Carmel

31 mars 1890 – Agen

 

Ma Révérende et très honorée Mère,

Adorons la très sainte volonté de Dieu qui, an moment où nous nous préparions à célébrer les Mystères douloureux de la Grande Semaine, nous a fait participer d'avance au calice de sa Passion, en enlevant à notre profonde et religieuse affec­tion, notre très chère et bien-aimée Soeur Jeanne-Marie-Germaine de Jésus, du voile blanc, professé de notre communauté, âgée de 36 ans, et de religion 12 ans et demi.

 

Notre chère enfant était native des Pyrénées ; elle eut le bonheur d'appartenir à des parents très chrétiens qui eurent soin de lui donner, dès l'enfance, les prin­cipes les plus solides de notre sainte religion dont elle sut si bien recueillir les fruits.

Ses jeunes années se passèrent calmes et paisibles au foyer paternel ; et c'est dans cette simplicité de vie, que facilite si bien le pays des montagnes, que la petite Jeanne lut préparée à la première communion. Cette première visite de Jésus fit croître dans son âme le germe de la vocation qu'elle avait apportée, nous a-t-elle dit, eu venant au monde. Malgré les espiègleries de son âge, ses compa­gnes avaient déjà souvent remarqué en elle un penchant prononcé pour la piété. Un trait vous fera voir, ma Révérende Mère, quels étaient cette intelligence pré­coce et ce coeur ardent.

La petite Jeanne suivait régulièrement les cours de catéchisme qui se faisaient dans la paroisse; elle saisissait parfois cette occasion pour réunir autour d'elle les enfants, et leur parler du bon Dieu ; elle s'exprimait alors avec une telle force qu'elle provoquait souvent des élans de ferveur dans son petit auditoire.

Une action si intéressante en notre chère Soeur, ne nous surprend pas, ma Ré­vérende Mère car, depuis qu'elle était au milieu de nous, il nous était facile de constater en elle une intelligence et des dispositions peu communes pour la vie spirituelle.

Elle quitta le pays natal dès l'âge de 18 ans ; appelée à remplacer sa soeur aînée, qui était en service dans une famille très chrétienne des environs d'Agen, elle y fut reçue avec la plus parfaite charité. On ne tarda pas à apercevoir les rares qualités dont Notre Seigneur l'avait douée, et on l'aima bientôt comme si elle eût été une enfant de la maison. Son arrivée dans un milieu si chrétien fut une providence pour son âme ; non seulement en effet on lui donna toute liberté pour ses prati­ques de piété, mais on était heureux de lui en faciliter les moyens.

Notre chère fille s'adressa pour sa conscience à un Révérend Père Carme de notre ville, et lui fit connaître son attrait pour la vie religieuse, plus particulièrement pour la vie du cloître. Ce sage directeur comprit bientôt l'appel divin, l'aida à se­conder les desseins de Dieu et l'engagea à se présenter au Carmel. Elle vint sans retard et fit examiner sa vocation par notre bien-aimée mère Catherine, alors notre Mère Prieure dont la mémoire est si chère à nos coeurs... La grande expérience de cette vénérée Mère pour les âmes lui révéla promptement que Dieu voulait celte enfant au Carmel, et elle se hâta de l'admettre parmi nous.

Après son entrée, on aperçut bientôt le trésor que nous possédions dans notre chère postulante ; on voyait en elle les meilleures dispositions et les qualités rares qui devaient la rendre une parfaite Soeur du voile blanc. Elle s'élança sans retard dans la carrière de la perfection, et sa fidélité dans la lutte ne se démentit jamais. Son âme s'ouvrit pleinement à la grâce; elle se sentait à l'aise au milieu de nous ; les vertus religieuses, dont elle entendait tous les jours les leçons, dont elle avait sous les yeux les exemples, l'attiraient par un charme invincible ; c'était bien là ce qu'elle avait désiré, ce que Dieu voulait d'elle, ce dont son coeur et son âme avaient un inexprimable besoin.

Un grand amour pour Dieu, une charité affectueuse, et un grand esprit de foi pour sa chère Communauté, une adresse pour tout, une intelligence et une péné­tration d'esprit bien au-dessus de son éducation, la caractérisaient. Capable de tout entreprendre, elle comprit facilement tous ses devoirs, et telle était la force de son énergie qu'elle aurait volontiers assumé sur elle tout l'ouvrage pour venir en aide à ses compagnes. Cette ardeur ne s'est jamais ralentie, ma Révérende Mère, et nous pouvons dire qu'elle est morte les armes à la main.    

