Carmel

9 Février 1897 – Chartres

 

MA RÉVÉRENDE ET TRÈS HONORÉE MÈRE

Paix et très humble salut en Notre-Seigneur.

Nous étions, le Samedi 9 Janvier, au second jour de notre retraite générale, et le R. P. Prédicateur allait nous prêcher sur la mort, quand le Divin Maître jugea à propos de nous faire entendre une prédication plus saisissante, celle de la mort elle-même. Presqu'au même moment, en effet, notre chère Soeur Marie- Joseph de Jésus quittait cette terre d'exil et portait sa vie au tribunal du Souverain Juge. Elle comptait 63 années d'âge et elle en avait passé 43 dans notre monastère, dont elle était professe.

C'est une vie bien simple, bien uniforme et cependant bien belle et bien remplie que celle que j'ai à vous retracer, ma Révérende Mère. Il y a, du reste, quelque chose de plus méritoire que les actions éclatantes, mais de peu de durée, c'est une longue vie passée dans une constante et parfaite fidélité aux devoirs ordinaires. Notre chère Soeur eut ce rare mérite.

Elle était née à Sours, gros village des environs de Chartres et avait eu l'avantage inappréciable, dès ses plus tendres années, d'être instruite et dirigée par un très saint prêtre qui la prépara soigneusement à sa première communion. Elle aimait à dire que c'était dans les joies saintes de ce grand jour que s'était fait entendre à son âme le premier appel de l'Époux divin. En tout cas, un germe si précieux ne fut pas perdu ; il se développa dans son jeune coeur avec les habitudes d'une solide piété. Elle devint bientôt le modèle des jeunes filles de son âge et faisait l'édification de toute la paroisse. On la plaisantait bien quelquefois sur sa dévotion, mais elle ne s'en émouvait guère et elle racontait que, la voyant revenir un jour de la messe, un voisin lui dit : « Vous serez bien attrapée s'il n'y a rien de l'autre côté après la mort. » — « Et s'il y a quelque chose, reprit-elle vivement, vous le serez encore bien plus que moi. »

A dix-neuf ans, elle crut devoir s'ouvrir enfin à sa mère du grand secret qu'elle avait gardé jusque-là pour Dieu seul et son saint Directeur. Elle lui demanda de suivre sa vocation. Mais quelle ne fut pas sa peine et sa douleur en s'entendant

opposer un refus formel. Elle était fille unique. « Si tu avais une soeur, lui dit sa mère, nous pourrions peut-être nous séparer de toi, mais tu es notre unique enfant, tu dois rester avec nous. » Cette réponse ne découragea point la pieuse enfant. Elle savait que la prière obtient tout : elle se mit donc à prier avec toute sa foi. Un an plus tard, une soeur lui naissait et elle devenait ainsi libre de réaliser son plus cher désir en entrant au Carmel.

Elle venait à nous avec sa ténacité beauceronne, avec cette énergie de volonté qui était le fond de son caractère, et qui devait, soutenue et augmentée encore par la grâce, la conduire promptement à la perfection de la vie religieuse. Ma soeur Marie-Joseph embrassa résolument ses nouveaux devoirs, faisant plier sa forte nature à tout ce qu'il y a de plus pénible et de plus ardu dans la sainte carrière de renoncement où elle s'était sentie appelée. Elle s'appliqua surtout avec un soin extrême à suivre les moindres prescriptions de la règle, de telle sorte qu'elle devint et resta toujours parmi nous comme une règle vivante.

Un trait, qui se rapporte à cette époque de sa vie, montre bien aussi quelle était l'innocence de son âme. Un jour qu'elle s'était présentée au tribunal de la pénitence pour faire sa confession générale, le prêtre, après l'avoir entendue, lui dit : « Mais je croyais que vous deviez faire votre confession générale ? » — « Oui, mon père, et c'est fait, j'ai tout dit » ; — et comme le confesseur paraissait très étonné, la pauvre novice ajouta toute confuse : « Je ne savais pas qu'une confession générale se fit autrement que celle de chaque semaine, je pensais qu'il n'y avait de différence que pour le nombre des péchés à accuser. »

On no peut se donner au bon Dieu, ma Révérende More, plus droitement et plus totalement qu'elle ne le fit au jour de sa profession. Dès cet instant, la terre, les créatures, le monde, ne furent plus rien pour elle ; Jésus-Christ fut toute sa vie, comme il était aussi toute sa science. Ame simple et naïve, elle n'avait reçu qu'une culture intellectuelle très ordinaire, mais elle pouvait dire, comme l'apôtre Saint Paul, qu'elle savait Jésus-Christ; et Jésus-Christ crucifié, c'est la science des saints, et elle n'en désirait pas d'autre.

Nous la vîmes toujours porter dans tous ses emplois un grand esprit de foi et une parfaite pureté d'intention, ne cherchant, en tout, que Dieu seul et sa très sainte volonté. Elle pratiquait très exactement la pauvreté, dont elle avait une profonde estime. Sa prière, même en travaillant, était continuelle, ses lèvres remuaient toujours, et c'est par milliers qu'elle récitait les Ave Maria pour obtenir les grâces qu'elle désirait ou qu'on lui demandait. Nos soeurs venaient-elles recommander à son zèle une nouvelle intention, sa ferveur reprenait un élan nouveau, et, parce qu'elle avait un coeur très compatissant et très charitable, elle entrait dans leurs peines et épreuves de famille, et combien elle en parlait alors à Notre-Seigneur et à sa chère Mère du Ciel !

