Carmel

4 Novembre 1896 – Troyes

 

Ma Révérende et très honorée Mère,

Paix et très humble salut en Notre-Seigneur,

C'est en prononçant "le divin Fiat que nous venons, le coeur brisé, vous entretenir des vertus humbles et cachées de notre chère et regrettée Soeur Virginie, Céleste, Emmanuel, Marie de Saint- Joseph, bienfaitrice de ce Monastère, âgée de 41 ans et de religion 15 ans, 4 mois.

L'humilité dont notre chère Soeur s'était fait une loi, ne nous permet pas de nous étendre longuement sur ses premières années. Issue d'une des premières familles de Bretagne, aussi remarquable par sa valeur et sa piété, que par sa noblesse et son attachement à l'Église. Son vénérable père, profondément affecté de ses malheurs, par la captivité de son côté suprême, aurait voulu suivre l'élan de son coeur généreux en volant à sa défense,; mais ne pouvant réaliser ce désir, lui substitua son fils aîné objet de ses espérances, qui, secondant ses filiales intentions, se dévoua entièrement à cette noble cause qui faillit lui coûter la vie et dont il ne dût le salut qu'à la protection de Notre-Dame de Lorette.

Notre bonne Soeur Marie de Saint-Joseph, étant l'avant-dernière d'une nombreuse famille, vit ses premières années s'écouler sous l'oeil vigilant de ses dignes Parents, jusqu'à l'époque où son éducation fut confiée aux Dames de la Retraite de Vannes. Ce fut dans cet asile béni que, recevant son Dieu pour la première fois, elle eut l'intime conviction qu'il lui demandait un héroïque sacrifice, n'en trouvant pas de plus grand que celui de se faire religieuse, elle en prit immédiatement la résolution; et, dans la crainte de revenir sur sa détermination, en fit la promesse à Notre-Seigneur, aussitôt qu'elle l'eût reçu.

Vous voyez, Ma Révérende Mère, que l'appel divin commençait à se faire entendre au coeur de la jeune Céleste, et dans l'enthousiasme qui la caractérisait, elle entraînait quelques-unes de ses compagnes à une vie toute cénobitique ; dans ce dessein, elles résolurent d'un commun accord, de se dérober à la surveillance de leurs dignes Maîtresses, pour exécuter leur pieux projet, chacune, munie d'un paquet qui devait faire les frais de leur costume religieux, s'apprêtait à franchir les bornes du couvent, lorsque les aboiements du gros chien de garde les effraya et fit précipitamment reculer nos petites fugitives, qui toutes, une exceptée, se consacrèrent à Dieu.

Son départ de la maison paternelle, devenait le premier glaive gui faisait à son coeur filial une- blessure profonde, un autre l'attendait quelques années plus tard par la mort de sa vertueuse Mère, femme incomparable par sa prudence et la sainteté de sa vie, qui, au milieu des exigences de sa position et jusque dans les réunions les plus nombreuses, savait se dérober pour satisfaire sa tendre piété.

Rentrée au foyer paternel, l'intimité de notre future Postulante fut d'autant plus grande avec sa jeune soeur, que la mort prématurée de Madame leur Mère et, peu après, celle de Monsieur leur Père, resserrèrent plus étroitement encore les liens d'affection qui existaient entre elles. Dans le calme et la paix elles jouissaient ensemble, étaient heureuses, mais les idées de vie religieuse de notre bonne Soeur Marie de Saint-Joseph s'accentuèrent à un tel point, qu'elle essaya d'entraîner sa jeune soeur à suivre son exemple, quoiqu'elle n'y ressentit aucun goût, la divine Providence toujours adorable dans ses desseins, la destinant pour diriger dans la voie du bien et de la piété, une nombreuse famille digne héritière de la foi généreuse de leurs vertueux parents.

