Carmel

4 janvier 1896 – Caen

 

Ma Révérende et très honorée Mère,

Paix et très humble salut en N. S. qui nous présente encore sa Croix au milieu des joies de sa Sainte Enfance en enlevant à notre religieuse affection notre chère Soeur Désirée Coralie Mathilde Aimée de Marie. Elle était âgée de 47 ans et dans sa vingt-troisième année de religion.

C'est après une maladie longue et douloureuse que notre chère Soeur vient d'en­tendre l'appel de Dieu.

Notre doux Sauveur qui l'avait choisie pour devenir au Carmel une humble petite victime, l'initia de bonne heure à la souffrance et permit que ses jeunes années fus­sent attristées par des épreuves de tout genre. Son coeur profondément aimant en garda l'empreinte et lorsque la divine Providence lui ouvrit les portes de notre Monastère, rien n'exigea d'elle plus d'efforts que l'aimable et joyeuse simplicité dont notre sainte Mère Thérèse nous a donné l'exemple et transmis l'héritage. Les heures d'oraison étaient trop courtes, les austérités trop légères pour la ferveur de notre chère enfant; mais en revanche la récréation lui imposait un acte de renoncement quotidien plus laborieux que tous les exercices de la pénitence. Il lui fallut des années de lutte contre elle-même pour s'épanouir. Elle aimait cependant sa famille religieuse d'une affection pleine de dévouement. Sa régularité, ses habitudes d'ordre, le soin parfait qu'elle mettait à toutes choses la rendaient, précieuse dans les emplois de robière, de réfectorière, plus tard de sacristine où elle fut employée comme aide. Le travail achevé,Soeur Aimée de Marie volait où l'appelaient toutes les aspirations de son âme. Elle passait devant le T. S. Sacrement ses journées entières le Dimanche et les fêtes, abîmée dans un recueillement que rien ne semblait troubler.

Admise au saint habit le 19 mars 1873, elle eut la grâce de prononcer ses saints voeux l'année suivante, le jour de la fête de la Compassion de la T. S. Vierge. Sa santé, sans être forte, soutenait aisément nos observances ; elle demandait souvent la permission d'y joindre des veilles, des abstinences plus rigoureuses et d'autres pratiques de mortification. Parfois, avouons-le, notre bien chère Soeur exprimait ses pieux désirs avec trop d'insistance et n'acceptait qu'avec peine un refus. L'abnégation de son jugement, de sa volonté, lui coûtait d'autant plus qu'elle ne cherchait sincè­rement qu'à glorifier N. -S. La vraie lumière se fit peu à peu dans son âme, d'ailleurs si pure et si unie à Dieu. Elle comprit que l'obéissance est le premier des sacrifices et travailla généreusement à rendre la sienne humble et simple comme celle d'un petit enfant.

Son grand désir de souffrir pour Dieu, pour l'Église, pour les pauvres pécheurs, devait être comblé d'une manière bien plus parfaite que par des immolations de son propre choix. Au mois de septembre 1893, durant la retraite annuelle de la Commu­nauté, ma soeur Aimée de Marie, qui souffrait déjà un peu dans l'oreille gauche, sentit subitement son visage se contracter de ce côté. Le médecin crut d'abord à une paralysie faciale et la soumit à un traitement dont il constata bientôt l'inutilité. Un examen plus approfondi révéla l'existence d'une tumeur, douloureusement placée entre les parties internes de la tempe, de l'oeil et de l'oreille. Aucun remède ne put arrêter les progrès du mal. Chacun des organes atteints devint, pour notre bien aimée Soeur, un instrument de souffrance. L'oreille, complètement sourde et souvent déchirée par des douleurs aiguës, l'oeil changé d'abord en plaie vive, puis couvert d'une énorme enflure, la bouche elle-même gonflée, resserrée par le développement de la tumeur et s'ouvrant avec une peine extrême pour prendre un peu de nourriture, tout était martyrisé dans le visage de notre pauvre malade. Le moindre bruit perçu par l'oreille restée saine était un supplice pour sa tête fatiguée, et, cette fois, ce fut bien le Seigneur lui-même qui l'appela dans une entière solitude en lui rendant impossible l'assistance aux exercices de la Communauté. Cependant, à mesure que le corps défaillait sous le poids de la Croix, l'âme se dilatait dans une joie sainte et le coeur s'ouvrait sans mesure à toutes les pieuses affections de la vie religieuse. « Qu'elle a été bonne, cette retraite! écrivait soeur Aimée de Marie à la fin des exercices durant lesquels N. -S. était venu la marquer du sceau de l'épreuve ; il me semble que j'entre dans une sphère inconnue jusqu'ici. C'est une véritable liberté de l'esprit et du coeur. » Notre chère Soeur commençait, en effet, une nouvelle vie, toute abîmée en celle de son divin Modèle, Jésus crucifié. Nous ne pouvons la suivre d'étape en étape le long de sa voie douloureuse pour la nature, mais comblée des consolations de la grâce. Le temps était toujours trop court pour l'heureuse malade qui, nuit et jour, se perdait dans son abandon à la volonté de Dieu. Le saint Evangile était devenu son seul livre. Elle y puisait sans cesse de nouvelles lumières, qui lui apportaient, disait-elle, un avant-goût du Ciel.

