Carmel

5 mai 1895 – Castres bis

 

Ma Révérende et très Honorée Mère,

Paix et respectueux salut en Notre Seigneur, dont la volonté toujours adorable vient de nous imposer sitôt un troisième sacrifice, en appelant à Lui, au moment où nous nous y attendions le moins, notre chère Soeur Aricie-Angèle-Isabelle des Anges, première pro­fesse de notre monastère, âgée de cinquante-quatre ans, dont trente-deux ans de vie reli­gieuse.

Notre bien aimée Soeur appartenait à une famille honorable et chrétienne de la ville d'Antibes (Alpes-Maritimes.) Elle était encore enfant, lorsque son père vint se fixer à Tonneins, dans le département de Lot-et-Garonne.

L'éducation d'Aricie fut confiée, dans cette ville, aux soins des Filles de Marie-Immaculée. Sa grande application au travail, jointe à l'excellente mémoire dont Dieu l'avait favo­risée, lui valut beaucoup de succès dans ses études. Rentrée au foyer, à la satisfaction de tous les siens dont elle était particulièrement chérie, il lui fallut, par devoir de position, assister aux fêtes du monde.

Douée d'une très belle voix et d'autres avantages de la nature, elle ne fut pas toujours insensible aux applaudissements et aux éloges qu'on lui prodiguait. Mais Dieu, qui veillait sur cette âme, la désabusa, en lui faisant comprendre le néant des folies mondaines. Fidèle à la grâce, la jeune fille prit la résolution de tout quitter, pour s'envoler dans la solitude.

Le Carmel fixa irrévocablement son choix. Mais elle dut user de prudence, et, sur l'avis de son Directeur, continuer à se soumettre aux exigences sociales.

Peu au courant de notre genre de vie, auquel elle avait cependant l'ambition de pré­luder dans le milieu où elle vivait, elle se livra, dans le secret, à d'excessives austérités et altéra ainsi considérablement sa santé.

Son Directeur lui représenta que ses exagérations lui rendraient impossible l'entrée au Carmel : « Il faut engraisser la victime, lui dit-il, avant de l'immoler." Cet avis, elle le suivit à la lettre : "Je me soignai si bien, nous disait notre chère Soeur, que ma santé redevint florissante. »

Rien, dans ses habitudes, dans son langage surtout, ne pouvait faire soupçonner qu'Aricie aspirait à la vie religieuse. Cependant elle y pensait sérieusement, et elle n'attendait qu'un moment favorable, pour s'arracher à la tendresse de sa famille.

Nous ignorons les détails des faits qui suivirent sa détermination ; ce que nous savons seulement c'est que, au lendemain d'une soirée qu'elle avait, à contre coeur, consacrée aux joies du monde, elle déposa silencieusement une lettre chez le concierge de sa mai­son et s'achemina vaillamment vers notre cher Carmel d'Agen.

La Révérende Mère Prieure l'accueillit avec bonté et la fit accompagner, sans retard, ainsi qu'il en avait été convenu, à notre cher Carmel d'Albi, qui jouissait de la grâce d'a­voir à sa tête notre Vénérée et si regrettée Mère Catherine. Admise dans l'Arche Sainte, objet de tous ses voeux, la postulante se mit sérieusement à la pratique des vertus religieuses.

Elle était entrée au Carmel avec ce préjugé, trop commun, que la vie de la Carmélite consiste principalement en extases, visions et macérations effrayantes.

Ce préjugé, qui fut pour son esprit, dès le début, la cause de quelques illusions, ser­vit d'abord d'aliment à sa ferveur, si bien qu'elle devint une des plus généreuses et des plus mortifiées du noviciat. Cette conduite soutenue lui valut la grâce d'être bientôt revêtue du Saint Habit. Le démon, qui semblait avoir oublié la Postulante, montra bien qu'il ne se désintéres­sait pas de la Novice.

