sensations d'étouffement. Elle avait, disait-elle, « la poitrine pleine d'eau ». L'enflure du corps, les douleurs rhumatismales dans une jambe et aux talons, lui rendaient intolérable le séjour au lit ; sa faiblesse interdisait de l'en sortir. A cela s'ajoutait l'anxiété de l'âme, soumise à un étrange travail qui lui arrachait des cris plaintifs : « C'est indéfinissable, inexprimable !... Que c'est dur !... que c'est long !... que c'est cruel !... » Puis, tout aussitôt : « Jésus, j'ai été éprise de lui... Je veux l'aimer avec passion. » Alors qu'on lui humectait la bouche avec de la glace : « J'ai soif des eaux de la vie éternelle », soupirait-elle, comme se parlant à elle-même.

Quand on la louait de son courage ou qu'on faisait allusion à sa mort d'amour, elle rectifiait sur le champ, citant un texte du prophète Isaïe : « Toutes nos oeuvres, Seigneur, c'est vous qui les avez faites pour nous. » Le 27 janvier, on l'entend murmurer : « Un petit agneau sur le bûcher ! Oh ! pitié, mon Jésus ! En moi, je sens des évolutions qui ne sont pas naturelles et qu'on ne peut pas expliquer. C'est comme des effluves de feu et des effluves de glace. » — « Et vous ne vous sentez pas aidée par le Ciel? », insinue-t-on à ses côtés. — « Oh ! non ! pas du tout. Je n'ai que vous, mes chéries, qui me soulagiez. Autrement, tout est caché. » Elle s'inquiète de celles qui la soignent, de leur fatigue, de leurs repas, de leur repos. « Elles n'y tiendront pas ! »

En dehors de certains moments de prostration, elle n'a pas perdu sa vitalité d'esprit. Elle a encore des mots à l'emporte-pièce, des propos pleins d'originalité, qui font sourire les docteurs, autant qu'ils les étonnent et les édifient : « II est écrit dans l'Evangile que Notre-Seigneur inclina la tête et expira. Moi aussi, j'essaye d'incliner la tête, mais, hélas ! la mort ne vient pas . » Quand on lui prend le pouls, elle interroge :

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« Comment va-t-il, mon vieux coeur ? » En demandant un peu d'eau à ce qu'elle nomme son « Etat-Major », elle chante le refrain populaire : « Les amis ne sont pas si fous que de s'en aller sans boire un coup ! » « jamais, observe-t-on, on n'a vu mourant si amusant !» — « Ni si souffrant », se hâte-t-elle d'ajouter.

A certaines heures, les tourments qui la quittent rarement, atteignent au paroxysme. Accablée, mais non découragée, elle se tourne vers le Ciel : « Quelle détresse ! Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'avez-vous abandonnée ? je ne meurs pas dans les transports. Je souffre en moi-même une détresse... du corps et de l'âme. Mon Dieu ! Ayez pitié de moi. » Puis encore : « Je sens des symptômes de mort et des assauts de vie. » On en vient autour d'elle à souhaiter l'issue fatale. Elle-même supplie qu'on ne fasse rien pour prolonger ses jours. « Je ne peux pas être plus préparée, et tout est tellement dans la paix ! » Sa confiance demeure inaltérée : « 0 mon Dieu, tu connais ma folie, et mes fautes ne te sont pas cachées, mais tu me pardonneras tout... tout... tout... »

Le 30 janvier, elle croit mourir, mais, une fois de plus, la vie ne veut plus la quitter. « Je sens des frissons partout, les uns bouillants comme du feu, et les autres glacés. Je suis sur un gril rouge comme saint Laurent. J'ai les jambes comme mortes... le sang ne circule plus, j'endure un vrai martyre. » Puis, regardant avec attendrissement celles qui la veillent : « Et vous y passez avec moi !... Mon Dieu, ayez pitié de mes petites infirmières !» — « En voilà une agonie qui peut compter, soupire-t-elle le 3 février. Mais je ne voudrais pas moins souffrir... » A plusieurs reprises, elle répète : « Quand est-ce que je vais rendre l'âme ?... C'est une flagellation. »

Le désir de voir Jésus montait en elle, à la façon d'une flamme qui consume tout. Etait-ce la suprême purification, comme une image du Purgatoire ? Ou plutôt la consommation d'un désir véhément de racheter les pécheurs et de coopérer à la mission de Thérèse ? Dans cette résistance insolite de l'organisme à toutes les forces de destruction, dans cette ferveur de charité que déceptions et nuit de la foi ne parve­naient pas à entamer, les témoins pressentaient obscurément l'action d'une puissance surnaturelle. Une missive datée du 3 février traduit cette impression unanime. Elle émane de la Mère Prieure du Carmel.