Au mois d'avril 1894, une violente crise mit ses jours en danger ; on crut prudent de lui donner l'Extrême-Onction. Durant quelques semaines, son état demeura si alarmant que les prières de la recommandation de l'âme lui furent plusieurs fois renouvelées ; notre chère Soeur les demandait elle-même, croyant toujours toucher au terme de ses voeux. « 0 Seigneur Jésus, s'écriait-elle, quand donc aurez-vous achevé en moi votre oeuvre de destruction ? Venez porter le dernier coup. » Elle souriait à la mort comme à une fête ; elle aimait à entendre des cantiques, et nous surprit un jour, le Lundi de la Pentecôte, en recouvrant soudain l'usage et même la facilité de la parole pour chanter de sa voix mourante des hymnes de joie pen­dant toute la matinée. L'heure du départ n'était pas encore venue. Soeur Aimée de Marie put se relever, reprendre ses habitudes d'infirme, l'assistance quotidienne à la Sainte Messe et la sainte Communion, qu'il lui était permis de faire chaque fois que ses lèvres pouvaient assez s'entr'ouvrir pour la recevoir.

Il y a quelque temps, les dispositions intimes de notre chère Soeur se modifièrent ; jusqu'alors, on peut le dire, elle n'avait trouvé, dans le calice des amertumes de la maladie, que la joie surnaturelle de s'immoler pour le Seigneur, et l'onction sensible de la grâce en avait adouci pour elle toutes les rigueurs. L'épreuve devait croître : des heures d'obscurité, d'angoisse, succédèrent à ce jour sans nuit. Pour la première fois, nous entendîmes notre pauvre malade s'écrier avec son Jésus : « Mon âme est triste jusqu'à la mort. » Ce furent seulement, il est vrai, des ombres passagères bientôt suivies de nouvelles visites de son divin Consolateur. Mais en même temps, notre chère Soeur éprouvait un extrême désir d'obtenir sa guérison et nous demandait, à cette intention, une neuvaine de la Communauté. Un instant, elle crut être exaucée. L'enflure du visage diminua un peu. Oh ! nous disait-elle, comme je me dévouerai pour la Communauté, lorsque je serai entièrement guérie. Cette légère amélioration, qui ne dura que peu de jours, devait, dans les desseins de Dieu, donner à notre Soeur bien aimée le moyen de lui présenter un sacrifice plus méritoire. Bientôt elle comprit que le Seigneur avait attendu pour frapper ce dernier coup, imploré depuis trois ans, l'heure où la victime y serait le plus sensible, et elle s'abandonna de nouveau sans réserve entre les bras de Celui qu'elle aimait tant à nommer son Père.

La nuit de Noël, il lui fut encore possible de descendre au choeur et de recevoir la sainte Communion. Un affaissement progressif ne lui permit plus ensuite de se lever que durant quelques heures le dimanche 29 décembre ; elle passa ce temps, à la tribune des malades, aux pieds de N. -S. Son état s'aggravant encore, elle nous demanda de lui faire renouveler les derniers Sacrements. Le médecin ne voyait aucun danger immédiat, mais une crise alarmante nous fit appeler au plus vite notre bon Père confesseur dans l'après- midi de jeudi dernier. L'Absolution, le Saisit Viatique, l'Extrême Onction lui furent aussitôt accordés, à la grande joie de son âme. Le lendemain, notre vénéré Père Supérieur vint encore la fortifier de sa bénédiction et de ses encouragements. Elle ne songea plus ensuite qu à renouveler ses actes d'abandon et à se tenir dans une union de plus en plus étroite, mais toute calme et toute silencieuse, avec N. -S. Paisible même durant de terribles moments d'oppression, elle nous disait alors : J'étouffe, mais c'est la volonté du bon Dieu : c'est très bien. Elle demandait de temps à autre s'il n'était point temps de commencer les prières de l'agonie. Ces crises si pénibles se succédaient, se rapprochaient sans amener les. symptômes voisins de la mort, lorsque aujourd'hui, vers une heure de l'après-midi, une suffocation soudaine enleva la respi­ration à notre chère mourante. Elle comprit aussitôt que l'heure suprême était arrivée ; elle serra sur son coeur une petite statue de Notre-Dame de La Délivrande, qu'elle avait toujours près d'elle et prit elle-même de l'eau, bénite. La Communauté, appelée en toute hâte, commença les dernières prières. Notre chère Soeur put encore s'y unir. A plusieurs reprises, elle leva vers le Ciel un regard dont nous n'oublierons jamais l'expression suppliante, confiante. Puis tout doucement sa tête s'est affaissée et elle s'est endormie dans la paix du Seigneur, sans autre agonie que ces quelques minutes d'étouffement.

Nous avons l'espoir que son âme, purifiée par ses longues souffrances et sa douce résignation, a trouvé grâce devant Celui qu'elle a toujours tant aimé. Nous vous prions néanmoins, ma Révérende Mère, de bien vouloir lui faire rendre au plus tôt les suffrages de notre saint Ordre. Par grâce, une Communion de votre fervente Communauté, une journée de bonnes oeuvres, l'indulgence du Chemin de la Croix et des six Pater, quelques invocations à la Très Sainte Vierge ; elle vous en sera très reconnaissante ainsi que nous, qui aimons à nous dire, avec un religieux respect, Votre humble soeur et servante,

Sr THÉRÈSE DU SACRÉ-CŒUR,

r. c. i.

De notre Monastère de la Très Sainte-Trinité, sous la protection de saint Joseph, des Carmélites de Caen, le 4 janvier 1896. 

Caen. — Imp. PAGNY, rue Froide, 27.

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