Carmel

4 avril 1896 – Metz

 

Ma révérende et très honorée Mère,

Paix et très humble salut en Notre-Seigneur dont la volonté toujours adorable vient d'affliger bien sensiblement nos coeurs en enlevant préma­turément à notre religieuse affection notre bonne et bien chère Soeur Thérèse de Jésus, âgée de 26 ans, 11 mois, 4 jours, après 1 an, 6 mois, 16 jours de religion, et seulement 3 mois et 23 jours de profession religieuse.

En la dernière fête de l'Immaculée-Conception, la Très Sainte Vierge, qui présentait à son divin Fils les voeux de notre chère enfant, voyait en même temps clans son coeur un désir que nous ne parvenions à écarter qu'en le lui faisant voir contraire au parfait abandon et à l'esprit de dévouement à sa communauté : celui de mourir peu de temps après sa profession. Le principe de ce désir était la crainte qu'elle avait de souiller son âme et de ne pouvoir plus la présenter toute pure à son divin Époux. Nous ne pensions guère alors qu'il serait si vite exaucé, et que cette bonne enfant, dont la santé jusque-là avait été excellente, serait, en si peu de temps, ravie à notre tendre affection... Les vues de Dieu ne sont pas les nôtres... C'était un fruit mûr pour le ciel. Aussi le mois de notre bon Père saint Joseph était à peine terminé que notre bien chère Soeur Thérèse quittait cette terre pour aller, conduite par Marie et Joseph qu'elle aimait tant, jouir sans retard, nous l'espérons, de Celui qu'elle avait si purement cherché et si tendrement aimé ici-bas.

Permettez-nous, ma Révérende Mère, de vous tracer succinctement les principaux traits de cette existence si simple, si courte, et qui pourtant nous laisse un de ces doux et inoubliables souvenirs qui reposent le coeur et élèvent l'âme à Dieu.

Notre bien-aimée Soeur, la seconde enfant d'une famille très honorable et très chrétienne, naquit à Marly, petit village près de Metz, où ses parents possèdent une campagne. Elle reçut au baptême le nom de Thérèse, qu'elle aima doublement quand, à son entrée parmi nous, ce nom, déjà bien cher à son coeur, lui fut donné une seconde fois, et que le nom de Jésus y fut ajouté. Enfant, jeune fille et plus tard novice et religieuse Carmélite, notre chère Soeur fut toujours digne de sa séraphique Patronne, qu'elle honorait d'un culte spécial et à qui elle recourait avec la plus filiale confiance.

Nous avons peu à dire de sa vie dans le monde, sinon qu'elle fut des plus exemplaires. Notre chère enfant était l'édification de sa paroisse, et tous ceux qui la connaissaient, regardaient comme une grâce de l'apercevoir pendant qu'elle priait, tant était profond son recueillement. On pouvait la contempler de longues heures immobile et comme abîmée dans sa prière. « C'est un ange que cette enfant, » disait-on en se la montrant. Oui, en effet, c'était un ange que la terre n'était pas digne de porter...

Nous savons aussi qu'elle fut toujours pour ses pieux parents l'enfant la plus soumise et la plus affectueusement dévouée, et qu'elle ne leur causa jamais d'autre peine que celle de son entrée au Carmel. Quant à ses maîtresses de pension, elles sont unanimes à proclamer la parfaite docilité et l'angélique piété de notre petite Thérèse. Jamais elle ne connut ni le monde ni son esprit, et, dès son enfance, elle fut toute à Jésus-Christ, désirant toujours une union plus étroite et plus intime avec Lui, et cherchant à Lui plaire par tous les moyens en son pouvoir. Aussi avions-nous peine à dissimuler un léger sourire quand elle nous parlait de sa conversion, et voulait nous faire entendre qu'aucune âme au monde n'en avait eu un aussi grand besoin qu'elle. Vous comprenez, ma Révérende Mère, qu'en de telles conditions la vie de notre bien chère enfant offre peu de traits saillants. Quand l'Époux des Vierges vint frapper à la porte de son coeur pour lui faire connaître ses desseins, Il la trouva prête et désireuse de répondre à son appel et de s'attacher à Lui par des liens indissolubles. Néanmoins, elle hésita pendant quelques années sur le choix de l'Ordre, et ne cessa, durant ce temps, de prier pour connaître la volonté du Seigneur. Sa prière ne pouvait manquer d'être exaucée. La lumière se fit, en effet, le jour même de l'enterrement et sur la tombe de notre chère petite Soeur Clémence

que nous avions la douleur de perdre au mois d'août 1893. Dès lors, notre bonne enfant, si indécise par nature, n'eut plus l'ombre d'une hésitation, et toujours elle fut reconnaissante de cette grâce à sa chère devancière. La voilà donc fixée : C'est au Carmel que le bon Dieu la veut, et c'est là qu'elle entrera, après quelques sages délais, aidée des conseils de son zélé et dévoué directeur.

