Carmel

6 décembre 1895 – Angoulême

 

Ma Révérende et très Honorée Mère.

Paix et très humble salut en Notre-Seigneur qui vient de nous imposer un bien grand sacrifice en rappelant à Lui l'âme de notre chère soeur Gabrielle Hortense de Saint-Michel, tertiaire de notre saint Ordre et tourière agrégée de notre Communauté, âgée de 74 ans 11 mois quelques jours. Elle en a dépensé 37 au service de sa chère famille religieuse avec une charité, un dévoue­ment sans égal. Son départ, quoique malheureusement prévu depuis quelque temps, nous cause une douleur profonde ; il creuse dans notre tour un vide qui ne sera pas comblé de longtemps. La désolation de ses compagnes prouve assez l'attachement sérieux et profond qu'elle avait su leur inspirer, et les regrets unanimes qu'on nous exprime disent bien haut combien les amis du Carmel, les ouvriers, les pauvres surtout l'appréciaient à l'envi.

Nous voudrions, Ma Révérende Mère, pouvoir vous esquisser fidèlement les traits caractéristiques de cette bonne et généreuse nature, qui en ont fait une si parfaite et précieuse tourière. Nous nous sentons impuissante à le faire, mais croyons résumer sa vie en ces quelques mots : amour du Carmel et des âmes, dévoue­ment sans bornes à notre monastère. Âme droite et simple austère pour elle-même, mais bonne pour tout le monde, ma soeur Saint-Michel exerçait sur notre communauté, vis-à-vis des personnes du monde, un véritable patronage. Elle était l'âme et la tête de notre tour, nous comptions sur elle en toute rencontre et son intelligence peu ordinaire jointe à un excellent jugement nous permettait de lui confier nos joies ou petites difficultés de famille comme à une Mère ; car, toutes elle nous avait vues franchir la porte du Carmel, à l'exception seulement de notre bonne doyenne.

Née à Lignières, petite ville de notre diocèse, notre chère soeur appartenait à une famille honorable de propriétaires aisés ; sa mère était protestante et la petite Hortense fut élevée dans cette religion. Dès sa première enfance, elle éprouvait une vive répu­gnance pour le protestantisme et sa peine était grande de voir chaque dimanche ses compagnes aller nombreuses à l'église, tandis que presque seule, elle se dirigeait vers le temple : aussi suppliait-elle instamment sa mère de lui faire embrasser la religion catholique. Celle-ci, fervente protestante, opposa d'abord beaucoup de résistance ; mais comme l'enfant était extrêmement gâtée, elle parvint à arracher le consentement de sa bonne mère et reçut la grâce désirée.

Mais bien que baptisée et pratiquant les devoirs de sa nouvelle religion, notre chère soeur, alors jeune fille, aima beaucoup le monde, la toilette, et surtout la danse à tel point que plus tard, au début de sa vie de tourière, on la surprenait dansant quelque­fois avec une chaise. Notre jeune Hortense vécut ainsi insouciante et frivole jusqu'à l'arrivée dans sa paroisse d'un prêtre pieux et zélé qui devint son directeur. Celui-ci prit sur elle beaucoup d'ascendant, lui fit perdre peu à peu ses habitudes mondaines, et la gagna si bien à Dieu que vers l'âge de vingt-cinq ans, elle fit voeu de virginité perpétuelle et promit d'entrer en religion si sa mère venait à se convertir. Ce ne fut que onze ans plus tard, peu avant de mourir, que, vaincue par sa fille, elle fit son abjuration, et dès lors, notre chère soeur songea à accomplir sa promesse.

Son pieux directeur pensa un moment à se servir d'elle pour fonder une petite congrégation diocésaine, mais ennemie des demi mesures, notre chère soeur ne s'y sentit pas d'attrait ; elle désirait entrer au Bon-Pasteur. Pourtant, sur le conseil de son directeur, elle vint se présenter à notre Carmel tout nouvellement rétabli et fut reçue par notre première Prieure et fondatrice, la vénérée Mère Thérèse de Jésus. Celle-ci lui dit tout au début de l'entretien : « Depuis longtemps je vous attends, vous viendrez et resterez certainement avec nous. » Cette perspective ne sourit pas du tout à la postulante qui ne faisait sa démarche que par obéissance, et ne connaissant pas encore notre saint Ordre, ne s'y sentait pas attirée. De plus, quoique énergique, elle s'effrayait de la pénitence, qu'elle croyait obligatoire pour chacune de nous, dans le degré où l'embrassa saint Jean dé la Croix. Cependant, généreuse et docile, elle entra bientôt en qualité de soeur de choeur dans notre monastère.

