Carmel

5 Mai 1895 – Castres ter

 

Ma Révérende et très Honorée Mère.

Paix et très humble salut en Notre Seigneur, qui vient d'affliger douloureusement nos coeurs.en appelant à lui notre chère soeur MARE GERTRUDE CLAiRE de SAiNT-FRANÇOIS, professe de notre Carmel d'Agen.EUe était âgée de 63 ans,dont 40 ans et 9 mois de religion.

Notre chère soeur naquit à Pontacq (Basses-Pyrénées), d'une famille honorable, et fut la sixième dans une couronne de dix enfants qui firent la joie du foyer, et dont plu­sieurs se consacrèrent à Dieu, dans notre Saint Ordre. Elle reçut au baptême le nom de Marie-Anne.

Dès son plus jeune âge, elle se fit remarquer par son intelligence, son amabilité et son enjouement ; c'est elle qui, dans les jeux, donnait l'élan, et elle savait entraîner les aî­nés aussi bien que les plus jeunes.

Les premières impressions de la piété se gravèrent profondément dans son âme. Douée d'une mémoire extraordinaire et aimant l'étude, elle se faisait remarquer au ca­téchisme de sa paroisse, parmi tous les enfants de son âge, par ses réponses claires et précisés, et, de retour au foyer paternel, elle se plaisait à rapporter, de la manière d'ail­leurs la plus intéressante, les instructions de Monsieur le Curé.

La Mère, au milieu des joies que lui procurait sa nombreuse famille, souffrait cruelle ment d'en voir le chef négliger les devoirs de notre sainte religion.

Connaissant l'ascendant de sa chère Marie-Anne sur son père, elle la prit, un jour, à part et la chargea de le décider à se préparer à faire ses Pâques.

La jeune enfant médite, un instant, le moyen d'accomplir sa mission ; puis, prenant un banc pour se faire à la taille de son père, elle va à celui-ci, lui fait comme un collier de ses petits bras et lui dit : "Papa, savez-vous que si vous ne faites pas vos Pâques, vous n'irez pas au ciel et vous ne serez pas enterré en terre sainte... Oh ! Papa, il faut faire vos Pâques !" Et continuant de lui prodiguer ses caresses, elle lui fit promettre d'aller se confesser et de s'approcher de la Table sainte, devoir auquel il fut désormais fidèle.

Tout le monde entourait cette enfant de tant d'intérêt que son intelligence, en se dé­veloppant, le lui fit comprendre, hélas ! trop tôt.

La vanité s'empara d'elle : de bonne heure, elle commença à se parer avec coquetterie ; elle aimait à contempler au miroir les traits de son visage.

Quelques temps après sa première communion, il lui prit envie de se confectionner une robe selon la mode du jour, et elle y réussit à merveille, car elle était très adroite ; mais elle le fit sans permission.

La pieuse Mère, s'en étant aperçue, n'hésita pas à obliger la jeune fille à découdre aus­sitôt le vêtement.

Cette leçon et plusieurs autres du même genre la firent rentrer en elle-même.

Marie-Anne devint plus sérieuse, et peu à peu elle conçut un tel dégoût pour la vanité que son coeur, s'attachant plus fortement à Dieu, sentit que le vrai bonheur ne se trou­vait que dans la pratique de la vertu.

Elle éprouva bientôt un puissant attrait pour la vie religieuse ; ce fut le moment de la lutte entre la nature et la grâce.

Permettez-nous, ma Révérende Mère, de copier ici un récit trouvé dans sa cellule :

« Un jour, étant assise près d'une fenêtre, occupée à contempler le firmament, tout à coup « une pensée traverse mon esprit : Il faut te faire Carmélite. Je fus fortement impressionnée, car je ne voulais pas me faire religieuse. Dans mon émotion, je m'écriais : « c'est fini ! ces pensées sont de celles qui ne s'oublient point, je serai obligée de me faire Carmélite.

« Je luttai longtemps, et, lisant la vie des Saints qui se sont sanctifiés dans le monde, « j'essayais de me convaincre que je pourrais me sauver comme eux ; mais ce fut en vain : « ces paroles mystérieuses me poursuivaient toujours.

« Pour prendre une décision définitive, il me fallut un de ces coups, dont Dieu se sert  quelquefois, pour terrasser les âmes opiniâtres, qui résistent à ses divines inspirations.

« Un soir, de neuf à dix heures, m'étant endormie pendant une méditation, je fus réveillée par un bruit effroyable, je crus que la maison tombait sur moi ; dans ma frayeur, je promis au bon Dieu, que s'il me sauvait la vie f accomplirais sa sainte volonté le plus tôt possible.

