Carmel

8 novembre1888 – Lyon

Ma Très Révérende Mère,

Dieu, dont les desseins sont toujours adorables quoique quelquefois bien incompréhensibles, vient de nous imposer un bien douloureux sacrifice en enlevant à notre tendre et religieuse affection, notre chère et regrettée soeur Marie de la Croix-de-Saint-André, à l'âge de près de 42 ans, après en avoir passé 21 en religion.
La pensée que notre bien-aimée fille n'a quitté cette terre d'exil que pour aller jouir du bonheur des élus peut seule nous consoler du vide immense qu'elle fait au milieu de nous ; néanmoins, notre sacrifice est grand, et nous vous demandons avec instance, ma très Révérende Mère, de nous aider par vos saintes prières à le faire généreusement.
Le souvenir plein d'édification que notre chère soeur a laissé après elle est un puissant encouragement à marcher sur ses traces, et, en vous entretenant quelques instants, ma très Révérende Mère, des nobles qualités et des grandes .vertus qui ont enrichi son âme, nous espérons que ce récit, quelque imparfait et abrégé qu'il soit, ne sera pas sans profit pour celles qui suivent la même voie et aspirent au même bonheur et à la même récompense.
Née au sein d'une famille aussi distinguée que chrétienne, notre chère soeur Marie de la Croix ne tarda pas à faire connaître à ses bons parents, les belles espérances qu'ils pouvaient fonder sur elle. Douée d'une rare intelligence, d'un coeur très sensible, d'une grande vivacité et d'un dévouement sans borne, notre intéressante jeune fille avait tout ce qu'il faut pour plaire, et aurait pu, comme beaucoup d'autres, se laisser entraîner aux enchantements d'un monde qu'elle aurait aimé, si elle n'avait puisé, dans une solide piété et dans une éducation très sérieuse, un préservatif contre les dangers auxquels elle était exposée et qu'elle devinait sans les connaître. Heureuse au sein de sa nombreuse et patriarcale famille qu'elle n'avait jamais quittée, notre chère enfant sentait cependant le besoin de se donner plus complètement à Dieu. Son bonheur aurait été de se dévouer sans réserve au soulagement de toutes les misères humaines. La vie active avait toutes ces préférences et répondait à toutes ses aptitudes. Elle était donc décidée a l'embrasser, et avait même visité, dans cette intention, un hôpital et une maison de petites soeurs des pauvres, lorsque Dieu, qui veillait sur cette chère âme avec un soin jaloux, permit qu'une circonstance toute fortuite conduisît  au Carmel Mme sa soeur qui l'accompagnait. La vue de ces grilles austères fut pour cette jeune fille toute une révélation : « C'est ici, dit-elle, que je dois m'immoler ; j'y souffrirai, mais je me sauverai ; ailleurs, je me jetterais dans les créatures et je me perdrais. Dire et faire, pour elle, était une même chose ; aussi, peu de temps s'était-il écoulé que notre chère fille entrait au Carmel, à l'âge de vingt ans, présentée par cette même soeur qui a toujours été pour elle une vraie mère, et prenait le nom de soeur Marie de la Croix, auxquel elle ajoutait celui de Saint-André, en souvenir d'un grand-oncle, noble chevalier dont elle aimait à nous raconter le trait édifiant que voici : « Perclus de tous ses membres, ce vaillant chrétien était réduit à l'inaction la plus absolue. Un jour de la Fête-Dieu, il se sentit inspiré de se faire porter sur le seuil de sa maison, en témoignage de sa foi au grand mystère de l'Eucharis tie. Au moment où Notre-Seigneur passait devant lui, il se lève soudain de son fauteuil et se mêle au pieux cortège des fidèles, au grand étonnement de ceux qui l'avaient connu dans son état de complète impuissance. »
En reconnaissance de cette grâce, il se fit river sur la poitrine et sur les reins une croix de fer de Saint-André, qu'il ne quitta jamais, et, pendant vingt ans qu'il vécut encore, il endura ce supplice avec une constance admirable.