Dès le début de son postulat, la nature bonne et dévouée, le caractère simple et franc de notre chère soeur la firent apprécier de toutes ses soeurs ; mais la solitude, l'étroite clôture du Carmel, l'esprit de mort et surtout le silence lui étaient tellement pénibles qu'elle vit bientôt l'impossibilité de demeurer parmi nous. Elle ne pouvait s'habituer non plus à la récitation du saint office. « Quand je suis à un bout, disait-elle, nos soeurs sont à l'autre, j'en perdrai la tète ou il faudra absolument que je m'en aille». C'est ce dernier parti qu'elle prit au grand regret de la Mère Thérèse qui voyait en elle tant de rares et excellentes qualités. Pour ne pas la perdre entièrement et prévoyant combien elle y serait précieuse, cette vénérée Mère lui proposa de rester au tour. Ma soeur Saint-Michel y consentit, bien qu'au premier abord ce genre de vocation ne parût pas lui sourire. Les commencements furent, en effet, difficiles et pénibles. Formée par une ancienne et très bonne tourière dont l'austérité et le rigorisme, un peu outrés peut-être, s'alliaient cependant à un grand sens religieux et à une parfaite régularité, elle devint elle-même peu à peu le modèle de toutes ces vertus, gardant toutefois son cachet de bonté et de charité maternelle. Indulgente pour les autres, elle devint pour elle seule dure et austère, arrivant même à un degré de mortification et de pauvreté aussi parfait que si elle fût restée parmi nous.

Désor­mais les pratiques de pénitence lui furent tellement familières que presqu'à tout propos, fût-ce seulement pour retrouver un objet perdu, elle prenait la discipline. Son estime et, par suite, son amour pour le Carmel grandissaient et devinrent si forts qu'elle ne pouvait en entendre parler défavorablement, ni même lui voir préférer quelqu'Ordre que ce fût. Son monastère fut dès lors l'objet de tout son dévouement et connaissant la gêne extrême de ses Mères dans leur récente fondation, elle poussa l'esprit de pauvreté jusqu'à vouloir, si l'obéissance ne l'eût arrêtée, partager une sardine pour en faire trois repas. En tout on retrouvait cet oubli d'elle-même : les choses étaient toujours assez bonnes à son dire et pour ses vêtements elle préférait ceux qui avaient déjà été portés ; elle avertissait les postulantes afin qu'elles fissent attention de ménager leurs robes que notre bonne soeur voulait porter encore longtemps après elles.

Aimant ainsi le Carmel, ma soeur Saint-Michel en prenait l'es­prit en toute circonstance. Rien n'égalait sa joie et sa consolation lorsque nous avions pu donner la plus grande solennité possible aux fêtes propres à notre saint Ordre ; elle admirait avec un orgueil tout maternel le goût de sa jeune compagne pour l'ornementation des autels. Elle faisait part de son enthousiasme à tous, ceux qui venaient au tour, mais surtout à ses Mères Prieures en­vers lesquelles ma soeur Saint-Michel fut constamment simple et ouverte comme une enfant. Nous pouvons dire ici que cette bonne soeur fut aussi la consolation et même le soutien de ses Prieures qui se reposaient sur elle en toute confiance. Son esprit de foi lui rendait l'obéissance facile et jamais elle ne leur causa la moindre peine.

Les dévotions de notre chère soeur étaient toutes empreintes de son amour pour le Carmel. Avec le culte du Saint Enfant-Jésus et de la Sainte Vierge, elle avait par dessus tout une spéciale confiance en saint Joseph. Elle la lui prouvait de son mieux par diverses pratiques, par la sainte communion qu'elle laissait diffi­cilement le mercredi et par la promesse qu'elle fit de ne jamais rompre l'abstinence ce jour-là. Elle l'accomplit fidèlement et c'est; sans doute pour répondre à la confiance de cette bonne soeur que saint Joseph est venu la chercher un mercredi et lui a obtenu une' mort si douce, si pleine de grâces qu'il en est peu de sem­blables.

