Carmel

8 septembre 1895 -Paris avenue de Messine

 

Ma révérende et très honorée Mère,

Paix et très humble salut en Notre-Seigneur.

Le jour anniversaire de la glorieuse mort de la Très Sainte Vierge, le Seigneur nous a de­mandé un douloureux sacrifice en appelant à Lui notre très honorée et bien-aimée Mère Ignace Louise du Coeur de Jésus, Professe de notre monastère. Elle était âgée de 51 ans, 4 mois 7 jours, et avait 26 ans 3 mois 21 jours de Religion. Ce n'est peut-être pas sans un fraternel intérêt que vous lirez le billet, aussi humble que touchant, trouvé avec la formule de ses voeux.

« 7 juillet, jour anniversaire de ma première Communion, fête du Précieux Sang de Notre-Sei­gneur en la vertu duquel j'espère être purifiée de tous mes péchés et admise à la vision de sa Face adorable ! Quand on lira ces lignes, j'aurai été jugée par Celui en qui je crois, en qui seul j'espère, et que j'ai toujours désiré d'aimer, malgré mes infidélités sans nombre ! Ce qu'on dira ou écrira de moi importe donc peu en réalité; néanmoins je me sens portée à prier très humblement notre Ré­vérende Mère de ne point me faire de circulaire, ne voyant rien dans ma vie qui puisse procurer gloire à Dieu.

« Je prie en outre notre Révérende Mère de demander que les suffrages de l'Ordre et autres priè­res soient remis entre les mains de la Très Sainte Vierge, ma bonne Mère. Ayant abandonné à cette Mère de miséricorde, avant mon entrée au Carmel, tous mes petits biens spirituels et oeuvres satisfactoires, afin qu'elle en dispose en faveur des âmes du Purgatoire, selon les intentions et pour la plus grande gloire du Coeur de Jésus, je suis heureuse maintenant de m'abandonner moi-même tout entière entre ses bras, et de ne plus rien attendre que de la très pure miséricorde de mon bien- aimé Sauveur et Maître Jésus.

« Je serai très reconnaissante si on voulait bien, par charité, ajouter aux suffrages de l'Ordre un acte de contrition pour l'abus que j'ai fait des grâces de mon Dieu, de celle de ma vocation au Car­mel en particulier, un acte d'amour en réparation de toutes mes négligences dans le pur amour de notre divin Époux, et une invocation à notre Père saint Jean de la Croix. Si je n'ai pas le temps ou la possibilité de demander pardon, au moment de ma mort, à mes chères Mères et Soeurs, je leur demande ici, du fond du coeur, de me pardonner, pour l'amour du Seigneur, tous les mauvais exem­ples, scandales de ma vie lâche et si indigne d'une vraie Carmélite, toutes les peines, souffrances, que j'ai occasionné par ma raideur, mon égoïsme, etc., etc. J'attends de leur charité l'au­mône de la prière, pour m'aider à acquitter la lourde dette dont je suis redevable à la divine Justice. Je les en remercie d'avance, comme de toutes les bontés et sympathies qu'elles m'ont toujours témoignées, tout indigne que j'en étais. Et maintenant, prosternée en esprit devant la Majesté de mon Dieu, j'adore le jugement très équitable que le Seigneur prononcera sur mon âme son indigne épouse, et je lui offre avec joie ma vie et mon dernier soupir, pour le parfait accomplissement de son bon plaisir en toutes les âmes qu'il aime, spécialement pour les âmes sacerdotales et religieuses qu'il aime d'un amour de prédilection. Dans le cas où je viendrais à mourir subitement (ce que ma maladie de coeur rend assez probable), je supplie Notre Mère et mes Soeurs, aussi bien que ma famille, de ne s'en point faire de peine. Pour moi je suis très heureuse d'aller à mon bon Maître, au temps, au lieu et en la manière qu'il lui plaira, et je m'en remets pleinement à sa miséricorde et à son amour. Merci à tous.

« In te, Domine, speravi; non confundar in oeternum. Misericordias Domini in oeternum cantabo. »

Soeur Louise du Coeur de Jésus.

 

Avant de transcrire ce billet, nous l'avons communiqué à Monseigneur le Supérieur, lui deman­dant si nous devions acquiescer aux désirs exprimés par notre bonne Mère. Notre vénéré Père nous a répondu qu'il croyait ne pas devoir, en déférant au voeu dicté par l'humilité de la défunte, priver la famille du Carmel de l'édification à laquelle les usages de l'Ordre lui donnent droit. Munie de cette douce obédience, nous allons donc essayer de vous esquisser à grands traits cette vie remplie de ver­tus et toute cachée en Dieu, car notre bonne Mère a gardé avec un soin jaloux dans son âme les se­crets divins.

