Carmel

4 mars 1895 – Troyes

MA REVERENDE ET TRES HONOREE MERE.

Paix et très humble salut en Notre-Seigneur. A l'aurore de la sainte quarantaine, Notre-Seigneur a voulu nous associer à son calice, en enlevant à notre religieuse affection notre très chère Soeur Céleste Adélaïde, Tourière agrégée de notre Monastère, âgée de 94 ans 10 mois, et de religion 70 ans.

Notre bonne Soeur naquit dans un petit village de notre diocèse. Le bon Dieu voulant se réserver cette âme, permit que dès son entrée dans la vie, elle fût marquée du sceau de la Croix ! N'ayant encore que deux mois, le Divin Maître rappela à Lui sa pieuse Mère et plus tard cette perte lui devint d'autant plus sensible, que dans des discussions enfantines qu'elle avait avec un de ses frères, il lui reprochait d'avoir fait mourir sa mère. Cinq enfants restaient à la charge du Père qui, se trouvant dans l'impuissance de faire face aux difficultés du moment, la petite Adélaïde fut dès lors recueillie par sa Marraine qui lui prodigua ses soins; aussitôt qu'elle put lui venir en aide, elle la chargea de la garde des volailles dans 'la campagne. Son peu d'aptitude pour le travail lui attirait fréquemment des reproches, parfois suivis d'une privation de nourriture, comme celle de ne lui accorder qu'un seul repas vers le soir ! La sévérité de cette parente avait attiré la compassion d'une Tante de la pauvre enfant et la prit chez elle : là encore, la Croix devait se faire sentir, mais sous une autre forme : ce que voyant le digne Curé de l'endroit, il l'engagea à se mettre en service et sollicita lui-même une place à la Visitation de notre ville, où elle fut acceptée comme domestique en 1818.

Elle y passa six années pendant lesquelles elle sut apprécier la grâce que le bon Dieu lui faisait de la mettre en rapport avec des âmes religieuses, ce qui, nous n'en doutons pas, fit naître en elle le germe de sa vocation. Durant sa longue carrière et jusqu'à ses derniers instants, elle n'a cessé d'exalter la bonté, l'inépuisable charité des bonnes Visitandines, surtout pendant une longue maladie qu'elle eût à supporter dans cet asile béni. Nos anciennes et Vénérées Mères étant à peine sorties des troubles révolutionnaires et se trouvant dans l'embarras au sujet d'une Tourière, s'adressèrent aux Religieuses de la Visitation avec lesquelles des rapports intimes liaient notre petite Communauté à la leur et pour donner encore une nouvelle preuve de leur charité fraternelle, elles consentirent à leur céder provisoirement la chère Adélaïde quoiqu'elle leur fût attachée et nécessaire. Nos bonnes Mères l'accueillirent comme un présent du ciel et comprirent de suite le trésor que le bon Dieu leur envoyait. Notre bonne Soeur passa quelque temps au Tour, mais la grâce ayant agi ensuite dans son âme elle sollicita son entrée à l'intérieur comme Soeur du Voile blanc, faveur qui lui fut accordée.

Dès le début, la jeune aspirante se concilia l'affection de ses Mères et Soeurs, pas sa gaieté, son tact exquis et délicat, son jugement droit et ses réparties spirituelles, empreintes d'une finesse d'esprit peu ordinaire, qu'elle conserva jusque dans les bras de la mort. Un trait entre mille, Ma Révérende Mère, vous en donnera une preuve : ayant entendu parler de l'entrée d'une prétendante, elle dit à une de ses compagnes postulante avec elle : « Ma Soeur, une jeune « personne va entrer, il faut qu'une de nous deux lui cède la « place, probablement ce sera vous ». Cette pauvre Soeur prenant la chose au sérieux et ne voulant pas subir l'humiliation d'un renvoi, sollicita instamment sa sortie, sans faire connaître le motif qui la faisait agir ainsi ; ce ne fut que sept années plus tard, lorsqu'elles se retrouvèrent toutes deux au Tour, que notre bonne Soeur Geneviève lui déclara que ses réflexions d'autrefois avaient motivé son départ. Le dévouement de notre bonne Soeur Adélaïde lui valut la grâce de revêtir les livrées du Carmel, mais le Divin Maître manifesta sa volonté en demandant un nouveau sacrifice à la chère novice. La faiblesse de sa santé ne lui permit pas de soutenir le régime de la Communauté et, de plus, l'usage de la serge lui était contraire ; ce fut alors que nos Mères lui proposèrent de reprendre ses fonctions de Tourière, qu'elle accepta, et pendant soixante-huit ans qu'elle exerça cet emploi, nous pouvons résumer sa vie en ces mots : Esprit de foi, amour du devoir, zèle, charité et dévouement.

