Carmel

6 janvier 1897 – Bordeaux

 

Ma Révérende et très honorée Mère,

Paix et respectueux salut en N.-S. Jésus-Christ !

Ce bon Maître vient de visiter douloureusement nos coeurs en enlevant à notre religieuse affection notre bien-aimée Soeur Marie de Jésus, tourière agrégée de notre Communauté, âgée de 71 ans moins un mois, dont 43 environ passés dans la religion.

Née dans le diocèse de Montauban, d'honnêtes et vertueux parents, notre bonne Soeur puisa dans une éducation chrétienne cet esprit de foi et de droiture qui fut le trait caractéristique de toute sa vie. C'est à l'âge de 28 ans qu'elle sollicita et obtint son admission dans notre Carmel, comme Soeur du voile blanc.

Notre chère postulante, dans ses désirs de vie cloîtrée, n'avait écouté que les élans de sa générosité, mais sa piété avait besoin de l'aliment du culte extérieur, et lorsqu'elle se vit privée de la vue du Saint Tabernacle et des cérémonies de l'Eglise, elle essaya de lutter quelque temps contre son attrait. Il fallut, enfin, se rendre à l'évidence. Elle comprit que Dieu ne lui demandait pas le sacrifice de la clôture complète, et ne pensa plus qu'à se sanctifier dans la voie qui semblait s'ouvrir tout naturellement devant elle. En effet, la cause qui la détermina à quitter l'intérieur du Monastère fut justement celle qui lui révéla sa vocation à la vie de tourière : se dévouer sans limites pour l'ornementation de s saints autels, donner tout l'éclat possible aux céré­monies du culte ; oui, notre chère Soeur avait bien compris le but de sa vie, et tout ceux qui l'ont connue savent jusqu'à quel point elle y a été fidèle ! Qui pourrait dire, ma Révérende Mère, la sollicitude de la servante Jésus-Hostie pour le bon ordre et l'éclat de nos céré­monies ! Aux approches des grandes fêtes elle en perdait presque le repos et même, ces derniers temps, lorsque son état de faiblesse ne lui permettait plus de donner ses soins au sanctuaire, il fallait du moins qu'elle y donnât toujours son dernier coup-d'oeil. L'approbation de la chère doyenne était comme la signature de l'oeuvre aussi nos bonnes Soeurs, par une délicatesse toute fraternelle, n'auraient-elles pas changé une chose de place sans son conseil.

Que dire encore de la joie enfantine de notre chère fille, lorsque le succès répondait à ses soins, et qu'elle pouvait constater le recueillement et la satisfaction de la pieuse assistance ! Oh ! alors, elle ne se contenait plus, et les cérémonies de la cathédrale n'approchaient pas, à ses yeux, de celles de notre humble chapelle !

Ame ouverte, simple, droite, notre bien-aimée Soeur possédait à un haut degré l'esprit de foi, vrai trésor de l'âme religieuse ; elle chérissait, d'une affection toute surnaturelle, chacune de ses Mères Prieures, s'ouvrant à elles avec la candeur d'un petit enfant. Elle ne voyait en leur personne que son Bon Dieu, aussi les change­ments de Priorat n'en apportaient-ils aucuns à la vie de la chère Soeur; son Jésus n'avait fait que changer de Tabernacle et... « voilà tout ! » disait-elle avec sa bonne simplicité.

Notre Seigneur a dit, parlant des petits enfants : « Bienheureux ceux qui leur ressemblent, » cela expli­que bien l'air de béatitude et de paix qui rayonnait sur la physionomie de notre chère fille ; peu d'âmes, en effet, possèdent l'esprit d'enfance chrétienne au degré où elle le possédait ; aussi, était-il impossible de se formaliser de ses avis ou de prendre en mauvaise part ses paroles ; on oubliait facilement auprès d'elle que toutes les vérités ne sont pas bonnes à dire ; elle pouvait, elle, les dire toutes, et elle les disait sans détours et sans retour, tout comme elle pensait.

Trop vraie, pour n'être pas profondément humble, notre bonne Soeur était toujours prête à s'accuser et à bien juger des autres ; il fallait que le mal fût bien évident pour qu'elle consentit à le voir; sa nature foncièrement bonne ne pouvait que difficilement com­prendre une action défectueuse.