Notre chère Mère Louise du Coeur de Jésus a eu le bonheur de naître au milieu d'une des plus anciennes et des plus nobles familles de Picardie. Elle était l'aînée de sept enfants. Le meilleur accueil fut fait à la petite Louisa, qui naquit le Samedi Saint, et fut baptisée le saint jour de Pâques. Sans crainte d'exagérer, nous croyons pouvoir dire que l'Epoux des vierges a appelé à sa suite, dès le bas âge, cette petite enfant de bénédiction. A quatre ans à peine, elle donnait déjà des preuves de l'esprit sérieux qui devait accompagner tous les actes de sa vie. Se trouvant un jour près de son aïeule maternelle, Louisa contemplait attentivement le ciel, sans en détourner ses regards ; étonnée de cette persistance, la bonne grand'mère lui en demanda la raison, et l'enfant de ré­pondre : a On m'a dit que le bon Dieu me regardait toujours, je cherche ses yeux à travers les nuages. » Peu d'années après, une de ses bonnes se plaisait à énumérer tous les honneurs qui l'attendaient, lorsqu'elle serait devenue jeune fille. Louisa garda le silence, car déjà elle pou­vait redire avec Isaïe : Mon secret est à moi; mais intérieurement et un peu tristement, elle murmurait : « Tout cela sera bon pour mes frères et mes soeurs, puisque je suis Religieuse. » La chère enfant nous disait qu'à cet âge inconscient, elle croyait fermement que les prêtres et les reli­gieuses venaient au monde marqués du sceau divin de la vocation. Comprenant déjà cette intimité avec Notre-Seigneur, qui devait faire les délices de sa vie, elle aimait à Lui redire ses joies ainsi que ses peines d'enfant : son bonheur était d'épancher son coeur au pied de l'autel, et lorsqu'elle recevait une lettre, vite elle allait la lire à Jésus. Pure et modeste comme un ange, elle semble l'avoir été d'instinct. A quatre ans, comme on l'habillait devant le peintre, elle ne permit pas qu'on lui baissât sa petite chemise, et la retint sur sa poitrine par un geste si naturel et si gracieux, que 1 artiste la prit ainsi et en fit un ravissant portrait. Vive, espiègle dans sa petite enfance, elle devint bientôt raisonnable, réfléchie, d'humeur égale et sereine. La seule pensée du devoir était suffisante pour la guider. Elle était l'exemple de ses jeunes frères et soeurs, et prenait très au sérieux son rôle d'aînée. Toute petite, on remarqua en elle une grande énergie de volonté ; et quand elle avait dit : « Puisqu'il faut... il faut », tout était dit, elle n'hésitait plus, soit qu'il s'agît d'une chose ennuyeuse à faire ou d'une souffrance à supporter.

Admirablement douée sous tous les rapports, la petite Louisa grandissait en grâce et en âge au milieu des siens. Vers onze ans son éducation fut confiée au Dames du Sacré-Coeur, qui furent heu­reuses de préparer cette âme d'élite à la première visite de Jésus Hostie ; elle conserva toute sa vie le souvenir de cette divine rencontre, qui fut assurément le jour béni de ses fiançailles avec Celui qui avait captivé son jeune coeur. Élève modèle, elle fut la joie de ses compagnes et la consolation de ses maîtresses qui ont conservé son souvenir comme celui d'un ange dont la seule présence excitait le désir de grandir dans l'amour de Notre-Seigneur et la générosité à son service. Si Louisa prenait joyeusement part aux récréations, elle se tenait toujours à l'écart lorsqu'il s'agissait d'espiègleries que l'on pardonne cependant si facilement à cet âge. Son travail joint à des aptitudes au- dessus de son âge, lui valurent de nombreux- succès ; le ruban de sagesse et la médaille de congréganiste ne la quittèrent pas, et furent couronnés par ce beau titre d'Enfant de Marie si doux à son coeur. Quelques années plus tard, de retour au foyer paternel, elle termina son éducation avec des institutrices dignes de leur élève ; mais elle conserva toujours l'affection la plus tendre et la plus reconnaissante pour le Sacré-Coeur de Beauvais où elle avait passé de si heureuses années. Elle considérait aussi comme une grâce d'avoir vu de près l'illustre Fondatrice. Un jour, au salon de la rue de Varennes, Madame Barat distingua la petite Louisa, la caressa, et la bénit en disant : «Celle-ci est une de mes enfants ! » Avec quel intérêt elle suivait les travaux du procès de Béatification de la grande Servante de Dieu ! Sa joie était profonde à la nouvelle des miracles opérés par la Vénérable Mère, et elle appelait de tous ses voeux le jour où les fidèles pourraient lui rendre un culte public.

Rentrée dans sa famille à un âge où tout semblait lui sourire dans le monde, Louisa sut se prêter avec une grâce charmante aux exigences de sa position ; mais Celui qui lui avait révélé son amour éternel ne lui permit jamais de se livrer au monde. « Le meilleur moment de mes journées à la Campagne, nous disait-elle, était sans contredit celui où je m'échappais du salon pour aller à l'église tenir compagnie à Jésus délaissé dans le tabernacle. » Sachant que la ferveur essentielle consiste dans le don généreux et complet de soi-même, elle venait puiser à la source même du dévouement et de toute sainteté, la grâce de communier incessamment, par un acquiescement tout filial, aux divins vouloirs qui lui étaient manifestés dans les événements de sa vie. Le Seigneur ne manqua pas de récompenser ses saintes dispositions par une union de plus en plus intime à son Coeur sacré. Les Anges du sanctuaire pourraient seuls révéler ce qui se passait durant ces heures de contem­plation.

La piété do Louisa n'effrayait pas sa famille foncièrement chrétienne, et son père avait bien deviné la vocation de sa fille aînée lorsqu'il disait tout bas, dans le cercle des intimes : « Vous verrez que Louisa priera pour nous tous. » L'amour qui refuse d'agir n'est point l'amour : aussi le sien n'é­tait pas oisif, et la pressait de donner toujours de nouvelles preuves à Celui que son coeur aimait par-dessus tout. A cette époque elle se fabriqua des instruments de pénitence dont elle u=a et abusa; car elle nous dit son désappointement lorsqu'elle entendit, dans une instruction, qu'il fallait la sanc­tion de l'obéissance pour se livrer aux macérations corporelles. Il fallut donc en parler à son confes­seur ; elle le fit, mais plaida si bien sa cause, que nous croyons qu'elle dépassa les limites delà prudence sur ce point. Une de ses joies à la campagne était de s'occuper des soins et de l'ornementation de l'église du village, d'entretenir la petite lampe du sanctuaire, et souvent de suppléer à l'absence de l'enfant de choeur, en répondant la Messe de Monsieur le Curé. L'amour divin, débor­dant de son coeur, demandait à se répandre dans son entourage : aussi avec quelle ardeur ne se livra-t-elle pas à toutes les oeuvres de zèle ! Catéchiser les enfants, visiter les malades, secourir les indi­gents étaient ses occupations journalières, imitant en cela sa sainte mère qui fut toujours la provi­dence du pays.