Son respect, son esprit de foi envers ses Prieures se manifestaient en toute circonstance ; ces seules paroles : Notre Mère l'a dit, suffisaient pour lui faire accepter ou exécuter ce qui aurait paru le plus impossible, et jusqu'à la dernière période de son existence, où une faiblesse morale avait envahi ses facultés, la voix de sa Prieure réveillait en elle ces sentiments, qu'elle traduisait par un geste ou des signes de respect. La piété de notre regrettée Défunte n'a pas été exempte de crainte, nous pourrions même dire que ce fût la voie par laquelle plut au Divin Maître de la faire passer ; mais sa foi profonde et son obéissance la firent toujours triompher d'elle-même. Sa piété industrieuse seconda puissamment son zèle pour l'ornementation la décoration de l'Autel, où elle s'approcha constamment avec révérence et modestie. Son amour du devoir et son dévouement furent à la hauteur de sa mission ; nous pouvons dire que notre bonne Soeur se dépensa constamment pour sa chère Communauté avec un entier oubli d'elle-même, toujours disposée à ce qu'on désirait, lors même que les fatigues occasionnées par l'éloignement de la ville, auraient pu parfois lui faire alléguer des raisons aussi justes que plausibles ; là encore nous la voyons religieuse et dévouée, car jamais elle ne manqua avant ses courses journalières, de se rendre dans notre Chapelle et de réciter aux pieds de la Très Sainte Vierge un fervent Ave Maria, pour obtenir de la Reine du Ciel une assis- lance toute particulière qui la soutint dans les démarches qu'elle avait à faire.

Que vous dire de sa charité, Ma Révérende Mère ; elle fut inépuisable, aimable, gracieuse envers tous ! Les pauvres trouvaient en elle une Mère ! Les malades qu'elle visitait fréquemment, dans notre voisinage ou à l'Hospice, la recevaient avec autant de joie que de consolation, et nombre d'âmes égarées doivent à sa sollicitude et à sa charité leur retour à Dieu ! Que d'enfants ont appris près d'elle à connaître, aimer et servir Notre-Seigneur!... En un mot, notre bonne Soeur Adélaïde portait partout la paix, la consolation, l'espérance ! Toutes nos familles garderont un impérissable souvenir de son religieux et bon accueil. Combien nous fûmes heureuses de témoigner à notre chère Soeur tous nos sentiments de reconnaissance pour ses longs et nombreux services et lui exprimer notre cordiale et fraternelle affection, à l'occasion de ses noces d'or, les renouvelant dix ans plus tard à ses noces de diamant ! Son coeur fut très sensible à toutes nos démonstrations, qu'elle ne pouvait se lasser de rappeler en toute circonstance. Nous vous avons déjà parlé, Ma Révérende Mère, de la faiblesse de sa santé ; trois fois dans le cours de sa longue existence, elle reçut le Sacrement de l'Extrême-Onction ; ce fut à la troisième fois que notre vénérée et regrettée Mère du Sacré-Coeur, de douce mémoire, fit un voeu pour la conservation de cette chère Soeur ; la Sainte Vierge exauça son désir en prolongeant sa vie de quinze années pendant lesquelles, sauf de rares intervalles, les infirmités de la vieillesse s'accentuèrent progressivement, à tel point que nous fûmes obligées de lui assigner une garde-malade nuit et jour, pendant plus de douze ans. L'estime générale et la vénération dont jouissait notre bonne Tourière étaient une recommandation, et sa présence seule, quoique infirme, nous donnait repos et tranquillité. Atteinte il y a environ deux mois d'une attaque de paralysie, notre bonne Soeur s'affaiblit depuis sensiblement !

Ce fut alors pour la quatrième fois, qu'elle reçut le Sacrement des mourants ; mais l'heure de la délivrance n'était pas encore sonnée, elle devait boire jusqu'à la lie le calice de la souffrance et de l'humiliation ! Son corps pouvait être comparé à celui du saint homme Job, dont la décomposition était une vive image de la corruption du tombeau. Toutefois le bon Maître ne délaissa pas sa fidèle servante ; à diverses reprises, il vint la visiter en viatique jusqu'au moment, où ses facultés s'affaiblissant graduellement, ne lui permirent plus de recevoir cette douce consolation. Le 27 février, vers une heure du matin, notre bien chère Soeur Adélaïde exhala doucement son dernier soupir. Nous avons la douce confiance que la longue carrière si bien remplie de notre regrettée Soeur, lui aura valu un accueil favorable du Souverain Juge. Cependant, Ma Révérende Mère, nous vous prions de vouloir bien lui accorder l'offrande du Saint Sacrifice de la Messe et tout ce que votre charité vous suggérera. Elle vous en sera très reconnaissante, ainsi que nous qui avons la grâce de nous dire au pied de la Croix, avec un religieux et profond respect,

Ma Révérende Mère,
Votre humble soeur et servante,
Soeur MARIE GABRIEL DE L'ANNONCIATION, Rse Cte ind.
De notre Monastère de Notre-Dame de Pitié, des Carmélites de Troyes, le 4 mars 1895.
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