Carmel

8 mai 1895 – Marseille

 

Ma Révérende et très Honorée Mère,

Paix et très humble salut en Notre-Seigneur, dont la main adorable vient de s'appesantir sur notre Monastère, nous présentait le calice de l'épreuve.

Dans une petite circulaire nous vous demandions, ma Révérende Mère, de vouloir bien appliquer à notre très Honorée Mère Sous-Prieure Rose-Marie-Thérèse-de-Jésus et du Sacré-Coeur, professe de notre Communauté, les suffrages de notre saint Ordre ; nous venons aujourd'hui vous entretenir de la vie religieuse de cette chère Mère, qui laisse après elle le doux parfum de toutes les vertus, mais surtout de l'humilité, dont la suave senteur, comme celle de la violette, révèle sa présence, quoiqu'elle s'efforce de se cacher.

Notre bonne Mère Sous-Prieure était native de notre ville, d'une famille chrétienne dans laquelle elle reçut les principes de la véritable piété : le nom de Thérèse lui fut donné sur les fonts baptismaux. Notre sainte Mère Thérèse la prit, dès lors, sous sa protection et, malgré tous les obstacles qui devaient entraver la route de sa chère protégée, elle lui préparait une place sous son manteau béni, dans l'Ordre privilégié dont elle est l'illustre réformatrice. De bonne heure le coeur de la petite Thérèse se tourna vers Dieu et, quoique sa modestie ne nous ait pas donné connaissance de ce qui la concernait, néanmoins un petit trait que, dernièrement elle laissa échapper, vous révélera, ma Révérende Mère, la simplicité de sa foi et son amour pour Dieu dans ce jeune âge.

Elle n'avait point encore fait sa première Communion, lorsque, jouant, un jour, avec ses petites amies, sur la colline de Notre-Dame de la Garde, ce pèlerinage cher à tout coeur marseillais, elles trouvèrent un crucifix cassé, qu'elles s'empressèrent de ramasser, se mettant aussitôt en quête d'une petite grotte pour y placer ce précieux objet ; ayant enfin découvert ce qu'elles désiraient, elles l'y déposèrent respectueusement et en bouchèrent soigneusement l'entrée ; puis, apercevant un berger qui gardait ses troupeaux, elles le chargèrent de surveiller ce pèlerinage improvisé. Chaque jour, ces pieuses enfants se dirigeaient mystérieusement vers cette grotte et y offraient à Dieu les prières naïves inspirées par leur jeune coeur ; elles pensèrent ensuite à orner ce modeste sanctuaire et, à cet effet, ces chères enfants venaient vider leurs petites bourses aux pieds du cher crucifix ; enfui, le trésor s'augmentant, elles purent acheter des rideaux et de petits vases; elles y coururent, ce jour-là, avec plus de bonheur encore et ornèrent avec respect et amour cette chère demeure ; elles continuèrent cependant à y déposer leur obole, afin d'y pouvoir faire de nouveaux embellissements ; leur dévotion et leur joie s'augmentaient à chacun des pèlerinages de la jeune et pieuse troupe ; mais un jour, hélas ! leur chagrin fut grand : tout avait été enlevé ; le crucifix et le petit trésor. Que de larmes coulèrent de tous les yeux ! et ce fut, à genoux, au milieu des sanglots, que ces chères enfants offrirent à Dieu leurs prières en expiation.

Avec de tels sentiments de piété, nous pouvons juger de la ferveur avec laquelle la petite Thérèse s'approcha, pour la première fois, du sacrement adorable nos autels : combien le divin Jésus qui aime tant les enfants dut trouver de délices dans le coeur de celle qui lui offrait une demeure bien plus agréable à ses yeux, par sa pureté enfantine et sa naïve piété, que celle qu'elle lui avait préparée avec tant de zèle et d'amour cependant dans la petite grotte du saint crucifix.

