Carmel

5 Mai 1895 – Castres

 

Ma Révérende et très Honorée Mère.

Paix et très humble salut en Notre-Seigneur, qui, cinq jours après la mort de notre regrettée Soeur Marie Gertrude, vint nous demander un nouveau sacrifice, en retirant des misères de l'exil, notre bien-aimée Soeur Marie Madeleine de Jésus professe de notre cher Carmel d'Agen et Conventuelle de notre monastère.

C'est au lendemain du 41e anniversaire de sa prise d'habit, que cette fidèle Epouse de Notre- Seigneur était appelée au banquet des Noces Éternelles, à l'âge de 66 ans et 9 mois, dont 40 ans et 8 mois de vie religieuse.

La divine Providence avait placé son berceau dans une famille chrétienne du village de Lagarde au diocèse d'Auch.

Sa Mère lui inculqua, de bonne heure, les principes de foi et de piété qui l'ont toujours dis­tinguée.

Dès l'âge de sept à huit ans, Marie Thérèse était choisie pour les circonstances solennelles, qui amenaient quelque fête religieuse dans la paroisse.

Placée, pour son éducation, dans la maison des Soeurs de Nevers de Lectoure, elle y devint, par ses heureuses dispositions, la consolation de ses pieuses Maîtresses.

Au sortir de ce saint asile, la jeune fille tint une conduite si édifiante, et acquit, dans tout le village, une telle réputation que vingt-cinq ans plus tard une de ses nièces, notre regrettée Soeur Thérèse de Jésus, étant venue solliciter son entrée dans notre Carmel, nous disait : « Tout le monde chez nous, parle de ma « tante, comme d'une sainte.»

Marie Thérèse se tint si complètement éloignée des plaisirs et des divertissements mondains, que nous pouvons dire qu'elle en ignora même la malice et les dangers.

Ses heures de loisir après l'accomplissement des devoirs de famille, auxquels elle se dévouait sans compter, se passaient au pied du St Autel, et toujours le plus près possible du Tabernacle.

Étant là seule, il lui arrivait parfois d'entendre le bruit folâtre des danses, qui se faisaient à quel­ques pas de l'Église. Elle disait alors naïvement à Notre Seigneur : « Vous voyez, mon Dieu, que je me prive de tout cela pour vous ; aussi j'espère bien qu'en retour vous me donnerez quelque chose. Elle ne se doutait guère alors que ce bon Maître lui réservait une place au Carmel, car elle n'avait encore formé aucun projet d'avenir.

Une mission sacrée vint s'offrir à son coeur aimant et généreux. Son Père et sa Mère, atteints d'infirmités précoces, se virent dans la nécessité de réclamer de leur fille des soins nombreux et difficiles. Marie Thérèse n'eut plus qu'une pensée : se dévouer pour les auteurs de ses jours; et elle sut leur sacrifier ses dévotions et son repos. Aidée, dans ce travail laborieux, par une Servante, elle avait la délicatesse de se réserver les soins, qu'un Père et une Mère n'acceptent volontiers que de la main d'une fille.

Plusieurs années s'écoulèrent ainsi. Elles ne furent pas sans consolation, pour notre future Carmélite, dont le coeur trouvait ses délices à tout immoler à l'amour filial, sans songer aux priva­tions qui en résultaient. Vint enfin le temps où elle dut successivement fermer les yeux aux auteurs de ses jours, après leur avoir procuré tous les secours de notre Mère la Ste Église.

Il semble qu'elle ne devait plus songer alors qu'à passer paisiblement sa vie dans la maison pa­ternelle, avec son unique frère. Mais, son âme éprouvait un besoin indéfini de solitude.

Son Directeur l'adressa à M. Baret,membre du Chapitre de la Cathédrale d'Agen et Supérieur de notre cher Carmel de cette ville, le priant de procurer à sa pénitente la grâce des exercices d'une re­traite, dans une des maisons religieuses de la cité.

Le respectable chanoine, à qui Notre Seigneur faisait sans doute pressentir ses desseins sur cette âme, se chargea lui-même de ce soin.