Digne émule de ce saint oncle, qu'elle devait retrouver dans la tombe, notre chère soeur Marie de la Croix embrassa les austérités du Carmel avec un cou rage intrépide. Les instruments de pénitence lui devinrent tous familiers ; elle en avait inventé même plusieurs. Les jeûnes au pain et à l'eau, les veilles de toute la nuit semblaient ne rien lui coûter, tant elle en était avide, et, cependant, sa nature très sensible les ressentait vivement. Bonne et dévouée pour tout le monde, elle aurait voulu prendre le fardeau de-chacune et ne faisait jamais sentir les services qu'elle avait rendus.
La fondation d'un Carmel à Ecully-les-Lyon ayant été décidée pour préparer celle du Mont-Carmel en Terre-Sainte, notre chère soeur fut désignée pour en faire partie. Sa joie fut grande, elle trouvait en cela un nouvel aliment à son zèle, une ample matière à sacrifices. Aussi, pendant les dix années qu'elle a passées au milieu de nous, ne cessa-t-elle de les multiplier par son complet oubli d'elle-même, son obligeance à toute épreuve et son dévouement sans réserve. Faire plaisir à ses mères et à ses soeurs, leur éviter quelque peine, prendre pour elle ce qu'il y avait de plus rude et de plus rebutant, tel était le caractère de sa "vertu, et elle ne s'est jamais démentie. Favorisée d'une adresse merveilleuse, elle exécutait avec une rare perfection les ouvrages les plus difficiles, et, dans les commencements de notre maison, ses talents nous furent une grande ressource? Tour à tour menuisier, peintre, maçon, architecte, jardinier, rien ne l'embarrassait ; elle savait tout faire,et quittait les travaux les plus grossiers pour confectionner les broderies les plus fines avec le même plaisir et la même facilité. Notre sacristie lui doit plusieurs ornements et linges sacrés qui feront vivre longtemps son souvenir.
Cependant, la chère fondation du Mont-Carmel, qui nous avait attirées, n'était pas mise en oubli : choisie pour nous accompagner dans un premier voyage en Orient que nous fîmes il y a quelques années, notre chère enfant, à la vue de ce majestueux Mont-Carmel que la mer baigne de ses flots argentés, que le soleil d'Orient embellit de ses rayons les plus radieux, et qui, par la variété de ses produits, rappelle les magnifiques descriptions de la Bible, elle s'écria dans un transport d'admiration : « C'est ici le lieu de mon repos, et je n'en aurai jamais d'autre tant que je serai sur la terre. » Elle avait dit vrai, et, à partir de ce moment, toutes ses pensées, ses prières, ses sacrifices furent dirigés vers ce lieu béni qui avait gagné son coeur et subjugué son âme tout entière. Que de neuvaines et de dévotions de toute sorte n'a-t-elle pas faites pour hâter l'heure si désirée d'y fixer enfin son séjour. Que de pénitences et de sacrifices offerts à Dieu dans cette intention !
Au mois de mai dernier, ses voeux semblèrent exaucés ; un nouveau voyage ayant été résolu, pour activer les travaux de construction de notre précieuse. fondation, notre chère soeur, ayant beaucoup travaillé pour les plans du futur monastère, eut encore le bonheur, bien apprécié par elle, de faire un nouveau pèlerinage en Terre-Sainte, précédé de celui de Rome. La paternelle et toute spéciale bénédiction du Saint-Père, que nous eûmes le bonheur d'obtenir pour notre fondation, fut un gage des faveurs célestes sur lesquelles nous pouvions compter. Mais, comme toutes les oeuvres de Dieu ne s'établissent solidement que sur la Croix, ce fut, pour ainsi dire, au prix de la vie de notre chère enfant que nous dûmes le complet succès de notre sainte entreprise. Atteinte, dès son arrivée à Beyrouth, d'une fièvre violente qui y régnait dans ce moment, elle put, grâce aux bons soins des filles de Saint-Vincent de Paul, auxquelles nous étions puissamment recommandées, revenir en France. Mais elle arriva mourante, et son existence ne fut plus qu'une longue agonie et un