L'esprit de foi et le lilial amour pour Dieu qui avaient animé la jeune enfant inspira de même la jeune fille ; aussi, la voyons nous, arrivée à l'âge de fixer son choix pour l'avenir, se présenter à notre vénérée Mère Saint-Hilarion, de pieuse mémoire, lui demandant une place au Carmel ; mais Dieu permit que notre regrettée Mère ne put l'admettre alors ; ce qui devait reporter très loin son entrée, carde lourdes croix tombèrent successivement sur sa chère famille; elle eut à soigner, durant de longues années, sa bonne mère d'abord, ses bien-aimées soeurs, un de ses frères ; puis, enfin, son digne père, qu'elle conserva jusque dans un âge très avancé. Sa profonde humilité la faisait s'abaisser dans la connaissance de sa misère et elle se reconnaissait indigne d'être reçue parmi les vierges consacrées à Dieu parmi lesquelles elle avait cru sa place marquée, mais son coeur soupirait quand même après ce bonheur entrevu et qu'elle n'osait presque plus espérer.

Elle se livra donc avec tendresse aux soins que réclamaient ses chers malades ; tour à tour fille et soeur dévouée, elle n'épargnait point sa peine et croyait sa route toute tracée par les circonstances que Dieu avait permises ; cependant, pour trouver un dédommagement à la privation que Dieu lui avait imposée, par le sacrifice du plus cher de ses voeux, elle était entrée dans le Tiers-Ordre de Saint-François, de notre ville, dirigé avec tant de zèle par les RR. Pères Capucins, et s'y exerçait toujours plus dans la pratique des vertus ; mais Dieu, qui avait marqué sa place au Carmel, brisa enfin le dernier lien qui la retenait, en appelant à lui son vieux père : après avoir fermé les yeux à l'auteur vénéré de ses jours, les deux frères qui lui restaient étant établis, elle se trouva libre et sentit revivre en son coeur l'espoir de finir ses jours dans le cloître : malgré son âge avancé, cinquante-trois ans, elle vint donc résolument se présenter à notre vénérée et regrettée Mère Saint-Henri, alors Prieure de notre Monastère, et lui demanda avec tant d'instances et d'humilité une place dans l'arche sainte, qu'elle toucha son coeur. Son entrée fut décidée, elle eut lieu le 22 juillet 1875, en la fête de la glorieuse sainte Magdeleine, titulaire de notre Monastère. La nouvelle postulante fut nommée Thérèse de Jésus ; le bon Dieu permit que- ce nom ne fut point alors dans la maison, notre chère doyenne, qui le portait, ayant rendu sa belle âme à Dieu, il y avait à peine quelques mois ; ce fut avec bien de la joie qu'elle se vit conserver un nom si cher, aussi en rendit-elle à Dieu les plus ferventes actions de grâces.

La Communauté fut profondément édifiée des premiers pas dans la religion de cette nouvelle postulante et bientôt l'on put juger combien profondément les vertus étaient enracinées dans son coeur; l'humilité surtout y brillait d'un vif éclat et c'était avec admiration que l'on voyait la chère postulante, vénérable par son âge avancé, s'abaisser au-dessous même des plus jeunes et, se considérer comme la dernière dans la maison de Dieu.

La santé de notre chère Soeur Thérèse de Jésus se soutint admirablement et, pour lui accorder une faveur, vu son âge avancé et ses vertus solides, le saint habit lui fut donné le 10 octobre de la même année. Ce fut à la satisfaction générale qu'elle revêtit les livrées de l'auguste Reine du Carmel et que la Communauté se la vit unie par un premier lien : le temps du noviciat se passa pour elle dans la plus grande régularité, son obéissance était religieuse et ponctuelle, son amour pour la pauvreté remarquable, son esprit de foi l'animait en toutes ses actions et lui faisait voir Dieu en la personne de ses supérieurs ; son amour pour ses Soeurs et son dévouement étaient tendres et constants ; aussi, malgré son âge avancé, concevait-on sur elle les plus douces espérances. Arriva enfin pour notre chère Soeur le jour béni de sa profession religieuse ; ce fut dans la plénitude de son coeur qu'elle prononça ses saints voeux et qu'elle donna ainsi à Dieu, d'une manière plus absolue, la dernière partie d'une existence qu'elle avait d'ailleurs passée constamment sous ses yeux et selon le bon plaisir de son Coeur adorable.

