Carmel

4 Novembre 1896 – Orléans

 

Ma Révérende et très honorée Mère,

Paix et très humble salut en Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui, au moment où nous venions de célébrer la fête de tous les Saints, a retiré du milieu de nous, pour l'associer à leur gloire, nous en avons la douce confiance, Notre chère et regrettée Soeur Marie-Thérèse de Saint-Augustin, doyenne de notre communauté, âgée de soixante-quatorze ans quatre mois, vingt jours et de religion quarante-six ans, un mois, quatorze jours.

Notre chère Soeur naquit à Argent, petite ville du diocèse de Bourges, d'une très honorable famille que Dieu bénit d'une manière bien spéciale par la vocation religieuse de trois de ses membres. Parmi ses soeurs, deux entrèrent dans la Congrégation des Filles de la Chante qu'elles servirent et édifièrent grandement.

Notre petite Augustine était la troisième et semblait douée plus qu'aucune de ses soeurs sous le rapport de la piété. Souvent, elle nous a redit dans sa reconnaissance envers Dieu que la piété et 1'amour du travail étaient nés avec elle. Quand elle pouvait se dérober à son entourage, on était s^pur de la retrouver à l'église, où les heures ne lui semblaient jamais trop longues.

Son désir de se consacrer à Notre-Seigneur remonte à 1'époque de son enfance ; elle nous avoua ingénument qu'elle s était donnée à Dieu irrévocablement à l'âge de huit ans, acte imprudent sans doute et qu'elle avait fait sans demander conseil, mais qui n'en indiqué pas moins le but ou la portaient ses aspirations. Elle avait aussi dès lors un attrait tout particulier pour la confession dont elle se fit l'apôtre vis-à-vis des siens ; y avait-il un voyage à faire, quelque chose a entreprendre, Augustine insistait pour qu'on commençât par mettre ordre aux affales de sa conscience. Elle ne laissait la paix qu'on ait mis ses désirs à exécu­tion. nous n avons pas de détails sur l'enfance de notre bien aimée Soeur. Nous savons seulement que sa mère, qui était bien charitable l'associait à ses oeuvres, entre autres à l'assistance dune bonne vieille femme qui resta paralysée de longues années. Ce qui, plus tard, faisait grandement apprécier a notre chère Soeur la sollicitude et les soins dont la sainte religion entoure ses membres souffrants.

Monsieur son père ayant été appelé à La Châtre par ses fonctions publiques, ce fut là que notre chère Soeur rencontra l'Ananie qui devait lui faire connaître les desseins de Dieu: elle vit deux de ses soeurs se ranger sous la bannière de saint Vincent. Sans être tentée de suivre leur exemple, son goût la portait vers la solitude et la vie cachée, elle comprit qu'elle trouverait plus facilement dans le cloître la satisfaction à sa piété. Des relations de famille l'amenaient souvent à Orléans; son confesseur, qui connaissait notre vénéré Supérieur la lui présenta et nos anciennes Mères l'accueillirent avec d'autant plus de reconnaissance que depuis cinq ans elles n'avaient point eu de postulante.

Le coeur si sensible de notre chère Soeur lui livra bien des assauts dans les débuts de sa vie religieuse et il fallut plus d'une fois que nos bonnes Mères intervinssent pour la consoler et l'aider à s'habituer a la séparation d'avec sa famille ; par leurs soins, la grâce triompha enfin, la générosité prit le dessus et les larmes cessèrent pour faire place à une reconnaissance qui a suivi notre bonne Soeur jusqu'à son dernier soupir.

Elle prit l'habit et fit profession au temps ordinaire ; peu après, son tempérament qu'on croyait fort et dont elle avait un peu abusé dans le monde, s'altéra sensiblement et l'on comprit que la clôture serait pour sa santé une épreuve difficile ; elle en souffrit à peu près toute sa vie, mais rien ne fut capable de lui faire perdre l'amour de sa vocation. Malgré ses fréquentes indispositions, elle eut pendant bien des années la consolation de suivre notre sainte règle ; elle se dépensa aussi avec beaucoup de dévouement au service de la commu­nauté, se faisant adjuger une large part des ouvrages pénibles sous prétexte que l'exercice lui était nécessaire.