Les années s écoulaient ainsi rapidement. Louisa voyait arriver avec joie ses 21 ans, espérant obtenir de ses parents la permission de venir s'enfermer dans notre Carmel, vers lequel tendaient toutes ses aspirations. Mais la maladie et la mort de son excellent père vinrent entraver ses pieux projets. Sa mère réclamait le concours de sa fille aînée, son bras droit et son conseil, dans l'éduca­tion première de ses jeunes enfants. Il fut décidé que Louisa resterait encore un an au milieu des siens, si justement affligés de la perte du chef de famille, de ce vaillant chrétien qui, après une vie irréprochable, avait fait la mort d'un saint. Durant quatre années consécutives, la future Carmé­lite s'apprêtait, à chaque retour du printemps, à prendre son essor vers notre bien-aimée solitude, et chaque fois madame sa mère et son directeur lui faisaient une obligation de différer jusqu'à l'année suivante. Dieu seul a pu compter les sacrifices, les immolations que lui apportaient ces délais. Elle les fit généreusement, se dévouant sans limite avec cette douce simplicité qui s'ignore, et cette amabilité charmante qui gagne tous les coeurs. Enfin, le 20 avril 1869, la chère enfant arriva, conduite par sa courageuse mère, dont le coeur était brisé par la séparation de sa fille chérie ; mais comme beaucoup d'autres mères, elle se berçait de l'espoir que sa Louisa ne pourrait pas supporter les austérités de la règle ; aussi avait-elle entouré cette entrée du plus absolu mystère; avec les plus intimes on parlait seulement d'une retraite de quelques jours. Le sacrifice fut d'au­tant plus grand pour le coeur maternel, que cette mère pourtant si pieuse n'avait jamais compris les aspirations de sa fille pour le cloître. Cependant cette âme de foi ne voulut pas entraver davan­tage une vocation que les directeurs appelés à l'étudier assuraient être des plus sérieuses. La bonne enfant nous disait plus tard : « Je n'oublierai jamais le trajet en voiture de la rue du Bac à l'avenue de Messine ; le chagrin de ma mère était si profond, et me pénétrait tellement, que nous n'échangeâmes pas un seul mot. Pauvre maman ! elle n'a jamais compris ma vocation pour le Car­mel. » Ce fut avec une joie bien sentie que la Mère Marie Joseph de la Sainte-Face, de douce mé­moire, ouvrit la porte à ce sujet d'élite qu'elle attendait depuis quatre ans, et sur lequel cette vénérée Mère fondait les meilleures espérances. La nouvelle postulante reçut le nom de Soeur Louise du Coeur de Jésus. Dès le début les qualités dont elle était si bien douée la firent apprécier et aimer de la Communauté.

Ma Soeur du Coeur de Jésus avait traversé le monde, non seulement sans s'y attacher, mais en conservant toutes les énergies de son âme pour Jésus, l'unique objet de son amour ; son intimité avec Lui était à l'égal de son abandon, qui était celui d'une enfant docile entre les mains de son père. L'amour ne disant jamais : C'est assez ; cette intimité devint plus étroite au Carmel, et son abandon grandit en proportion jusqu'à son dernier soupir. A si bonne école notre chère postulante avait compris que l'esprit d'amour ne conduit pas seulement les âmes par les douceurs, les clartés, les consolations et les facilités, mais aussi par des voies crucifiantes, ténébreuses, désolantes, héris­sées de difficultés. Elle a donc connu le chemin du Thabor et celui de Gethsémani. Cette âme forte savait déjà comment elle devait s'associer à la mission du très saint Rédempteur, et puisqu'il avait fait choix des souffrances et de la Croix, pour satisfaire la justice de son Père et réconcilier les âmes avec leur Créateur, l'aspirante Carmélite devait faire le même choix pour atteindre le même but : aussi préféra-t-elle passer sa vie à gravir les pentes escarpées de la voie douloureuse, plutôt que de planter sa tente au sommet du Thabor. Oui, elle voulait avoir part aux souffrances de notre Sauveur, avant de participer aux mérites de ses souffrances ; elle avait part aux premières en accueillant comme des messagères divines tontes les croix providentielles semées sur sa route, et elle participait aux seconds en recevant avec une humble reconnaissance les grâces dont il aimait à la combler. Comme notre sainte Mère Thérèse, elle n'ignorait pas que s'il plaît au Seigneur de nous faire part de ce qu'il a souffert, c'est pour avoir la joie de nous faire une meilleure part des dons qu'il nous a mérités par ses agonies et par sa Croix. Ces quelques lignes vous feront connaître un peu, ma Révérende Mère, la trempe d'âme de notre bien-aimée postulante, qui se mit géné­reusement à l'oeuvre, malgré la sensibilité et la délicatesse de sa nature. Du reste, tout dans sa nou­velle vie répondait à ses aspirations.

