Carmel

Circulaire de Soeur Fébronie de la Sainte Enfance

Julie-Marie Malville   1820-1892

Paix et très humble salut en Notre‑Seigneur Jésus‑Christ, dont la volonté toujours adorable a enlevé à notre religieuse affection, au rnoment où nous venions de célébrer nos joyeuses fêtes de la Crèche, Notre chère Mère Sous‑Prieure; soeur Fébronie de la Sainte Enfance, àgée de 72 ans 2 mois, et de religion 49 ans 6 mois.

Cette bien‑aimée Soeur, ma Mère, était née à Paris, de parents très chrétiens.

Orpheline à l'âge de 2 ans, son excellent père resté veuf avec deux enfants dont l'une n'avait que quelques jours, confia ces deux petites plantes délicates Julie et Pauline, à une amie. de leur vertueuse mère enlevée si jeune à l'affection de son mari, et à la tendresse des deux Anges !... Elles reçurent sous ce toit ami les soins les plus maternels. Cependant au bout de quelques mois, le Père de notre petite Julie sentit le besoin de donner à ses pauvres enfants une seconde mère, qui mérita vraiment ce nom par la bonté et la délicatesse de son coeur.

La nouvelle famille vint habiter Rouen. Julie et Pauline furent alors confiées à des âmes religieuses et elles grandirent en âge, en sagesse et en science. Notre chère et bien‑aimée Soeur surtout, aimait l'étude et s'y appliquait au point de préférer ses livres au jeu, ordinairement si attrayant pour toute pensionnaire. La lecture devint même une passion chez elle ; mais Dieu ne permit jamais qu.'un seul mauvais livre tombât entre ses mains.

La divine Providence, ma bien digne Mère, qui veille toujours amoureusement sur ses enfants, inspira bientôt au chef de la famille de quitter Rouen et de venir habiter Lisieux. Une des premières préoccupations de la jeune fille fut de choisir un Directeur. Dieu dont les desseins sont admirables, dirigea ses pas vers Monsieur 1'abbé Sauvage qui venait de fonder notre cher petit Carmel, il y avait à peine 5 ans. Ce sage et éclairé Père spirituel fut peu de temps à reconnaître dans sa jeune pénitente une vocation religieuse qu'il éprouva pendant plusieurs mois, cherchant à la détourner de son désir d'embrasser une règle austère ; mais la chère enfant persévérant dans ses attraits, Monsieur Sauvage céda à ses instances. Prévenant alors son respectable père, elle entra dans I'Arche bénie, très peu de jours après la mort de Notre Révérende Mère Elisabeth, de sainte mémoire, et fut reçue par notre tant regrettée et aimée Mère Geneviève de Sainte Thérèse.

Notre bien chère Soeur Fébronie, ma Révérende Mère, parut dès son entrée un modèle de régularité, de silence et de piété ; c'était une âme véritablement intérieure, aimant la vie solitaire et cachée en Dieu. Nos bonnes anciennes. Mères reconnaissant en la jeune religieuse un sujet rempli des qualités qui font la joie et l'espoir d'une Communauté, la reçurent avec bonheur à la grâce de la prise d'habit et de la Sainte Profession aux temps ordinaires.

Notre bonne Soeur, après s'être liée à Jésus, remplit successivement les emplois d'infirmière, de lingère et de robière, avec une grande charité, une adresse remarquable et un dévouement sans bornes.

Sa profonde connaissance des rubriques nous la rendit bien précieuse dans la charge de Sous-Prieure qu'elle remplit 14 ans à plusieurs reprises. C'est là surtout, Révérende Mère, qu'elle fit le bonheur et la joie de ses Mères Prieures, leur demeurant toujours unie dans les mêmes vues et les mêmes sentiments.

Mais nous n'avons pas été seules à pouvoir apprécier l'esprit profondément religieux de notre bien chère Soeur .Bien des fois dans la correspondance, nous avons pu voir l'édification qu' elle a laissée, dans un de nos chères carmels, intimement uni au nôtre, où dans une circonstance particulière elle avait passé p1usieurs mois, apprenant son départ si prompt, il y a quelques semaines, nous reçûmes, de la Révérende Mère Prieure, une nouvelle preuve du bon souvenir que l'on conserve d'elle dans cette bien‑aimée Communauté.

