Carmel

6 mars 1896 – Gravigny

 

Ma révérende et très honorée Mère,

Paix et très humble salut en Notre Seigneur Jésus-Christ qui, dès les premiers jours du saint temps de Carême nous a fait participer à ses douleurs en nous rendant les témoins attristés des souffrances et de la mort de notre bien chère Soeur Théodorine-Augustine-Anne de Saint-Barthélémy, professe du voile blanc, âgée de 35 ans et 5 mois et de religion 14 ans et 5 mois.

Notre chère Soeur naquit à Ault, petite plage située sur les bords de la Manche, dans le diocèse d'Amiens. Peu de temps après sa naissance, elle perdit son père, et, à l'âge de 9 ans, se trouva, par la mort de sa mère, complètement orpheline. Elle fut alors recueillie par une cousine qui, n'ayant pas d'en­fants, espérait pouvoir garder la petite Théodorine et l'élever comme sa propre fille. Mais Dieu avait d'autres desseins sur elle et II allait la conduire, d'étape en étape, jusqu'au lieu où devait germer et croître sa vocation religieuse. Très vive et très indépendante, la jeune enfant ne tarda pas à s'attirer quelques reproches et même quelques corrections de sa parente. Un jour elle fut menacée du fouet. Révoltée à la seule pensée de ce châtiment, la petite fille s'enfuit et se réfugia chez une autre cousine d'où ni promesses, ni menacés ne purent la faire sortir.

Mais celle-ci, mère de nombreux enfants, ne pouvant accepter cette nouvelle charge, se décida à remettre Théodorine entre les mains de son plus proche parent, un oncle qui habitait Dieppe. Là encore, la pauvre enfant ne put trouver un asile durable. Son oncle était veuf, n'avait que des fils et le soin d'une petite fille l'embarrassait fort; mais, après quel­ques recherches et quelques démarches, il parvint à faire entrer sa nièce à l'orphelinat des Saints-Anges, à Rouen, et plus tard, notre chère Soeur, admirant la conduite de la Providence envers elle, ajoutait en riant qu'elle devait son éducation religieuse, sa vocation et toutes les grâces de sa vie à son horreur pour le fouet.

Son entrée aux Saints-Anges fut en effet, pour elle, un bienfait inestimable; elle le comprenait, le sentait vivement et gardait à ses chères maîtresses l'affection la plus profonde et la plus reconnaissante. De cette époque aussi date sa dévotion aux Saints-Anges, protecteurs particuliers de l'Orphelinat et qui devaient la garder elle-même d'une manière toute spéciale, car, née pendant le mois qui leur est consa­cré, notre chère Soeur voulut que son entrée au Carmel eut lieu à la même époque ; enfin elle devait mourir un mardi et sous la protection de l'Archange saint Gabriel, qui lui était échu comme patron du mois.

Dans le charitable asile qui venait de lui être ouvert, notre chère Soeur dont l'ardente nature avait plus besoin de frein que de stimulant, embrassa avec joie la vie pieuse, réglée et laborieuse des jeunes orphelines et sut en garder tous les fruits. Intelligente, active, adroite, elle profita admirablement des leçons qui lui étaient données, et elle acquit tout à la fois une instruction religieuse des plus solides et des plus éclairées, et un grand savoir-faire pour tous les ouvrages manuels.

Avec l'âge, la piété se développa en elle et, vers 15 ou 16 ans, elle entendit le premier appel de Jésus. Deux ans après elle s'en ouvrit à son confesseur, mais sa santé paraissait alors un obstacle insurmontable à la réalisation de ses désirs. Sans se décourager, la pieuse jeune fille demanda à la Sainte Vierge de lui obtenir sa guérison comme preuve de sa vocation. Cette grâce lui ayant été accordée, elle n'hésita plus, et, dès qu'elle eut accompli sa 21e année, elle vint se présenter à notre Carmel dont les portes lui furent bientôt ouvertes.

Dès son entrée, notre jeune postulante conquit toutes les sympathies; elle avait une apparence forte et robuste, un visage souriant et aimable, une ardeur au travail presque excessive; elle donnait enfin des preuves d'une capacité peu commune non seulement pour les travaux d'aiguille les plus fins, mais encore pour la cuisine, et en général pour tout ce qu'elle entreprenait. Quant à son âme, elle était simple, naïve, innocente comme celle d'un enfant. Toutes ces qualités se révélaient dans sa conversation, par des réflexions d'une naïveté étonnante, mais toujours pleines de bon sens et d'à-propos.