Ma Soeur du Coeur de Jésus était une âme de prière, une âme contemplative ; au cloître elle se sentait dans son élément ; ici elle était chez le Seigneur, et dans ce sanctuaire comme elle se trou­vait bien chez elle ! comme elle aimait la vie silencieuse, la vie cachée de nos cloîtres ! Au sortir de l'oraison, sa tenue modeste, recueillie, déjà religieuse, révélait que son coeur restait auprès du Maître, inclinée incessamment vers le Tabernacle, ou vers ces églises délaissées et abandonnées ! Que de fois par la pensée elle se transportait dans l'humble sanctuaire du village qui recevait en été ses visites quotidiennes, et où le divin Maître s'était constitué le guide de son âme ! L'attitude de notre postulante nous autorisait à lui appliquer ce mot de nos saints Livres : Mon coeur veille. Même au milieu des travaux manuels ou des saintes gaietés des récréations, à l'heure du réfectoire, comme à celle du repos, partout elle vivait avec Jésus et en Jésus, l'entendant murmurer à l'oreille de son coeur : Si vous saviez le Don de Dieu! Elle comprenait les fatigues du Sauveur courant à travers la vie humaine depuis dix-huit siècles, sollicitant ce rafraîchissement que pourraient lui procurer la foi, le dévouement, l'amour de ses créatures, et qui le lui refusent avec une inconcevable insouciance. Elle du moins désirait donner à son Jésus des preuves incessantes do son dévouement, lui offrant le verre d'eau de ses immolations volontaires à huis clos, et de ses moindres actions. Son éducation et les notions qu'elle avait delà langue latine lui dévoilèrent les beautés des prières liturgiques, et les trésors cachés dans les saintes Écritures : aussi, comme elle aimait le saint Office ! Nous verrons plus tard avec quels regrets elle dut céder aux exigences de la maladie en ne le récitant plus ; mais ce ne fut qu'à la dernière extrémité.

Aimée de ses Mères et de ses Soeurs, notre postulante les payait bien de retour : aussi la Commu­nauté fut heureuse d'admettre à la prise d'Habit un si excellent sujet ; elle eut le bonheur de le revêtir la veille de la fête d'un des plus grands amants de la Croix, le 23 novembre 1869. Date pro­videntielle, qui semble avoir influencé sur toute sa vie religieuse, elle qui devait comprendre et apprécier la doctrine de notre Père saint Jean de la Croix à un si haut degré, et qui a su la pra­tiquer avec tant de perfection ! Plus tard elle travailla spécialement pour l'honneur et la gloire de son Bienheureux Père, en prêtant le concours de son intelligence et de sa capacité à la publication de ses Œuvres. Il semble que ce grand Saint, reconnaissant en elle une de ses fidèles imitatrices, ait voulu lui faire apprécier, dès le début de sa vie religieuse, les trésors qui découlent du bois sacré, car pendant son noviciat elle put en exploiter plus d'un.

Avant d'entrer au cloître, elle possédait l'esprit de sacrifice qui doit animer toute âme consacrée au Seigneur; il ne fit que se raviver ici. C'est avec une joie intime qu'il lui fit embrasser les priva­tions, apanages ordinaires de la sainte pauvreté, et qui furent augmentées, à cette époque, par les malheurs des temps et les tristes jours de la Commune. Le même esprit de sacrifice la rendit souple, docile à la voix de l'obéissance, acceptant généreusement les renoncements continuels que requiert cette vertu fondamentale. Il maintint en elle la vigilance sur soi qui développe la vie intérieure, lui donne une force sans cesse renouvelée, et lui permet de s'approcher plus près de Jésus parce quelle est plus pure. Ce fut encore l'esprit de sacrifice qui l'aida dans la pratique de nos observances régulières, qu'il est impossible de garder fidèlement sans une immolation constante de ses goûts et de ses attraits particuliers. Aussi, comme elle était aimable avec ses Soeurs, douce, préve­nante, s'effaçant, se gênant, se mettant de côté pour faire plaisir ou pour obliger les autres. Si le divin Maître continuait son plan, la conduisant par une voie crucifiante, il lui donna en retour cette paix intime, profonde, qui n'est pas la paix du monde, mais celle que Jésus appelle la sienne, et qui subsiste et s'augmente au milieu de? luttes et des sacrifices ; en effet, moins on s'épargne et plus on sent la paix divine envahir le coeur.

.Notre vaillante novice passa son noviciat dans la pratique des vertus solides : laborieuse, dévouée, se dépensant sans compter avec ses forces, elle se livrait avec bonheur à tous les gros travaux. Non content de tous ses actes de générosité, le bon Maître lui demanda un nouveau et très grand sacri­fice, par la prolongation de son noviciat. Nous étions arrivées au mois de novembre 1870 ; les évé­nements politiques forcèrent d'ajourner le jour si ardemment désiré de la Profession ; il fallut encore attendre huit longs mois. Ma Soeur du Coeur de Jésus mit à profit cette dure épreuve, heureuse de partager avec sa famille religieuse les inquiétudes, les privations de tous genres du moment; pour rien au monde elle n'eût voulu s'y soustraire. Un accident survenu alors, qui faillit lui coûter la vie, fit apprécier une fois de plus, à nos novices, la grâce d'une prompte obéissance. C'était pendant la retraite de la Pentecôte, le soir du 22 mai 1871, notre quartier avait été délivré des Communeux, dès cinq heures du matin, par les troupes venues de Versailles ; au loin on entendait le bruit sinistre des obus et des mitrailleuses, mais tout était calme autour du Monastère, le temps magnifique. La Mère Prieure pensa qu'il serait à propos d'envoyer au jardin, après le souper, les novices avec leur maîtresse pour arroser quelques plantes. A peine arrivées, un obus, sans doute égaré, éclate au-dessus de leurs têtes, décapite un gros peuplier, brise les barres de fer d'une fenêtre de la lingerie, auprès de laquelle ma Soeur du Coeur de Jésus travaillait habituellement ; le projectile meurtrier poursuit sa marche, pénètre dans l'intérieur, fracasse une armoire et lance dans la pièce un paquet de linge en le déchiquetant. Dieu merci, personne ne fut blessé, et même nulle ne fut effrayée, excepté la Prieure, qui s'empressa de faire rentrer le petit troupeau. Notre chère Novice lui dit que si elle n'avait pas été à cette obédience, sa tête aurait eu le sort du paquet de linge, son intention étant d'aller travailler à la lingerie justement à cette heure-là.

