Carmel

5 février 1897 – la Tronche

 

Ma Révérende et très honorée Mère,

Paix et très humble salut en Notre-Seigneur Jésus-Christ qui, au jour où la sainte Eglise célèbre sa présentation au temple, vient de retirer de cette terre d'exil pour la présenter dans le temple de sa gloire, nous en avons la douce confiance, notre très honorée et bien chère Mère Victorine-Marie du Sacré-Coeur, Professe de cette commu­nauté, âgée de soixante-quatorze ans, un mois et huit jours, et de religion cinquante- deux ans, un mois et seize jours. La mort très prompte de cette digne Mère, à. laquelle nous n'avons pas même eu la consolation de pouvoir procurer la grâce des derniers sacrements, nous a causée une peine profonde ; son absence se fait vivement sentir parmi nous, nous regrettons de ne plus avoir sous les yeux ce bel exemple de toutes les vertus religieuses; l'humilité de notre bonne Mère Marie du Sacré-Coeur nous prive même de la consolation de pouvoir nous en entretenir longuement avec vous, ma Révé­rende Mère, nous trouvons dans un très court billet, écrit de sa main, ces humbles paroles : « Je demande très instamment à notre Révérende Mère de ne faire que réclamer pour moi les suffrages de notre Saint Ordre, ô de grâce, qu'on n'emploie pas le temps, qui est si précieux, à s'occuper d'une si pauvre créature ». Nous accéderons, ma Révérende Mère, dans la mesure convenable au désir de notre chère défunte et ne révélerons qu'un petit coin de cette vie si cachée en Dieu avec Jésus Christ, pour l'édi­fication de nos chers Carmels.

Notre bonne Mère Marie du Sacré Coeur naquit au Cheylas, petite paroisse de notre diocèse, d'une honorable et très chrétienne famille, elle puisa auprès de ses pieux parents cette foi profonde qui était la base solide sur laquelle s'éleva l'édifice de ses vertus. Appelée au Carmel par Celui qui en est le protecteur et le Père, le glorieux Saint Joseph, elle garda toute sa vie pour ce grand Saint une dévotion très filiale. Ce fut le digne Père de notre bonne Mère qui vint lui-même présenter sa fille à nos Vénérées Mères Fondatrices : «J'ai, leur dit cet excellent chrétien, un immense sacrifice à faire en me séparant de ma chère enfant, mais si le bon Dieu le veut, cela suffit, je suis prêt. » Les débuts de ma Soeur Marie du Sacré-Coeur dans la vie religieuse furent fervents, trop fervents, pourrions-nous le dire, elle semblait plutôt faite pour la Trappe que pour le Carmel, tout en elle était austère et elle se renfermait dans un silence trop absolu, mais Notre Seigneur, qui possédait déjà cette âme et la voulait posséder pleinement, l'éclaira et la terrassa par une de ces grâces qui font les saints. Notre jeune novice alla aussitôt se Jeter aux pieds de sa Mère Prieure, l'assurant que désormais elle ferait d'elle tout ce qu'elle voudrait. Elle se mit en effet à l'oeuvre si gé­néreusement que la Communauté ne tarda pas à l'admettre à la grâce de la Sainte Profession. Elle prononça les Saints Voeux le 23 niai 1849, ce fut pour cette âme, éprise de l'amour de son Dieu, un jour du Ciel ; l'Epoux divin lui en fit goûter les délices, et l'enivra si suavement qu'elle demeura toute cette journée dans une sorte d'extase dont les rayons se reflétaient encore sur son visage le lendemain pendant la cérémonie de prise de voile, et furent remarqués par les personnes qui y assistèrent.

Définitivement engagée à la suite de l'Epoux des Vierges, Soeur Marie du Sacré- Coeur fut constamment fidèle à ses engagements : amour de Dieu seul et de sa volonté sainte, mépris absolu d'elle-même et de tout ce qui est créé, dévouement sans réserve à Dieu et aux âmes ; voilà le vaste champ que son âme à parcouru avec un courage qu'elle puisait dans une confiance amoureuse en l'infinie miséricorde de son Dieu et une humble défiance d'elle-même. C'est cette humilité vraie, qui fut l'un des traits lés plus saillants du caractère de cette parfaite Carmélite : « Sans grâces sensibles, écrivait-elle, je puis aller au Ciel, sans humilité je n'irai jamais. » Notre-Seigneur l'avait éclairée en l'abaissant, ce que la main d'un Dieu avait imprimé en elle, elle ne le défit jamais par une infidélité volontaire, elle travailla constamment à avancer dans cette voie des saints. Peu de jours avant sa mort, cette vénérable Mère venait encore nous supplier de l'avertir et de la reprendre sans aucun ménagement, avec une fer­veur et une simplicité qui nous touchaient profondément.