« Comme Soeur Geneviève me disait : « Dans quel fond je suis ! », je répondis : « Réduite à rien et dans la suprême humiliation. » — « Oh ! oui, c'est cela exactement. — Mais saint Jean de la Croix précise que c'est alors que l'âme atteint l'état le plus élevé auquel elle puisse parvenir en cette vie. — Oui, mais je ne le sens pas ! »

La lettre continue : « Quelle identification au Jésus du Calvaire ! C'est la chose la plus profondément émouvante et éclairante que j'ai expérimentée en religion. Quelle gloire l'attend ! »

Le 5 février marquait le soixante-quatrième anniversaire de la Prise d'Habit de Soeur Geneviève. Les vomissements ayant momentanément cessé, elle put communier. Elle fit un accueil charmant à la Communauté, venue la saluer « sur son bûcher ». Les paupières alourdies de fatigue, elle s'excusait plai­samment, en citant les deux vers qu'elle-même et Thérèse avaient jadis affichés dans la chambre de Léonie, très portée à la somnolence :

Mes yeux se ferment à la lumière du jour Quand, après mon dîner, je ne fais pas un tour.

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Bien que les deux poumons fussent congestionnés et que le coeur demeurât extrêmement déficient et capricieux, il semblait que le mal fût en légère régression. L'étau s'était quelque peu relâché. On lui parla des télégrammes reçus, des amis en émoi, des nouvelles demandées de partout. Elle eut un sourire rnalin. « C'est vous dire combien ma mort sera saluée avec actions de grâces ! Mais c'est encore moi qui la saluerai le plus bas !» Comme on s'interrogeait sur l'avenir : « Oh ! laissons, protesta-t-elle, on a avancé tant de dates, et ça finit en queue de poisson... C'est comme la montagne qui enfante une souris. » Elle songeait avec mélancolie à l'occasion manquée : « Oh ! comment se fait-il, dans une vie si précaire, et à quatre-vingt-dix ans, qu'on ne puisse la lâcher ? »

Le 10 février, se trouvant un peu moins fatiguée, elle revint d'elle-même sur les jours tragiques qu'elle avait vécus : « Je souffre encore mais ce n'est pas pareil. Vous ne pouvez pas savoir. Je crois que le démon a eu sur moi une certaine permission pour me tourmenter. Je ne pouvais pas comprendre que vous n'entendiez pas les coups sombres, mais très forts qu'il me donnait... Heureusement, il ne peut rien du tout, car le Seigneur combat pour moi. » Le 11, elle fit cette réflexion humble et résignée : « Quand est-ce que le bon Dieu, dans sa grande bonté, jugera que j'ai assez souffert ? »

Le 13 février, la Mère Prieure lui lut la lettre d'une âme consacrée qui, en péril de vocation, se réjouissait d'apprendre que la soeur de sainte Thérèse pensait à elle. « Est-ce qu'elle ne me méprise pas ? », interrogeait-elle. La malade leva les bras et répéta plusieurs fois : « La mépriser ! Mais je l'aime, oui, je l'aime, et je prierai pour elle toujours ; dites-le lui. »

L'amélioration amorcée le 5 février s'accentuait de jour en jour. La congestion aux poumons avait presque disparu, l'urémie également. Les traits n'étaient plus tirés. La malade avait recouvré sa voix normale. Bien qu'elle ne pût supporter qu'un peu de liquide, ses forces semblaient revenir. Elle restait toutefois aux prises avec toutes sortes de misères, notamment un rhumatisme aigu qui lui sciait les pieds. Elle connaissait encore des heures d'atroce supplice. « Oh ! dites-moi, demandait-elle le 17 février, est-ce aujourd'hui que mon Soleil ne se couchera plus ?... 0 heureux matin où l'on dira : Soeur Geneviève est morte ! »