Depuis son enfance les clameurs intimes de son coeur appelaient l'heure bénie où, à tout jamais, elle pourrait s'unir à Celui qui lui avait fait entendre ce mot que l'on ne peut oublier : Viens, suis-moi ! Elle sonna enfin le 29 juillet 1871. Huit jours plus tard, fête de Notre-Dame des Neiges, elle reçut le voile des mains de Son Excellence le Prince Chigi, Nonce Apostolique. Cérémonie aussi belle que touchante, dont nos coeurs conservent le meilleur souvenir. Le bon Maître seul pourrait vous décrire, ma Révérende Mère, le bonheur calme mais profond qui envahit l'être tout entier de l'heureuse Professe, à l'heure solennelle de l'émission de ses Voeux, à cet instant fortuné où elle se livra totalement et sans rapine à son céleste Époux, qui l'avait comblée déjà de tant de faveurs ! Nous devons jeter un voile discret sur ce chapitre, laissant au grand jour des révélations le soin de dé­voiler les secrets du grand Roi. Ce qu'il nous est permis de relater, c'est que plus son âme consentit à s'anéantir par rapport à toutes les choses extérieures ou intérieures, qui pouvaient lui être commu­niquées, plus les vertus fondamentales se fortifièrent en elle j dans sa marche ascendante elle allait de clartés eu clartés, Et si parfois elle dut gravir la montagne au milieu de l'obscurité, son amour qui était véritable, parce qu'il n'avait pas son siège dans la partie sensible, mais qu'il résidait dans l'intime de l'âme, lai faisait accepter les ténèbres et les horreurs du vide, mettant sa joie sur ce qu'on ne peut ni voir, ni entendre ici-bas, c'est-à-dire sur le souverain Bien.

Les paroles intérieures ne lui étaient point étrangères : l'Esprit vivificateur s'en servait pour éclairer, instruire, donner une impulsion nouvelle à cette âme docile et désireuse d'avancer, coûte que coûte, dans le chemin de la perfection. Parfois elle ne sentait que faiblement ces élans vers la vertu, ces touches du Maître ; mais ceux qui la guidaient ne pouvaient pas émettre un doute sur la source divine d'où jaillissaient les dons qu'elle recevait, constatant dans cette âme une augmentation d'hu­milité et des vertus qui en découlent. Ce qui ne produit pas la charité, la mortification, la sainte simplicité et le silence intérieur, qu'est-ce que cela pourrait être ? dirons-nous avec Notre Père saint Jean de la Croix. Entrée dans un Ordre austère, ma Soeur du Coeur de Jésus remerciait le Seigneur de l'attrait qu'il lui avait donné pour les mortifications corporelles ; mais souvent elle dut mortifier sa mortification, ses Supérieurs ne lui permettant quo très sobrement des pénitences en dehors de celles de Règle. Plus tard, devenue Prieure, elle demanda et obtint d'en faire de très rigoureuses ; c'était certainement au-dessus de ses forces ; cependant elles lui furent familières pendant plusieurs années jusqu'à ce que la maladie l'obligea à mettre de côté son arsenal.

Aussitôt après sa Profession, on la plaça au Tour comme seconde Portière. Dans cet emploi comme dans tous ceux qui lui furent confiés dans la suite, elle donna des preuves non équivoques de sa dis­crétion, de son dévouement et de son recueillement, agissant toujours sous le regard de Dieu seul. Humble, douce, patiente, comprenant bien le support mutuel, on était heureux d'avoir des rapports avec une Soeur si aimable : aussi toutes les Officières n'eurent jamais qu'à s'en louer. Si parfois une contrariété venait assombrir son front, ce petit nuage s'évanouissait promptement pour faire place à une sérénité parfaite, reflet de son âme innocente. Extrêmement adroite, les ouvrages qui sortaient de ses mains avaient un cachet de perfection, de goût exquis ; au jour des fêtes de ses Mères Prieures, ils se distinguaient entre tous. Notre sacristie est enrichie de dentelles et de guipures très fines, faites par elle ; nous l'avons vue travailler jusqu'au bout de ses forces. Il y a à peine cinq ans elle s'ingénia à frapper des médailles composées de cire et de la terre sainte des tombeaux de Notre sainte Mère et de Notre Père saint Jean de la Croix, envoyée directement par nos Carmels d'Albe de Tormes et de Ségovie. Son travail fut couronné d'un plein succès ; elle en fit une ample provision de nuances différentes, et les agença dans des reliquaires, des écrins et des médaillons de tous genres, très estimés des personnes pieuses. Elle avait un talent particulier pour faire de charmantes poésies : la noblesse, la délicatesse de ses sentiments et sa parfaite distinction s'y révélaient, ainsi que son esprit doué de beaucoup de finesse. A Noël, que de charmantes choses elle chantait au saint Enfant Jésus ! Et dans nos fêtes de famille, avec quel à-propos, quel tact elle faisait ses compositions, por­tant l'empreinte du cachet religieux, dont ses moindres actions étaient revêtues. Sa fraternelle cha­rité la faisait condescendre aux désirs de ses Soeurs peu favorisées de ce don. Alors, avec son humilité habituelle, elle cherchait à disparaître, imitant le genre de la Soeur, se servant de ses expressions; mais c'était en vain, on reconnaissait bien vite l'excellente plume de l'aimable auteur. En 1876, nous avions nos élections ; ma Soeur du Coeur de Jésus était sortie du noviciat l'année précédente; cepen­dant ses vertus, son amour pour la régularité et son intelligence des rubriques la désignèrent aux Capitulantes, qui l'élurent Sous-Prieure, à son grand étonnement. La veille des élections, se trouvant auprès de la Prieure qui allait sortir de charge, elle pensait tout haut qui pourrait être élue Sous- Prieure; la Mère lui dit : « Soyez tranquille, mon enfant, le bon Dieu y pourvoira ! » Ma Soeur du Coeur de Jésus se retira sans faire attention au sens de cette réponse ; ce fut seulement après sa nomination qu'elle se rappela la parole du patriarche Abraham à son fils Isaac, lorsqu'ils gravissaient la montagne pour offrir le sacrifice selon l'ordre reçu de Dieu.