Une nature aussi bien douée devait cependant avoir ses défauts et, comme il arrive presque toujours, elle avait les défauts de ses qualités. Son ardeur et son activité dépassaient souvent la mesure; elle s'y laissait trop aller, et acceptait difficilement de les voir entraver par les conseils ou par les vues opposées de ses Mères et Soeurs. De fréquentes manifestations de susceptibilité venaient aussi lui donner des occasions de combat et la tenir dans une humiliation qui lui était nécessaire pour faire contrepoids à ses capacités naturelles. Ces défauts, quoique bien marqués, étaient si généreusement combattus par notre chère enfant que nous l'admîmes avec joie à la prise d'habit un an après son entrée. Sa santé soutenait alors notre Sainte Règle sans aucun adoucissement; cependant, on avait sujet de craindre pour l'avenir et de se demander si elle pourrait longtemps supporter notre vie austère et les travaux de nos Soeurs du voile blanc. Aussi, son année de noviciat terminée, la Communauté hésitait à l'admettre à la profession, lorsqu'un événement bien imprévu et bien étrange vint nous l'attacher d'une manière plus intime que jamais. Nous avons déjà relaté ce fait, il y a 4 ans, dans la circulaire de notre chère Soeur Saint-Joseph, mais il est trop particulièrement lié à la vie de ma Soeur Anne de Saint-Barthélémy pour que nous n'y revenions pas aujourd'hui.                

Le 21 novembre 1883, vers 1 heure de l'après-midi, notre chère enfant se rendit au lavoir situé dans notre jardin, à quelques mètres seulement de nos bâtiments d'habitation. Elle y était â peine depuis quel­ques instants lorsqu'elle vit venir à elle deux jeunes gens d'une vingtaine d'années. Sa première pensée fut que, par suite d'une méprise, elle se trouvait seule et sans voile devant les ouvriers ordinairement employés au soin du jardin; son premier mouvement fut donc de jeter son tablier sur son visage et d'entrer précipitamment à la buanderie. Mais les deux hommes la suivirent et lui ordonnèrent de les conduire à la caisse du monastère : « Si tu refuses, ajoutèrent-ils, nous allons te tuer. » — « Oh! vous ne ferez pas cela, » reprit doucement et naïvement la pauvre enfant. Et, avec un étonnant sang-froid, elle comprit qu'elle devait gagner du temps, retenir les malfaiteurs jusqu'à la rentrée des ouvriers, ne pas crier, ne pas appeler, afin de supporter seule le danger. Pendant près d'une demi-heure, elle soutint admirable­ment le rôle qu'elle s'était imposé, et si, en cette circonstance, nous fûmes relativement très protégées, nous le devons en grande partie à son sang-froid, à son dévouement et à l'ascendant passager mais réel qu'elle parvint à exercer sur les malfaiteurs.

Cependant, ma Soeur Saint-Joseph inquiète de la longue absence de sa compagne et venant en chercher la cause, fut à son tour assaillie, renversée et blessée par les deux misérables; ma Soeur Anne de Saint-Barthélémy crut pouvoir profiter de ce moment pour venir donner l'alarme à la Communauté, mais elle fut aussitôt rejetée dans la buanderie par le plus violent des deux voleurs qui l'avertit de faire sa dernière prière et de se préparer à la mort : « Oh! vous ne ferez pas cela, » reprit encore notre chère Soeur, puis croisant les bras sur sa poitrine, elle récita un Souvenez-vous à la Sainte Vierge, recommanda son âme à Dieu et perdit connaissance, tandis que l'assassin se jetait sur elle et la criblait de coups de couteau. Ses bras, profondément blessés en plusieurs endroits, retombaient inertes et laissaient à découvert sa poitrine qui allait être percée lorsque les ouvriers prévenus et préci­pitamment rentrés vinrent détourner sur eux la fureur des misérables et bientôt s'en rendre maîtres. Pendant ce temps, notre pauvre blessée, rentrée parmi nous, était couchée et soignée. Deux heures après il lui fallait répondre à tous les interrogatoires des juges, ce qu'elle fit, soit en particulier, soit plus tard au tribunal, avec une clarté et une précision admirable. Mais, en tout ce qui ne blessait pas la vérité, elle cherchait à excuser le plus possible la conduite de ses assassins et elle nous disait plus tard aux récréations : « Vraiment, pour des voleurs, ils n'étaient pas trop méchants. » Tant qu'elle vécut, elle s'intéressa à leur sort, à leur salut surtout, priant pour eux constamment et de tout coeur.