Je vous ai dit précédemment un mot, ma Révérende Mère, de sa régularité qui fut si édifiante et ne cessa qu'avec sa vie. Elle se montra constamment des plus ponctuelles à tous nos saints exercices, malgré les cruelles infirmités dont il plût à Notre-Seigneur de l'affliger assez jeune encore.

Vers l'âge de 40 ans, elle fut atteinte de rhumatismes qui la travaillèrent si violemment que ses membres restèrent, pour le reste de ses jours, tout déformés. On ne peut imaginer plus douloureux martyre que celui qu'eut à souffrir notre pauvre soeur Marie-Joseph. Elle, cependant, avec un courage héroïque, continuait d'être fidèle aux exercices de la règle, ayant horreur de toute dérogation à la vie commune ; ne voulant pas, quand revenait son tour, qu'on la déchargeât des offices de la semaine ; ne se plaignant jamais, et au milieu même des crises les plus aiguës conservant une si grande égalité d'humeur, une gaieté si sereine, qu'on ne pouvait, aux récréations, s'apercevoir des tortures qu'elle endurait. Toute sa crainte était que son mal augmentât au point de lui rendre impossible la vie commune : c'était là le seul sacrifice qui lui semblât au-dessus de ses forces : aussi, notre bon Maître le lui épargna-t-il. Elle avait demandé, au jour de sa profession, deux grandes grâces : celle de souffrir toujours, et celle, en même temps, de toujours faire la règle. Notre-Seigneur eut, pour agréable, la prière de sa généreuse servante et II l'exauça même au delà de ses espérances.

Pendant 23 ans, elle se traîna plut tôt qu'elle se rendit à tous les exercices de la Communauté, sans que son courage ne se démentit jamais. Et avec quelle simplicité, ma Révérende Mère, avec quelle humilité vraie elle pratiquait une vertu si remarquable ! Loin de se complaire dans les sacrifices qu'elle s'imposait, elle croyait toujours n'avoir rien fait et elle tremblait en pensant au jugement de Celui qui juge les justices mêmes. « Nul ne sait, répétait-elle souvent, s'il est digne d'amour ou de haine. » Cette crainte des jugements de Dieu dura autant que sa vie. Nous crûmes cependant, ma Révérende Mère, que notre Miséricordieux Sauveur lui fit la grâce d'en être délivrée quelques jours avant de mourir.

Sa mort devait venir plus tôt que nous ne le pensions et plus tôt qu'elle ne le pensait elle-même. Atteinte, il y a deux mois, d'une simple bronchite, notre chère soeur eut cependant beaucoup de peine à s'en débarrasser : puis, ses douleurs habituelles se déplacèrent et se portèrent au coeur. C'est alors que nos inquiétudes commencèrent et que nous jugeâmes opportun de la faire transporter à l'infirmerie. Quoiqu'il lui en coûtât beaucoup de s'y rendre, elle se déclara prête à faire la volonté de Dieu et consentit à tout. Elle demanda presque aussitôt à voir notre vénéré Supérieur, à qui, depuis longtemps, elle avait donné toute sa confiance. Ce bon Père l'exhorta pieusement à faire appel à sa foi, à s'abandonner avec une entière confiance au bon plaisir divin, et surtout à offrir généreusement à son Créateur le sacrifice de sa vie, ce qu'elle fit avec sa simplicité et son énergie ordinaires.

Pendant les trois semaines qu'elle passa à l'infirmerie, ce furent les mêmes souffrances pour elle et, pour nous, la même édification. Cependant le mal faisait des progrès sensibles : nous nous en apercevions, et le médecin ne nous le laissait pas ignorer. M. notre Supérieur crut enfin qu'il était temps de lui administrer les derniers sacrements et il vint lui-même, le lendemain, lui donner l'Extrême-Onction. Il était temps, en effet, car comme si cette chère soeur n'eut attendu que cette grâce suprême pour nous quitter et aller à Dieu, deux heures après, elle expirait sans agonie et nous recevions son dernier soupir. Notre-Seigneur comblait ainsi un de ses désirs souvent exprimé» dé Savoir qu'une maladie assez courte pour ne pas donner trop de peine à ses soeurs et pourtant assez longue pour n'être pas elle-même privée des suprêmes consolations de la religion.

Elle venait de tirer pour patron du mois notre Père Saint Joseph. Elle en avait été frappée : « Oh ! a-t-elle dit, il vient me chercher. » La Sainte Vierge sembla aussi venir la chercher, et Elle le lui devait bien, car cette chère soeur avait une dévotion très tendre et tout à fait singulière envers la Reine du Ciel, se plaisant à multiplier en son honneur les pieuses pratiques. Elle avait, en particulier, l'habitude de réciter, chaque samedi, l'office de la Sainte Vierge. Ce fut précisément un samedi que Marie la conduisit au Ciel pour y chanter ses louanges pendant l'éternité.

Malgré de si douces espérances et parce que les plus saintes âmes payent aussi leur tribut à l'humaine fragilité, nous vous demandons humblement, ma Révérende Mère, de lui faire rendre au plus tôt les suffrages de notre saint Ordre, en y ajoutant, par grâce, une communion de votre chère Communauté et l'indulgence des six Pater, Ave et Gloria Patri. Je puis vous assurer de sa reconnaissance, ainsi que de la nôtre, nous qui avons la grâce de nous dire, ma très Révérende Mère, avec un affectueux respect,

Votre humble soeur et servante en J. M. J.,

MARGUERITE-MARIE DU SACRÉ-CŒUR.

R. C. I.

De notre Monastère de l'Incarnation et de N. P. Saint Joseph, des Carmélites de Chartres, le 9 Février 1897.

 

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