Âme vaillante et généreuse, elle a donné beaucoup à Dieu ; et en peu d'an­nées, ainsi que s'expriment nos Saintes Écritures, elle a fourni une longue car­rière. Avec une nature très vive et une volonté arrêtée, elle a eu de nombreux combats â soutenir; mais dès le début de son noviciat, elle se mit courageusement à l'oeuvre ; elle embrassa avec joie notre vie d'abnégation et d'obéissance, ce qui, à la satisfaction de toute la Communauté, la fit admettre à la prise d'habit et à la Profession aux temps ordinaires.

L'époque de ses voeux, ma Révérende Mère, fut particulièrement marquée du sceau de la croix : sa retraite préparatoire se fit dans la souffrance et fut prolongée à cause de la mort de notre vénéré et si regretté Père Supérieur, M. l'abbé Manec, vicaire général, dont notre Carmel d'Agen n'oubliera jamais les éminentes qualités et la direction si élevée et si paternelle.

Les vertus de notre sainte vocation ayant été plantées dans l'âme de notre chère fille en de si douloureuses circonstances, devaient y jeter de profondes racines et produire les fruits les plus abondants. A partir de ce moment, en effet, les dons qui la caractérisaient brillè­rent d'un plus vif éclat. Désormais toute à son Dieu, elle s'appliqua à l'accomplissement de ses devoirs avec un dévouement sans bornes. Le devoir ! tel était son point visuel... elle savait que le devoir, c'est la manifestation de la volonté de Dieu ; aussi en fit elle son centre et son bonheur; elle y trouvait le recueillement nécessaire à son âme; elle nous a même avoué qu'au milieu des travaux de la cuisine ou de la préparation des Pains d'Autel, elle faisait l'oraison aussi bien que si elle eût été au choeur.

Ma Soeur Germaine, toujours régulière et diligente, savait éviter cet empresse­ment naturel qui pourrait échapper quelquefois à certaines âmes moins en présence de Dieu. Silencieuse, elle avait une démarche et une attitude très religieuses ; elle s'était formée à cela dés les premiers jours, selon la recommandation de notre Sainte Mère Thérèse, et on éprouvait un sentiment de profonde édification quand on la rencontrait dans le monastère.

Nous voudrions pouvoir vous dire, ma Révérende Mère, quels étaient son esprit de foi et son affection pour ses vénérés Supérieurs, ainsi que pour toutes ses Soeurs, Elle a vécu de cette charité tendre et pleine de coeur pour la famille aimée dans le sein de laquelle elle trouvait le Ciel ici-bas. C'est surtout vis-à-vis de ses Mères Prieures que notre bonne Soeur manifestait son grand esprit de foi : elle avait des témoignages pleins d'une délicatesse toute filiale qui nous touchaient beaucoup. Étant chargée de l'office des instruments de pénitence, elle saisissait tous les moments libres pour y travailler ; lorsqu'elle en avait réuni une assez grande quantité, elle s'empressait de nous offrir ces objets ; ornés avec soin, heu­reuse de nous ménager ainsi une agréable surprise ; plus particulièrement encore au jour de la fête de ses Mères Prieures, c'était une grande joie pour son coeur de leur apporter ses petits présents.

Aimable et dilatée, ù la récréation, notre chère enfant disait parfois un mot em­preint de religieuse gaieté, et faisait, selon nos saints usages, quelque question de piété. C'est surtout quand arrivait la fête du Noviciat, au jour des Saints Innocents, que notre bonne Soeur Germaine prêtait son joyeux concours, se rendant aux désirs de nos chères Novices et devenant, pour ainsi dire, l'âme de la fête.

