Carmel

9 novembre 1888 – Alger

Ma révérende et très honorée Mère,

Paix et très humble salut en Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui vient d'affliger très sensiblement nos coeurs en appelant à Lui notre chère Soeurt Marie-Madeleine du Sauveur, professe du voile blanc, âgée de 50 ans, et de religion 27 ans.          
Elle naquit à Herrère, près Oloron-Sainte-Marie, dans le diocèse de Bayonne, de parents pieux. Sa jeunesse se passa sous le toit paternel, dans la pratique des vertus chrétiennes. Se croyant appelée à la vie religieuse, elle vint, à l'âge de 22 ans, se présenter à nos bien-aimées Mères d'Oloron, qui, avec leur habitude des âmes et du discernement des esprits, reconnurent bientôt en elle la vocation religieuse. Peu de temps après, elle fut reçue au Carmel ; sa joie fût au comble.
Dès ce moment, elle s'appliqua à la pratique des vertus religieuses, et sut toujours apprécier la grâce de sa sainte vocation, et conserver une profonde vénération et un vrai amour filial pour les chères Mères et Soeurs qui l'avaient accueillie. D'une soumission parfaite envers ses Mères Prieures, elle montrait à chaque instant l'esprit de foi qui l'animait. Sa vie s'écoulait ainsi calme et tranquille, si ce n'était de temps à autre un petit nuage qui passait sur cette âme craintive et parfois un peu trop sensible ; mais un mot de sa Mère Prieure ramenait aussitôt la paix.
Quelques années après sa profession, en 1872, nos chères Mères d'Oloron firent la fondation du Carmel d'Alger. Elle fut du nombre des élues. Sacrifiant tout avec générosité, Dieu seul connaît l'étendue du don qu'elle lui fit. Il faut y avoir passé, ma Révérende Mère, pour le comprendre. A Alger comme à Oloron, elle nous édifia beaucoup par l'exem ple de ses vertus. Elle se dépensa gaiement dans cette fondation ; d'un tempérament très fort, elle se dévoua de tout coeur pour sa chère Communauté.
Courageuse dans tout ce qui était pénible, elle ne s'épargnait en rien dans tous les labeurs des Soeurs du voile blanc. C'est surtout à la cuisine, où elle est restée seule pendant plusieurs années, que nous avons pu admirer sa grande charité. Prévenant tous nos besoins, elle était heureuse de se dépenser pour soulager ses Soeurs.  C'était une vraie mère pour les malades. Après leur avoir prodigué ses soins pendant le jour, elle passait les nuits près d'elles. Nous pouvions toujours compter dans ces circonstances sur notre bonne Soeur Marie-Madeleine.
Son attrait dominant était l'amour de Notre-Seigneur dans le sacrement adorable de l'Eucharistie. Malgré ses nombreuses occupations, elle savait trouver de longues heures les dimanches et les fêtes pour les passer près de Jésus-Hostie. Aussi le divin Maître a voulu récompenser sa fidèle épouse en l'appelant à Lui un jeudi, jour où nous faisions dans notre saint Ordre l'office de la commémoraison du très saint Sacrement. Elle eut aussi le.bonheur de recevoir plusieurs fois le saint Viatique.     
La prière et l'oraison étaient sa vie. Il était touchant devoir notre chère infirme, durant le temps de sa longue et pénible maladie, se traîner difficilement au choeur, afin d'avoir la consolation d'entendre la sainte Messe, et d'assister à tous nos exercices. Tous les soirs après Complies, ne pouvant se mettre à genoux, elle faisait son chemin de croix debout, et souvent les bras en croix.
Le salut des âmes était sa seule préoccupation. Que de prières, de mortifications et de pénitences n'a-t-elle pas faites dans ce but! Elle prolongeait ses veilles afin de réparer autant qu'elle le pouvait les offenses faites à Notre-Seigneur.      
II y a huit ans que parurent les premiers symptômes de la maladie qui devait nous l'enlever. Nous n'entrerons pas, ma Révérende Mère, dans le détail des cruelles souffrances qu'elle supporta avec résignation. Il plut au divin Maître de lui faire boire le calice jusqu'à la lie, en la faisant passer par le creuset des souffrances physiques les plus pénibles. Notre bon Médecin s'est plus d'une fois étonné qu'elle ait pu vivre si longtemps avec une telle maladie. Nous profitons de cette circonstance, ma Révérende Mère, pour le recommander, ainsi que son honorable famille, à vos saintes prières. Depuis plusieurs années, il nous prodigue avec un entier désintéressement les soins les plus intelligents et les plus dévoués.
Au mois de mai dernier; notre chère Soeur était très mal : nous avions cru prudent de la faire administrer ; mais Notre-Seigneur lui réservait d'autres douleurs qui furent excessives. Ses jambes n'étaient qu'une plaie. La violence du mal lui arrachait des gémissements presque continuels; les nuits étaient particulièrement mauvaises; elle ne pouvait se coucher ni changer de position, Pendant les cinq derniers mois, elle était toujours assise. Cependant notre chère malade; eut un moment de mieux. Pouvant à peine marcher, aidée par trois de nos Soeurs, elle fît tous ses efforts pour se rendre quelquefois au Choeur, afin d'assister au Saint-Sacrifice de la Messe et faire la Sainte Communion, dont elle sentait vivement la privation. Ces petites sorties lui permirent de recevoir une deuxième fois (quatre jours avant sa mort) les derniers Sacrements. M. l'abbé Thévin, chanoine honoraire, curé de notre Paroisse, très dévoué pour notre pauvre Carmel, lui apporta les dernières consolations. C'était pour elle et pour nous un sensible plaisir de l'entendre parler du Ciel. Il l'excitait, par de pieuses paroles, à offrir à Jésus toutes ses souffrances. Il récita avec nous les sept psaumes de la pénitence, ainsi que toutes les prières du manuel, les traduisant en français.
Le soir du 24 octobre, notre chère Soeur put encore se confesser. Elle souffrait horriblement de la tête. Quelques instants après, ses douleurs se calmèrent, elle s'endormit.
Vers les 2 heures, elle nous dit : « Je n'en ai pas pour longtemps». Nous fîmes appeler la Communauté, mais nous ne pensions pas qu'elle était si près de sa fin. Je lui dis: «N'est-ce pas, ma Soeur Marie-Madeleine, que vous ne désirez pas mourir pour ne plus souffrir, mais pour aller voir le bon Dieu ! et que s'il Lui plaît de vous laisser encore sur la terre, vous acceptez tout par amour pour Lui». « Oui, ma Mère, me répondit-elle, mais permettez-moi d'aller voir le bon Dieu ! »
Elle fit de grand coeur le sacrifice de sa vie. Elle garda son entière connaissance jusqu'au dernier moment, et reconnut toutes nos Soeurs qui entouraient son lit. A 2 heures 1/2 et quelques minutes, elle embrassa le Crucifix avec amour, puis pencha sa tête adroite et rendit son âme à Dieu.  A peine avons-nous saisi son dernier soupir. La pâleur de la mort se répandit sur ses traits, c'est ce qui nous fit comprendre que notre regrettée Soeur avait quitté la terre pour un monde meilleur.
Un air de béatitude et un doux, sourire répandus sur sa physionomie nous donnaient l'heureuse conviction qu'elle avait reçu un accueil favorable du Souverain Juge.                                                    