Le lendemain, comme elle en exprimait le désir avec instance, le docteur essaya de l'asseoir dans son fauteuil. Elle s'y prêta vaillamment, mais dut bien constater que ses jambes ne la portaient guère. Quand elle eut regagné le lit, elle s'estima heureuse d'avoir par elle-même, comme saint Thomas, fait l'expérience de ce dont elle était capable. Ce même jour, elle dit d'un ton enjoué : « Puisqu'ils ne veulent pas de moi là-haut, eh bien ! je vais manger. » Et elle détailla le menu, tout en ayant soin d'ajouter : « en attendant que le bon Dieu, dans sa grande bonté, trouve qu'il est temps de venir me chercher. » C'était le dernier mot de l'abandon. Après tant de désirs fiévreux, elle accédait à la sainte indifférence, qui s'en remet tota­lement au plan divin. Sans doute le Maître n'attendait-il, pour venir la prendre, que ce suprême témoignage d'amour.

Plus que jamais elle se laissait faire, acceptant les servitudes et le rythme affligeant de la vie de malade. Comme on la calait dans le lit avec des oreillers, elle s'écria : « Suis-je emprisonnée !... avec quatre, cinq et six points d'exclamation !... Enfin, il faut que je me raisonne. » Et ce même jour : « Après tout, à quoi me servirait-il de sortir d'ici ? C'est là que Dieu me veut. »

Le 22, elle se confie à sa fidèle infirmière : « je ne fais que penser à tout ce qui m'est arrivé dans cette maladie. Je vous assure qu'elle a été bien mystérieuse. Vous souvenez-vous quand vous me disiez : « Ma petite Céline, peut-être que le bon Dieu viendra vous chercher ce soir ! » En vous écoutant, je me disais : Mais voyons, est-ce que je suis Céline ? Est-ce que j'ai existé ? Est-ce que j'ai eu une personnalité ? Si vous

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saviez comme j'étais enfermée loin de tout ! Vous ne pouvez pas vous en faire une idée. Oh ! que c'était étrange ! et quelles souffrances ! On ne peut se l'imaginer. Cela me fait songer à une histoire que nous lisions, Thérèse et moi quand nous étions petites. » Et elle entreprit de refaire ce récit, mais sa verve s'essouflait vite. Le 23, la Communauté fut frappée de l'épuisement qui se marquait sur son visage. Le 24 était l'anni­versaire de sa Profession. Monsieur l'Aumônier lui apporta la Communion. Comme il lui avait présenté ses voeux par lettre, elle le remercia d'un sourire. Elle ne cessait d'admirer deux belles gerbes de fleurs, providentiellement offertes au Tour, la veille de ce jour. Dans la matinée même, survint une crise d'étouf-fement, accompagnée d'une baisse de tension des plus inquiétantes. Le médecin jugea le danger imminent. Malgré sa faiblesse et sa prostration, la mourante conserva entièrement sa lucidité. Dans l'après-midi, elle fit approcher la Soeur qui la soignait pour lui dire : « Je crois tout de même que, cette fois, c'est le bon coup. Oh ! quel bonheur ! » Comme on s'apprêtait à lui faire une piqûre, elle fit remarquer doucement : « Pourquoi ne pas laisser la lampe s'éteindre peu à peu, puisque je ne souffre pas et que tout est dans la paix ? »

Veillée continuellement par ses Soeurs en prière, elle passa la nuit dans le calme, heureuse de la délivrance annoncée. A l'aube, elle s'agita quelque peu, mais sans souffrir. « C'est bien pour aujourd'hui », lui dit la Mère Prieure. — « Aujourd'hui ! » répéta-t-elle, comme savourant sa joie. — « Oui, vous luttez, c'est un dur combat ! Mais vous aurez la victoire, car Jésus est avec vous. » Sur un ton de triomphe, le regard voilé, mais extrêmement lucide, Soeur Geneviève reprit : « Jésus ! ». Ce fut sa dernière parole. Elle exprimait la tendresse de toute sa vie.