Peu après, elle fut mise au tour; son expérience et sa discrétion la rendaient précieuse pour cet office de confiance qu'elle a conservé jusqu'à son dernier jour. Elle passa quelques années aussi à la provisoirerie ; tour à tour dépositaire et Sous-Prieure, elle montra toujours dans ces offices et charges ce que doit être la Carmélite, au milieu des occupations que lui impose le devoir; toujours active et jamais empressée, l'on comprenait qu'au milieu même des soins les plus distrayants elle savait conserver la présence de Dieu. Sa démarche était calme et digne, on la voyait plutôt qu'on ne l'entendait : que de pas n'a-t-elle pas faits dans la maison, sans jamais témoigner que les courses nombreuses que lui imposait l'office du tour la fatiguaient ! son dévouement ne connaissait point de bornes, elle ne savait point s'épargner dans l'accomplissement du devoir : malgré son âge avancé, ses facultés intellectuelles étaient très bien conservées, aussi combien nous aimions recourir à ses conseils dans les décisions à prendre ; sa longue expérience était un secours pour nous, mais c'était toujours avec une humilité qui nous confondait qu'elle se défendait de nous donner sou avis, à nous cependant, qui la respections et la vénérions à l'égal d'une prieure ; nous étions vraiment émues, touchées du respect profond qu'elle nous témoignait et de l'humilité qui l'animait dans tous ses rapports avec nous.

Ainsi que nous vous l'avons dit, ma révérende Mère, elle est morte dans la charge de la Sous-Prieure, qu'elle remplit à l'édification de la Communauté, qui pouvait admirer le profond esprit de foi et la ferveur dont toute sa conduite au choeur était animée : quelle peine avions-nous lorsque quelquefois les nécessités de son âge avancé nous portaient à lui dire de se priver des matines; ce n'était que sur nos instances réitérées qu'elle acceptait ce petit soulagement ; le soir même où elle s'est mise au lit, hélas! pour ne plus s'en relever, combien ne nous supplia-t-elle pas de la laisser se rendre au choeur pour y chanter les louanges de Dieu. Mais son heure avait sonné, sa couronne était prête et le divin Époux allait l'appeler aux noces éternelles.

Il est temps, ma Révérende Mère, de vous parler de la douloureuse épreuve par laquelle nous venons de passer; de cette visite de Jésus avec sa croix, qui, dans notre humble Carmel, cherchait une fleur : Il jeta les yeux sur cette humble violette dont le parfum suave embaumait notre Carmel !

Le samedi 2 février, une de nos chères Soeurs ressentit les premières atteintes de l'influenza ; le lendemain, deux autres se mettaient au lit, prises du même mal ; un triste pressentiment pesa alors sur notre coeur, pressentiment qui ne devait, hélas ! que trop se réaliser; en effet, le lundi 4 février, plusieurs d'entre nous se trouvèrent fatiguées, parmi lesquelles notre bonne Mère Sous-Prieure et nous. Le lendemain, le restant de la Communauté, sauf quatre, fut alité aussi. M. notre dévoué Docteur, appelé aussitôt, fut heureux de constater qu'aucune de nos chères malades ne donnait de craintes sérieuses, et il nous fit espérer que, moyennant beaucoup de soins, nous pourrions toutes nous retrouver après cette épreuve momentanée ; mais Dieu en avait décidé autrement.