Notre chère Mère Sous-Prieure se montra dans cette charge ce que l'on attendait d'elle : régulière, amie du silence, attentive au saint Office, toujours respectueuse, aimable avec ses Mères, douce, pleine de condescendance à l'égard de ses soeurs : aussi s'attacha-t-elle davantage nos coeurs, qui l'aimaient déjà tant ! Sous l'impulsion divine, elle s'avança dans la voie de l'abandon, appuyée sur Jésus, sans trop voir le chemin qu'il avait frayé sous ses pas; l'amour dont le divin Époux l'enivrait lui tenait lieu de toute lumière et de toute satisfaction, la préparant ainsi à un abandon plus parfait, qu'elle ne faisait qu'entrevoir à cette époque. Avec quel effroi, cinq années plus tard, notre bonne Mère Sous-Prieure se vit charger du Noviciat ! Pleine de délicatesse et de discrétion, elle s'approcha de ces âmes. Ses vertus douces et fortes lui firent bientôt conquérir la confiance de son petit trou­peau, qui trouvait en elle les trésors d'un coeur maternel et dévoué. Si parfois la Maîtresse des Novices devait faire acte d'autorité, elle n'employait jamais un ton impérieux, ni des expressions qui irritent les plaies au lieu de les cicatriser. La Communauté considérait avec complaisance cette jeune Mère guidant ses novices dans les gras pâturages du Carmel. Comme l'amante bien-aimée de Jésus, sa place favorite était aux pieds du Maître, pour écouter ses divines leçons et les transmettre à son petit auditoire. Elle faisait silence dans le sanctuaire de son coeur, afin de mieux entendre cette voix qui dit tant de choses, sans bruit de paroles. Là elle puisait les lumières, les conseils, la direction qu'elle donnait à ces jeunes âmes, dévoilant à l'une ses misères sans l'abattre, tendant la main à l'autre sur le point de se laisser aller au découragement, modérant celle-ci, excitant celle-là, et les orientant toutes vers Celui qu'elle aimait chaque jour davantage, et en qui elle se confiait souveraine­ment.

Au printemps suivant, notre Carmel fut grandement éprouvé par la maladie. La Mère Sous-Prieure, atteinte d'une fièvre muqueuse, resta confinée de longs mois à l'infirmerie où elle montra, selon les désirs de Notre Séraphique Mère, la vertu qu'elle avait acquise en santé. Toujours douce, patiente, se laissant faire, comme une enfant totalement abandonnée entre les mains de sa mère ; que de mé­rites la chère malade n'accumula-t-elle pas ! Oublieuse d'elle-même, son unique préoccupation était de savoir ses Mères et Soeurs plus ou moins souffrantes. Il y avait une telle sérénité répandue sur ses traits, tant de calme, de silence autour d'elle, que l'on faisait la bienheureuse rencontre du divin Maître, quand on allait la visiter. Elle souffrait cependant de ne pouvoir remplir ses devoirs envers la Communauté qui était alors privée de sa Prieure gravement malade. « Les voies de Dieu, disait-elle un jour à une de ses novices, sont bien crucifiantes; il choisit l'heure où sa petite créature pourrait lui rendre quelques services, pour la réduire à néant ; mais il sait bien ce qu'il fait. Qu'il soit béni de tout ! » Enfin le Seigneur exauça nos prières ; notre bonne Mère Sous-Prieure entra en convalescen­ce; elle n'en était pas encore sortie au jour de nos élections, où elle reçut la pesante croix du Priorat. De loin elle aperçut son calvaire, et jusqu'à la fin sa vie fut l'ascension de cette sainte montagne. Quelques jours après son élection elle disait à une de ses filles : " Le bon Maître m'a fait connaître, il y a cinq ans, que toute la joie de l'âme religieuse consiste à souffrir avec Lui et pour Lui : depuis ce moment je n'ai pu aimer autre chose ; j'ai désiré la souffrance, je l'ai demandée, et j'ai reçu l'as­surance que je serai exaucée. » Elle comprit, en recevant la charge, que l'heure était venue où cette soif ardente de son âme trouverait de nombreuses sources pour s'étancher. Voulant contracter une union plus intime avec elle, le Seigneur la fit passer par des creusets exceptionnels, non seulement pour la purifier, mais aussi pour lui donner des aptitudes plus surnaturelles et des énergies nouvelles pour accomplir ses adorables volontés. Notre Révérende Mère était tellement convaincue que rien n'arrive ici-bas sans la volonté ou la permission de Dieu, telle­ment persuadée que tout ce qu'il veut ou permet tourne au profit des âmes abandonnées entre ses mains, que son adhésion était complète pour ce qui devait lui arriver, acquiesçant d'avance, en esprit d'adoration et d'amour, aux desseins du souverain Maître sur elle.

Peu à peu notre bien-aimée Mère sortit de convalescence et put vaquer à tous les travaux de sa charge, au grand contentement de la Communauté si heureuse d'avoir une telle Prieure à sa tête. L'in­telligence qu'elle avait des saintes Écritures, son étude approfondie des oeuvres de Notre Séraphique Mère, et surtout de celles de Notre Père saint Jean de la Croix, ajoutées à tous les talents naturels et surnaturels dont le Seigneur avait été prodigue à son égard, lui rendirent faciles deux exercices que son humilité lui fit constamment redouter : le chapitre et la direction. Elle s'acquittait parfaitement de l'un et de l'autre, allant assidûment à l'école de Jésus recevoir les conseils et les lumières qu'elle dis­tribuait ensuite, avec l'amour maternel dont elle avait le secret, aux âmes qui lui étaient confiées. Ame ardente et virile, elle aurait voulu communiquer aux autres quelque chose de l'amour fort et géné­reux qui la consumait ; comme elle souffrait lorsqu'elle ne trouvait pas un semblable écho dans une âme ! Un petit mot qu'elle écrivit à une jeune Professe derrière une image, nous révèle ses ardents désirs pour elle et pour le troupeau confié à ses soins.