Jusqu'à ce jour, notre chère Soeur ne pensait jamais à la mort, et ne pouvait même se persuader qu'elle mourrait, mais après s'être vue si près de sa fin, elle se sentit au contraire, et pour toujours, profondé­ment imprégnée de cette pensée grave et salutaire. A ce moment aussi, elle comprit combien il est vrai que Dieu ne manque jamais de donner dés forces proportionnées aux épreuves qu'il envoie et que le martyre lui-même est facile à supporter avec le secours de sa grâce.

Cependant, contre notre attente, la santé de notre chère enfant ne parut pas très ébranlée par la rude épreuve qu'elle venait de traverser. Après quelques semaines de repos forcé, ses bras purent lui rendre les mêmes services que par le passé, et son estomac supporter nos jeûnes, même ceux du Carême. Nous crûmes donc pouvoir, malgré les craintes qui nous restaient, lui payer notre dette de reconnaissance en l'admettant à la sainte profession. Ses forces se soutinrent en effet plus d'une année après cette époque, mais ensuite elles lui firent défaut et notre pauvre enfant dut mener depuis lors une vie de souffrances, de ménagements, d'impuissance, bien antipathique à sa nature et à ses goûts.

Son état physique, réagissant péniblement sur ses dispositions morales, lui donna de plus fréquents sujets de lutte contre elle-même et si, dans ce combat, elle n'obtint pas une victoire complète et définitive, elle ne cessa jamais de la poursuivre et dut se rendre bien agréable à Dieu par les victoires partielles qu'elle remportait souvent au prix des plus grands efforts. Il y a quelques années, pendant une de ses retraites, désolée de se voir si imparfaite et voulant à tout prix se vaincre, elle se confectionna elle-même, avec quelques vieux fils de fer, une discipline très piquante qu'elle appela sa discipline de correction et résolut de s'en donner un coup en punition de chaque manquement. Aussi l'entendions-nous de temps en temps nous demander la permission de régler ses dettes qui s'élevaient parfois à plusieurs centaines de coups.

Notre chère enfant était soutenue dans ses luttes par les pensées de foi que son éducation si solide­ment chrétienne avait profondément gravées dans son âme, par sa vive piété, par son grand esprit d'oraison. Elle aimait surtout se retremper chaque année à la source de grâces que Notre Seigneur versait sur elle pendant ses retraites. Avant même d'y entrer elle préparait soigneusement tous ses sujets d'oraison et de lecture, puis elle passait ce saint temps dans un recueillement si profond, dans une vue si claire de ses misères, dans un tel désir de s'en corriger qu'elle revenait parmi nous complètement transformée, mais peu à peu sa bouillante nature reparaissait, quoiqu'elle demeurât attachée de coeur et de volonté à toutes ses résolutions ; alors elle se servait de la fréquente méditation de la mort, du jugement et de l'enfer Comme d'un frein qui lui était vraiment indispensable, nous disait-elle souvent.

Du reste, malgré les défauts de caractère que nous avons signalés, nous trouvions dans l'esprit de foi de notre chère enfant, dans l'affection profonde et religieuse que nous avait vouée son coeur aimant, de grandes facilités pour la conduire. Parfois, il est vrai, elle n'acceptait pas au premier moment nos remon­trances ou nos avis, mais bientôt elle venait humblement nous trouver, nous demander pardon et nous assurer de son respect et de son affection : « Je suis fâchée, ma Mère, de vous avoir fait de la peine, nous disait-elle naïvement, car je vous aime bien et je vous estime beaucoup; oh! oui, ma Mère, je vous estime beaucoup. » Il semblait qu'elle ne se retrouvait à flot qu'après cette formule de réparation.

