Carmel

8 mai 1895 – Marseille bis

 

Ma Révérende et très honorée Mère,

Paix et très humble salut en Notre-Seigneur, qui, après une première épreuve, vient de nouveau d'affliger notre Carmel en enlevant à notre religieuse affection notre bien chère Soeur Marie-Augustine-Aimée de Jésus et de notre Père saint Joseph, professe de choeur, de notre Communauté, pour laquelle nous avons déjà sollicité, par une simple annonce, les suffrages de notre saint Ordre.

Notre bonne Soeur était née à Marseille, d'une honnête famille. Elle fut l'aînée de cinq enfants dont le Seigneur favorisa l'union de ses chers parents. Sur les genoux d'une mère vrai­ment chrétienne, elle reçut les premiers germes de la vraie piété ; sous ses yeux vigilants, la petite Marie grandit dans l'amour de Dieu et de ses parents. Ainsi que nous venons de vous le dire, ma Révérende Mère, d'autres enfants la suivirent bientôt au foyer domestique ; Marie, dont le coeur était très aimant, s'y était vivement affectionnée et eu était comme la petite maman; ainsi faisait-elle jouer celui-ci, consolait-elle celui-là et la petite troupe l'aimait aussi bien tendrement : elle ne trouvait donc que joie et bonheur entre ses bien-aimés parents, ses jeunes frères et soeurs ; mais bientôt l'épreuve allait peser sur cette famille chérie : peu après sa première Communion, qu'elle fit dans toute l'ardeur de sa jeune âme, son bon père fut enlevé, encore à la fleur de son âge, à l'affection des siens : une ère nouvelle s'ouvrit dès lors pour notre chère enfant : elle comprit tout le poids de 1 épreuve qui pesait sur sa bonne mère et qu'elle supportait avec une résignation et une énergie que, seule, la foi peut donner: elle s'efforça donc de la consoler par sa docilité et son amour filial, l'aidant dans les soins du ménage, la secondant surtout auprès de ses frères et soeurs.

Cependant les années s'écoulaient et Dieu faisait sentir à cette jeune âme un appel secret vers le cloître. Elle se décida enfin à en parler à sa bonne mère, étant âgée de dix-neuf ans seule­ment ; celle-ci éprouva une profonde affliction, à la pensée de se voir séparée de sa bien-aimée fille; mais sa foi, son amour pour Dieu ne lui permirent pas de reculer devant ce nouveau sacrifice, elle donna donc son consentement à sa chère Marie, qui s'envola vers l'arche sainte, objet de ses plus vives aspirations, de ses plus chers désirs. Ce fut le 5 du mois de juin 1875 que notre Révérende et bien regrettée Mère Saint-Henri lui ouvrit les portes de notre Monastère. Le nouvelle prétendante se mit avec ardeur à la pratique de nos saintes Règles et Constitutions; ce qui la caractérisait surtout c'était un grand esprit de Communauté, elle aimait tendrement toutes ses Soeurs ; pour elle le comble du bonheur était de leur être agréable cl de leur rendre quelque service : admise à la prise d'habit et à la sainte profession à l'époque voulue, ce fut avec joie que la Communauté la vit pour jamais liée à notre Carmel.

Douée d'une très grande adresse et agilité pour le travail manuel, elle ne fut jamais em­ployée à aucun autre service, vu le service immense qu'elle nous rendait, pour le travail de ville ; les broderies les plus minutieuses sortaient de ses doigts et ne semblaient point être touchées. Nous ne saurions vous dire, ma bonne Mère, combien elle se dépensa et avec quel zèle elle travailla toujours; nous savions que nous pouvions compter sur elle ; elle était si heureuse de pouvoir être agréable à ses Prieures : que de nuits n'aurait-elle pas passées si on ne l'en avait empêchée ! Elle comptait sa peine pour peu, le bonheur d'obliger sa chère Communauté était si grand pour elle ! elle ne se démentit jamais de cette conduite toute de charité et d'abnégation qui nous la rendait chère, et nous espérions qu'elle nous serait longtemps gardée : hélas! Dieu n'en avait pas décidé ainsi.

Sa famille religieuse ne lui lit point cependant oublier les siens ; c'était toujours avec une grande affection qu'elle s'intéressait aux êtres chéris auxquels elle avait dit un dernier adieu pour l'amour de Celui qui l'avait choisie et elle demandait souvent à ses Soeurs des prières pour eux, surtout dans les épreuves arrivées à sa chère famille, qui lui donnèrent l'occasion de témoigner à sa bonne mère tout l'amour que lui gardait son coeur filial : ses deux soeurs et un de ses frères furent enlevés en peu de temps ; le coup fut douloureux pour son coeur qui joignait à sa douleur le contrecoup de celle de sa mère bien-aimée ; celle-ci ne trouvait (le consolation qu'à venir s'entretenir quelques instants avec sa fille chérie, dont les paroles si tendres et si chrétiennes étaient un baume pour son coeur.