Le bon Maître se plaît à faire passer ceux qu'il aime d'un amour de prédilection par le chemin que Lui-même a suivi. Plus il les aime, et plus il leur envoie de lourdes croix. Notre chère Mère en fit l'expérience. Que de fréquentes stations elle fit dans la grotte de Gethsémani ! Et si, à l'exemple du divin Agonisant, elle demanda plus d'une fois que ce calice d'amertume s'éloignât d'elle, cette âme courageuse qui n'avait rien cherché, qui n'avait rien aimé que Dieu, ne manqua pas d'ajouter avec son Jésus : « Que votre volonté, ô mon Dieu, soit faite, et non la mienne! J> Quelque amer que lui parût ce calice, elle trouva toujours au fond la douceur du devoir accompli. C'est ainsi que nous la vîmes gravir son Golgotha, tenant compagnie à la grande Victime, ne voulant pas la lais­ser seule porter le pesant fardeau de la Croix. Alors fut en partie exaucée l'héroïque prière qu'elle avait faite à Dieu, et que nous avons trouvée écrite de sa main : «t Que je sois votre piédestal, ô Jésus ! Que je sois sous les pieds de toutes les créatures et broyée par tous, mais surtout par vous ; cet anéan­tissement je le désire, je le veux, ne me refusez pas cette joie, ô mon Dieu ! »

Avant la fin de son second triennat elle dut se fixer à l'infirmerie, où se passèrent les sept dernières années de sa vie, là les épreuves morales et physiques lui dressèrent un bûcher sur lequel la victime choisie par le Maître se consuma lentement, nous donnant l'exemple des plus admirables vertus de patience, de douceur, d'humilité et d'esprit religieux. Que de traits édifiants n'aurions-nous pas à vous citer, ma Révérende Mère, si déjà nous n'avions dépassé les limites d'une circulaire ! Le Seigneur lui demanda une à une l'immolation de tout ce qui fait la vie d'une Carmélite ; la pins pénible fut assurément de ne pouvoir suivre la Communauté au choeur, et peu à peu d'abandonner tout à fait la récitation du saint Office. Lorsqu'un léger mieux se manifestait dans son état, que de supplications pour obtenir la grâce d'en dire au moins une partie, et quelle joie lorsque son infir­mière si dévouée, ou nous, nous venions près d'elle le réciter à sa place ! Il semblait que cette prière liturgique calmait ses grandes souffrances. Son amour pour la Communauté lui fit faire des efforts héroïques pour venir, jusqu'au bout de ses forces, à la récréation. Lorsque, la voyant si souffrante, nous lui faisions remarquer que ce serait pour elle un surcroît de fatigue, elle nous répondait : « Cela ne fait rien, ma Mère, je suis si heureuse de voir mes Soeurs, je les aime tant ! » Elle s'intéres­sait tout particulièrement à nos novices et à nos postulantes ; elle était heureuse quand elle se voyait entourée de ce jeune troupeau, et se confiait volontiers à lui pour conduire la petite voiture dans laquelle on la promenait au jardin.

Il y a deux ans, notre chère Mère du Coeur de Jésus entrevit un sacrifice, le plus pénible de tous, que le Seigneur semblait devoir lui demander dans un temps plus ou moins éloigné. Pendant plu­sieurs semaines, nous vîmes cette âme qui s'était nourrie depuis son enfance du bon plaisir divin, nous la vîmes lutter, lutter encore, sans pouvoir dire le fiât sollicité par le Maître. Que de fois la Mère bien-aimée qui nous précéda dans la charge mêla ses larmes aux siennes, brisée de douleur de voir ce coeur sous un tel pressoir ! Enfin un jour, après une lutte suprême entre la nature et la grâce, elle alla trouver sa Prieure et lui dit en sanglotant : « Ma Mère, c'est fait ! J'accepte tout ce que le bon Dieu veut ! » Nous pouvons ajouter que cet acte était absolument héroïque. Lorsque l'heure de la douloureuse appréhension venait de nouveau torturer son âme, la voix de l'obéissance la tran­quillisait aussitôt, et lui faisait renouveler son acte d'abandon qui a dû sauver un grand nombre d'âmes. Parfois aussi, nous lui rappelions la demande qu'elle avait faite à Jésus d'être broyée par Lui. « Vous me faites du bien, disait-elle alors ; il est vrai j'ai demandé la souffrance ; peut-être ai-je été téméraire, mais je ne le regrette pas, je suis prête à recommencer. » En effet, que de fois pendant ces deux dernières années, au milieu des plus grandes douleurs, l'entendîmes-nous répéter au divin Maître : "Mon Dieu, je veux bien souffrir davantage, si tel est votre bon plaisir ; » et même, quelques heures seulement avant sa mort, sous l'étreinte d'une cruelle agonie, elle demandait encore plus de souf­frances. Un jour, une de nos Soeurs, voulant la faire parler sur ce sujet de prédilection, lui dit : « Ma Mère, le bon Dieu est trop rigoureux envers vous ; je ne lui ferai pas la même demande ; » s'affligeant de ce manque apparent de courage : « Vous avez tort, reprit-elle, le bon Dieu m'a fait bien souffrir, mais il a été toujours bon pour moi ; puis cela s'est fait petit à petit, chaque jour a suffi à sa peine. » C'est dans ces sentiments sublimes, récompense de sa généreuse fidélité, que notre chère Mère passa ses pénibles années de maladie. Cet hiver, la rigueur de la température augmenta ses souffrances, sa maladie de coeur se compliqua de crises hépatiques; son état devint si alarmant, qu'au commence­ment du Carême, notre dévoué et pieux docteur nous conseilla de la faire administrer. Dès le mois de janvier, notre chère Mère avait compris que son état s'aggravait, et qu'il fallait se préparer, pour un avenir peu éloigné, à paraître devant Dieu. Sa pensée était continuellement occupée de la mort, nous en parlions souvent ensemble telle nous avait demande de la prévenir lorsqu'il serait temps de recevoir les derniers sacrements; sa joie fut grande quand nous lui annonçâmes que l'heure était venue.

