Carmel

9 Décembre 1895 – Pau

 

Ma Révérende Mère,

Paix et humble salut en Notre-Seigneur, qui, au jour de la fête de la Présentation de la Sainte Vierge, a enlevé à notre religieuse affection, notre chère Soeur Marie-Laurence, professe du voile blanc, âgée de 35 ans, après 18 ans de vie religieuse

Née à Barcus, paroisse basque de notre diocèse, d'une famille honorable et très chrétienne, notre chère Soeur, puisa dans les exemples de ses bons parents cette piété et .cette foi vive, qui sont un honneur dans le pays basque, malgré le malheur des temps. Dès son plus bas âge, elle se montra bonne et douée d'un excellent coeur, mais elle était aussi très espiègle, et avait une volonté qui ne cédait pas facilement. Elle nous racontait, qu'étant fort jeune encore, sa mère voulut l'envoyer à la messe un jour de Dimanche, et qu'elle ne put jamais la faire obéir. Désolée de ne pouvoir vaincre cette volonté de fer, sa pieuse mère tomba à genoux, et dit en pleurant : « Que vous ai-je donc fait, ô mon Dieu, pour que vous m'ayez donné une telle enfant ! » Ces paroles la touchèrent et la firent partir immédiatement. Elle nous disait encore que lorsqu'elle avait été méchante, et pour éviter la correction mater­nelle, elle s'échappait, grimpait au haut d'un arbre, et ne redescendait que lorsqu'elle supposait que tout était oublié.

Malgré cela, Notre-Seigneur qui, de toute éternité, avait résolu de faire de cette âme son Épouse, lui inspira dès sa plus tendre enfance le désir de la vie religieuse Notre chère Soeur se sentit d'abord attirée vers l'Ordre de Saint Dominique - très jeune encore, elle alla se présenter à la Révérende Mère Prieure des Dominicaines de Mauléon, qui ne crut pas devoir l'accepter de suite à cause de son jeune âge. Elle s'en retourna donc chez elle. Quelques temps après, elle fit la connaissance d'un digne et saint prêtre, connu de notre Monastère; ce prêtre la dirigea vers notre Couvent, qui avait besoin alors d'une Soeur de voile blanc. Elle avait quinze ans lorsqu'elle vint se présenter, pour la première fois, à la Révérende Mère de l'Immaculée-Conception, de douce mémoire. Comme elle était grande, forte, d'un tempéra­ment très robuste, on l'accepta, et on lui promit de la recevoir bientôt. Les portes du Carmel s'ouvrirent, en effet, pour elle, l'année suivante, le jour des Cendres, ce qui lui faisait dire dans son français : « Je suis entrée le jour de la Cendre. » Elle était dans sa quinzième année, donnant ainsi à Dieu les prémices de sa jeunesse et de son coeur, et avant que le souffle malfaisant du monde ne ternît la pureté de son âme.

Notre Postulante eut beaucoup de peine et de difficulté à affronter les austérités de notre Sainte Règle, quoiqu'on eût des ménagements et qu'elle ne jeûnât pas, puisqu'elle n'avait pas l'âge de jeûner. On craignit même un moment qu'elle ne pût se faire à notre régime ; mais elle se remit de cette indisposition, et reçut le Saint Habit au temps ordinaire. Toutefois, son Noviciat fut prolongé de 2 ans 1/2, soit à cause de sa santé, soit à cause de son caractère un peu enfant. Enfin, elle prononça ses voeux la nuit de Noël 1879, heureuse de se consacrer entièrement à son Dieu, qui était l'objet de son amour et de ses aspirations les plus ardentes. Après sa profession, elle s'appliqua plus sérieusement à l'oeuvre de sa perfection, car, douée d'une intel­ligence supérieure, d'un fond sérieux, d'une piété éclairée et solide, Notre-Seigneur lui demandait beaucoup plus qu'à d'autres âmes.

