Carmel

31 mai 1895 – Saint-Denis

 

Ma Révérende et très honorée Mère,

"Paix et très humble salut en Notre-Seigneur Jésus-Christ qui, en couronnant dans le Ciel les mérites de notre chère Soeur Marie de Jésus, a imposé en même temps à nos coeurs un sacrifice bien douloureux. Elle était professe du Carmel d'Autun, âgée de 60 ans 1 mois et 5 jours et de religion 38 ans. Dieu qui se choisit partout des élus se plaît parfois à préparer de loin les âmes qu'il a prédes­tinées de toute éternité à être comblées de ses grâces de choix. C'est ainsi qu'il voulut que notre chère Soeur Marie de Jésus trouvât dans ceux qui l'entouraient des exemples et des enseignements qui fussent pour elle dans la suite des motifs de reconnaissance pour les dons de Dieu, et par conséquent de générosité de sa part. Sa famille en effet avait donné, durant la tourmente révolutionnaire, des preuves signalées de son attachement à la foi et à la Religion. Non seulement plusieurs Prêtres y reçurent un asile, mais les meubles de l'Église, les objets consacrés au culte et les statues des Saints y furent recueillis avec piété et gardés avec amour.

On conserve dans la famille un souvenir pieux et touchant. Un jour que l'arrière-grand'mère de notre chère Soeur, accompagnée de ses filles, portait leur repas aux Confesseurs de la foi, cachés dans un grenier solitaire arrangé à cet effet, une statue de saint Antoine de Padoue, de grandeur natu­relle, déposée là pour être soustraite à la profanation, s'inclina profondément à leur passage; comme pour les remercier du soin qu'elles prenaient de nourrir les Serviteurs de Jésus-Christ, et pour ce pain matériel Dieu allait donner sans compter à cette famille bénie le pain de la grâce et des faveurs divines.

Cependant, comme à la promesse du centuple même dès ce monde, Notre-Seigneur a ajouté celle des tribulations, la Croix marqua l'enfance de notre chère Soeur Marie de Jésus. Née à Sainte-Croix- aux-Mines (Haut-Rhin), elle perdit son père très jeune et Madame sa Mère restée veuve à 34 ans vint habiter Strasbourg. Vraie femme forte louée par la Sainte Écriture, elle dirigeait sa maison avec une rare sagesse et, en s'appliquant à former l'âme et le coeur de ses quatre enfants, elle préparait deux épouses au Seigneur qui daigna mettre le comble à ses faveurs en l'appelant elle-même à se consacrer à Lui dans la Société de Marie Réparatrice, où la plus jeune de ses filles s'était déjà donnée à Dieu. Là, après avoir rendu d'éminents services, rempli les charges les plus importantes, elle s'endormit dans le Seigneur emportant les regrets et la vénération de toutes.

Élevée par une Mère aussi admirable, notre chère Soeur Marie de Jésus ne pouvait que puiser à une telle école un esprit de foi remarquable qui devait être le guide et le soutien de toute sa vie. Autour d'elle tout était fait pour développer sa piété, orner son esprit et agrandir son coeur. Docile aux impulsions qui lui étaient données, on put dire d'elle comme du divin Enfant de Nazareth, qu'elle croissait en âge et en grâce devant Dieu et devant les hommes. Quelques années passées à Nancy dans une pension dirigée par d'habiles et saintes maîtresses achevèrent son éducation, et la rendirent pour sa mère et ses soeurs une compagne tendre, aimable et dévouée. Ce fut durant ces années passées dans sa famille qu'elle lut la vie de notre Vénérable Mère Thérèse de Saint-Augustin par l'Abbé Proyart, et dès lors son âme et son coeur vouèrent à cette vénérable Mère un attachement et une admiration sans bornes qui ne se démentirent jamais. Dieu Lui-même s'en servit pour déposer dans son âme le germe de la vocation au Carmel, et cette semence tombée en un si excellent terrain, cultivée par des mains habiles, ne devait pas tarder à germer, à grandir et à porter des fruits. Elle avait 21 ans lorsque Madame sa mère la conduisit au Carmel d'Autun où avait été transférée la Communauté formée par les anciennes religieuses du Carmel de Saint-Denis, réunies d'abord à Paris, après la révolution. Notre chère Soeur savait que dans le Monastère d'Autun on n'avait jamais abandonné le projet de la restau­ration du Carmel de Madame Louise de France et elle y entrait en demandant à faire partie de la petite colonie qui devait accomplir cette grande mission. Les exemples de vertu qu'elle eut alors sous les yeux dans la personne de ces vénérables anciennes, dont plusieurs avaient connu les compagnes et les filles de notre Auguste Mère, ne s'effacèrent jamais de sa mémoire. Un parfait esprit religieux, une régularité exemplaire, une tenue toute monastique et par-dessus tout une vie d'oraison, de solitude et de silence, furent les enseignements que de saints exemples mettaient continuellement devant ses yeux. Ils donnèrent à sa carrière religieuse tout entière un caractère de gravité et de dignité qui ne fut pas toujours sans intimider les nouvelles postulantes, qui n'avaient pas encore expérimenté la bonté de son coeur dont elles ne tardaient pas à recevoir les preuves les plus touchantes.