Notre Révérend Père confesseur extraordinaire, fils de saint Ignace, voulut bien lui administrer l'Extrême Onction ; elle le remercia avec effusion de cette grâce qui avait comblé son âme de tant de bonheur. Peu à peu la crise si redoutée s'apaisa ; un mieux sensible se manifesta dans l'état de la malade qui, au printemps, put revenir à la récréation, et aller au parloir voir sa famille qu'elle chérissait tant. Nous nous bercions du doux espoir de la conserver encore ; elle sou­riait à nos désirs, et s'unissait volontiers aux neuvaines que nous faisions à cette intention. Mais lorsqu'apparut l'été avec ses chaleurs accablantes, l'état de la douce victime devint très douloureux : nous comprîmes alors que Theure de la récompense ne tarderait pas à sonner. Nous ne pensâmes plus qu'à préparer cette belle âme au grand passage du temps à l'éternité. La tâche nous était du reste facile, Jésus lui-même l'illuminait de ses divines clartés, et lui montrait le néant, le rien de la terre et de tout ce qui passe. Elle allait à ce Maître aimé qu'elle avait désiré toute sa vie, avec joie, avec calme et un abandon filial que rien ne troublait. Cependant si un désir pouvait subsister dans ce coeur entièrement livré au bon plaisir divin, c'était celui de vivre encore, pour pouvoir souffrir davantage.

Le jeudi 8 août, la trouvant plus souffrante, nous fîmes appeler notre dévoué docteur ; il constata une congestion cérébrale, et déclara l'imminence du danger. Le samedi un léger mieux se manifesta ; mais le dimanche, la voyant beaucoup plus mal, le Révérend Père Dominicain, qui depuis de longues années se dévoue pour nos âmes, voulut bien lui réitérer les saintes onctions, lui appliquer l'indulgence In articulo mortis, et lui apporta le saint Viatique. Notre chère Mère avait sa pleine connaissance, qu'elle conserva du reste jusqu'au dernier soupir. La journée du lundi fut très pénible, notre édifiante malade offrait toutes ses souffrances pour la .sainte Eglise, la France, sa Communauté et sa bien-aimée famille. Elle avait une offrande spéciale pour ses petits-neveux qu'elle aimait tendrement : combien de fois l'avons-nous entendue demander au bon Dieu de garder ces jeunes coeurs toujours pui s ! Puis elle implorait le pardon du Seigneur et celui de ses Soeurs, pour toutes les infidélités qu'elle croyait avoir commises. Qu'il était touchant de l'entendre murmurer : « Pardon, pardon ! » Le mardi matin, notre Père confesseur eut la bonté de venir lui apporter de nouveau le saint Viatique, et lui appliquer l'indulgence du saint Rosaire, heureux de lui procurer cette suprême consolation. Il était temps ; quelques heures plus tard, la chère mourante aurait été dans l'impossibilité d'avaler la moindre parcelle. Cette visite de Jésus Hostie fortifia sa fidèle épouse pour les dernières luttes qu'elle devait endurer avant la Communion éternelle.

Qu'il était beau et consolant de voir cette âme au milieu des angoisses d'une cruelle agonie, s'unir à toutes les aspirations que nous lui suggérions, baiser son Crucifix avec amour et demander encore plus de souffrances ! Enfin, vers trois heures et demie, avec un calme, une sérénité, une douceur angélique, cette âme prit son essor vers l'unique objet de ses désirs, la Communauté et nous présentes. Une demi-heure avant, Jésus l'avait purifiée dans son Précieux Sang, et les prières de l'agonie lui avaient été plusieurs fois renouvelées.. Exposée au choeur selon nos usages, elle était si belle, sa physionomie reflétait un tel repos et un tel bonheur en Dieu, que les personnes qui vinrent prier près d'elle estimèrent comme une grâce de l'avoir vue. Un grand nombre de Religieux de divers Ordres amis de notre Carmel, daignèrent honorer ses obsèques de leur présence ; qu'ils veuillent bien recevoir ici l'expression de notre reconnaissance ; le coeur de notre regrettée Mère qui était sensible aux moindres preuves de dévouement saura, du haut du Ciel, leur prouver sa profonde gratitude.  Notre bien-aimée Mère du Coeur de Jésus nous a laissées brisées de douleur, mais désireuses de profiter des exemples de vertus qu'elle nous a légués. Notre consolation est dans l'espérance que ses grandes souffrances lui auront servi do Purgatoire ; cependant, ignorant les secrets divins, et le degré de correspondant» et de pureté que Dieu demande aux âmes de ses épouses, nous vous prions, ma Révérende Mère, d'ajouter aux suffrages de l'Ordre déjà demandés, une Communion de votre sainte Communauté, l'Indulgence du Via Crucis, un acte de contrition, un acte d'amour et une invocation à Notre Père saint Jean de la Croix, selon son désir. Elle vous en sera très reconnais­sante, ainsi que nous, qui avons l'honneur de nous dire, au pied de la Croix, avec le plus profond respect,

Ma Révérende et très honorée Mère,

r. c. i.

De notre Monastère de la Réparation et de la Sainte Face du Très Saint Rédempteur, des Carmélites de Paris, 23, avenue de Messine, le 8 septembre 1895, en la Fête de la Nativité de la Très Sainte Vierge.

P. S. — Nos chères Mères de Dunkerque, place Vauban, n° 1, vous prient, ma Révérende Mère, de vouloir bien leur adresser vos circulaires.

Votre bien humble Soeur et servante

Sr MARIE DES ANGES

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