Elle aima toujours notre vie de silence, de prière et de travail ; aussi fut-elle précieuse pour les différents offices où on l'employa ; à la roberie où nos Mères avaient coutume d'occuper les postulantes et novices ; elle se montra pour elles d une bonté, d'une affabilité parfaites, leur donnant sans cesse l'exemple de la régularité ; les moindres usages qui lui avaient été enseignés dans son noviciat lui restaient chers et toujours elle s'y conforma avec une scrupuleuse exactitude : c Donnez-moi une âme fidèle et je vous donnerai une sainte », disait Notre vénérée Mère Marie de Jésus Acarie, l'une des premières Prieures de notre Carmel nous aimons à appliquer cette parole à notre bonne Soeur Saint-Augustin qui' nous l'espérons, a reçu la récompense de ses longues années de fidélité.

Son amour pour la pauvreté parut dans l'attention quelle mettait à faire durer aussi longtemps que possible tout ce dont elle avait le soin ; notre lingerie où se dépensèrent ses dernières années nous offre bien des témoignages de sa laborieuse patience.

Son respect pour ses Supérieurs était remarquable. Sa simplicité à l'égard de ses Mères allait jusqu'à l'ingénuité et nous retrouvons cette même candeur enfantine dans la manière dont elle acceptait les sacrifices demandés par l'obéissance ; le premier mouvement de répu­gnance 's'était-il laissé voir, elle ne tardait pas a revenir se livrer sans réserve à celle qui lui tenait la place de Dieu.     

Son coeur était plein de délicatesse et de charité ; quelle reconnaissance pour les moindres services qu'on lui avait rendus, que de prévenances à l'égard de ses Soeurs, que de prières faites pour chacune d'elles, pour sa famille qu'elle aimait tant, pour nos familles a toutes aux­quelles elle s'intéressait avec un dévouement fraternel !

L'amour de la prière fut son attrait dominant. Toutes les fois qu'on la rencontrait allant et venant dans la maison, on la trouvait le chapelet à la main, et le mouvement de ses lèvres indiquait sa fidélité a le réciter ; ce nous serait chose impossible d'énumérer les pratiques de dévotion qui remplissaient ses journées et dont quelques-unes portaient, il faut l'avouer, le caractère de naïveté qui se remarquait souvent chez elle ; son attrait pour l'eau bénite, en particulier, offrait assez fréquemment matière à nos récréations. Que

d'érections de bénitiers ne lui devons-nous pas dans tous les coins de la maison, et que de menaces de sortir du lieu de son repos pour nous rappeler au devoir, si ces bénitiers n'étaient pas, après sa mort, entretenus avec autant de soins que de son vivant !

Très assidue au choeur, elle eut presque chaque jour pendant trente ans la bénédiction de l'Ange, et si sa promptitude déconcertait les plus jeunes qui ne pouvaient la devancer, la modestie de sa démarche ne leur était pas un exemple moins difficile à imiter.

Depuis quelques années, sa santé s'altérait de plus en plus, elle dut abandonner les uns après les autres la plupart des actes de communauté ; ses facultés subirent l'influence de cet affaiblissement général et quoiqu'elle ne soit jamais arrivée à un état complet d'enfance, nous ne la retrouvions plus telle que nous l'avions connue autrefois. Il y a quinze mois, une attaque mit subitement sa vie en danger ; elle reçut les derniers sacrements, puis se remit peu à peu ; un reste de paralysie sur la langue et une diminution plus rapide de ses forces suivirent cette épreuve. Cet été, la paralysie reparut et lui enleva l'usage de ses jambes ; de vives souffrances venaient se joindre à l'immobilité qui lui était imposée et ren­dirent bien pénibles les derniers mois de sa vie ; chaque nuit, il fallait attacher dans son lit ce pauvre corps endolori pour l'empêcher de se replier sur lui-même d'une façon qui devenait intolérable. Bientôt même, on dut la laisser nuit et jour dans son fauteuil où elle éprouvait un peu de soulagement ; souvent elle avait à lutter pour conserver la patience ; aussi la parole qu'elle avait toujours sur les lèvres, lorsque nos Soeurs venaient la visiter, était celle-ci : « Demandez pour moi la patience et l'amour du Bon Dieu. » Ces visites de nos Soeurs lui furent jusqu'à la fin une très douce consolation, elle les affectionnait bien cor­dialement et aimait à les voir autour d'elle.

