Carmel

6 avril 1895 – Rodez

 

Ma Révérende et très honorée Mère,

Paix et très humble salut en Notre-Seigneur, dont la volonté toujours adorable vient d'imposer à nos coeurs un douloureux sacrifice, en retirant du milieu de nous notre bien-aimée soeur Germaine-Marie-Louise de la Croix, modeste fleur que le Céleste Jardinier est venu cueillir dans notre Carmel, vendredi, 29 mars. Elle était âgée de 25 ans, 6 mois, 24 jours et avait de religion 7 ans et 7 mois.

Cette chère enfant nous avait priée, dans un billet écrit de sa main et trouvé après sa mort, de ne lui faire de circulaire que pour demander les suffrages de notre saint Ordre. Tout en accédant à son humble désir, qu'il nous soit permis, ma Révérende Mère, de vous esquisser rapidement quelques traits de cette vie ravie trop tôt à notre religieuse affection, et dont l'aurore nous laissait entrevoir de si belles espérances pour l'avenir. Mais le divin Maître a ses desseins, qui ne sont pas toujours les nôtres, et, à son heure, il vient reprendre à la terre ce qu'il n'avait Tait que lui prêter.

Notre chère soeur appartenait à une de ces familles très chrétiennes, encore bien nombreuses dans notre Rouergue, que Dieu regarde avec complaisance et chez lesquelles il se choisit ces âmes d'élite avides de souffrances et de sacrifices, dont l'unique passion est de procurer sa gloire en s'immolant pour le salut des âmes.

Trois de ses grands-oncles, ministres du Seigneur, s'étaient donnés avec le dévoue­ment le plus généreux au service des paroisses qui leur avaient été confiées, et où ils ont laisse le souvenir de pasteurs charitables et zélés.

Ce fut au sein de cette famille bénie, à la foi profonde, que Dieu plaça la petite Germaine, la dernière d'une nombreuse famille. Ses bons parents s'appliquaient à dé­velopper dans l'âme de leurs enfants les germes des vertus chrétiennes, et ils avaient le bonheur de constater que tous répondaient à leurs soins. Fortifiée par les exemp­les de ses aînés, notre jeune enfant goûta les premières et pures joies d'une adoles­cence épanouie dans la piété. Elle savait reconnaître cette grâce ; aussi nous disait- elle souvent avec un filial attendrissement : « Oh, combien je suis heureuse d'avoir eu des parents si chrétiens ! Lorsque j'étais jeune, je ne comprenais pas mon bonheur et j'étais tentée quelquefois de porter envie à quelques-unes de mes compagnes qui avaient une plus grande liberté de sortir et de s'amuser; mais, aujourd'hui, je remer­cie le bon Dieu de cette vigilance que je trouvais alors un peu sévère, qui a su éloigner de moi les dangers et les écueils que mon âme aurait pu rencontrer. »