Il ne lui en coûta pas peu pour quitter sa chère famille ; car elle avait un coeur des plus aimants qui sentait profondément le chagrin qu'allait lui causer son départ ; et, jusqu'à son dernier jour, elle eut à renouveler le sacrifice de ses bien-aimés parents. Elle fit son entrée parmi nous le 7 avril 1894, et fut reçue à la Prise d'habit et à la Sainte Profession aux époques ordinaires, à la satisfaction générale de la communauté. Sous cette nature extraordinairement timide, craintive, et pourtant animée d'une innocente gaieté, nous n'avions pas tardé à découvrir une de ces belles âmes dont la présence, comme celle de l'humble violette, se révèle par le doux et suave parfum qui s'en exhale. Notre chère Soeur Thérèse parlait très peu, et jamais d'elle-même sans une absolue nécessité Toujours elle se tenait au dernier rang et s'estimait bien inférieure à toutes ses Soeurs. On était singulièrement édifiée quand on la voyait sortir en quelque sorte d'elle-même pour exalter ses compagnes, énumérer toutes les vertus qu'elle remarquait en elles, ou s'efforcer de leur rendre les petits services en son pouvoir. Un de ses ardents désirs eût été de servir toutes ses Soeurs et de n'être servie par aucune. Lui rendre le plus léger service, c'était couvrir son front de confusion ; mais lui en demander un, ou l'employer à quelque oeuvre basse, c'était la rendre rayonnante. Le succès ne répondait pas toujours à sa bonne volonté ; car sa lenteur, jointe à son extrême timidité, lui faisaient commettre bon nombre de maladresses, après lesquelles elle savait admirablement s'humilier et répéter son refrain ordinaire : ù Je ne suis bonne à rien, mais c'est égal. » Elle semblait, dans ces occasions, garder son calme habituel, et cependant son coeur si bon, si dévoué, si sensible même souffrait de son impuissance, comme aussi de la difficulté qu'elle avait à s'ouvrir. Elle aurait tant voulu pouvoir dire ce qui se passait dans son âme, et, le plus ordinairement, ce lui était impossible. Souvent elle s'en plaignait à sa maîtresse, et la priait de lui apprendre par quels moyens elle pourrait, comme ses compagnes, devenir ouverte, expansive, et savoir, comme elles, donner à la Communauté des preuves de son dévouement et de son affectueuse reconnaissance. Celle-ci la consolait en lui disant que Notre-Seigneur prenait plaisir en ses efforts infructueux, comme et peut-être plus que s'ils étaient couronnés d'un plein succès. « Si c'est ainsi, c'est bien, » répondait la chère enfant animée d'une vive foi et uniquement désireuse de contenter son Jésus. Oui, contenter Jésus, c'était bien là ce qu'elle désirait par-dessus tout ; aussi pour obtenir d'elle n'importe quel sacrifice, on n'avait qu'à lui dire : « Ma Soeur Thérèse, cela fera plaisir à Jésus ; » et on pouvait être sûr que son coeur était gagné.

Son humilité brillait particulièrement quand quelque observation lui était faite, soit par sa chère maîtresse, soit par nous. Elle désirait si sincèrement et si ardemment qu'on la reprit de ses moindres manquements ! Lorsqu'on satisfaisait son humble désir, c'est alors surtout qu'elle était vraiment la consolation de ses Supérieures et l'édification de ses Soeurs. On la voyait, après la réprimande, s'approcher doucement de celle qui la lui avait faite, la remercier, avec une effusion peu ordinaire à sa nature timide, de l'intérêt qu'elle venait de lui témoigner, et la supplier d'agir toujours plus largement avec elle.