La pensée de la mort ne l'effrayait pas, elle s'y était accoutumée de longue date ; aussi lorsqu'une congestion pulmonaire vint aggraver son état et mettre ses jours en danger, nous fut-il très facile de la préparer aux derniers sacrements ; elle les avait souvent demandés, elle aurait craint beaucoup que cette grâce suprême vînt à lui manquer. Le Saint Viatique qu'elle avait déjà reçu une fois, lui fut apporté le mardi 27, par Notre Père Aumônier, en même temps que la grâce de l'Extrême-Onction ; après la cérémonie, son âme demeura très calme ; comme nous lui demandions si elle n'éprouvait aucune crainte, elle nous répondit : « Pourquoi aurais-je peur ? Depuis cinquante ans, je fais chaque jour ma préparation à la mort. » Son infirmière nous dit qu'elle l'avait vue en effet, même pendant sa maladie, réciter souvent les litanies de la bonne mort. Notre-Seigneur la récompensait de ses prières persévérantes.

Notre Père Supérieur qui, il y a quarante-six ans, avait ouvert à Notre chère Doyenne la porte de notre Carmel, dont le grand âge ne ralentit pas le dévouement, voulut bien lui apporter deux fois sa bénédiction et ses encouragements.

Nous avons prévenu Monseigneur de l'état de notre malade. Sa Grandeur nous répondit avec une bonté dont nous avons été profondément touchée, que ses occupations ne lui lais­saient aucun loisir avant le samedi 31, que notre chère Soeur tînt bon jusque là, qu'il vien­drait célébrer la sainte Messe à son intention dans notre chapelle et entrerait ensuite. Ma Soeur Saint-Augustin, en âme obéissante, attendit la visite de Monseigneur qu'elle reçut avec toute sa connaissance ; notre saint Évoque lui adressa une touchante exhortation et termina en lui donnant ses commissions pour le ciel, lui recommandant de prier pour notre Commu­nauté et notre Saint Ordre, pour le diocèse et celui qui le gouverne, enfin, pour la prompte béatification de notre Vénérable Jeanne d'Arc. Monseigneur lui donna ensuite la sainte Abso­lution et se retira, nous laissant pénétrées d'une vive reconnaissance.

Les derniers jours de notre chère Soeur furent une lente agonie, agonie souvent très douloureuse, pendant laquelle nous fîmes à bien des reprises les prières de la recommanda­tion de lame ; elle parlait peu, mais comprenait ce que nous lui disions et nous répondait par signes ; elle ne cessa que quelques heures avant sa mort de nous donner des marques de connaissance.

Le signe de la croix et l'eau bénite, qu'elle aimait tant, lui furent chers jusqu'à la fin, combien de fois sa main défaillante n'a t'elle pas tracé le signe de notre rédemption ! Lorsque nous lui présentions de l'eau bénite, il était rare qu'elle ne se rendît pas à notre appel. Elle resta calme jusqu'au bout, son âme paraissait en paix malgré les gémissements que lui arrachaient souvent les crises de souffrance ; son état ne permettait plus de lui apporter la Sainte Communion, mais la grâce de l'absolution lui fut renouvelée presque chaque jour. Elle la reçut pour la dernière fois le matin de sa mort. Pendant toute cette journée du 2 no­vembre, elle n'avait qu'un souffle de vie, nous osions à peine la quitter ; le soir, vers huit heures un quart, comme la Communauté sortait de complies, sa respiration prit un cours irrégulier ; nos Soeurs se réunirent promptement à l'infirmerie; quelques instants après, tout était fini, elle avait sans effort remis son âme à son Créateur.

La vie si religieuse de notre bonne Soeur Saint-Augustin nous fait espérer qu'elle a été favorablement accueillie du Souverain Juge, mais il faut être si pur pour entrer dans le royaume des cieux, que nous vous prions, Ma Révérende Mère, de vouloir bien lui faire rendre au plus tôt les suffrages de notre Saint Ordre, par grâce une communion de votre fervente Communauté, une journée de bonnes oeuvres, l'indulgence du Via Crucis, celle des six Pater et une invocation à tous les Saints, objet de sa tendre dévotion.

Elle vous en sera bien reconnaissante, ainsi que nous, qui avons la grâce de nous dire avec un profond respect en Notre-Seigneur.

Ma Révérende et très honorée Mère, Votre bien humble servante,

Soeur M.-T. AGNÈS DE JÉSUS,

R. C. I.

De notre Monastère de la Sainte Mère de Dieu et de notre Père Saint Joseph, des Carmélites d'Orléans le 4 Novembre 1896.

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