Une éducation si sérieuse et si chrétienne ne pouvait que porter de bons fruits, et des vocations religieuses devaient être dès ici-bas la récompense de ces vertueux parents. Déjà deux soeurs aînées de notre enfant, fidèles à l'appel du Seigneur, s'étaient consacrées à lui dans l'institut des filles de Notre-Dame de Rodez. Ce fut là qu'elle-même fut placée pour terminer son éducation. Elle fut reçue dans cette maison avec tout 1'intérêt motivé par son titre de soeur de deux religieuses. D'ailleurs son aimable caractère lui eut bientôt gagné l'affection de ses jeunes compagnes aussi bien que celle de ses maîtresses, et elle-même se trouvait heureuse dans cette atmosphère où se développaient naturellement les dons de l'esprit et du coeur qu'elle avait reçus du Ciel. La piété qu'elle avait puisée à la maison paternelle, ne fit que s'accentuer par le contact des dignes religieuses et des compagnes si édifiantes qu'elle y trouvait ; et, désabusée d'un monde qu'elle ne connaissait même pas encore, elle aspira, elle aussi, à se donner tout entière à Dieu. Mais l'enseignement lui souriait peu. Il fallait à cette âme qui commençait à comprendre le mystère de la croix une vie plus austère, une plus parfaite solitude. La jeune fille redoubla ses prières, afin d'obtenir les lumières nécessaires pour connaître la volonté divine. Ce fut à cette époque qu'elle se mit sous la direction de notre Vénéré Père Supérieur, qui alors était confesseur ordinaire de notre Communauté. Le bon Directeur, avec cette expérience des âmes qui lui est propre, eut bien vite compris les desseins de Dieu sur celle qui, en toute confiance, lui laissait le soin de décider son avenir ; et appréciant les belles qualités dont elle était douée, il voulut en enrichir notre Carmel et nous la proposa. Nous la reçûmes comme un nouveau gage de l'intérêt tout particulier que ce Vénéré Père porte à notre maison : et, appuyée sur sa recommandation, nous n'hésitâmes pas à donner à la jeune aspirante 1 espérance de son admission.

Dès son arrivée parmi nous, la pieuse postulante, résolue de ne mettre aucune borne au don d'elle-même à Dieu, embrassa avec un grand courage tous les détails de cette immolation qu'elle était venue chercher au Carmel. Elle comprenait déjà l'esprit de mortification de notre saint ordre, et elle ne trouvait de bonheur qu'en s'attachant à crucifier ses sens intérieurs et extérieurs. Aussi la pénitence fut-elle toujours son attrait spécial, et quoique toujours soumise à l'obéissance, lorsque nous croyions devoir lui refuser les pratiques qu'elle nous demandait, c'était cependant lui faire grand plaisir que d'accéder à ses désirs.

La communauté estimait les qualités de la jeune soeur Marie-Louise : sa douceur, son dévouement, sa charité pour les malades. Aussi lorsque, après les mois de postu­lat, elle sollicita la laveur de revêtir le saint habit, il lui fut accordé sans hésitation. Son noviciat s'écoula dans cette générosité d'une âme qui ne cherche que Dieu. La vie du Carmel répondait si bien à ses inspirations, qu'elle se trouvait là comme dans son élément, et le jour béni de sa profession arrivé, ce lut, avec toute l'ardeur de son coeur, que la fiancée de Jésus se lia à jamais par les saints voeux à celui qu'elle avait toujours aimé.

En se donnant à Dieu, l'heureuse professe s'était aussi donnée à ses soeurs. On la vit plus que jamais se dévouer pleinement. Sans compter avec la fatigue, elle savait se dépenser sans mesure pour sa chère communauté. Successivement employée comme seconde à la roberie, au tour, à l'infirmerie et première à la lingerie, elle apporta partout son esprit d'ordre et son amour du travail.

Très zélée pour l'office divin, pour lequel elle avait un profond respect, elle s'appli­quait avec le plus grand soin à en connaître toutes les rubriques, travail, il est vrai, rendu très facile par le concours d'une heureuse mémoire qui lui permettait de pré­voir toutes les difficultés. D'une grande exactitude à demander toutes les permissions, elle ne cherchait jamais à dérober la moindre action à la connaissance de ses supé­rieurs, dans lesquels elle voyait toujours Dieu. Elle aimait surtout les exercices du noviciat, et, dans l'intimité de ses confidences, elle nous exprimait simplement son désir de mourir avant d'en sortir. Ce désir nous faisait sourire, l'excellente santé dont notre chère enfant jouissait et qui lui permettait de soutenir toute la rigueur de la règle, ne laissant pas prévoir une mort si précoce. Hélas ! elle devait être exaucée peu de temps après sa sortie du noviciat.