Il remarqua bientôt en elle comme l'empreinte de la main de l'Esprit Saint ; et, à la fin de la re­traite, Marie Thérèse l'entendait lui dire : « Mon enfant, retournez chez vous, mettez ordre à vos € affaires et revenez ; le bon Vieil vous veut Carmélite. »

Stupéfaite d'une décision si inattendue, mais habituée à entendre la voix de Dieu par l'organe de ses guides, elle obéit sans répliquer.

Quelques mois après, elle se présentait au Carmel d'Agen. Notre Vénérée et si regrettée Mère Ca­therine, alors Prieure, l'y reçut et lui donna le nom de Madeleine de Jésus.

Admise dans l'Arche Sainte, la postulante ne connut pas les difficultés ordinaires des premiers jours. Tout la ravissait, les Religieuses lui paraissaient des Anges, parmi lesquels elle se croyait indigne d'habiter. Nos saints usages, nos pieuses pratiques, avaient pour elle un charme inexpri­mable.           

Notre chère Soeur se mit à l'étude et à l'exercice de ses nouveaux devoirs, avec une application, une ferveur, qui lui gagna l'estime et l'affection de ses Mères et de ses Soeurs et lui mérita la faveur d'être admise sans retard à la prise d'habit. Sa reconnaissance, pour cette grâce, se manifesta surtout par un redoublement de fidélité.

Elle était dans tout le feu de son enthousiasme, lorsqu'il plût au divin Maître de lui envoyer au genou un mal, qui nécessita une opération et la condamna, pendant six mois, à une complète im­mobilité. La plus grande peine de la pauvre novice, dans cet état de souffrance et de privation, était la crainte de ne pouvoir être Carmélite ; et, comme un jour elle s'en ouvrait au Vénéré Supérieur, M. Baret, « N'ayez pas peut, ma fille, lui répondit-il, vous êtes mienne. »

Cette parole paternelle releva singulièrement son courage. Sa Confiance ne fut pas vaine : elle eut bientôt la consolation de se revoir en pleine santé.

Heureuse de reprendre nos saintes observances, elle mit tous ses soins à se disposer à la grâce de la profession, qui devait mettre le comble à tous ses voeux.

Peu après sa profession, nos Mères du Carmel d'Albi, le Noviciat surtout, la demandaient avec instance : elle leur avait été destinée dès son entrée à Agen.

Notre Vénérée Mère Catherine répondit à leurs justes désirs, et la jeune professe dut quitter son berceau religieux.

Ce ne fut pas sans déchirement que notre chère Soeur dit adieu aux Pères, Mères et Soeurs qu'elle aimait si tendrement ; mais généreuse dans le sacrifice, elle sut contenir ses émotions et se montra à Albi ce qu'elle avait toujours été à Agen, c'est-à-dire : franche, ouverte, fervente et pleine de bonne volonté.

Sa vie ne se passa pas sans combats. La pratique du silence lui était une réelle pénitence, et son imagination vive et ardente lui fournit, jusques à la fin, ample matière d'exercice.

Elle s'exagérait étrangement les petits reproches, que les échappées inhérentes à sa nature impé­tueuse lui attiraient assez fréquemment ; mais sa foi et son coeur, la ramenant bientôt auprès de sa Mère Prieure ou de sa Maîtresse, elle retrouvait le calme et la paix.

Le bon Maître, qui ne se laisse jamais vaincre en générosité, lui tenait compte de ses combats vaillamment soutenus, en la dédommageant, durant ses heures d'oraison, par une grâce sensible de sa présence.

Elle parlait volontiers, dans les récréations, de ses rapports avec Notre Seigneur; et comme nos Mères favorisaient en elle cette inclination, fruit de sa simplicité, il en résultait une sainte émulation pour ses compagnes du noviciat. Il arrivait, en effet, que celles-ci, s'attribuant à elles-mêmes la cause des difficultés qu'elles rencontraient dans l'exercice de l'oraison, se sentaient pressées de prendre des résolutions plus généreuses, pour écarter les obstacles à l'action divine.