Je n'eus aucun mal. J'appris que ce bruit avait été occasionné, par l'écroulement d'une maison neuve, dont le mur était mitoyen de celui de ma chambre.

Toutes mes résistances cessèrent, et je répondais résolument, à ceux qui voulaient me « détourner d'entrer au Carmel, que la volonté de Dieu était trop claire, pour ne pas obéir « à sa voix. » Fidèle à sa promesse, la jeune fille alla trouver le Curé de sa paroisse et lui dit qu'elle était bien résolue d'entrer au Carmel ; celui-ci lui conseilla d'essayer chez les Dames de Nevers, craignant, disait-il, que la gaieté de son caractère ne put s'allier avec la vie austè­re du Carmel.

Ce bon Prêtre, qui ne connaissait pas la joie et la dilatation qui règnent parmi nous, crut sûrement donner à sa pénitente un sage conseil ; mais Dieu, qui choisit les siens et les conduit où son coeur les veut, prit soin de cette âme privilégiée.

De plus en plus désireuse de se donner à Dieu, dans notre Saint Ordre, elle entra au Carmel de Bordeaux. Notre regrettée Mère Catherine l'y reçut et lui donna le nom de Soeur Marie de Jésus.

Peu de temps après son entrée, une maladie d'yeux se déclara, et la pauvre enfant dut sortir de la clôture. Immense fut sa douleur; celle de la communauté ne le fut pas moins. La chère postulante s'adressa à Sainte Claire et obtint, par l'intercession de cette grande Sainte, la guérison qu'elle sollicitait.

Après quelques années de souffrance, et d'une attente plus cruelle encore, elle renou­vela ses demandes; mais, cette fois, ce tut à Agen qu'elle entra.

Notre chère Soeur se forma facilement à l'esprit du Carmel. Nos Mères d'Agen, auprès desquelles elle a passé la plus grande partie de sa vie religieuse, sont encore embaumées par le souvenir de ses exemples et de ses vertus.

En 1881, elle fut envoyée au Carmel de Bordeaux, où, d'après le témoignage de la communauté, elle s'est toujours montrée d'un dévouement à toute épreuve.

« Nous l'aimions tant, nous écrivent nos Mères de ce cher Carmel, et nous l'avons tant regrettée lorsqu'elle nous a quittées !»

Elle fut rappelée à Agen en 1888. Cette même année, nos Supérieurs ayant eu de nou­veau recours à la charité de Notre Vénérée Mère Catherine, celle-ci daigna répondre à leur demande, et notre chère Soeur Marie Gertrude nous fut envoyée.

Ces changements de monastère lui furent l'occasion de sacrifices, que son coeur ac­complit avec une touchante générosité.

Employée à divers offices, particulièrement à celui de la sacristie, au tour, à la lingerie et à la Provisoirerie, elle fut constamment, nous disent nos Mères d'Agen et de Bor­deaux, d'une remarquable édification : exacte, régulière, humble, dévouée.

Ange de douceur pour ses compagnes d'offices, elle leur parlait toujours avec une bonté sans égale, et n'épargnait rien pour leur enseigner leurs devoirs.

Elle était si charitable envers ses Soeurs, qu'elle aurait excusé les fautes même les plus évidentes.

Les cérémonies religieuses et le chant liturgique avaient pour sa piété un charme tout particulier. Que n'aurait-elle pas fait dans sa jeunesse, nous disait-elle, pour entendre une grand'messe ? « J'aurais bravé tous les obstacles, et, bien que je ne susse pas encore lire le latin, je chantais de tout mon coeur, tenant même mon petit paroissien la tête en bas. »

Cet amour pour les cérémonies religieuses et pour les mystères de notre sainte religion, notre chère Soeur l'a conservé jusqu'à son dernier jour.

Bien que son extérieur parut quelquefois en dehors du recueillement nécessaire à tout contemplatif, sa pensée n'en était pas moins habituellement fixée sur Notre-Seigneur, auquel elle adressait sans cesse des supplications ardentes, pour les pécheurs et pour elle-même, invoquant de préférence, les Saints qui avaient eu le plus à se repentir, com­me Ste Marie Madeleine, Ste Thaïs, Ste Marie d'Egypte, etc.          