Comme on a pu le voir déjà, la charité était en notre vertueuse enfant l'inséparable compagne de son humilité. En entrant dans la Sainte Religion, elle avait été frappée de l'esprit de charité et de parfaite union qui est le cachet de notre humble Carmel. Malgré le sacrifice des chers siens qu'il lui fallait sans cesse renouveler, elle se trouvait si bien au milieu de ses nou­velles Mères et Soeurs, si proche du Ciel en leur compagnie qu'elle s'éton­nait qu'on pût entrer au Carmel et en sortir après avoir goûté la paix qu'on y respire dans la sainte union des coeurs. Elle aurait voulu la faire con­naître au loin; et, là encore, son impuissance était pour elle une réelle souffrance. Elle ne pouvait voir l'une ou l'autre de ses compagnes dans la peine sans y compatir : si elle n'osait pas consoler elle-même la chère affli­gée, elle ne tardait pas d'aller trouver sa Maîtresse pour la prier de le faire au plus tôt, ou pour demander, à l'intention de sa Soeur, quelques permis­sions particulières de dévotion et de pénitence. Voyait-elle surtout une postulante nouvellement entrée, porter sur son visage un air d'ennui, ou verser quelques larmes, il n'était pas rare de surprendre notre bonne Soeur Thérèse, postulante elle-même, la conduisant à l'écart, et, oubliant sa timidité naturelle, l'exhorter fraternellement à ne pas s'effrayer de l'ennui des premiers jours. « Vous verrez, disait-elle un jour à une pauvre enfant qui n'avait pas trouvé, comme elle, le lieu de son repos dans la Sainte- Religion, vous verrez bientôt comme il fait bon ici. Nos Mères et nos Soeurs sont si bonnes... Ne pleurez pas; l'ennui passera, je vous assure, et après, viendra la joie. Vous verrez, ma Soeur, ajoutait-elle, sur un ton de convic­tion. En attendant, je vais bien prier pour vous. »

Les vertus qui, avec l'humilité et la charité, formaient les traits distinctifs de cette chère et belle âme, étaient une pureté angélique et un attrait si prononcé pour la mortification qu'il semblait presque lui être naturel. Il ne fallait qu'apercevoir une seule fois notre bien chère enfant pour deviner sa vertu favorite, tant son regard était modeste et angélique. Que de per­sonnes en ont, fait la remarque et nous on dit s'être crues en face d'un Ange du Ciel en la voyant. Il ne fallait surtout qu'avoir pénétré une fois dans son âme pour constater qu'elle était vraiment l'émule des Anges par sa pureté qui était telle, qu'elle ne pouvait souffrir en elle la moindre souillure sans chercher aussitôt le moyen de l'effacer. Avait-elle hésité un tant soit peu dans son obéissance, ou manqué à quelques points de nos Saintes Obser­vances, elle venait avouer humblement sa faute et demander ce qu'elle devait faire pour la réparer, « car, ajoutait-elle, je ne pourrais faire la Sainte Communion avant de l'avoir expiée. » Il faudrait avoir entendu les petites confidences de ce qu'elle appelait les grandes fautes de sa vie passée qui étaient à peine des imperfections, pour savoir ce qu'était sa pureté; aussi non seulement nous sommes fondées à croire qu'elle porta intacte aux noces de l'Agneau la robe blanche de son baptême, mais nous en avons la douce et ferme confiance.

Le seul reproche que nous ayons eu à faire à notre si bonne enfant, venait de son désir excessif de mortification qui, de temps en temps, la portait à outrepasser les bornes prescrites, ou, dans ces derniers temps, à ne prendre, qu'après bien des réflexions, les petits soulagements que nous jugions nécessaires à son état. Elle s'en humiliait après coup ; mais à la première occasion, cette pente prononcée tendait à reparaître. Elle avait tellement peur de donner trop à son corps que, si on l'eût laissé libre de le mortifier à son gré, elle l'eût traité avec la plus dure et la plus inflexible rigueur. Il lui fallait toute la force de son esprit de foi et d'obéissance pour croire que, non seulement elle pouvait légitimement, mais qu'elle devait, en certaines occasions, le ménager. Son zèle, parfois peu éclairé sur ce point, cédait cependant quand on lui disait qu'au lieu de plaire à Notre- Seigneur, comme elle le désirait tant, elle allait, par ses instances, lui faire de la peine. « Ah ! alors, ma Soeur, tout ce que vous voudrez, disait-elle à sa Maîtresse ; car, pour tout au monde, je ne voudrais pas Lui faire de peine. »