Comme nous vous l'avons déjà dit, ma Révérende Mère, depuis le grave événement de 1883, ma Soeur Anne de Saint-Barthélémy pensait sans cesse à la mort; en 1892, une nouvelle visite de l'épreuve lui rendit cette vue plus familière que jamais. L'influenza venait de sévir sur notre Communauté, nous atteignant toutes, et enlevant en dix jours notre vénérée Mère Marie de la Trinité et deux de nos Soeurs. Ma Soeur Saint-Barthélémy avait été une des premières et des plus fortement atteintes, cependant elle n'avait pas été en danger ; mais lorsque la fièvre vint à cesser, son estomac, toujours malade, se trouvait dans un si triste état qu'il ne put, pendant plusieurs semaines, supporter d'autre nourriture qu'un peu de liquide pris de temps à autre par petites cuillerées. Notre chère Soeur se crut bien proche de la mort et s'y prépara avec le soin qu'elle mettait à toutes choses, lisant et relisant les prières de l'Extrême-Onction et celles de la recommandation de l'âme, étudiant toutes les cérémonies prescrites pour ces circonstances, en cherchant le sens, se faisant apporter tous les livres qui traitaient de la mort ou des fins dernières.

Cependant après plus d'une année de souffrances elle put reprendre sa vie habituelle, et même, par inter­valles, suivre toutes nos saintes observances. Les travaux de la cuisine, tout à fait incompatibles avec ses nombreuses infirmités, lui demeurèrent interdits; elle dut aussi renoncer à se dévouer à l'infirmerie comme elle l'avait fait auparavant avec tant d'ardeur, d'adresse et d'aimables prévenances. Mais elle sut néanmoins donner cours à son extrême activité : chargée de l'office des alpargates, elle s'en acquitta avec un grand esprit d'ordre et de pauvreté; elle aidait aussi parfois à la sacristie pour les repassages et quelques ouvrages de couture; enfin, d'elle-même, elle se créait souvent des travaux bien au-dessus de ses forces ; son ardeur les lui faisait cependant achever, mais la fatigue la terrassait ensuite pendant plu­sieurs jours.

Lorsqu'une crise de souffrances, une plus grande faiblesse ou quelque courbature gagnée par un excès de travail, la forçaient au repos, elle ne restait pourtant pas inactive. Elle s'occupait alors à quel­ques petits ouvrages qui la fatiguaient moins et qu'elle confectionnait avec un goût et une adresse rares, puis se livrait à son vif attrait pour la lecture. L'instruction très chrétienne qu'elle avait reçue lui per­mettait de comprendre et de goûter tout ce qu'elle lisait ou entendait sur les sujets religieux et même d'en faire des résumés qui, sous un style simple et naïf, laissaient entrevoir tout à la fois son intelligence et sa piété. Il y a quelques années, elle entreprit aussi de faire, par lettres, un cours complet de catéchisme à l'un de ses frères, brave marin, n'ayant que de bonnes et aimables qualités, mais hélas! resté parfaitement ignorant de toute vérité religieuse. Notre chère soeur se fit donc son professeur sur ce point, consacrant la plus grande partie de ses loisirs à chercher dans toute une collection de catéchismes les définitions les plus claires, les exemples les plus frappants, puis copiant et coordonnant le tout avec beaucoup de soin et d'intelligence. Elle fut récompensée de ses peines et eut la joie de voir son frère revenir à la pratique de ses devoirs religieux, recevoir le saint scapulaire et s'en faire le très zélé propa­gateur parmi ses camarades.