Se trouvant entièrement libre d'elle-même et de ses actes, le monde parut lui sourire, mais il ne fit qu'effleurer cette belle âme que l'Epoux des Vierges regardait déjà d'un oeil jaloux ; aussi toutes, les réunions auxquelles elle devait prendre part ne laissaient dans cette conscience timorée que vide, trouble, inquiétude et remords. Au milieu de ses agitations intérieures le bon Maître ne perdait pas de vue sa future fiancée et permit qu'une circonstance toute particulière devint pour elle le trait de lumière qui devait rompre ses liens et se l'attacher irrévocablement. Désirant entendre la parole éloquente et persuasive du Révérend Père Félix de la Compagnie de Jésus, elle se rendit à un de ses sermons avec des intentions tout humaines; mais la divine Providence lui ménageait une déception : le célèbre prédi­cateur avait dû se faire remplacer par celui-là même qui fut l'instrument dont Dieu se servit pour éclairer et déterminer notre bonne Soeur à faire le pas décisif.

Elle se crut d'abord appelée chez les Dames de la Retraite de Boulogne, mais elle n'y fit qu'un court séjour, les rapports trop fréquents avec le monde ne lui apportaient pas le repos et la tranquillité dont son âme avait besoin, et sa santé venant à s'altérer par suite de ce nouveau genre de vie, décidèrent ses respectables Mères de pourvoir à son rétablissement, en la confiant aux Religieuses Augustines de Meaux. La Vénérée Supérieure, dont la grande expérience des âmes s'unit à des vertus rares, découvrit en sa chère malade des dispositions pour la vie du cloître ; elle lui en fit l'ouverture qui fut accueillie par notre Soeur comme étant la voix du Ciel et la pria de vouloir bien se charger elle-même de négocier son admission dans notre Carmel ; sous des auspices aussi recommandables et vu l'amélioration de sa santé, nous l'acceptâmes à titre de bienfaitrice. Sa reconnaissance envers cette digne Mère se perpétua jusqu'à ses derniers jours, elle aimait à nous rappeler les bontés dont elle avait été l'objet, et du haut, du Ciel, saura bien acquitter sa dette de gratitude envers celle qui, ici-bas, lui fit trouver le trésor caché,, le seul que son âme ambitionnait.

Dès son entrée dans l'arche sainte, notre chère Postulante se mit résolument à l'oeuvre, mais ses désirs trahirent ses forces et dût dès lors accepter quelques légères exemptions qui furent pour son âme craintive, et ardente en même temps, l'objet de nombreux sacrifices, principalement pour l'office des Matines auquel il lui fallut renoncer entièrement, malgré ses efforts réitérés; la privation de sommeil étant incompatible avec son état de santé, suivant l'appréciation du médecin.

Par prudence, l'épreuve de son postulat et de son noviciat fut prolongée au-delà du temps ordinaire, mais connaissant véritablement les desseins de Dieu sur cette âme et son application au travail de la vertu, la Communauté l'admit avec bonheur, grâce, dont notre chère Soeur se montra toujours reconnaissante. Heureuse d'appartenir sans retour à Celui qui avait toutes les affections de son coeur,, le désir de notre regrettée Défunte fut de l'imiter principalement dans ses vertus humbles et cachées, ce qui lui fit solliciter dès son noviciat, la faveur d'être reçue comme Soeur du Voile blanc, ayant un si parfait mépris d'elle-même, qu'elle se jugeait incapable de remplir aucun emploi. La digne Prieure alors en charge, n'ayant pas accédé à ses pressantes sollicitations, notre bien chère Soeur Marie de Saint-Joseph se dédommagea en portant ses vues et son travail sur tout ce qui pouvait l'effacer ou l'humilier dans ses rapports avec ses Soeurs. Le ciel fut témoin de bien des actes méritoires avant la  réalisation de cet idéal qui est la perfection consommée ; un mot retrouvé dans ses papiers vous la dépeindra toute entière.