Dieu, dont les desseins sont impénétrables, avait marqué bientôt la fin de la course de notre chère Soeur, que rien en elle ne faisait cependant présager. Il y aura bientôt quatre ans qu'elle ressentit les premières atteintes de la maladie qui devait nous l'enlever : elle fut aussitôt entourée des soins les plus empressés; le mal parut un moment céder, mais pour continuer sa course sûre et douloureuse, et tous nos soins, tout notre dévouement 11e devaient avoir d'autre résultat que de prolonger pour notre Soeur bien-aimée cette longue carrière de souffrances qui s'ouvrait devant elle et dans laquelle elle nous a donné les exemples les plus édifiants. Une profonde tristesse s'était emparée d'elle au début de la maladie, des peines de conscience nombreuses y contribuaient et y ajoutaient un surcroît; elle passa plusieurs mois dans cette épreuve crucifiante, n'y voyant plus rien dans le chemin difficile par lequel Dieu la faisait passer; elle se trouvait, en un mot, dans la nuit la plus profonde; enfin Dieu se laissa toucher ; après un grand acte d'abandon à sa volonté, ce bon Maître lui donna jusqu'à son dernier jour la paix la plus profonde, une douce joie même, au milieu des ennuis d'une si longue maladie. Un attrait particulier se fit sentir dès lors à son coeur pour le saint Enfant Jésus ; nous lui avions donné un petit Jésus, dont elle faisait son divin Compagnon dans ses longues heures de solitude à l'infirmerie et dans ses longues nuits sans sommeil ; elle l'habillait, suivant les fêtes et toujours l'esprit de foi l'animait dans ces petits soins qui, en eux-mêmes, auraient pu paraître un peu trop enfantins ; pour Noël elle l'emmaillotait, pour le Carême elle le revêtait d'une robe rouge, en mémoire de la Passion: nous lui observions quelquefois pour la sonder, que ce changement de costume, tout ce petit trousseau se ressentaient un peu de l'enfance, mais elle nous redisait si bien dans quel esprit elle s'en acquittait, que nous ne pouvions que l'engager à donner toujours à son cher petit Jésus tous ces charmants et naïfs témoignages de son amour. Souvent elle nous exprimait comment elle commençait son oraison aux pieds de son petit Jésus, en esprit dans l'étable et comment de là II la conduisait pour la finir au Calvaire ; tout, était renfermé, pour cette âme abandonnée, dans la dévotion au saint Enfant. Lui-même si abandonné au bon plaisir de son Dieu et mis par amour dans l'impuissance et dans la dépen­dance de ses créatures. Elle nourrissait en elle le doux espoir qu'à la mort ce serait sous la forme si charmante qui la ravissait que son Jésus viendrait la juger, aussi n'en avait-elle point d'appréhension et nous avons la douce confiance que cette faveur lui aura été accordée, elle est morte si. paisiblement !

Ses trois dernières années se passèrent ainsi et dans des alternatives de mieux et de rechutes ; elle pouvait cependant encore s'adonner au travail, pour lequel elle éprouvait toujours beaucoup d'attrait ; mais une période plus douloureuse lui était réservée ; nous croyons que Dieu aura exaucé le désir de notre bonne Soeur de faire son purgatoire en ce monde pour aller jouir après sa mort de la vue de Dieu. Vers le milieu de l'année dernière, sa maladie s'aggrava ; des vomissements fréquents se manifestèrent et la mirent de longs mois dans l'impossibilité de recevoir la sainte Communion; ce qui fut une bien douloureuse épreuve, qu'elle supporta cependant avec la plus édifiante résignation : ses souffrances augmentèrent - et lorsqu'au moyen de quelque remède on était parvenu à la soulager un peu, ce n'était pas pour longtemps; mais ce qui la fatiguait le plus était une très forte suffocation qui l'empêchait non seulement de reposer, mais aussi de prendre sa nourriture ; les remèdes demeurèrent alors sans effet et nous avions la douleur de nous sentir impuissantes à arrêter les progrès du mal. La patience et la résignation de notre bien regrettée Soeur grandissaient avec ses souffrances ; toujours soumise à la volonté de Dieu, elle ne demandait ni la vie, ni la mort, et n'avait sur les lèvres que ces paroles : « Je ne veux que la volonté de Dieu. »