Ces difficultés, Notre Soeur Madeleine ne les connut guère, et il y avait plaisir à la voir s'étonner d'entendre quelquefois nos jeunes Soeurs, dire combien il leur était pénible de ne pouvoir s'entrete­nir avec le bon Dieu, comme elles l'eussent désiré. « Mais comment ! être sèche à l'oraison ! S'il m'arrive d'être dépourvue de sentiments, je mets mon crucifix devant moi, et il m'est impossible de ne pas brûler d'amour et de reconnaissance, en considérant ces plaies sacrées, ouvertes pour mon salut. »

En Février 1864. notre vénérée Mère Catherine, alors Prieure de notre maison d'Albi, ayant reçu de Monseigneur de Jerphanion, de sainte mémoire, l'ordre de fonder un Carmel à Castres, notre bien aimée Soeur fut une des premières désignées pour cette oeuvre.

Nouveaux sacrifices, pour son coeur si aimant. Ils furent cependant bien adoucis, par la perspecti­ve de la gloire que procurerait au bon Dieu l'établissement d'un nouveau Carmel et aussi, par la consolation de suivre notre digne Fondatrice, pour qui elle professait une grande vénération.

Nommée, au début, provisoire et infirmière, elle fut, grâce à son initiative, d'un grand secours, dans ces laborieux commencements.

Elle se montra d'ailleurs constamment dévouée à Dieu et à sa communauté, par l'exercice des de­voirs et des vertus de notre Saint Etat.

Entre ces vertus, celles qui se distinguèrent le plus en elle furent, ainsi que nous l'avons déjà dit, ma Révérende Mère, une vive foi et une ardente piété.

Sensible au plus haut point aux intérêts de la gloire de Dieu, son coeur éclatait d'allégresse, e n entendant le récit des faits, qui procuraient l'honneur et l'avancement de son règne.

Mais quand, au contraire venaient à sa connaissance les horribles blasphèmes vomis de nos jours par l'impiété, ou les attentats commis contre la divine Eucharistie et la profanation des saintes Ima­ges,son âme saisie d'une profonde douleur s'exhalait en transports d'indignation. Elle eut volontiers alors appelé le, feu du ciel sur les auteurs de ces forfaits, et c'était une vraie joie pour elle d'apprendre que la puissance divine s'était montrée par quelque trait d'éclatante vengeance.

Ces mêmes principes produisaient, en notre Soeur Madeleine, un amour passionné pour l'office di­vin. Les accents de sa forte voix traduisaient au choeur toute l'ardeur de son âme. Elle considérait comme une grâce insigne l'avantage d'avoir quelque fonction à exercer, et elle la remplissait avec une attention remarquable.

Avec quel respect elle préparait à l'infirmerie ce qu'il fallait pour la réception des sacrements ! Il en était de même des ermitages qui lui étaient confiés.

Et que vous dire, ma Révérende Mère, des sentiments de notre bonne Soeur, pour ceux que nous aimons à nommer nos Dieux visibles ?.... Simple et naïve comme un enfant, elle ne croyait personne au monde aussi parfait que ses Pères et Mères en religion. Toutes leurs paroles étaient des oracles, et leur faire de la peine eut été pour elle, la plus grande des douleurs.

C'est en répandant ce parfum d'édification qu'elle pratiquait notre Sainte Règle, dans toute sa ri­gueur et avec une ferveur toujours croissante.

Son fort tempérament semblait promettre qu'il en serait longtemps ainsi ; mais le bon Dieu vou­lut perfectionner lui-même son oeuvre, en marquant Notre chère Soeur du sceau de sa croix.

Elle avait à peine 40 ans, lorsqu'elle fut atteinte, dans l'épine dorsale, d'un mal qui en peu de temps la mit dans un état pitoyable.

Courbée de façon à ce que la tête se trouvait au niveau des genoux, notre courageuse Soeur n'en continua pas moins, longtemps encore, à prendre part aux travaux communs, et fut maintenue dans son office d'infirmière.

Sa résignation au bon vouloir divin fut si parfait que, sans se préoccuper de ce que l'avenir pou­vait lui réserver de plus pénible, elle conserva son entrain et sa gaieté ordinaires.

Elle se dévouait dans la mesure de ses forces, trouvant moyen de soulager les soeurs, qui lui étaient données pour aides, lorsqu'un jour d'hiver elle fut frappée d'une complète immobilité. Notre dévoué Docteur constata une attaque de paralysie.

Grâce aux soins qui lui furent prodigués, une amélioration se produisit dans son état, et, lorsque revinrent les chaleurs de l'été, elle eut la consolation de reprendre une partie de ses occupations ordinaires ; mais ce fut pour peu de temps.