Ma Soeur Isabelle, toujours fervente, ne cessait de solliciter des permissions de pénitences extraordinaires ; et, comme ses désirs en ce point n'étaient pas toujours satisfaits, l'enne­mi en prit occasion de lui tendre un piège.

Le démon lui suggéra en effet la pensée que, dégagée de toute influence étrangère à el­le-même et livrée sans retenue à son amour pour la souffrance, son âme s'élèverait à une plus haute sainteté. Mais la fidélité qu'elle mit à obéir à ses guides spirituels, dans cette tentation, qui fut longue et pénible, la sauva du danger qu'elle courait.

La considération de l'état particulier de cette jeune novice entra peut-être, pour ; quelque chose, dans le choix qui fut fait d'elle, pour suivre notre Vénérée Mère Catherine à la fondation de notre humble Carmel de Castres. Il lui fallait une main forte, et notre regrettée Fondatrice était admirablement douée, pour la conduite des âmes d'une pareille trempe.

Sous cette direction, notre chère Soeur commença à entrer dans la vérité et, toujours soumise à ses Supérieurs, elle fut bientôt jugée digne d'être admise à la sainte Profession.

Ma Soeur Isabelle avait fait de grandes instances, pour obtenir d'être reçue comme Soeur du Voile blanc; cela ne lui fut pas accordé. Il entrait cependant dans les vues de la Providence qu'elle se sanctifiât dans l'exercice de la vie cachée.

Employée quelque temps à la sacristie, elle reçut plus tard l'office des habits, qu'elle a rempli, avec beaucoup de soin et de charité, jusqu'à la fin de sa vie.

Elle profitait des loisirs, que cette occupation lui laissait, les Dimanches et les jours de fête, pour passer de longues heures devant le Très-Saint-Sacrement et elle ne le quittait pas, pour ainsi dire, lorsqu'il était exposé sur l'autel.

Pendant ses heures de solitude, elle savait unir la prière au travail, et toutes ses actions convergeaient vers ces deux buts : la Sainte Église et le salut des âmes.

Une âme surtout, qui lui était particulièrement chère, l'occupait aux pieds de Notre- Seigneur. Elle eut la consolation de la voir revenir à Dieu et persévérer jusqu'à la fin, dans la fidélité aux préceptes de notre Sainte Religion.

L'une des premières aux travaux communs, elle recherchait invariablement le plus pénible. Modeste, silencieuse, recueillie, aucune occasion ne lui échappait dans la pratique de la charité et un religieux sourire accueillait quiconque lui demandait un service.

Elle a toujours été d'une grande édification par sa fidélité et sa ferveur, dans 1'observan­ce de toutes nos pratiques. Dieu seul peut connaître l'empire que l'habitude de la mortification exerçait sur tout son être.

Par fidélité à la grâce, elle demandait souvent les veilles, les jeunes et autres péniten­ces de surcroît. A raison de sa forte santé, on répondait quelquefois à ses désirs; mais, comme l'abnégation de la volonté est le caractère essentiel de notre vie, elle essuyait de fréquents refus et il y eut là pour elle un sujet de combats pendant plusieurs années, après lesquelles notre chère soeur n'éprouva enfin plus qu'un besoin, celui d'obéir, sachant sous l'inspiration de la grâce se dédommager des sacrifices imposés à son zèle, par sa vigilance à recueillir les mille petites occasions, que la divine Providence sème sous nos pas.

On ne put jamais connaître ce qui, dans les repas, flattait ou mortifiait son goût; et ce ne fut qu'après bien des années que l'on comprit sa préférence pour le laitage, en re­marquant que ses demandes de jeûnes au pain et à l'eau avaient lieu plus particulière­ment, les jours où l'on en servait.

Elle paraissait insensible au changement des saisons, et sa bonne santé était le pré­texte toujours donné par elle, pour bien établir qu'il n'y avait aucune précaution a pren­dre à son sujet.