Nous parlions depuis quelque temps d'établir dans notre monastère la dévotion au saint Enfant Jésus de Prague ; notre chère Soeur en éprouva une bien douce consolation; elle lui fit pour Noël une neuvaine afin d'obtenir la grâce de pouvoir faire la sainte Communion en cette belle fête, grâce qui lui fut accordée à la messe de minuit et les deux jours suivants, mais ce mieux momentané ne fut, dans les desseins de Dieu, donné à notre bien-aimée Soeur que pour la dédommager delà longue privation qu'elle éprouvait, n'ayant pu faire la sainte Communion depuis plusieurs mois, ainsi que nous vous l'avons dit, ma Révérende Mère. Cependant elle attendait avec impatience l'arrivée de la chère statue du divin petit roi ; mais un secret pressentiment se faisait sentir à son coeur : souvent elle nous répétait que le saint Enfant Jésus du Prague, à son arrivée, la guérirait ou l'emmènerait au ciel ; elle ne se trompait point ; ce n'était point toutefois une guérison passagère qu'il devait lui apporter, c'était la guérison entière et éternelle qu'il lui réservait dans un monde meilleur ; en effet, le 29 janvier nous placions la statue de l'Enfant Jésus miraculeux sur l'autel qui lui était destiné et, au commencement de février, l'épidémie d'influenza s'étant déclarée clans notre Communauté, ma Soeur Aimée de Jésus en ressentit l'atteinte; cette maladie, tombant sur un corps déjà épuisée par la souffrance et la faiblesse, la réduisit en peu de jours à un état qui nous fit craindre un prochain dénouement.

M. notre Docteur, appelé, nous déclara qu'elle était en danger; nous lui finies donc recevoir les derniers sacrements; mais plus de quatre semaines la séparaient encore de son heure dernière, durant lesquelles l'état de notre chère malade empira, ne lui laissant presque aucun repos. Sa langue et son gosier, fort irrités, ne lui permirent plus qu'au prix des plus cruelles souffrances d'avaler même le liquide ; aussi, sa faiblesse augmentant chaque jour par le manque de nourriture suffisante, la maladie gagnait chaque jour du terrain et lorsque enfin un traitement suivi parvint à la soulager de cette souffrance, une forte suffocation, fruit de sa faiblesse, ne la quitta plus et lui rendit à son tour l'alimentation presque impossible ; que de nuits se passèrent sans sommeil pour notre pauvre malade, qui bien souvent était même obligée de les passer assise sur un fauteuil et, avec quelle patience, quelle résignation n'endurait-elle pas toutes ces douleurs! Les derniers jours elle n'y voyait et n'entendait plus que très peu, nouvelle épreuve qu'elle accepta avec le même amour.

Le 19 mars, fête de notre Père saint Joseph, elle eut le bonheur de pouvoir recevoir la sainte Communion, qui lui fut renouvelée en viatique, et le 25, jour de l'Annonciation, elle fut encore favorisée de cette grâce précieuse ; ce devait être la dernière ; nous ne croyions pas qu'elle vit le lendemain ; mais il lui restait encore quelques Heurs à ajouter à sa couronne et le Seigneur la retint encore sur la croix; l'après-dîner, elle nous demanda de se coucher, nous ajoutant qu'elle ne se lèverait plus ; ce fut vrai, la nuit fut très souffrante et agitée, le sommeil ne vint point clore sa paupière ; une oppression continuelle faisait un vrai martyre de la moindre de ses respirations; plusieurs crises d'étouffement se succédaient; on vint nous appeler à deux heures et demie, nous partageâmes les craintes de nos chères Soeurs infirmières et la préparâmes au dernier passage : notre bien-aimée Soeur avait sa pleine connaissance et comprenait très bien son état ; sa résignation et son acceptation de la mort furent admirables ; nous lui fîmes renouveler ses saints voeux ; ce qu'elle fit dans toute la plénitude de son âme, jusqu'à dix heures et demie : ce ne furent que des crises de suffocation qui la jetaient ensuite dans le plus profond abattement, mais sa patience ne se démentit point ; nous lui finies mettre sous les yeux le cher petit Jésus qu'elle avait tant aimé et une image du petit Jésus de Prague : elle y portait ses regards avec tendresse ; puis peu après ce fut le dernier, ses yeux demeurèrent fixes ; par moment il semblait qu'elle n'était plus, puis elle reprenait encore, mais n'entendait plus les aspirations que nous lui suggérions, et nous quitta ainsi, le regard toujours tourné vers le petit Jésus, objet de son amour, qui, nous l'espérons, l'aura reçue avec bonté dans son Coeur adorable.

La vie et la mort de notre chère Soeur Aimée de Jésus nous donnent le doux espoir qu'elle aura trouvé un accueil favorable auprès du souverain Juge ; mais, comme il faut être si pur pour paraître devant Celui qui juge les justices, nous vous prions, ma Révérende Mère, de vouloir bien avoir la charité d'ajouter aux suffrages déjà demandés, par grâce une Communion de votre fervente Communauté, une journée de bonnes oeuvres, l'indulgence du Via Crucis, dès six Pater et quelques invocations au petit Jésus de Prague ; elle vous en sera très reconnaissante, ainsi que nous, qui avons la grâce de nous dire, dans le divin Coeur de Jésus et avec le plus profond respect,

Ma Révérende et très Honorée Mère,

Votre très humble servante et Soeur,

Soeur MARIE du Sacré-Coeur,

R. C. I.

De notre 1er Monastère de Sainte-Magdeleine au pied de la Croix, sous la protection de notre sainte Mère Thérèse des Carmélites de Marseille, prés du boulevard Guigou, le 8 mai 1895.

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