Cependant, les quatre Soeurs restées sur pied étaient atteintes de très forts rhumes et ne se sentaient pas capables, malgré toute leur bonne volonté, de soigner la Communauté, trop fatiguées elles-mêmes; aussi Monseigneur, dans sa sollicitude toute paternelle, décida que des Soeurs Trinitaires gardes-malades viendraient nous soigner; nous ne pouvons trop vous redire ici, ma Révérende Mère, de quel dévouement nous fumes entourées jour et nuit par ces bonnes religieuses ; aussi ne pouvons-nous le reconnaître qu'en vous suppliant de vous unir à nous dans les prières que nos coeurs font monter vers Dieu pour elles, en retour. A leur arrivée, elles partagèrent avec nous les craintes que l'état de notre chère Mère Sous-Prieure, subitement aggravé, nous inspirait. « M. notre Docteur, appelé de nouveau, les confirma, et il fut décidé qu'on la transporterait à l'infirmerie. Trois malades étaient réunies dans chacune, quatre à la salle de récréation; et les autres, restées dans leurs cellules, étaient réchauffées au moyen de brasières, le froid étant intense en ce moment. Cependant, le mal faisait de tristes et rapides progrès chez notre bonne Mère Sous-Prieure ; les derniers sacrements lui furent administrés le samedi 9 ; et le dimanche 10, à 8 heures du soir, elle s'endormait paisiblement dans le Seigneur.

Pendant sa vie, cette âme timorée avait toujours eu une grande frayeur de la mort et des jugements de Dieu ; ce boa Maître l'en délivra entièrement durant ces quelques jours de maladie ; elle comprenait parfaitement son état et parlait de son prochain départ sans aucune peine, ajoutant un amoureux Fiat envers la sainte volonté de Dieu ; ce mot sublime avait été, d'ailleurs, sa devise durant toute sa vie. Ce fut un grand sacrifice de ne pouvoir, malade nous-même, nous rendre auprès de notre chère mourante pour recevoir son dernier soupir; deux ou trois Soeurs seulement, de celles qui n'étaient point couchées, purent l'assister; il semblait que Dieu voulut, condescendre aux inclinations de cette âme si humble, qui désirait toujours passer inaperçue ; toute cérémonie fut impossible à ses obsèques; elle dût être transportée recouverte dans sa caisse dans notre chapelle extérieure, où la messe fut célébrée devant ses pieuses dépouilles, et de là transportée au cimetière, dans le caveau que nous y possédons.

Nous ne pouvons terminer cette circulaire, sans vous prier, ma Révérende Mère, de vou­loir bien nous aider à acquitter notre dette de reconnaissance envers notre vénéré prélat. Sa Grandeur, durant ce temps d'épreuve, a daigné venir plusieurs fois apporter ses bénédictions à notre Communauté, nous entourant d'une sollicitude toute paternelle et poussant la bonté jusqu'à venir, le premier dimanche où il fut possible à une partie de la Communauté d'entendre la sainte messe, la célébrer dans l'intérieur du Monastère. Veuillez demander à Dieu, nous vous en prions, ma Révérende Mère, qu'il nous garde longtemps ce Père si dévoué, qui est aussi un pasteur si zélé pour son diocèse.

La vie si vertueuse et la mort si religieuse de notre chère Mère Sous-Prieure nous don­nent lieu de croire que celui qui exalte les humbles l'aura déjà récompensée dans les demeures éternelles ; mais, comme il faut être si pur pour paraître devant le Dieu qui est la pureté même, nous nous permettons, ma Révérende Mère, de vous prier de vouloir bien ajouter aux suffrages de l'Ordre, déjà demandés, l'indulgence des six Pater, du Via Crucis, quelques invocations à notre Père saint Joseph, sainte Magdeleine et notre sainte Mère Thérèse; elle vous en sera très reconnaissante, ainsi que nous, qui avons la grâce de nous dire, dans l'amour du divin Coeur de Jésus et avec le plus profond respect,

Ma Révérende et très Honorée Mère,

Votre très humble servante et Soeur,

Soeur MARIE du Sacré-Coeur.

R. C. J.

Nous tenons à remercier ici ceux de nos Carmels qui ont eu la charité de nous témoigner, par leurs lettres si fraternelles, toute la part qu'ils ont prise à notre douloureuse épreuve; qu'ils veuillent bien recevoir ici l'expression de notre vive reconnaissance.

De notre Monastère de Sainte-Magdeleine au pied de la Croix, sous la protection de notre sainte Mère Thérèse, des Carmélites de Marseille, près du boulevard Guigou, le 8 mai 1895.

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