Depuis plusieurs années, notre chère Soeur nous suppliait de lui permettre de faire une retraite de 30 jours, nous assurant qu'il ne lui fallait pas moins pour se convertir entièrement. Nous nous y oppo­sâmes longtemps, lui disant qu'elle ferait mieux de ne pas se singulariser. Mais, sans se décourager, ma Soeur Saint-Barthélémy fit neuvaines sur neuvaines, pour obtenir l'accomplissement de son désir. Croyant reconnaître que cette pensée lui était inspirée par le Saint-Esprit, nous lui conseillâmes l'année dernière, de placer les dix premiers jours de cette longue retraite entre l'Ascension et la Pentecôte en conservant son voile levé, de continuer pendant les dix jours suivants ses exercices d'oraison et de lecture dans son office ou sa cellule ce qui ne pouvait attirer l'attention en raison de son état de santé qui l'y retenait souvent, et de passer ensuite les dix derniers jours le voile baissé comme chacune de nous le fait pendant sa retraite annuelle. Ce mois, pendant lequel elle vécut seule avec Dieu seul, fut rempli pour elle des grâces les plus solides, grâces de lumière, de bon propos, de détachement surtout qui lui faisaient nous dire : « Oh ! ma Mère, que ne puis-je mourir maintenant ! » La chère enfant ne pensait pas alors que le divin Maître la rappellerait sitôt à Lui, mais II allait auparavant la purifier par de nouvelles épreuves; aussi ses dix derniers mois se passèrent au milieu de combats plus violents que jamais qui obscurcissaient son jugement et la faisaient d'autant plus souffrir que nous paraissions ne pas la comprendre. Que de larmes elle versa! Sa désolation augmentait en essayant de nous parler, et elle en vint à ne plus pouvoir nous approcher : « Jamais je n'ai autant souffert, nous disait-elle avant sa mort. Je comprends mainte­nant le but de Dieu qui voulait me purifier le coeur de toute attache trop naturelle. » Pendant les dernières licences de Noël, par une permission du divin Maître, elle éprouva les mêmes sentiments à l'égard de ses soeurs, et s'imagina que toutes cherchaient à l'éviter. Mais à ses derniers moments, son coeur se dilata de nouveau sous la douce influence de la charité,'du dévouement, de l'union et ses premières paroles après l'Extrême-Onction furent pour nous dire : « Oh! ma Mère, que c'est bon de mourir dans l'union de ses soeurs! Comme elles sont toutes charitables pour moi! Si je reviens à la santé, je les aimerai encore davantage. »

Les souffrances physiques de notre chère Soeur étaient toujours bien pénibles, mais elles finissait par s'y habituer, et, grâce à quelques précautions, grâce surtout à son courage et à sa ferveur, elle pou­vait suivre presque constamment notre Sainte Règle. Au commencement de cette année, nous crûmes cependant devoir lui imposer quelques soulagements afin de l'aider à se remettre d'un fort rhume et à se préparer aux jeûnes du Carême qu'elle avait entièrement fait l'an dernier. Malgré ces précautions, elle fut prise au milieu de janvier de vives douleurs dans l'estomac et les entrailles. Le médecin bientôt appelé lui prescrivit un régime qu'elle ne put suivre et elle fut réduite comme naguère à ne prendre que quelques cuillerées de lait coupé d'eau. Elle vécut ainsi pendant plus d'un mois sans qu'aucun changement survînt dans son état et sans que ses forces parussent diminuer d'une manière bien sensible. Le 1" ven­dredi de Carême, 21 février, après une nuit de souffrances de plus en plus aiguës, elle se trouva si malade que nous la fîmes transporter de grand matin à l'infirmerie où elle put faire, à la tribune des malades, sa dernière communion. Dans l'après-midi elle eut un premier et considérable vomissement de sang qui découvrit au médecin la présence d'un ulcère à l'estomac ; les remèdes les plus énergiques furent pres­crits, mais ne produisirent aucun effet, les vomissements devinrent de plus en plus fréquents et bientôt presque continuels; dévorée par une soif ardente, elle absorbait une extrême quantité de liquide qu'elle rejetait immédiatement avec un nouveau surcroît de souffrances. Notre chère malade ne perdit cepen­dant rien de son ardeur, de sa vivacité et travailla presque sans relâche jusqu'au mercredi 26 où elle se trouva beaucoup plus souffrante; ses douleurs étaient plus vives, sa faiblesse plus grande, sa parole même commençait à devenir saccadée, embarrassée.