« Je ire me plaindrai de quoi que ce soit, me persuadant bien que je n'ai droit à aucun égard : Je « mettrai toute ma joie dans l'oubli et le mépris malgré toutes les réclamations et inclinations « contraires de la nature. Je n'aspirerai à aucun office dans la sainte religion, faisant simplement ce « que l'on demandera de moi, acceptant de préférence ce à quoi la nature inclinerait le moins. Je « tâcherai de me tenir continuellement en la présence de Dieu, afin que toutes les actions et « mouvements de mon coeur soient de n'agir en tout que par Un principe de grâce et en vue de lui « plaire en toutes choses. Je mettrai tout mon bonheur à voir les autres dans l'élévation et moi dans « le mépris. »

Son esprit de foi vis-à-vis de ses Prieures lui inspirait le respect le plus filial, la soumission la plus entière; un désir à peine exprimé lui était un commandement, que son âme craintive à l'excès se reprochait de n'avoir pas prévu.

Que vous dire de sa mortification, Ma Révérende Mère ? notre bonne Soeur était si ingénieuse ù la dissimuler, qu'elle aurait volontiers fait croire que ce qui était le plus incommode, l'accommodait le mieux et ce qu'il y avait de moindre dans la nourriture, ses mets recherchés ; ce qui lui était servi sans distinction était toujours parfait, toujours trop pour elle, aussi la vigilance de ses Prieures était constamment en éveil pour l'obliger d'accepter les égards que réclamait sa santé.

Sa pauvreté rivalisait avec sa mortification ; successivement employée à divers offices principalement à la roberie en linge qui lui procurait la tranquillité qui lui était nécessaire, elle s'acquittait de cet emploi avec dévouement, abnégation, oubli d'elle-même, s'appropriant comme en toutes choses, ce qui était mis au rebut ou aurait pu gêner, mettant ses délices là, où d'autres auraient reconnu une nécessité ; malgré cet attrait on la trouvait toujours soumise.

Comme vous avez pu le voir, Ma Révérende Mère, la santé de notre bonne Soeur fut toujours très précaire ; malgré les soins dont nous l'entourions, nous fûmes impuissantes à enrayer le progrès du mal qui, peu à peu, influa sur le moral et affaiblit tous les organes de sa belle intelligence, ce dont elle se rendait parfaitement compte et qui lui fit souffrir une espèce de martyre, mais sa conformité et son entier abandon à la sainte Volonté de Dieu, lui faisait répéter sans cesse : « J'adhère Seigneur ! ». Avec une nature aussi ardente, enthousiaste, vous pouvez juger, Ma Révérende Mère, par quel creuset douloureux, l'Epoux des Vierges a purifié jusqu'aux moindres vestiges, les imperfections inhérentes à cette nature d'élite où tout était combat, et qui a su se vaincre pour réaliser l'idéal d'une parfaite Carmélite.

Les quelques défaillances qui la troublaient et qu'elle se reprochait vivement, n'étaient que la conséquence de son état impuissant à réagir contre la faiblesse qui l'envahissait, tout était pour cette âme délicate un sujet de mérites et Dieu qui voulait prématurément récompenser sa fidèle servante, ne lui en ménageait pas les occasions. Son extrême délicatesse lui faisait appréhender de devenir une charge pour sa chère Communauté ! Hélas 1 bien chère Soeur, alors qu'elle excitait notre admiration et notre compassion, en voyant le progrès rapide qui s'opérait en elle, nous déplorions notre impuissance de ne pouvoir apporter aucun soulagement à des souffrances aussi intenses.

Nous ne pourrons jamais oublier avec quel zèle et quelle piété, elle s'employa à décorer l'Autel où fut déposée la statué de Notre Sainte Mère Thérèse, le 4 octobre, où il est d'usage de solenniser l'anniversaire de sa mort; rien n'était assez splendide pour répondre aux pieuses affections de son coeur, aussi ses efforts furent-ils couronnés d'un plein succès, et elle se proposait de renouveler semblable parure le jour de la fête de notre illustre Réformatrice, mais Dieu, dont les desseins sont  incompréhensibles et les voies impénétrables, lui a tenu compte de ses désirs filiaux, en l'appelant à partager dans le Ciel la gloire et la félicité de celle qu'elle aimait et honorait comme une Mère; nous- mêmes étions loin de nous attendre que cette belle fête serait précédée d'un si douloureux sacrifice !!