Comme elle aimait Notre-Seigneur d'un pur et ardent amour, sa piété était peu commune. Toujours elle trouvait trop courtes les heures passées au pied du Tabernacle; et pendant son Noviciat, elle soupirait après le temps où il lui serait donné de pouvoir, dans de Saintes Veilles, satisfaire son pieux attrait. Le Saint-Office faisait aussi ses délices : si elle n'était pas très apte à en remplir parfaitement les cérémonies, on sentait du moins qu'en le récitant, son coeur était tout brûlant. Quelques heures après sa Profession, elle disait à sa Maîtresse : « Quel bonheur, ma Soeur, de compter parmi mes obligations celle du Saint-Office et d'avoir cela de commun avec les prêtres! Oh! n'est-ce pas, vous m'apprendrez à le bien dire? » Elle avait peu d'initiative ; mais elle entrait comme une toute petite enfant et avec une grande foi dans la direction qui lui était donnée. Bien souvent, elle demandait avec une candide simplicité qu'on voulût bien lui apprendre tout ce qui pouvait rendre sa piété plus solide et plus vraie.

Comme nous vous l'avons dit plus haut, ma Révérende Mère, le jour de l'Immaculée Conception fut choisi, à sa grande joie, pour être celui de sa Profession religieuse. Elle se prépara à cette sainte action avec une grande ferveur, ne pouvant assez bénir le Bon Dieu du choix qu'il avait daigné faire d'elle, sans nul égard à son indignité. Pendant les jours qui suivirent, elle se montra particulièrement heureuse à la pensée que désor­mais rien ne pourrait plus lui enlever la douce assurance de mourir Car­mélite. Qui aurait pu croire alors que, quelques mois à peine passés, pendant ces Jours Saints, spécialement consacrés à honorer les douleurs de notre Divin Sauveur, cette assurance deviendrait pour elle une pleine réalité !

Au mois de Janvier, elle eut une indisposition qui d'abord nous inspira quelque inquiétude. Monsieur notre Docteur appelé aussitôt nous rassura ; et, en effet, elle ne tarda pas à se remettre. Nous continuions cependant à la fortifier, quand l'avant-veille de l'Annonciation, elle se plaignit d'un mal de tête très violent. Nous crûmes d'abord à une forte migraine, et nous l'obligeâmes à un repos absolu. Le lendemain, un mieux réel sembla s'an­noncer; notre bonne Soeur put même se lever une partie de la journée et prendre volontiers ses petits repas, presque comme à l'ordinaire. Déjà nous lui avions promis,, dans le cas ou la nuit ressemblerait à la journée, qu'elle pourrait se lever pour la Sainte Messe. L'espoir de faire la Sainte Com­munion le lendemain, fête de l'Annonciation, transporta de joie notre pieuse enfant qui tint à s'y préparer avec ferveur, cherchant à réparer bien géné­reusement, suivant sa coutume, les petites fautes qui lui avaient échappé les jours précédents. Mais hélas! quand dès le matin du 25, une de nos Soeurs infirmières alla prendre de ses nouvelles, afin de voir si elle pouvait se lever, elle ne put se rendre compte de son état : des mots incohérents, à peine articulés sortaient seuls de ses lèvres, des oui, des non répétés à contre sens, puis des plaintes comme jamais la chère enfant n'en avait exprimées ; aussi la fît-elle rester bien soigneusement au lit, sans trop s'inquiéter cependant, la croyant comme plongée dans un demi sommeil. Mais après une seconde visite, elle vint, vers huit heures, nous chercher en toute hâte pour constater la triste situation de notre bien chère Soeur qui réellement ne pouvait plus se faire comprendre et tenait sa tête avec une expression de souffrance indéfinissable.