Il y a environ deux ans, forcée de rendre les armes, elle dut se laisser placer dans un fauteuil rou­lant, pour le reste de ses jours. Qu'il fut édifiant, ma Révérende Mère, de constater combien, dans cet état d'impuissance physi­que et morale, étaient profondes les racines que les habitudes religieuses avaient jetées dans cette belle âme !

Sa foi et sa piété se ranimaient surtout, lorsque, à certains jours assez lucides pour elle, nous pou­vions lui faire apporter la sainte communion. Cette grâce la tenait ordinairement dans un recueil­lement profond, et rien ne lui était plus agréable que le souvenir, qu'elle en pouvait garder.

Notre bonne Soeur Infirmière lui ayant suggéré la pensée de s'unir à toutes les Messes qui se di­sent sur la surface du globe, chaque matin, la pauvre infirme lui demandait: "Où en est-on des Messes ?"

Il serait long de vous narrer, ma Révérende Mère, tous les traits édifiants de la vie de notre chère Soeur ; mais permettez-nous de mettre encore sous vos yeux, quelques touchants témoignages de son esprit de foi. Un jour, à la suite d'un petit incident, qui nous avait donné quelques appréhensions à son endroit, nous lui dîmes : Ma Soeur Madeleine, nous avons eu peur, ce matin. « Oh ! non pas moi, répondit- t elle avec assurance, vous étiez là, je n'avais rien à craindre. »

Chaque visite de notre Vénéré Archevêque, ou de notre Père supérieur, était pour elle un jour d'allégresse, et ce que la paralysie ne lui permettait pas de dire en paroles,- ses mains encore libres et sa physionomie l'exprimaient de la façon la plus touchante.

Ces témoignages de foi et de reconnaissance se renouvelaient lorsque la Vénérée Mère, qui nous a précédée dans la charge, allait la voir. C'est bien juste, disait-elle, je lui dois tout ! »

Oh ! que notre chère Infirme aimait sa communauté et qu'elle en était aimée ! Lui demandait-on si elle voulait nous quitter, pour aller au ciel : « Non ! non ! répondait-elle, je suis trop bien au milieu de vous. » Rien dans son état ne nous faisait encore présager sa mort, lorsqu'elle fut atteinte de la grippe.

Dès le début, le mal s'accusa très grave. C'est pourquoi, Monsieur l'aumônier dût se hâter de confesser notre chère Soeur et de lui administrer le Sacrement des mourants. La paralysie ayant gagné la poitrine, elle n'eut pas le bonheur de recevoir le Saint Viatique.

Ce jour-là, ayant pu sortir un peu de l'infirmerie, nous nous rendions souvent auprès d'elle, cher­chant à nous faire reconnaître, lui suggérant des invocations, prononçant la formule de nos Saints Voeux. Au nom de Mère que proféraient nos Soeurs, pour lui faire comprendre que nous étions près d'elle, ses yeux s'entrouvraient, comme pour nous donner encore un témoignage de filiale attention.

Notre Vénérable Aumônier revint, sur le soir, lui donner une seconde absolution ; et, quelques heures plus tard, comme une lampe qui s'éteint,son âme quitta l'exil pour s'envoler nous en avons la douce confiance, vers la Patrie Céleste.

Notre chère Soeur Marie Madeleine a beaucoup souffert sur la terre, ce qui nous fait espérer que les jugements de Dieu lui auront été favorables. Nous n'en sentons pas moins, ma Révérende Mère, le besoin de vous demander de vouloir ajouter aux suffrages que vous lui avez déjà rendus, par grâce, une communion de votre fervente communauté, une journée de bonnes oeuvres, le Via Crucis, l'in­dulgence des six Pater, quelques invocations au Sacré-Coeur de Jésus, à Marie Immaculée et à Ste Madeleine sa patronne.

Elle vous en sera très reconnaissante, ainsi que nous, qui avons la grâce de nous dire, ma Très- Révérende Mère, avec un religieux respect au pied de la Croix,

Votre humble Soeur et servante Soeur Louis de Gonzague.

R. C. Ind.

De notre monastère du Sacré-Coeur de Jésus, sous la protection de notre Père Saint Joseph et de notre Mère Ste Thérèsa, des Carmélites de Castres, le 5 Mai 1895.

 

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