Le 8 octobre, notre bien-aimée Soeur Marie de Saint-Joseph, ne se rendant pas au Choeur, pour l'Oraison et les Heures, nous attribuâmes son retard à une nécessité de repos ; dans de semblables rencontres, elle nous avait prié de ne nous inquiéter nullement. Nous respections ces légitimes désirs ; cette fois hélas ! combien nous regrettâmes de n'avoir point suivi l'inspiration de notre coeur, attribuant le motif de son absence à la cause habituelle et fréquente de ses insomnies, lorsque pendant la Sainte Messe nous nous informâmes si l'on n'avait pas vu notre bonne Soeur ? sur une réponse négative, nous priâmes une de nos anciennes Mères de se rendre & sa cellule pour ensuite nous rassurer ; quelle ne fut pas sa douleur et sa surprise de la trouver moitié hors de son lit, tombée sur sa face, contusionnée par cette terrible chute et dans un état lamentable !! ne pouvant croire à une réalité, elle s'empressa de la relever ne sachant si elle respirait encore !... puis vint en toute hâte nous prévenir et nous prier de faire entrer au plus tôt Monsieur notre digne Aumônier qui se rendit sans retard à notre pressant appel ; il ne fît que constater avec nous le départ de notre chère fille pour la patrie. Vous dépeindre,.Ma Révérende Mère, notre désolation, nos regrets, nos inquiétudes, notre douleur est chose impossible !(! Le docteur mandé immédiatement constata qu'elle avait succombé instantanément à la suite d'une hémorragie cérébrale. Le bon Dieu qui se plaît à exaucer la prière des humbles, écouta celle que lui avait adressée notre chère Soeur, en lui demandant d'être si défigurée à sa mort qu'on ne pût la voir ; de même, que ses obsèques revêtent un caractère si modeste qu'il n'y eût que fort peu de monde ; en effet le ciel souscrit à ses désirs, en permettant la réalisation de sa première supplique et la seconde, des événements imprévus dans sa famille ne permirent qu'à deux de Mesdames ses soeurs d'arriver à temps.

Comme vous te voyez, Ma Révérende Mère, la cérémonie funèbre porta le cachet de la plus entière simplicité. Notre Supérieur, voulut en cette circonstance, nous donner une preuve de son paternel dévouement en chantant la Messe de Requiem.

La peine que nous avons ressentie de ne pouvoir procurer les secours de la Sainte Religion à notre regrettée Soeur et l'assister au moment suprême, a été adoucie par la pensée que la veille elle s'était approchée du Sacrement de Pénitence qui l'avait établie dans une paix profonde.

Nous avons la douce, confiance qu'une vie si admirablement remplie par la pratique des vertus religieuses, lui aura fait trouver un accueil favorable auprès du Souverain Juge, cependant comme nous ignorons le degré de perfection exigée de chaque âme, par la sainteté de Dieu, nous vous prions, Ma Révérende Mère, de lui accorder au plus tôt les suffrages de notre saint Ordre; par grâce une commu­nion de votre fervente Communauté, l'indulgence du Via Crucis, celle des six Pater, quelques Invocations au Sacré-Coeur de Jésus, à Notre-Dame du Perpétuel Secours, à notre bon Père Saint Joseph à notre Sainte Mère Thérèse et à Saint Benoît-Labre, objets de sa tendre dévotion. Elle vous en sera très reconnaissante ainsi que nous, qui avons la grâce de nous dire au pied de la Croix,

Ma très Révérende Mère,

Votre très humble soeur et servante en N.-S.,

Sr Marie-Gabriel de l'Annonciation,

RCI

De notre Monastère de Notre-Dame de Pitié des Carmélites de Troyes,

le 4 Novembre 1896. 

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