En effet, ma Révérende Mère, au printemps dernier, nous remarquâmes un grand changement dans la santé de notre jeune soeur. Elle ne pouvait plus apporter aux travaux communs cette dextérité qui lui était habituelle. Le médecin consulté ne constata pour lors rien de sérieux. Les chaleurs de l'été, au lieu d'apporter une amé­lioration, ne firent qu'accentuer sa fatigue ; cependant elle suivait encore tous les exercices de la communauté.

Vers la fin de novembre, elle fut atteinte d'une pleurésie et dut s'aliter. Son état nous donnant de sérieuses inquiétudes, elle fut immédiatement transportée à l'in­firmerie. C'était là que notre pauvre enfant devait pendant quatre longs mois se consumer pour les besoins de l'Église, pour la conversion de pécheurs, pour le sou­lagement des âmes du purgatoire. Qu'il faisait bon s'approcher de ce lit de dou­leur où cette douce victime était clouée ! C'était toujours avec le sourire sur les lèvres et une affectueuse reconnaissance qu'elle accueillait toutes ses soeurs.

Comme le bon Dieu voudra était la seule réponse qu'elle donnait, lorsqu'on lui lais­sait entrevoir une espérance de guérison. On se retirait imprégné du parfum d'édifi­cation qu'exhalait sa parfaite et inaltérable soumission à la volonté de Dieu.

Au commencement du mois de mars, elle disait avec une touchante conviction : « Saint Joseph viendra me chercher dans le courant de son mois. » Et comme il lui fut répondu : « C'est trop tôt, vous n'avez pas encore assez souffert. » « Oh ! répliqua-t-elle, le bon Dieu est tout-puissant ; il peut bien me faire souffrir dans peu de jours ce qui me reste encore à souffrir. » Ses prévisions, à la fois consolantes et dou­loureuses, ne devaient que trop se réaliser, et saint Joseph, pour qui elle avait une particulière dévotion, devait l'introduire aux noces éternelles.

Dès son entrée en religion, l'ermitage du saint Protecteur lui avait été confié. Avec quel bonheur elle s'acquittait du devoir, si doux pour sa piété, d'orner son autel ! Nous la voyions encore cet été, haletante, monter péniblement nos escaliers chargée de vases de fleurs naturelles, qu'elle aimait à cultiver pour les offrir comme tribut de sa confiance filiale et de son amour au Saint bien-aimé. Saint Joseph ne pouvait pas se laisser vaincre en générosité ; et lorsque la pauvre enfant, étendue sur la croix du sacrifice, ne pourra plus comme autrefois parer son autel, le saint Protecteur viendra à son tour parsemer de fleurs spirituelles les derniers jours de celle qui lui était si dévouée : Absolutions souvent réitérées par la charitable bonté de notre vénéré Père Supérieur et de notre zélé confesseur ordinaire ; communions très fréquentes, que notre dévoué aumônier, malgré la fatigue qu'en éprouvait son mau­vais état de santé, était heureux de lui apporter ; grâces nombreuses qui, unies à ses souffrances, achevaient de purifier son âme, accumulaient ses mérites et étaient une marque bien frappante de la protection du grand Saint et le prélude de la récompense qu'il lui préparait au Ciel.

Le 16 mars, notre bon docteur, qui lui a prodigué pendant tout le cours de sa longue maladie les soins les plus dévoués et les plus désintéressés, la trouvant plus mal, nous conseilla de la faire administrer. Le danger n'était pas encore imminent, mais, vu sa grande faiblesse, une crise pouvait amener le dénouement fatal. Notre vénéré Père Supérieur, qui venait souvent visiter notre chère malade et lui apporter avec sa bonté paternelle des paroles de consolation, averti de ce redoublement de fatigue, vint la voir et voulut lui administrer lui-même les derniers sacrements. Ce fut une bien douce consolation pour notre chère soeur d'être préparée à la mort par celui qui l'avait si puissamment aidée de ses conseils dans la marche de sa vocation, et qui, pendant toute sa vie religieuse, l'avait dirigée dans les voies de la perfection. Son coeur reconnaissant a emporté dans l'éternité le souvenir des bienfaits reçus, et elle se fera un devoir d'intercéder auprès de Dieu pour tous ceux qui lui ont fait du bien. 