Les funérailles de notre chère Soeur ont été présidées par Monseigneur Dusserre, Archevêque de Damas, Coadjuteur de Son Éminence le Cardinal Lavigerie. Sa Grandeur nous fit l'honneur d'assister à la messe de Requiem, qui fut célébrée par Monsieur l'Abbé Nicolet, Chanoine et Curé de la Cathédrale d'Alger, qui est aussi notre bon Père confesseur ordinaire depuis treize ans. Il avait son chantre et les enfants de sa Maîtrise en costume de choeur. Après la sainte messe Sa Grandeur, suivie d'un nombreux clergé séculier et régulier, entra dans notre pauvre choeur, et fit les trois absoutes.
Veuillez, ma Révérende Mère, nous aider par vos ferventes prières à acquitter notre dette de reconnaissance, en attirant les grâces du Seigneur sur nos Vénérés Supérieurs, le clergé et les bonnes religieuses qui ont témoigné par leur présence la part qu'ils prenaient à notre vive affliction.
Nous n'avons pas, ma Révérende Mère, la consolation de garder nos chères défuntes. C'était pour nous un nouveau déchirement de coeur de ne pouvoir conserver au milieu de nous la dépouille mortelle de notre chère Soeur.                            
Nous aimons à voir, dans la mort si douce et si consolante de notre bonne Soeur Marie-Madeleine, la récompense de sa vie de dévouement et de fidélité. Pourtant, comme il faut être si pur pour contempler sans voile le Dieu trois fois saint, nous vous prions, ma Révérende Mère, de lui faire rendre au plus tôt les suffrages de notre Saint Ordre. Par grâce, une communion de votre fervente Communauté, l'indulgence du via crucis, un Magnificat en actions de grâces de sa vocation au Carmel, qu'elle aimait tant, et une visite au très Saint Sacrement, seul objet de son amour et de sa tendre dévotion, elle vous en sera très reconnaissante ainsi que nous, qui avons la grâce de nous dire, dans l'amour de Notre Seigneur,                                          
Ma Révérende et très honorée Mère, Votre très humble servante,
SŒUR MARIE MATHILDE

De notre monastère de Notre-Dame du Sacré-Coeur des Carmélites d'Alger, faubourg Bab-el-Oued.
Le 9 novembre 1888.

Alger. — Typographie Adolphe Jourdan.

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