Si notre bonne Mère Marie du Sacré-Coeur fut humble de coeur à l'exemple de son divin Modèle, elle ne l'imita pas moins dans son obéissance qui fut jusqu'à la fin, celle d'une fervente novice.

Accordée par nos dignes Supérieurs à la demande, de ceux de notre cher Carmel de Lons-le-Saunier, pour aller aider cette fondation naissante dont était Prieure une ancienne novice de notre vénérée Mère Fondatrice, notre bonne Mère Marie du Sacré- Coeur s'y rendit avec empressement et simplicité et y laissa le parfum de ses vertus, elle nous revint après quelques années de séjour, et celles des Soeurs anciennes du Carmel de Lons-le-Saunier qui l'ont connu, ont gardé pour elle une véritable véné­ration.

De retour parmi nous, elle y poursuivit sa vie humble et cachée, sa vie de dévoue­ment et de pénitence. Dans les charges de Prieure, Sous-Prieure, et seconde Dépositaire, elle fut toujours elle-même, c'est-à-dire une parfaite religieuse.

Il y aurait, ma Révérende Mère, beaucoup à dire sur l'esprit de pénitence de notre chère Mère Marie-du Sacré-Coeur, mais nous voulons respecter ses humbles désirs et ne pas manifester ce qu'elle a si soigneusement caché durant toute sa vie. Son amour pour Dieu et les âmes et son mépris d'elle-même ont été les puissants mobiles de son héroïque et pourtant si simple mortification. Elle eut de continuelles occasions de l'exercer dans la charge d'infirmière qu'elle remplit presque toute sa vie. C'est surtout dans cet emploi, ma Révérende Mère, que brilla la charité de notre digne Mère; bonne, attentive, dévouée auprès des malades, elle s'oubliait entièrement et s'oublia jusqu'à là fin, car elle mourut les armes à la main ; nous l'avons vue avec édification jusqu'à la veille de sa mort se rendre auprès de ses chères infirmes, courbée et sem­blant devoir tomber à chaque pas, mais ne voulant céder à personne la consolation de servir les membres souffrants de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Les onze dernières années de sa vie, le divin Maître tint tour à tour sur la croix quelqu'une de nos chères Soeurs anciennes et fournit ainsi un exercice continuel au dévouement de la chère Mère infirmière dont Notre-Seigneur a pu seul compter tous les actes.

Nous ne voulons pas, ma Révérende Mère, terminer ce petit aperçu des vertus pratiquées par notre bonne Mère Marie du Sacré-Coeur, sans vous dire combien elle f'ut- une fidèle amante de la sainte Pauvreté : tout ce qui était à son usage respirait le par­fum de cette vertu qui est le plus bel ornement d'une religieuse; nous avons voulu, après sa mort, chercher dans sas' livres quelques images à donner à sa chère famille et c'est à peine si nous avons pu en trouver. Pour la nourriture comme pour les vête­ments, tout était toujours trop bien pour elle, et dans les rares soulagements que les fatigues causées par son asthme l'obligeaient de prendre, la pauvreté aussi bien que la mortification avaient la plus large part. Notre généreuse Mère Marie du Sacré-Coeur soutint jusqu'à la mort les austérités de notre Sainte Règle ; son tempérament était assez robuste, mais son énergie était plus grande encore. Ses souffrances étaient son trésor, elle le tint caché, sachant toujours persuader que l'exacte observation de la règle et des constitutions était ce qui lui allait le mieux.