A partir de ce moment, nous n'osâmes plus la laisser seule un instant, et nous fîmes aussitôt appeler le premier Docteur qu'on put trouver, celui qui donne ordinairement ses soins à la Communauté, étant malade lui-même. Dès son arrivée, le mé­decin reconnut dans l'état de notre bonne Soeur quelques symptômes de la méningite, et nous prévint que la maladie pouvait s'accentuer, et, d'un jour à l'autre, revêtir un caractère grave, si l'humeur, alors localisée dans une certaine partie, venait à se généraliser dans tout le cerveau. Il constata immédiatement que le principe du mal venait d'un petit écoulement à l'oreille avec lequel la chère enfant nous était arrivée et qui avait été soi­gné cependant, bien que jugé des plus bénins. Pour ne pas effrayer, avant le temps, sa chère famille, et sur l'avis du Docteur, nous attendîmes quel­ques jours avant de la prévenir, conjurant le Ciel d'écarter le danger et de guérir notre bien chère fille. Le mal sans s'accroître beaucoup, ne diminuait guère non plus : des hauts, des bas se succédaient et nous laissaient dans une alternative bien douloureuse. Tantôt nous perdions presque tout espoir, d'autrefois l'avenir nous apparaissait bien triste pour la pauvre enfant qui, au dire du médecin, ne pourrait guère se remettre sans qu'il lui en restât quelque chose. Pour le cas où le mal s'aggraverait, le Docteur, dans une de ses visites, nous parla d'une opération qui pourrait, croyait-il, avoir quelque chance de la sauver. Tout en nous abandonnant à la Volonté du Bon Dieu, nous Le suppliions d'épargner à notre chère patiente cette nouvelle torture. La nuit du Samedi au Dimanche fut plus agitée que les précédentes. Celle de nos Soeurs qui la veillait, nous dit que les gémisse­ments ne cessèrent pas. La pauvre chère enfant souffrait beaucoup et sup­pliait constamment qu'on l'aidât à se lever, voulant, disait-elle, aller à la Messe.

On fut obligé d'accéder à son désir et de la lever quelques instants, pour la recoucher peu après ; mais alors, une sorte de délire s'empara de notre chère petite malade : elle se dressait sur son lit et appelait d'une voix sonore, elle qui, si timide, se faisait à peine entendre d'habitude. Dans l'après-midi, pendant qu'on récitait auprès d'elle le Chapelet, elle sembla, durant quelques Ave Maria suivre la prière et s'y unir ; puis aussitôt, les gémissements et les cris recommencèrent. Le lendemain, M. le Docteur constata, ainsi que nous, un mieux sensible, et lorsque vers deux heures, Monsieur notre vénéré Père Supérieur vint lui apporter sa paternelle béné­diction, la chère enfant en fut touchée et sembla même retrouver quelques paroles très intelligibles pour nous interroger sur la cause de cette visite et pour nous prier de ne pas parler encore de sa maladie à ses bons parents. (Nos craintes de la veille nous avaient au contraire pressées de les avertir). Grande fut notre surprise, lorsque notre bon Père nous dit qu'il fallait la faire administrer au plus tôt. Nous fûmes d'autant plus étonnées de sa pensée que notre chère malade était beaucoup mieux ; nous lui en fîmes la remarque, en lui demandant d'attendre au lendemain, mais il continua de nous pres­ser, ce dont nous ne pouvons assez bénir le Bon Dieu. Frappées de la force de son insistance, nous fîmes en grande hâte chercher notre vénéré Père Confesseur. Notre bien chère enfant voyant les préparatifs qui se faisaient autour d'elle, parvint à demander avec un certain effroi : « Si donc elle était bien malade et si elle allait mourir. » Après que sa Maîtresse lui eût adressé quelques paroles, elle parut toute calme, toute heureuse de recevoir son Jésus et les grâces qu'il allait lui apporter, toute prête à accomplir la Volonté divine, quelle qu'elle puisse être. Malgré le désir qu'elle manifesta de parler à notre si dévoué Père Confesseur, elle ne put s'exprimer en sa présence.

A part de courts intervalles, notre bien-aimée Soeur sembla garder jusqu'à la fin sa pleine connaissance. Plusieurs fois même, elle se soule­vait respectueusement a notre arrivée, s'intéressait a ses Soeurs, surtout quand elle entendait dire que l'une ou l'autre fût souffrante; mais ordi­nairement, elle répétait fois sur fois le même mot qui lui servait à expri­mer tous ses désirs, lesquels étaient bien restreints, tant la chère enfant avait peur de surcharger. Toujours satisfaite, elle continuait, sur son lit de douleur, comme en parfaite santé, d'être touchée et reconnaissante des moindres attentions.