A une intelligence peu ordinaire, elle joignait un sens droit et un très bon juge­ment, ce qui nous faisait espérer qu'elle serait pour l'avenir une grande ressource comme Soeur du voile blanc... Mais Dieu avait d'autres desseins sur cette âme.  Elle avait compris qu'elle ne devait semer, travailler et recueillir que sur la Croix : la maladie qui devait nous l'enlever vint lui eu fournir les moyens, et deux mois après sa profession, les premiers symptômes se manifestèrent par un crachement de sang.    Ce fut une grande douleur pour nous de voir notre chère fille toute jeune si gravement atteinte ! Il fallut dès lors prendre des ménage­ments pour sa santé et la mettre aux soulagements, nouveau champ de bataille pour sa nature courageuse et énergique, sur lequel elle eut à souffrir et à s'immo­ler bien des fois !... Quand ses Supérieurs trouvaient qu'elle était à bout de for­ces, elle était persuadée qu'elle pouvait encore rendre service et travailler, nous demandant avec instances de lui laisser remplir tous ses devoirs; par obéis­sance et soumission, elle s'appliquait à faire abnégation complète de sa volonté sur ce point; et, avec une vigilance soutenue par l'amour qu'elle avait pour son Dieu, elle parvenait à vaincre cette vie propre ¡qui voulait se manifester encore. Elle fut beaucoup aidée en cela par la confiance quelle avait dans la parole de ses bien-aimés Supérieurs ; et nous eûmes la consolation devoir la grâce triompher merveilleusement dans l'âme de notre chère fille.

Pendant les dix années qui s'écoulèrent après sa profession, la maladie pro­gressa peu à peu ; mais l'été dernier, elle nous donna de plus vives préoccupa­tions. Notre excellent Docteur lui prodigua ses soins avec son dévouement habi­tuel et cet intérêt qu'il ne cesse de nous témoigner depuis plus de 25 ans. Nous demandions au bon Dieu de seconder ses efforts en nous rendant notre Soeur bien aimée, mais telle n'a pas été sa sainte volonté.

Au mois de septembre, époque à laquelle Notre Seigneur fit à notre Commu­nauté une visite des plus crucifiantes, en enlevant à notre filiale affection notre vé­nérée Mère Catherine, la santé de notre chère enfant acheva de s'ébranler; et dès lors il n'y eut plus aucun espoir de guérison... Elle se remit un peu et essaya de s'occuper encore, toujours avec celte même énergie, ma Révérende Mère, dont nous vous avons déjà parlé ; et, avec ce profond mépris qu'elle avait pour son corps, elle nous disait : « Il ne faut pas s'écouter, car si on se regardait sans cesse, on ne ferait jamais rien... »

Samedi, 8 mars, la trouvant beaucoup plus fatiguée, nous la conduisîmes pour la seconde fois à l'infirmerie. En y entrant, notre bien-aimée fille se mit à genoux et nous sollicita de prier avec elle, afin d'attirer les bénédictions du Ciel dans son âme, ainsi que la grâce de glorifier Notre-Seigneur durant le temps qu'il lui plai­rait de la laisser encore ici-bas...

Nous nous empressâmes de faire appeler de nouveau Monsieur notre Docteur qui déclara son état désespéré..... Notre vénéré Père Supérieur et notre bon Père aumônier furent aussitôt prévenus; il se hâtèrent de venir lui donner toutes les consolations de la dernière heure. Notre vive reconnaissance nous fait un pieux devoir, ma Révérende Mère, de recommander à vos saintes prières nos dignes Pères, si dévoués à leur bien-aimé Carmel, afin que Dieu les conserve de longues années à notre filiale vénération.

Notre chère malade reçut le Sacrement de i'Extrême-Onction dans les disposi­tions les plus parfaites, heureuse à la pensée d'aller bientôt se jeter dans le sein de son Dieu.

 

Après cette touchante cérémonie, le danger ne paraissant pas imminent, notre bon Père Confesseur jugea qu'il n'était pas nécessaire de lui donner encore le Saint Viatique. Deux jours plus tard, la trouvant plus souffrante, il se hâta de lui apporter la Sainte Eucharistie dans l'après-midi. Notre chère fille désirait ardem­ment cette visite de son céleste Époux, et elle le reçut avec la plus grande dévo­tion. Elle se croyait près du terme désiré et pensait que le voile qui la séparait de son Jésus allait bientôt disparaître à ses yeux... Mais son exil n'était pas encore terminé, car plusieurs jours de souffrances devaient la tenir encore clouée sur la Croix !...