Il y a deux ans, nous eûmes la consolation de célébrer les noces d'or de notre chère Mère Marie du Sacré-Coeur avec celles de deux autres de nos bonnes anciennes, nous étions heureuses d'avoir l'occasion de lui témoigner notre affectueuse vénération, son humilité en souffrait, mais habituée à disparaître simplement et sans éclat, elle fut aussi gracieuse que confuse. Depuis cette époque nous remarquions que la tête de notre chère jubilaire s'inclinait de plus en plus, mais elle allait toujours, sauf de très rare» intervalles où des crises d'asthme la forçaient de s'arrêter quelque peu et d'accepter du repos ; elle reprenait vite son train habituel. Dimanche trente-et-un janvier, pendant les petites heures, la Mère Sous-Prieure s'aperçut que Mère Marie du Sacré-Coeur demeu­rait assise pendant que son choeur était debout, elle s'approche d'elle, lui offre de sor­tir et la conduit à l'intimeriez pour la réchauffer, la chaleur semblait la ranimer, elle nous assura que ce n'était qu'une crise de son asthme, qu'il n'y avait qu'à prendre patience et que cela passerait ; nous la confiâmes à l'infirmière et personne ne songeait:, à s'inquiéter. Le lundi soir 1er février, sa jeune infirmière lui aida à se mettre au lit, car l'oppression lui rendait les mouvements difficiles ; quand elle l'eut arrangée, la chère malade lui dit d'aller se reposer qu'elle n'avait besoin de rien, c'était peu après neuf

heures. — A la sortie de Matines, la Mère Sous-Prieure qui devait aller voir la malade, l'entend gémir, elle accourt et trouve la pauvre Mère étendue à, terre au pied de son lit, Ayant toute sa,connaissance et demandant qu'on lui aide à se relever; deux Soeurs la remettent au lit, il y avait à peine quelques instants qu'elle y était que la Mère Sous- Prieure, demeurée encore auprès d'elle, s'aperçoit que la respiration s'arrête brusque­ment, elle n'a que le temps d'appeler une de nos Soeurs et notre digne Mère Marie du Sacré-Coeur quittait l'exil pour la patrie ; notre Vénérée Mère Fondatrice, dont la chère défunte était la première Professe, accourait, malgré ses 87 ans, recevoir le dernier sou­pir de sa bien-aimée fille ; nous avions la douleur de ne pouvoir nous y rendre, étant retenue à l'infirmerie depuis quelques semaines. La douloureuse nouvelle de ce brusque départ nous fut doublement pénible, mais, ma Révérende Mère, il ne nous appartient pas de scruter les profondeurs des desseins de Dieu sur les âmes, Il en est le Souverain Maître, nous ne pouvons que les adorer avec la certitude qu'ils sont tous conduits par une souveraine sagesse et une bonté sans mesure; nous voulons donc baiser la main ■qui frappe mais guérit, et avoir la douce confiance que le Maître Divin a trouvé à son arrivée si inopinée, cette vierge fidèle veillant avec sa lampe à la main, brillante par la charité et abondamment pourvue de l'huile des bonnes oeuvres.

Ses obsèques eurent lieu le mercredi, jour consacré à honorer Saint Joseph dont la protection avait ouvert les- portes du Carmel à notre bonne Mère Marie du Sacré-Coeur et qui l'aura certainement accueillie en Père aux portes de l'Eternité.

Noire Vénéré et si dévoué Père Supérieur voulut bien faire lui-même les absoutes, assisté de M. notre aumônier et du digne clergé de la paroisse, et honorer ainsi l'humble épouse de Notre-Seigneur. •

            Quoique nous ayons, ma Mère, la très intime confiance que

notre regrettée Mère Marie du Sacré-Coeur jouit déjà de la vue de Celui qu'elle a si ardemment aimé et qui lui avait donné,dès ici-bas dé marques de son incomparable mi­séricorde ; néanmoins, comme la sainteté de ce Dieu trois fois saint est au-dessus de toutes nos pensées, nous vous prions humblement, ma Très Révérende Mère, de vouloir bien faire rendre au plus tôt à notre digne Mère Marie du Sacré-Coeur les suffrages de notre Saint Ordre, et par grâce une Communion de votre sainte Communauté, une journée de bonnes oeuvres, l'indulgence du Chemin de la Croix et des six Pater et tout ce que votre charité voudra bien y ajouter, notre regrettée Mère Marie du Sacré-Coeur vous en sera très reconnaissante ainsi que nous, qui avons la grâce de nous dire avec le plus reli­gieux respect,        

Ma Révérende et très honorée Mère,

Votre bien humble Soeur et servante,

Soeur Marie-Elisabeth de Jésus,

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Prieure.

De notre Monastère de notre Père Saint Joseph, des Carmélites de la Tronche-Grenoble (le 5 février 1897)

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