Que nous étions loin de nous attendre, Ma Révérende‑Mère, au désastre que nous venons de subir. Cette terrible épidémie qui fait tant de ravages partout, venait de nous enlever Notre Vénérée Doyenne, 12 de nos bien chères filles étaient déjà atteintes, lorsque Notre Bonne Mère Sous-Prieure fut prise elle aussi le 31 Décembre, en revenant de conduire à la.porte conventuelle notre excellent Docteur, dont l'infatigable dévouement nous laisse une dette de gratitude que vous voudrez bien n'est‑ce pas, Ma Révérende Mère, nous aider à acquitter ?

Les soins les plus intelligents furent aussitôt donnés à notre si Chère Mère, mais ils ne purent conjurer le mal. Retenue nous-même à l'infirmerie depuis plusieurs jours et condamnée disait‑on à quitter l'exil, nous la remîmes entre les mains de notre dëvouée infirmière... Hélas le revoir de nos âmes ne sera maintenant qu' au ciel.

Cette bien‑aimée Mère s'endormit doucement dans la Paix du Seigneur, le 4 Janvier à 8 heures, après avoir reçu la bénédiction paternelle de Notre Vénéré Père Supérieur, atterré des vides successifs qui se faisaient dans son petit carmel, et l'Extrême Onction des mains de Notre Digne Aumônier, qui n'a cessé pendant ces jours d'épreuves comme en toute occasion de nous donner des marques touchantes de son dévouement sans limites.                                                         

Qu'il nous soit permis, ma bien digne Mère de vous dire seulement un mot de notre douleur ; en 6 jours, nous avons vu partir les trois plus anciennes de notre Communauté sans avoir eu la consolation de leur prodiguer nos soins, de les assister, de leur donner le dernier baiser maternel.. Quel déchirement pour le coeur! Nous entendions l'écho du désir de nos filles, nous appelant à leur chevet pour les consoler et fortifier au moment suprême du départ... Mais, hélas ! il nous fallait rester loin d'elles.... Notre bonne Mère. Sous‑Prieure acceptant héroïquement l'épreuve s'écria dans son agonie : « Encore un Sacrifice de plus!... O mon Jésus je vous l'offre.... »

Nous ne doutons pas, ma Révérende Mère que le Coeur Adorable du Bon Maître n'ait eu pour agréable le double sacrifice des filles et de la Mère.... Ah puisse‑t‑il avoir ouvert le Ciel de suite, à ces âmes bien‑aimées.

Cependant comme il faut être si pur pour paraître devant Dieu, nous vous prions, Ma Révérende Mère de bien vouloir ajouter aux suffrages déjà demandés, une communion de votre fervente Communauté, l'indulgence du Via Crucis, des 6 Pater et ce que votre charité vous suggérera.

Notre bien-aimée Mère Sous Prieure et ses deux chères compagnes vous en seront très reconnaissantes ainsi que nous, qui avons la grâce de nous dire en l'amour de Jésus‑crucifié; Ma Révérende et très Honorée Mère.

Votre très humble Soeur et servante.

St MARIE DE GONZAGUE,

R. C. ind.

De notre Monastère du Sacré-Coeur de Jésus et de l'Immaculée Conception

des Carmélites de Lisieux, le 6 Janvier 1892

PS. Nous prions nos bonnes Mères et Soeurs de recevoir l'expression de notre profonde reconnaissance pour toutes les marques de sympathie reçues en ces jours de si douloureuses épreuves. C'est une grande consolation pour des coeurs brisés, de se sentir membres de la grande famille du Carmel à laquelle Notre Mère Sainte Thérèse a légué sa charité si tendre et si compatissante.

On nous réclame de toute part la circulaire de Notre Vénérée Mère Geneviève ; les tristes jours que nous venons de passer nous ont empêchée de nous en occuper, mais nous espérons bientôt répondre aux désirs si fraternellement exprimés.