Quelques jours après elle se trouva un peu mieux ; mais elle ne se faisait pas illusion : « Probablement, nous disait-elle avec son calme et sa douceur ordinaire c'est le mieux de la mort. » Elle ne se trompait pas : bientôt, en effet, sa fai­blesse augmenta, sa respiration oppressée nous faisait prévoir une fin prochaine. Vendredi, 29, dans la soirée elle nous dit : « Je me sens bien fatiguée et je désirerais recevoir une dernière absolution. » Notre Vénéré Père Supérieur prévenu de son désir vint lui apporter la grâce qu'elle sollicitait, et récita avec nous les prières de la recommandation de l'âme, auxquelles elle s'unit avec sa parfaite lucidité, et ne se retira qu'après avoir adressé encore à la chère mourante des paroles pleines d'onction pour ranimer son courage et sa confiance, et lui avoir donné rendez-vous au ciel. C'était six heures.

Après la collation, quelques soeurs se rendirent à l'infirmerie pour passer la ré­création avec la chère malade et réciter les litanies de saint Joseph ce qu'elles taisaient tous les soirs, afin de la dédommager un peu de la privation qu'elle éprou­vait de ne pouvoir suivre les exercices du mois avec la Communauté.

Les prières terminées, on lui demanda si elle se sentait plus mal. Non, répondit- elle mais j ai une faiblesse une faiblesse. Puis tout à coup sa tête s'affaissa sur son oreiller, la respiration se ralentit. Une soeur vint en toute hâte nous avertir A notre arrivée elle fit un petit mouvement de tête, un dernier soupir. C'était fini. L'âme de notre chère soeur s était envolée dans le sein de son Dieu sans angoisses, sans agonie. Il était sept heures du soir.

Saint Joseph, par une délicate attention, avait voulu que son exercice fût le dernier cantique de louange qui mettait le sceau à cette vie qu'il avait si visible­ment protégée, et la prière qu'elle venait de lui adresser le fleuron qui termi­nait sa couronne.       

Le visage amaigri de notre soeur bien-aimée garda après la mort cette expression sereine qu'elle avait eue pendant la vie. Qu'elle était belle dans son calme sou­rire ! La mort semblait imprimer sur sa sainte dépouille le reflet du bonheur dont son âme jouissait.

Exposée au choeur, ses parents désolés eurent la triste consolation de considé­rer une dernière fois les traits de celle qui était si tôt ravie à leur tendresse.

Ses funérailles eurent lieu dimanche matin. Elles furent présidées par Mon­sieur le Vicaire Général, notre Vénéré Père Supérieur, qui tint à donner à notre regrettée soeur ce dernier témoignage d'affection.

Nous avons la confiance que la vie édifiante et les longues souffrances de notre chère soeur Marie-Louise, lui ont fait trouver grâce auprès du Souverain Juge mais comme il faut être si pur pour paraître devant le Dieu trois fois saint, nous vous prions, ma Révérende Mère d'ajouter aux suffrages déjà demandés, par grâce, une communion de votre fervente communauté, une journée de bonnes oeuvres, l'indul­gence des 6 pater, du Via Crucis, quelques invocations au sacré-Coeur, à Notre-Dame de Lourdes, à notre Père saint Joseph et à saint Louis, son patron. Elle vous en sera très reconnaissante ainsi que nous, qui avons la grâce de nous dire au pied de la Croix,

Ma Révérende et très honorée Mère,
votre très humble soeur et servante.
Sr Stanislas de l'Enfant Jésus,
De notre monastère de notre Mère sainte Thérèse et de notre Père saint Jean de la Croix de Rodez le 6 avril 1895.
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