Nous crûmes donc prudent de faire entrer Mon­sieur notre Aumônier pour la confesser, mais nous étions encore sans inquiétudes graves; le samedi matin seulement, frappée du changement que la nuit avait apporté, nous lui parlâmes de recevoir l'Extrême-Onction. « Ma Mère, nous dit-elle, est-ce que je vais mourir? mais je n'ai rien fait pour Dieu ! » Nous nous efforçâmes d'exciter en elle des pensées de confiance et d'abandon qui la pénétrèrent facile­ment et dans la journée elle reçut le sacrement des mourants, avec les sentiments de foi et de piété qui l'avaient animée pendant toute sa vie. Elle s'efforça même d'élever sa pauvre voix mourante pour deman­der pardon à la Communauté et la remercier de tout ce qu'elle en avait reçu. Puis elle fit avec résigna­tion le sacrifice de sa vie, qu'elle renouvela plusieurs fois jusqu'à sa mort ainsi que ses saints voeux. Après la cérémonie, elle demeura calme et abandonnée, mais toujours pleine du désir et de l'espoir de la guérison. Cependant Dieu en avait décidé autrement; les souffrances de notre pauvre enfant devenaient into­lérables et sa fin nous paraissait imminente ; nous la quittions le moins possible et lui suggérions tous les actes d'offrande, de componction, d'abandon, de confiance, d'amour que ses douleurs incessantes et son accablement croissant la rendaient incapable de produire elle-même. Mais elle nous disait encore matin et soir : « Ma Mère, faites-moi, je vous en prie, une direction pour la journée ou pour la nuit afin que je puisse dire au bon Dieu que je lui dis tout ce que vous m'avez dit. » Les quatre derniers jours que notre pauvre enfant passa ici-bas furent un vrai martyre qu'elle supporta avec une patience et un courage bien édifiants, quoiqu'elle nous demandât de temps en temps : « Ma Mère, je ne sais pas souffrir, est-ce que je ne donne pas mauvaise édification à nos Soeurs? »

Pendant sa dernière nuit seulement, elle se sentit à bout de forces et nous fit appeler près d'elle un peu après minuit. Dès notre arrivée, elle s'écria : « Oh! ma Mère, je crains de perdre patience, je ne peux plus supporter la souffrance, je préfère la mort, je préfère qu'on me coupe par morceaux, s'il le faut, plutôt que d'endurer ce que j'endure. » — « Passion de Jésus, fortifiez-moi! répétez cette invocation, mon enfant, lui dîmes-nous, courage, regardez vos souffrances comme des grâces et remerciez-en Jésus, offrez les pour la Sainte Église, la France, notre Saint Ordre, l'expiation de vos péchés et pour toutes les inten­tions de Notre Seigneur. » — « Oui, ma Mère, » répondit-elle simplement, n'ayant plus la force de parler. Vers 3 heures, se sentant un peu plus calme, elle nous pria d'aller nous reposer, et malgré notre désir de ne pas la quitter, il nous fallut céder à ses instances. Ce même jour, mardi 3 mars, après la messe, notre chère Soeur eût une syncope si prolongée que nous fîmes appeler Monsieur notre confesseur qui, avec son dévouement habituel, lui avait apporté plusieurs fois le secours de son ministère, voulant lui renouveler d'autant plus la grâce de l'absolution que la pauvre enfant était privée par ses vomissements continuels de la force et de la consolation du Divin Viatique. M. l'Aumônier fit donc descendre encore une fois sur elle les mérites du Précieux Sang et récita les prières des agonisants avec toute la Commu­nauté réunie autour de ce lit de douleurs. Cependant, un peu avant vêpres, notre chère enfant reprit connaissance, et nous dit qu'elle n'avait rien vu ni rien entendu, mais qu'elle se rappelait avoir reçu l'absolution. Elle but quelques gouttes de vin, demanda à être changée de position, puis retomba en syncope. Cette fois, c'était bien l'agonie. Nous fîmes rappeler la Communauté qui venait de se rendre au réfectoire et nous restâmes toutes à prier près d'elle jusqu'à son dernier soupir qu'elle rendit douce­ment vers midi et demi. Son visage bien défiguré par la souffrance prit cependant une expression sou­riante et calme qui consolait nos coeurs et semblait nous assurer de la paix dont jouissait son âme. Nous espérons en effet que Dieu aura favorablement jugé cette vie innocente et pieuse, mais, respectant les secrets de sa divine justice, nous prions avec instance pour obtenir à notre chère Soeur le bonheur éternel et nous vous demandons, ma Révérende Mère, de lui faire rendre au plus tôt les suffrages de notre Saint Ordre; par grâce, une communion de votre sainte Communauté, une journée de bonnes oeuvres, l'indulgence des six Pater et quelques invocations à l'Enfant Jésus, à la très sainte Vierge, à notre Père saint Joseph et aux Saints Anges. Elle vous en sera très reconnaissante, ainsi que nous, qui avons la grâce de nous dire avec un religieux respect et en union de vos saintes prières,

Votre humble Soeur et servante,

Soeur Marie de la Croix.

R. C. I.

De notre monastère de la Sainte-Nativité de Notre Seigneur, des Carmélites de Gravigny, le 6 mars 1896.

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