Se dépensant jour et nuit pour sa communauté, cette âme simple ne faisait jamais de retour sur elle-même, elle allait droit à Dieu, ne désirant aucune récompense sinon de le voir aimé et servi, c'est ainsi que dans sa modeste vocation elle devint non seulement la providence et l'âme du tour, mais encore au-dehors, l'apôtre de Notre-Seigneur.

Son zèle en effet, secondé par la sainte liberté de son langage, ne lui faisait perdre aucune occasion de gagner les âmes à Dieu. Tous subissaient son influence et se laissaient dire ce qu'elle seule avait le droit de faire entendre : elle s'adressait à tous avec une telle franchise et un tel accent d'autorité qu'il fallait, sinon se rendre, du moins l'écouter bon gré, mal gré. Elle avait grande dévotion à prier pour les pécheurs mourants, de bien loin on venait la chercher pour leur parler de Dieu, elle y allait portant un sachet du Saint Évangile de la Circoncision et il n'y a guère d'exemple qu'on lui ait résisté.       

Mais ce qui, par dessus tout, avait conquis son amour et son dévouement, c'étaient les germes de vocation qu'elle constatait dans nos enfants de choeur. Elle avait sur eux une si maternité influence et secondait si bien la grâce que tel lui doit d'être aujourd'hui frère de la Doctrine chrétienne, ou religieux mission­naire, et des meilleurs. Vous seriez édifiée, ma Révérende Mère de lire les témoignages d'affection, de reconnaissance et de regrets exprimés par eux à l'approche de la mort de notre chère soeur.

Ma soeur Saint-Michel avait toujours joui d'une santé parfaite ; son tempérament robuste comme ceux d'autrefois nous permettait de penser à la conserver longtemps, lorsqu'il y a deux ans un accident de voiture, survenu malheureusement, vint fortement l'ébranler. Elle était si dure pour elle-même, qu'après sa chute, ayant la jambe gravement entamée, elle fit à pieds deux kilomètres pour nous revenir. Elle dit en arrivant qu'elle n'était pas bien à l'aise et avait besoin de se reposer ; ce qui l'étonnait était de sentir sa jambe toute mouillée ; arrivée à sa chambre on s'aperçut que le sang ruisselait et notre bonne soeur dut se mettre au lit pour six mois avec une phlébite dont elle garda des traces jusqu'à sa mort. Il était bien édifiant alors de la voir, faire régulièrement et avec ferveur le Chemin de la Croix appuyée sur son bâton.

A partir de cette époque, notre chère soeur, quoique toujours active, sentit ses forces diminuer ; l'an dernier, elle nous donna, même quelque inquiétude, et eut la grâce de recevoir l'Extrême Onction qui lui rendit la santé. Depuis, par instants, ses idées paraissaient un peu s'embrouiller, elle ne se rendait plus bien- compte des dates ni des heures, et il lui arriva plus d'une fois de nous faire venir pour nous parler de riens, et à l'une de; nos dernières fêtes, de nous faire quitter vêpres pour nous dire que. la chapelle n'avait jamais été si belle. Mais à part ces courts instants d'absence, elle conservait parfaitement ses facultés ; ses forces seules trahissaient son courage ; elles s'en allaient peu à peu, et enfin, il y a environ trois semaines, là faiblesse devint si grande, que notre chère soeur dut s'aliter pour ne plus se relever. C'est ainsi que sans maladie, Notre-Seigneur préparait cette âme fidèle au dernier passage qu'elle entrevoyait calme et confiante, dont elle parlait avec une grande paix, contrairement aux sentiments de frayeur qu'excitait en elle, ces dernières années, la sévérité des jugements de Dieu.