acte de résignation suprême. Aussi généreuse dans les ennuis pénibles de l'inaction qu'elle l'avait été dans les rudes labeurs de l'action, notre chère soeur sut mettre à profit le temps qui lui était donné, et ne cessa de nous édifier par une invincible douceur et un abandon sans réserve à la sainte volonté de Dieu. Ses lèvres n'ont laissé échapper aucune plainte ni aucun regret, et, cependant, il était facile de comprendre l'immense, l'héroïque sacrifice qui lui était demandé au moment où elle voyait ses brûlants désirs sur le point d'être réalisés. Le bon Dieu aura tout compté, et très certainement, à cette heure, notre enfant bien-aimée en recueille le prix au sein des délices éternelles. Nous en avons eu comme une sorte de révélation par le calme, la paix céleste qui n'a cessé de l'inonder pendant sa longue maladie, mais surtout les derniers jours de sa vie. Pas un trouble, pas une inquiétude n'est venue affaiblir sa confiance en Dieu, ni altérer un instant la sérénité de son âme. La prière faisait sa principale occupation, et la sainte communion ses délices. Que d'efforts n'a-t-elle pas faits-pour recevoir, presque chaque jour, ce pain divin qui fait les forts et dédommage de tous les sacrifices... « C'est auprès de lui, disait-elle, que je me console et que j'apprends à souffrir... » Aussi, cet adorable Maître, pour récompenser son épouse fidèle, a-t-il permis que toutes les grâces et les faveurs spirituelles lui aient été comme prodiguées, et, peu d'heures avant sa mort, II est encore venu la visiter, alors que son pauvre gosier desséché pouvait à peine supporter quelques gouttes d'eau.
L'agonie de notre chère soeur a été douce et consolée comme sa maladie ; elle a conservé sa connaissance presque jusqu'à la fin, et s'est éteinte sans secousse, et même sans souffrance, au milieu des prières et des larmes de ses soeurs, comme un enfant qui s'endort avec confiance dans les bras de son père qu'il aime et dont il sait qu'il est aimé. L'empreinte de béatitude répandue sur tous les traits de notre soeur si regrettée semblait nous dire qu'elle était heureuse, et qu'après avoir beaucoup travaillé et souffert pendant sa vie, elle se reposait délicieusement dans ce vrai carmel du ciel où nous serons toutes réunies... Puisse d'ici là notre fille bien-aimée continuer à nous aider comme elle le faisait avec tant de coeur et de dévouement lorsqu'elle était avec nous ; c'est la promesse qu'elle nous a faite, et c'est aussi l'espoir qui nous soutient au milieu des nombreux labeurs dont, malgré notre indignité, Dieu a daigné nous charger.
Notre carmel n'ayant pas encore de caveau, la famille de notre chère soeur nous a demandé qu'elle pût être déposée au milieu des siens, qu'elle avait tant aimés jusqu'à son dernier soupir, et nous avons été consolées de remettre à des parents si pieux et si bons les restes précieux de celle qui devient pour eux tous un gage des bénédictions d'en haut.
En terminant ces lignes, qui ne retracent que d'une manière bien faible les grandes vertus dont nous avons été témoins, il nous reste à vous demander humblement, ma très Révérende Mère, de vouloir bien faire rendre, au plus tôt, à notre chère Soeur Marie de la Croix les suffrages de notre saint ordre, ainsi que tout ce que votre charité voudra bien y ajouter. Elle ne manquera pas de vous en témoigner  sa vive gratitude, et nous-mêmes vous en remercions bien sincèrement, en nous disant avec le plus profond respect et le plus religieux dévouement,
De Votre Révérence
l'humble servante et soeur en N.-S.
Soeur T. J. Marie du Sacré-Coeur.
c.d.p.i.
De notre monastère du Sacré-Coeur de Jésus, sous la protection de Notre-Dame du Mont-Carmel et de notre Père saint Joseph, des carmélites d'Ecully-les-Lyon, le 8 novembre 1888.

486. — Lyon, Imprimerie Vitte et Perrussel, rue Condé, 3o.

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