Un mieux plus accentué ne tarda pas à suivre la réception des Sacrements. La nuit d'après fut très calme, et le lendemain mardi, selon la prescription du médecin qui était émerveillé du progrès en mieux, nous lui apportâmes un petit repas qu'elle reçut avec plaisir et auquel elle fît honneur, à la grande joie de nos Soeurs infirmières qui, en la considérant, tressaillaient déjà d'espérance de revoir sur pied pour le jour de Pâques leur chère et bien-aimée malade. Hélas ! c'était le mieux de la mort. A quatre heures, un accès de fièvre amena une crise terrible. La chère petite faisait peine à voir, elle cherchait en vain une place pour sa pauvre tête dans laquelle elle devait endurer d'intolérables souffrances. La crise passée, nous espérions que la nuit serait calme ; mais, vers dix heures, elle recommença plus douloureuse. La seconde infirmière, qui ne la quittait guère durant le jour et qui la veillait alors, ne s'inquiéta pas encore, habituée qu'elle était à ces alternatives de mieux et de plus mal. Peu à peu l'agitation fut suivie de tremblements et de frissons ; la pauvre patiente étreignait avec force sa gardienne, en jetant sur elle les regards les plus suppliants. L'odeur qui se répandit alors dans la pièce fit penser à celle-ci que l'abcès signalé par le docteur venait de percer. A onze heures, une espèce de râle commença. La prière ne cessa d'entourer la chère enfant qui, à plusieurs reprises, chercha du regard son crucifix. Aux invocations de Jésus, Marie, Joseph, on la vit joindre dévotement les mains. Vers minuit, la voyant plus mal, celle qui l'assistait courut chercher la première infirmière ; mais l'une et l'autre crurent que cet état allait se prolonger. Elles commencèrent cependant les prières du Manuel pendant que notre chère malade tenait dans ses mains le cierge bénit ; mais elles étaient loin de s'attendre à un aussi prompt dénouement. Bientôt après, sans aucun autre signe avant-coureur de la mort et sans qu'on pût saisir son dernier souffle, notre bonne et bien-aimée Soeur Thérèse de Jésus remit son âme très pure entre les mains de son Père du Ciel. A notre bien grand regret, nous ne pûmes être avertie à temps pour recevoir son dernier soupir.

Nous ne pouvons, ma Révérende Mère, résister au désir de transcrire ici le billet qui échut en partage à notre bien chère Soeur le dimanche des Rameaux : « Tout est consommé! Adorez l'amour de Jésus-Christ pour vous. Donnez-lui votre coeur sans réserve aucune, offrez-Lui votre vie pour qu'il la mette dans ses Divines Mains à votre dernière heure et pour qu'il vous conduise au ciel... »

Monseigneur notre Evêque, toujours si bon pour notre humble Carmel, daigna, au lendemain de la mort de notre bonne Soeur, nous adresser une excellente lettre dans laquelle son coeur de père débordait et qui fut pour nos coeurs affligés une bien douce consolation.

L'enterrement eut lieu le Vendredi-Saint suivant le rite prescrit pour ce jour. Monsieur notre digne Père Supérieur daigna y assister ainsi que Monsieur notre pieux Chapelain, le clergé de la paroisse et plusieurs autres prêtres dévoués à notre Carmel. Nos deux vénérés Pères Confesseurs ordinaire et extraordinaire ne purent, à leur grand regret, nous donner la consolation d'entrer pour les absoutes, se trouvant à cette même heure retenus par les offices de la cathédrale. Nous nous réservons de faire célébrer au premier jour libre le service solennel pour le repos de l'âme de notre bien chère Soeur.  

On ne pouvait se lasser de contempler la chère dépouille de notre Soeur bien-aimée. Plus que jamais, ce semble, on lisait sur son visage le calme, la douce piété et l'angélique pureté de son âme. On l'aurait crue endormie si l'on n'avait senti le froid glacial de la mort.

Bien que la vie si innocente et la mort si douce de notre chère enfant nous donnent la ferme confiance qu'elle a reçu l'accueil le plus favorable du Souverain Juge, comme II trouve,des taches jusque dans ses Anges, nous vous prions, ma Révérende et très honorée Mère, de vouloir bien lui faire rendre au plus tôt les suffrages de notre Saint Ordre ; par grâce, une communion de votre fervente communauté, une journée de bonnes oeuvres, l'indulgence du Via Crucis, celle des six Pater, quelques invocations au Coeur Sacré de Jésus, au Coeur Immaculé de Marie, à notre Père Saint Joseph et à notre Mère Sainte Thérèse, sa patronne. Elle vous en sera très reconnaissante, ainsi que nous qui avons la grâce de nous dire, avec un religieux respect, au pied de la Croix et dans le coeur transpercé de Marie,

Ma Très Révérende Mère,

Votre humble Soeur et Servante,

Soeur Marie-Dorothée de la Compassion de la Sainte-Vierge

R. C. Ind.

De notre Monastère de la Sainte-Trinité et de l'Incarnation, sous la protection de notre Père Saint Joseph, des Carmélites de Metz, le 4 avril 1896.

 

Metz, Imprimerie Lorraine, rue des Clercs, 14.

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