Les parents de ma Soeur Germaine qui n'ont jamais cessé de lui témoigner la plus vive affection, nous exprimèrent le désir de la voir encore une dernière fois. Pour donner cette consolation à sa bonne Mère et à sa chère soeur, notre pauvre malade recueillit toutes ses forces; nous la transportâmes dans son fauteuil à la grille de l'infirmerie où elle resta quelques instants. Elle fut très heureuse de cette visite et ne cessa d'offrir ses souffrances à Notre Seigneur pour sa bien-aimée famille

Constamment abandonnée à la sainte volonté de Dieu pour tout ce qu'il per­mettait il son égard, notre Soeur fut pour nous et pour ses bonnes infirmières un sujet de profonde édification. Toujours joyeuse dans ses souffrances et dans ce repos forcé si contraire à sa nature ardente, elle s'occupait intérieurement de Notre Seigneur, maintenait en elle les plus saintes dispositions et nourrissait son âme de pieux cantiques. Lorsque nous nous rendions auprès d'elle, elle nous ac­cueillait avec un aimable sourire, heureuse de nous redire telle ou telle strophe qui lui parlait de son beau Ciel ou de Jésus Eucharistie...

Nous nous retirions très consolées en la voyant si intimement unie à son divin Époux. Pas une crainte ne vînt altérer cette joie céleste... elle avait été si fidèle toute sa vie à l'accomplis­sement de ses saints voeux ! — «Si vous les gardez fidèlement, lui avait dit au jour de sa profession notre vénérée Mère Catherine, si vous gardez fidèlement vos engagements sacrés, je vous promets une grande paix; vous serez comblée de joie ; vous vous préparerez un jugement doux et favorable ; vous jouirez du bonheur dans le temps, par cette possession, cette plénitude de Dieu qui rend une âme aussi heureuse qu'elle puisse l'être sur la terre... »

Jamais promesse ne s'est mieux réalisée, ma Révérende Mère, et nous pouvions constater chaque jour combien cette exhortation maternelle avait produit les fruits les plus consolants dans le coeur de notre bien-aimée fille qui parcourait sa voie dans le bonheur et la paix la plus profonde...

Les souffrances de notre chère malade devenaient plus vives à mesure qu'elle approchait de sa fin. Nos chères Infirmières, ainsi que nos bonnes Soeurs du voile blanc, lui prodiguaient leurs soins les plus affectueux ; aussi nous témoi­gnait-elle à leur égard la plus vive reconnaissance, voulant nous persuader qu'on se fatiguait beaucoup trop pour elle...

Durant les trois semaines qu'elle a passées dans son lit de douleur, notre bon Père aumônier, si dévoué à nos âmes, lui a renouvelé plusieurs fois la grâce de l'absolution et celle du Saint Viatique, grâces que son esprit de foi lui faisait toujours beaucoup apprécier et ardemment désirer.  

Vendredi dernier, notre vénéré Père Supérieur eut la bonté de venir lui donner une dernière bénédiction; elle fut encore très sensible à ce témoignage paternel. La nuit suivante fut des plus agitées; à 6 heures du malin, samedi, 29 mars, nous fîmes appeler la Communauté pour réciter auprès d'elle les prières du Manuel, ce que nous avions déjà fait plusieurs fois. Une demi-heure plus tard, notre bien- aimée fille s'endormait, comme elle avait toujours vécu, paisible et calme dans les bras du Seigneur...

Nous aimons à voir, ma Révérende Mère, dans la mort si douce et si consolante de notre bonne Soeur Germaine de Jésus, la récompense de sa vie de dévouement et de fidélité. Elle nous parait être aussi le gage de l'accueil favorable qu'elle a reçu de son céleste Époux... Mais comme la profondeur de ses jugements nous demeure cachée, veuillez lui faire rendre au plus tôt les suffrages de notre Saint Ordre; par grâce, une communion de votre fervente communauté, une journée de bonnes oeuvres, l'indulgence du Chemin de la Croix et des six Pater, quelques invocations aux Sacrés-Coeurs de Jésus et de Marie, à notre Père Saint Joseph, à son Ange Gardien et à Sainte Germaine, sa Patronne. Elle vous en sera très reconnaissante, ainsi que nous, qui avons la grâce de nous dire, au pied de la Croix du divin Maître.

Ma Révérende et très honorée Mère,

Votre humble soeur et servante.

Soeur Marie de St Michel

R.C.I.

De notre Monastère de la Sainte-Trinité, de Notre-Dame du Mont-Carmel et de Notre Mère Sainte Thérèse des Carmélites d'Agen, ce 31 mars 1890.

 

AGEN . IMPR. Ve LAM .

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