Comme Soeur Marie-Laurence avait une constitution très forte et était d'une adresse et d'une intelligence remarquables, nous avions fondé en elle de grandes espérances, et nous pensions qu'elle dépenserait ses forces et son dévouement au service de la Communauté pendant de longues années ; mais telle n'était pas la volonté du bon Dieu, car il avait résolu, au contraire, de la sanctifier par la voie de la maladie et du crucifiement intérieur et extérieur. Il- lui laissa cependant la consolation de tra­vailler et de remplir ses offices sans s'arrêter, quoique en souffrant, pendant 9 ans. — Les médecins qui l'ont vue et examinée ont été d'accord à dire qu'elle était trop forte pour le régime du Carmel, et qu'elle ne se dépensait pas assez.

Notre chère Soeur accepta donc la croix que le bon Dieu lui imposait et se soumit à sa sainte volonté. Afin de lui être toujours très unie et d'acquérir le plus possible de mérites, elle avait contracté l'habitude de Lui offrir chaque matin son travail, ses souffrances, tous les pas quelle ferait, tous les battements de son coeur, comme autant d'actes d'amour. Elle a été fidèle à cette pieuse pratique jusqu'à son dernier soupir.

Elle avait une grande compassion pour les âmes du Purgatoire; les moyens de les soulager étaient le Chemin de la Croix et le saint sacrifice de la messe. Elle passait la journée du Dimanche et des fêtes à parcourir les stations douloureuses de Notre- Seigneur. Lorsqu'un prêtre, de passage dans notre Monastère, offrait le saint Sacri­fice de la Messe, Soeur Marie-Laurence se rendait au choeur dès qu'elle entendait la cloche, afin d'y assister, quand son devoir ou ses souffrances le lui permettaient.

Très fidèle à gagner les indulgences, elle aimait aussi que les autres les gagnent, afin que ses chères âmes fussent le plus possible soulagées ; les jours de fête, elle nous rappelait ce pieux devoir. Le salut des pauvres pécheurs était encore l'objet de sa sollicitude apostolique ; que de prières n'a-t-elle pas fait dans le- but de les sauver ! Que de souffrances intimes n'a-t-elle pas endurées pour eux ! Un saint Religieux nous ayant recommandé de prier pour une âme qui s'est donnée au démon, notre Soeur en eut tellement de la peine que dès cet instant elle n'a cessé de la demander à Notre-Seigneur. Mon Dieu, donnez-moi cette' âme ! disait-elle souvent. Je veux cette âme ! —Espérons qu'elle lui sera donnée un jour.

Si Soeur Marie-Laurence s'efforçait de s'unir à son Dieu par la souffrance, elle aimait aussi à s'unir à Jésus dans l'Eucharistie, objet de sa dévotion. Depuis quelques années, elle avait le bonheur de faire la communion quotidienne. Aussi, qu'elle eût passé une bonne ou une mauvaise nuit, elle faisait tous ses efforts pour assister à la messe et y faire la communion.

Comme je vous l'ai déjà dit, ma Révérende Mère, Je bon Dieu voulait sanctifier notre chère Soeur par la voie des infirmités. Il y a six ans, une maladie nerveuse des plus violentes et des plus douloureuses se déclara. La première crise qu'elle eut nous fit craindre l'épilepsie ; mais le docteur nous rassura, et nous dit que ce mal était nerveux. Depuis lors, le martyre de notre pauvre Soeur n'a pas discontinué jusqu'à son dernier soupir. Elle a horriblement souffert ; et tous les remèdes et tous les moyens qu'on a employés pour la soulager n'ont pas réussi à calmer les douleurs aiguës qu'elle éprouvait continuellement, ni à sauvegarder un bras de la paralysie, ni à lui conserver la parole qu'elle avait complètement perdue, de sorte qu'elle n'articulait quelques mots qu'avec beaucoup de peine. C'était bien pénible pour elle, et pour les autres, lorsqu'elle se présentait au confessionnal, ou au parloir, et qu'il lui était impossible de se faire comprendre. Quelquefois elle pleurait de cet état d'impuissance ; mais n'en était pas moins résignée à la volonté du bon Dieu, et fidèle à accepter tous les sacrifices qu'il lui imposait. Dans ces derniers temps, elle commençait à perdre la vue.   _