Qui pourra dire l'attachement et le dévouement de notre bien-aimée fille pour sa chère Communauté ! Tout ce qui la touchait l'atteignait au plus intime de son être et nous pouvons bien dire qu'en quittant la clôture notre bonne Soeur y avait laissé la moitié d'elle-même.

Quand une postulante se présentait à notre Carmel, elle devenait aussitôt l'objet de la sollicitude de la chère Soeur ; désirait-elle faire une retraite au Tour avant son entrée définitive, ma Soeur Marie s'efforçait de lui faciliter la transition par toutes les gâteries que son bon coeur savait lui suggérer, sauf à nous dire, après l'entrée de la novice, de l'air le plus convaincu : « Oh ! ma Mère, il ne faut pas gâter les postulantes ! » Cette solli­citude ne s'arrêtait pas à la porte de clôture, ses prières accompagnaient encore sa protégée ; durant l'année de probation elle s'informait souvent de sa santé, de ses progrès ; soupçonnait-elle quelque appréhension à son sujet ! elle devenait son avocate : « On ne peut pas être parfait tout d'un coup, disait-elle, voyez, moi, n'étais-je pas comme une vraie taupe quand j'ai commencé ? »

Avec ses chères Soeurs du Tour, notre Soeur Marie, était une vraie Mère, du moins en avait-elle l'ascendant et l'affection, tout aboutissait à elle comme au vrai centre de cette petite famille si unie et si heureuse ; aussi nos bonnes Soeurs entouraient-elles leur chère Doyenne des prévenances les plus délicates.

Cet air d'affabilité et de bonté toute naturelle, qui rayonnait à son insu autour de notre chère fille, la

faisait prendre généralement, par les personnes peu initiées aux usages du Carmel, pour la supérieure des Soeurs tourières, méprise qui l'égayait beaucoup.

Chacune des pieuses familles qui fréquentent notre Chapelle, avait une grande place dans le coeur si vaste de notre bien-aimée Soeur ; elle s'y intéressait comme à la sienne propre, se réjouissant de leurs joies, sentant vivement leurs épreuves, et recommandant soigneuse­ment chacune de leurs intentions aux prières de la Communauté, Aussi, un grand nombre de personnes venaient souvent lui confier leurs peines et leurs espérances, sûres de trouver près d'elle conseil et consolation.

La vie de notre chère Fille s'écoulait ainsi paisible et tranquille au pied des Saints autels ; sa santé, toujours soutenue, pouvait nous faire espérer de la conserver encore longtemps. Cependant, il y a quelques années, la vénérée doyenne ressentit les premières atteintes d'une oppression qui semblait provenir d'un commence­ment d'asthme. Bien que ce mal n'eût rien d'alarmant, il progressa cependant peu à peu et, presque insensiblement, l'oppression et l'essoufflement devinrent très accentués. Dès lors, les forces commencèrent à diminuer rapidement ; toujours oublieuse d'elle-même, notre chère fille continuait encore à aider ses Soeurs de tout son pouvoir, mais son pouvoir n'était plus grand. La veille de Noël, nous la trou­vâmes si fatiguée, que nous lui proposâmes d'attendre la messe du jour; elle nous supplia avec tant d'insistance de lui permettre d'assister à celle de minuit, que nous crûmes devoir lui donner cette consolation. Le lendemain, une congestion pulmonaire s'étant déclarée, notre chère Fille dut s'aliter, et M. notre Docteur, appelé en toute hâte, constata la gravité dans son état. Le 30 décembre, notre bon Père aumônier apporta à notre chère malade, avec le secours de son ministère, la grâce du Saint Viatique, mais il ne la jugea pas encore assez gravement