Ces trois semaines furent une suite de grâces : plusieurs alertes lui valurent non seulement de recevoir encore une fois l'Extrême-Onction, mais d'avoir souvent les prières de la recommandation de l'âme. Notre dévoué chapelain qui se prodigue pour nous en toute occasion lui porta fréquemment la sainte communion et lui renouvela plusieurs fois le jour la grâce de l'absolution. Monseigneur,

notre vénéré Pasteur, eut la bonté de venir donner une paternelle bénédiction à la malade qui reçut aussi la visite d'un grand nombre de prêtres, heureux de lui témoigner l'estime qu'ils avaient pour elle. Sa reconnaissance était grande envers chacun, et certainement elle les remerciera près de Dieu. Ce fut au reste l'assurance qu'elle donna par ses dernières paroles. Comme nous lui envoyions faire toutes nos commissions pour le ciel, sa compagne lui dit : « Vous n'oubliez personne, n'est-ce pas, ma soeur Saint-Michel ? - Personne, personne... » répéta-t-elle. C'était environ trois heures avant sa mort.

Pendant ces derniers jours, notre bonne soeur baissait de plus en plus, mais elle avait encore tant de vie, que notre bon docteur s'étonnait de la voir résister si longtemps dans un tel épuisement des organes jusqu'au dernier moment, elle conserva toute sa connaissance, attendant l'appel de Dieu dans le calme le plus par­fait et dans une paix inaltérable. Sa patience fut .grande aussi dans les souffrances, et, ses compagnes en restèrent biens édifiées, comme aussi les chères Soeurs de l'Espérance, ses dévouées infirmières, qui l'ont soignée et veillée avec leur bonté accoutumée.

Enfin, mercredi soir, après quelques heures de prostration, ma soeur Saint-Michel, entourée de ses compagnes et de ses gardes dévouées, assistée de notre vénéré chapelain, et pendant que nous priions pour elle au choeur, regarda ses soeurs affectueusement, referma d'elle-même les yeux et rendit le dernier soupir sans le moindre effort. Il était huit heures et demie.

Nous fîmes aussitôt descendre le corps à notre petit parloir tout le temps qu'il fut exposé, il y eut affluence de visiteurs ; chacun voulait revoir une fois encore cette si bonne Soeur. Tous nos ouvriers s'unirent pour lui envoyer une fort belle couronne et ils ne se lassaient pas d'exprimer leurs vifs regrets et de faire son éloge. La nuit, lorsque la foule s'était éloignée, nous avons eu la consolation de la veiller et il nous était bien doux de la regarder, tant son visage était calme et beau.

Le bon Dieu, qui avait déjà comblé de grâces ma soeur Saint-Michel dans ses derniers jours, voulût qu'elle fût honorée de tous à sa mort et que ses obsèques prissent un éclat inaccoutumé. Jusque dans les moindres détails la Providence arrangea tout pour que l'assistance y fût grande. La retraite des élèves de l'Ecole Saint. Paul permit a MM. les Professeurs toujours si dévoués pour le Carmel de se réunir nombreux autour du cercueil de notre chère soeur à laquelle ils aimaient à rendre un dernier témoignage d'estime ; elle leur obtiendra, nous en sommes assurée, de célestes bénédictions, ainsi qu'au cher clergé paroissial pour lequel elle avait une profonde vénération. Le nocturne et la messe furent solennellement chantés et nous étions toutes émues de voir ainsi entourée et exaltée cette humble tourière à laquelle Notre- Seigneur faisait rendre tant d'hommages si bien mérités et don­nait des funérailles telles que le désirait notre affection reconnais­sante.

Nous avons la douce confiance que ces marques d'amour de Notre-Seigneur ne sont que le témoignage de l'accueil favorable qu'elle aura reçu auprès de lui, cependant, ma Révérende Mère, comme il faut être si pure pour paraître devant Dieu, nous vous prions de vouloir bien faire offrir le plus tôt possible pour notre chère soeur le Saint Sacrifice selon l'usage et d'y ajouter quelques invocations à notre Père Saint Joseph et tout ce que votre charité vous suggérera ; nous vous en serons très reconnaissante et cer­tainement notre chère défunte vous en remerciera du haut du ciel avec sa gratitude ordinaire.

C'est dans l'amour de Notre-Seigneur et de Marie-Immaculée notre divine Mère, que nous avons la grâce de nous dire avec un religieux respect,

Ma Révérende et très honorée Mère, Votre humble soeur et servante,

Soeur Marie-Madeleine de Jésus. r. c. i.

De noire monastère de la Sainte-Trinité, sous le patronage de l'Im­maculée-Conception et de notre Père saint Jean de la Croix, des Carmélites d'Angoulême, ce 6 décembre 1895.

Angoulême.

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