Soa état de souffrance s'aggravait parfois, au point de nous faire, supposer qu'elle touchait à sa fin. Il y a un an et demi elle eut une si forte crise que nous crûmes devoir la faire administrer ; mais elle se remit tout aussitôt. Depuis cette crise, il se produisit un. grand changement dans son état physique et dans son état moral. Les douleurs qu'elle éprouvait constamment semblaient être un peu atténuées; elle était plus calme. Son âme s'unissait de plus en plus à Notre-Seigneur. Nous l'avons vue tout cet été passer son heure de grand silence à l'Oratoire, près du Tabernacle, s'entretenant coeur à coeur avec Lui. Elle sentait aussi un grand désir de se rendre utile à la Communauté, et d'aider ses compagnes dans tout ce qu'elle pouvait faire, comme si elle avait peu de temps à vivre. C'était elle qui pompait l'eau dont on avait besoin, et qui la partait avec un bras, à la cuisine ou ailleurs. On la rencontrait constamment avec plusieurs arrosoirs, d'un air affairé et pressé, comme si elle avait beaucoup à faire. Aussi, était-elle l'objet de mille taquineries de la part de ses Mères et Soeurs qu'elle prenait d'ailleurs très. bien... car depuis quelque temps, elle était très affectueuse envers elles. — Elle était si charitable qu'on ne lui a jamais entendu' prononcer une parole contraire à cette vertu.

Soeur Marie-Laurence mena ainsi son petit train de vie jusqu'aux premiers jours de Novembre dernier. Depuis, ses compagnes remarquèrent qu'elle baissait beaucoup. Elle-même se sentait fatiguée. Elle leur disait souvent : « Je suis prête à partir si le bon Dieu le veut. » Elle s'est pourtant levée tous les jours, a assisté à la messe, fait la communion, etc., jusqu'au vendredi 15, fête de la Commémoraison des défunts de notre Saint Ordre. Depuis ce jour-là, elle ne parut plus en Communauté. Le lende­main, en se levant, elle se sentit si fatiguée qu'elle n'eut pas le courage de venir au Choeur ; elle passa la journée à l'Infirmerie. Le soir, notre excellent et dévoué Docteur vint la voir, et il la trouva, en effet, très souffrante. Elle se plaignait de la tête, comme toujours d'ailleurs. Le docteur nous dit que la congestion cérébrale continuait son cours, mais qu'il n'y avait rien d'alarmant et que cette crise pouvait passer comme toutes les autres. On la conduisit à sa cellule pour la coucher. Le Dimanche matin, lorsque l'Infirmière et une Soeur du voile blanc voulurent la lever, elles la trouvèrent tout à fait immobilisée dans son lit, et ne purent réussir à la remuer ni à la soulever. Elle avait beaucoup grossi depuis quelque temps ; naturel­lement grande, forte, ayant assez d'embonpoint, cet embonpoint avait tellement augmenté que noua devions être cinq, ou six pour la lever durant sa dernière maladie. — On vint nous prévenir ; et, trouvant notre chère Soeur si malade, nous la transportâmes à l'Infirmerie. C'est là, ma Révérende Mère, que pendant quatre jours, notre pauvre enfant devait nous donner un spectacle des plus navrants, comme aussi des plus édifiants. Clouée sur son lit, comme Jésus sur la Croix, en proie à des souffrances intolérables, dans l'impossibilité de remuer, de se soulever sans l'aide des autres ! restant là où on. la .plaçait, immobile, elle n'a jamais laissé échapper une parole de plainte, ni exprimé un désir quelconque qui pût la soulager, gardant toujours le silence et une parfaite sérénité.