C'est dans une pratique continuelle de vie cachée et d'immolation que Notre bon Maître vint retirer de l'exil cette chère Soeur, dont la vigoureuse santé nous faisait espérer de longues années d'édification.

Au mois de décembre, il lui fallut, comme toute la communauté, payer son tribut à la contagion de la grippe. Elle semblait se remettre, lorsqu'une embolie à la jambe la mit dans l'impossibilité de marcher. Le docteur la condamna à un repos absolu de plusieurs mois, sans néanmoins qu'il y eut sujet de s'inquiéter.

La perspective de cette longue immobilité fut, pour notre chère Soeur, un grand sacri­fice; aidée de la grâce, elle l'accepta généreusement. Notre Vénéré Père Supérieur, informé de son état, lui envoya sa paternelle bénédiction, l'exhortant à la patience et à un complet abandon. Veuillez, ma Révérende Mère, conjurer Notre Seigneur d'exaucer nos prières, en rendant la santé à ce Père si dévoué.

Une douleur de côté, s'étant vivement fait sentir, de cruelles appréhensions envahirent notre coeur : Le bon Maître allait-il nous demander un troisième sacrifice ?... La communauté commença immédiatement une neuvaine, pour obtenir la guérison de notre chère malade; le lendemain, un mieux sensible se produisit, et chaque visite du mé­decin, qui venait deux fois par jour, ajoutait à notre confiance.

Permettez-nous., ma Révérende Mère,de vous demander le secours de vos ferventes priè­res, afin de nous aider à payer notre dette de reconnaissance envers ce dévoué Docteur qui, avec le plus grand désintéressement, nous prodigue ses soins depuis bientôt vingt- quatre ans.

Ma Soeur Isabelle, dont le plus grand désir était de jouir de la vue de Celui qu'elle aimait tant à contempler par la foi sur la terre, se sentant revenir à la vie, eut un moment de tristesse : « Je vois, ma Mère, nous dit-elle, que le bon Dieu ne veut pas encore de moi. »

Nous lui fîmes remarquer que le plus parfait était de s'abandonner sans réserve au bon vouloir divin. Elle le comprit et ne retint plus que cette pensée : « Vivre donc encore, pour lutter et pour combattre les mauvaises inclinations de la nature, je le veux, si Dieu le veut. »

Le Décembre, le Docteur, venu à 5 heures 1/2 du soir, lui avait adressé quelques paroles d'encouragement, et, à la récréation, nous nous réjouissions, avec nos Soeurs, du mieux qui paraissait s'affirmer dans l'état de notre chère malade.

Vers huit heures, elle se disposait à prendre un bouillon, lorsque, tout à coup, portant la main au coeur, elle poussa un cri et tomba dans les bras de la Soeur qui l'assistait. Dans une seconde nous fûmes auprès d'elle, lui prodiguant des soins qui, hélas ! devaient être inutiles. Monsieur l'Aumônier n'eut que le temps de lui donner l'Absolution et lui faire les Saintes Onctions.

Nous ne voulions pas croire à un si prompt et si triste dénouement; mais notre bon Doc­teur, rappelé en toute hâte, ne put qu'en constater et en déclarer la réalité.

Notre bien-aimée Soeur avait communié le jour de Noël.

Sa vie humble, cachée et toute d'amour avec Jésus et Marie, nous fait espérer que son âme jouit du bonheur éternel ; néanmoins, nous vous prions, ma Révérende Mère, de vou­loir bien ajouter aux suffrages, que vous lui avez déjà rendus par grâce, une communion de votre fervente Communauté, une journée de bonnes oeuvres, le chemin de la Croix et quelques invocations à Jésus, Marie, Joseph, aux Saints Anges et à notre Mère Ste Thérèse.

Elle vous en sera très reconnaissante, ainsi que nous, qui avons la grâce de nous dire, 'ma Révérende Mère, avec un religieux respect au pied de la croix,

Votre très humble Servante.

Soeur Louis de Gonzague

R. C. 1.

 

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