Elle eût, pour toutes se» Prieures, le même esprit de foi, la même confiance. Un mot de sa Mère suffisait, pour remettre en paix cette âme habituellement fatiguée par les scrupules, lesquels cependant n'altéraient pas la gaieté de son caractère. , Dieu se plût nous n'en doutons pas, ma Révérende Mère, à augmenter les mérites de celle qui ne voulait que lui, en la laissant, jusqu'à son dernier jour, sous l'étreinte d'une cruelle incertitude, au sujet de ses communions et de ses confessions.

C'est encore l'esprit de foi, qui la rendait si zélée, lorsque approchait l'époque de la fête de sa Mère Prieure; elle déployait alors tout son savoir faire, pour lui offrir de très jolis objets, toujours d'un goût exquis.

En avançant en âge, elle ne perdait rien de sa vivacité; mais elle remarquait, à son grand regret, qu'elle n'avait pas la force de sa jeunesse, pour réprimer les saillies de sa natu­re. Dieu permettait, sans doute, qu'il en fut ainsi, en vue des actes d'humilité qui répon­daient à la constatation de ces faiblesses : car notre chère Soeur ne manquait pas de se servir contre elle, dans ces circonstances, des termes les plus humiliants et parfois exagérés, ce dont nous étions toutes très édifiées.

Jouissant d'une bonne santé, elle eut le bonheur, durant trente-neuf ans, d'accomplir notre Sainte Règle, dans toute sa rigueur, et nous espérions qu'il en pourrait être ainsi longtemps encore.

Il y a environ un an, elle fut atteinte d'une maladie d'estomac, qui n'eut pas de suites fâcheuses ; mais quelques ménagements devinrent dès lors nécessaires, ce qui ne l'empê­chait pas toutefois de prendre sa large part aux travaux communs.

Tout au commencement de Décembre dernier, la grippe sévit dans notre communauté et nous eûmes la douleur de voir, en quelques jours, le plus grand nombre de nos Soeurs alitées.

Ma- Soeur Marie Gertrude ne fut pas des premières atteintes. Lorsqu'elle commença à 1 être, elle crut sans doute à une indisposition sans importance, nous assura que ce n'était rien et continua à se dévouer, comme infirmière, à soigner les autres. Le 7 au soir, se trouvant plus fatiguée, elle fut forcée de se coucher plus tôt. Le dimanche, notre dévoué docteur constata, dans la malade, une fluxion de poitrine de caractère très alarmant et, il déclara que nous n'avions rien à espérer de l'état de notre pauvre Soeur.

Notre vénérable aumônier, qui, e n toutes circonstances, nous donne des preuves de son dévouement, et pour lequel, ma Révérende Mère, nous sollicitons en reconnaissance, vos ferventes prières, se hâta de lui apporter les secours de notre Sainte Religion.

Le Divin Époux, en visitant cette Épouse fidèle, lui accorda une grâce de paix et de calme, qui fut un baume pour notre coeur, désolé de ne pouvoir assister notre chère mourante.

Cette âme dont la vie avait été pleine de si pénibles angoisses, et qui redoutait par dessus tout les tentations de la dernière heure, passa de l'exil à la Patrie Céleste, avec la tranquillité d'un enfant qui s'endort.

C'était le mardi, 11, à 8 heures 1/2 du soir ; quelques-unes de nos Soeurs, les moins souffrantes, priaient auprès d'elle.

Notre Vénéré Père Supérieur, très malade lui-même à cette époque, lui avait envoyé plusieurs fois sa paternelle bénédiction, nous exprimant en des ternes émus le regret qu'il avait de ne pouvoir venir vers nous, dans les douloureuses circonstances où nous trouvions.

Nous avons la confiance que notre Sr Marie Gertrude a reçu un accueil favorable du souverain Juge, mais comme il faut être si pur pour contempler face à face le Dieu trois fois saint, qui juge les justices même, nous vous demandons, ma Révérende Mère, de vouloir bien ajouter aux suffrages que vous lui avez déjà accordés, par grâce, une communion de votre Ste Communauté, une journée de bonnes oeuvres le Via Crucis, l'indulgence des six Pater et quelques invocations au Sacré-Coeur de Jésus au Coeur Immaculé de Marie et à ses saints Patrons.

Elle vous en sera très reconnaissante, ainsi que nous, qui avons la grâce de nous dire au pied de la Croix,

Ma Révérende et très honorée Mère, Votre humble soeur et servante Soeur Louis de Gonzague, R. C. I.

De notre monastère du Sacré-Coeur de Jésus, sous la protection de notre Père Saint Joseph et de notre Mère Ste Thérèse, des Carmélites de Castres,

le 5 Mai 1895.

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