Elle ne répondait que lorsqu'on lui parlait du bon Dieu. Si on lui présentait à. boire, elle buvait, quel que fût le breuvage, bon ou mauvais ; si on ne lui en présentait pas, elle ne demandait abso­lument rien. — Nous avions le coeur navré de ne pouvoir la soulager. — Quant à elle, ma Révérende Mère, elle était très unie à Notre-Seigneur ; et lorsqu'en allant la voir, nous lui suggérions des pensées pieuses et lui disions d'unir ses souffrances à celles de Jésus en croix, de les offrir en expiation de ses péchés, pour l'Eglise, la Communauté, ses parents, etc., elle nous répondait qu'elle le faisait. Une fois elle put me dire très distinctement : « J'offre mes souffrances au bon Dieu de temps en temps. » Et encore : « Je suis contente de mourir. » — Le Lundi, le médecin revint ; il ne la trouva pas plus mal que les jours [précédents, quoiqu'elle eût un peu de fièvre. Le mardi matin, en l'auscultant, il ne fut pas content ; le coeur était pris et la congestion cérébrale avait fait de grands progrès. Toutefois le danger n'était pas imminent. Il promit de revenir le soir. L'état de la malade n'avait pas changé. Le docteur nous dit cependant qu'il était prudent de la faire administrer. Nous nous empressâmes, d'envoyer chercher notre digne aumônier, qui confessa notre chère malade, quoiqu'il l'eût fait la veille, et lui donna l'Extrême-Onction. La journée du mercredi se passa dans d'intolérables souffrances ; l'agonie commença dans la nuit.

La Communauté s'étant réunie à l'Infirmerie, et à plusieurs reprises, nous renouve­lâmes plusieurs fois à notre chère mourante la recommandation de l'âme, les litanies de la Sainte Vierge, le Rosaire, le Salve Regina, etc. Je crois que notre chère Soeur s'unissait à nos prières, car dans la nuit et le matin de sa mort, elle porta à ses lèvres, la croix qu'elle tenait dans ses mains, pour la baiser. Son agonie était très douce et très calme. Comme il y avait encore .en elle beaucoup de vie, nous pensions qu'elle passerait la journée du Jeudi ; mais la Très Sainte Vierge. avait résolu de venir chercher son enfant, pour l'offrir à son fils Jésus, nous en avons la confiance, le jour anniversaire de sa Présentation au Temple. Ce fut pendant la messe de Communauté, au moment où on sonnait l'Elévation, que commencèrent les dernières luttes entre la vie et la mort, comme si Notre-Seigneur eût voulu la récompenser de la grande dévotion qu'elle avait toujours eue pour le saint sacrifice de la messe. C'est pendant que nos Soeurs renouvelaient leurs voeux, à l'Oratoire, que notre bonne Soeur rendit doucement son âme à Dieu, si doucement qu'à peine pûmes-nous saisir son dernier soupir, l'Infirmière, une Soeur ancienne et Nous présentes.

Nous avons la confiance, ma Révérende Mère, que notre Divin Sauveur aura déjà récompensé la vie si crucifiante et si pleine de mérites de notre chère Soeur Marie- Laurence ; mais comme il faut être si pur pour jouir de la vue de Dieu, nous vous prions d'ajouter aux suffrages déjà demandés, une communion de votre fervente Communauté, et ce que votre charité vous inspirera. Elle vous en sera reconnais­sante, ainsi que Nous, qui avons la grâce de nous dire, au pied de la Croix, avec un profond respect,

Ma Révérende et très honorée Mère,

Votre humble Soeur et Servante. Soeur Marie-Berthe, de N.-D. des Miracles.

r. c. i.

De notre Monastère du Sacré-Coeur de Jésus, du Coeur Immaculé de Marie, de notre Père Saint Joseph, de notre Mère Sainte Thérèse, et de Sainte Anne des Carmélites de Pau, le 9 Décembre 1895.

 

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