Une légère sueur perlait à son front. Le visage, néanmoins, restait pacifié, presque épanoui. Vers 9 h., la Communauté récita l'Acte d'Offrande à l'Amour Miséricordieux. La malade manifesta par des signes qu'elle s'y unissait. Comme le médecin arrivait, l'ensemble des religieuses se retira. C'est alors que, s'immo-bilisant soudain, redressée sur ses oreillers, Soeur Geneviève ouvrit tout grands ses yeux pleins de lumière et les fixa en haut, dans une attitude de suave allégresse. Le docteur, impressionné, s'agenouilla, puis s'effaça comprenant que c'était la fin. La Communauté revint aussitôt et put contempler ce spectacle qui dura de huit à dix minutes. Il y avait chez l'agonisante une sorte de majesté, une tranquillité souveraine, où se lisait la certitude de l'accueil plein de tendresse que lui ferait son Père. Le maintien resta ferme, la tête demeura droite, jusque dans la mort. Seuls le souffle qui s'éteignit imperceptiblement, et une légère contraction de la gorge, marquèrent le trépas. C'était le mercredi 25 février 1959, à 9 h. 25 du matin. Soeur Geneviève de la Sainte Face avait quatre-vingt-neuf ans et dix mois.

Le décès à peine connu, le glas des cloches de la Basilique fit écho à celui du Carmel, mais quelque chose de triomphal émergeait au sein des regrets. La radio annonça la nouvelle et, de partout, affluèrent les télégrammes de condoléances. Celui du Pape Jean XXIII, qui avait jadis présidé le Jubilé de la défunte, était empreint d'une émouvante tendresse paternelle.

Le corps fut exposé jusqu'au 27 au soir, dans le Choeur intérieur où les moniales disent l'Office. Ce fut, pendant les trois jours, un défilé incessant de fidèles, venus parfois de très loin, même de l'étranger. On ne se lassait pas de contempler derrière les grilles ce visage que Thérèse avait tant aimé, et qui portait, avec la marque de la croix, une auguste sérénité. « Cela nous vaut une retraite », observaient certains assistants.

Les funérailles eurent lieu le samedi 28 février. Elles furent honorées de la présence de quatre Evêques : ceux de Bayeux et d'Evreux, l'Auxiliaire de Sées et Mgr Fallaize. Après la messe, Son Exe. Mgr Jacquemin, Ordinaire du lieu, monta en chaire pour souligner les liens exceptionnels d'intimité qui avaient uni Soeur Geneviève à sa glorieuse petite Soeur. Il insista surtout sur l'ultime leçon de cette vie et de cette mort : l'efficacité souveraine de la Voie d'Enfance Spirituelle pour porter l'âme aux sommets de l'union et féconder son apostolat.

Le clergé, venu très nombreux, pénétra alors dans la clôture et se rangea dans le Choeur, devant les religieuses. Les trois absoutes furent chantées a capella par les Pères Carmes. La première fut donnée par le T.R.P. Paul Philippe, Commissaire Général du Saint-Office, qui était à la fois le représentant du Saint-Siège et le délégué personnel de Son Eminence le Cardinal Ottaviani ; la seconde revint au Très Révérend Père Général des Carmes Déchaussés ; la troisième à S.E. Mgr Jacquemin.

Les Pères Carmes, vêtus de leur manteau blanc, prirent ensuite le cercueil et le portèrent à l'entrée du caveau, sous la chapelle de la Châsse, là où reposaient déjà, à l'ombre de Thérèse, Mère Agnès de Jésus et Soeur Marie du Sacré-Coeur. Un verset de psaume, gravé dans la pierre, protège leur dernier sommeil. Soeur Geneviève elle-même l'avait choisi, car il traduit son rêve de toujours, enfin réalisé : « Vous les avez cachées, Seigneur, dans le secret de votre Face. »

Nihil Obstat Lutetiae Parisiorum die 9 februarii 1961

fr. Paulus Bonnel, o. f. m. censor deputatus

Imprimi potest

Lutetiae Parisiorum, die 10 februarii 1961

fr. Joannes-Franciscus Motte, o. f. m. minister provincialis

Imprimatur Bajocis, die 28 aprilis 1961

Andréas Jacquemin Episcopus Bajocensis et Lexoviensis

Tous droits de reproduction et de traduction réservés pour tous pays. © 1961 by Carmel de Lisieux