atteinte pour lui administrer l'Extrême-Onction. En effet, le lendemain, notre dévoué Docteur trouva de l'amélioration dans son état. A la troisième visite qu'il lui fit, le £ janvier, il nous assura que le mieux se continuait, bien qu'elle fût encore très faible. Ce jour-là même, notre vénéré Père supérieur vint apporter à sa chère Fille le bienfait de sa paternelle bénédiction et s'entretint quelques instants avec elle. Le lendemain, dimanche, rien de plus alarmant ne s'était produit dans l'état de notre bien-aimée Soeur, lorsque pendant la récréation du soir, un violent coup de cloche retentit au Tour ; la portière, accourue en toute hâte, nous apporta la nouvelle que la chère malade, prise d'une syncope, se trouvait subitement très mal. La Mère sous-prieure et la Communauté se rendirent aussitôt au choeur, pour y dire les prières du Manuel, tandis que, l'âme navrée de douleur, nous accourions au Tour ; hélas ! nous n'y étions pas encore arrivées, qu'un second coup de cloche désespéré, et qui retentit jusqu'au plus intime de notre être, nous apprenait que notre chère Fille avait déjà paru devant son Dieu ! 11 était 7 heures 1/2 du soir, notre bon Père aumônier, appelé en toute hâte, n'avait eu que le temps de lui appliquer la grâce d'une dernière absolution.

Comment vous dépeindre, ma Révérende Mère, la douleur qu'a causée à nos coeurs une séparation aussi subite. Cependant, nous ne pouvons qu'adorer les voies admirables de la divine Providence, qui sait se faire aux besoins de ses enfants. En effet, notre regrettée Soeur avait appréhendé, durant toute sa vie, les redoutables jugements de Dieu et, bien qu'elle eût assuré à notre bon Père aumônier qu'elle serait bien heureuse de mourir pour aller voir son Jésus, nous ne doutons pas que ce bon maître, en l'endormant si paisiblement et si insensiblement sur son coeur sacré, comme l'Apôtre bien-aimé dont nous célébrions l'octave, n'ait voulu lui épargner les angoisses de la suprême agonie.

Le vide causé au Tour par le départ de notre chère Fille, est immense... immense surtout pour ses bien- aimées Soeurs, qui auraient été si heureuses de se dévouer encore longtemps auprès de leur bonne doyenne, qu'elles soignaient avec une affection vraiment touchante.

Comment vous exprimer, ma révérende Mère, les nombreux témoignages de sympathie et de vénération rendus à cette sainte religieuse après son trépas ! Que de visites a reçu sa dépouille mortelle ! Chacun voulait revoir une dernière fois celle dont le souvenir restera toujours inséparable de celui de notre Carmel, pour lequel elle s'est dévouée sans mesure depuis 43 ans !

Puissions-nous obtenir du Ciel, pour notre Tour, des sujets qui perpétuent, dans l'avenir, les traditions du passé et du présent. Traditions si consolantes d'esprit de foi, de charité fraternelle, de dévouement absolu et de vie vraiment religieuse !

La cérémonie des obsèques a été profondément touchante ; notre bon et dévoué Père Supérieur, pour lequel notre chère Soeur professait un véritable culte de vénération et d'affection filiale, nous a donné la conso­lation d'offrir lui-même le Saint Sacrifice ; un nombreux clergé, composé d'ecclésiastiques, tous amis de notre Carmel, s'est fait un pieux devoir de venir rehausser l'éclat de la cérémonie et unir ses prières aux nôtres, pour le repos de cette âme bien-aimée.

Que tous reçoivent ici les sentiments de notre pro­fonde gratitude, au nom de celle, qui nous osons l'affirmer, n'oubliera au Ciel aucun de ses amis de la terre !

Nous vous prions, ma Révérende Mère, de vous unir à nous pour hâter le bonheur de notre regrettée Soeur, en taisant offrir pour elle le saint sacrifice de la messe.

Nous vous prions d'y ajouter les indulgences des six pater, celles du Chemin de la Croix et tout ce que votre charité vous suggérera. Elle vous en sera très recon­naissante. ainsi que nous, qui nous disons bien respec­tueusement, au pied de la Croix,

Ma Révérende et très honorée Mère, Votre humble soeur et servante,

Soeur Marie de la Trinité,

r. c. i.

De notre Monastère de l'Assomption et de N. P. Saint-Joseph des Carmélites de Bordeaux, ce 6 janvier 1897.

 

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