Il y avait seulement quatre années qu'elle se formait ainsi à l'école d'une Communauté nom­breuse, régulière et fervente, lorsque la restauration de notre Carmel fut décidée et accomplie. Le rêve de sa vie, l'aspiration de son coeur allaient se réaliser. Aussi avec quelle joie ne suivit-elle pas notre vénérée Mère Stanislas du Coeur de Jésus qui devait avoir l'insigne honneur de relever de ses ruines le Monastère où d'héroïques vertus avaient été l'objet de l'admiration du monde entier ! Le souvenir de notre Vénérable Mère était encore tout vivant dans celles qui avaient recueilli de la bouche même de ses compagnes le récit de ses admirables exemples. Notre chère Soeur Marie de Jésus avait un coeur trop sensible et trop reconnaissant pour ne pas ressentir une vive peine de la séparation de ses bien-aimées Mères d'Autun; aussi leur conserva-t-elle jusqu'à la fin de sa vie une place spéciale dans ses affections et dans sa correspondance qui révélait un attachement inaltérable pour son berceau religieux. Cependant si grande était sa joie d'appartenir au Carmel de Saint-Denis, à ce Carmel illustré par la sainte Princesse dont les vertus avaient été pour elle une révélation, une lumière et un entraînement qu'elle appréciait son bonheur au-dessus de tout autre. L'espérance de rentrer dans l'ancien Monastère transformé en caserne, ne pouvait se trouver qu'au fond des coeurs et ne s'appuyer que sur la croyance aux merveilles de la divine Providence, mais cette espérance était vivante et Dieu devait laisser attendre pendant sept années cette faveur qu'on ne se lassait pas d'implorer de sa toute-puissance. Ma Soeur Marie de Jésus était une des plus ardentes à cette prière et sa joie fut pro­portionnée à l'inquiétude de l'attente, lorsqu'il fut enfin permis à la nouvelle communauté de prendre possession de ces lieux bénis. Jusqu'à la fin de sa vie, notre chère Soeur aimait à faire, les jours chômés, de pieux pèlerinages dans les endroits du Monastère qui ont été le plus sanctifiés par la présence de notre Vénérable Mère, et à lui demander là de nombreuses grâces que sa ferveur et son amour obte­naient bien souvent.

Depuis le commencement de sa vie religieuse, notre chère Soeur Marie de Jésus avait été employée à différents offices où son esprit d'ordre, son amour de la Sainte Pauvreté, sa régularité parfaite et sa charité pour ses Soeurs avaient toujours été remarqués. Sacristine, lingère, provisoire, chargée de l'office des chausses et des tuniques, elle fut partout pour ses Mères Prieures un soutien et un soula­gement. Dévouée et assidue au travail, elle ne songeait à son repos que lorsqu'elle était sûre que tout était en ordre et qu'aucune ne manquait de rien. Son soin était extrême pour les ornements et tous les objets du culte, elle les maniait avec une révérence qui prouvait son esprit de foi.

Nos soeurs du voile blanc n'oublieront jamais avec quel dévouement, quel oubli d'elle-même, elle s'acquittait de ses devoirs de Provisoire et aussi avec quelle délicate et maternelle charité elle les soulageait dans leurs travaux, ne regardant jamais à sa peine, mais toujours occupée du bien et du soulagement de ses Soeurs, gardant pour elle-même avec un soin jaloux ce qui pouvait être le moins bon et le moins recherché. Dans ces dernières années, elle était exclusivement chargée de l'Office des Reliques, ce qui ne l'empêchait pas néanmoins de rendre avec un aimable dévouement des services toujours appréciés des différentes officières, car tout ce qui sortait de ses mains avait un cachet de perfection inimitable.

Notre chère Soeur Marie de Jésus avait puisé à l'école de notre Vénérable Mère Thérèse de Saint-Augustin, dont elle méditait sans cesse les enseignements, un grand esprit de prière. Il était bien édifiant de la voir passer au Choeur tout le temps du silence entre Complies et Matines, et bien souvent les jours de fête oh la rencontrait prosternée aux pieds d'une statue du Sacré-Coeur, de la Sainte Vierge ou de Saint Joseph, priant avec une ardeur que trahissait son attitude. Elle était très fidèle à réciter le Rosaire chaque jour et trouvait dans la méditation de ses mystères une manne toujours nouvelle qui nourrissait et fortifiait son âme de plus en plus. Dieu qui voyait sa générosité la conduisait par une voie toute de foi, mais elle y avançait à grands pas et son union avec Lui s'accentuait toujours davantage. L'état de sa santé l'ayant obligée, il y a quelques années, à omettre une de ses retraites annuelles, elle nous demanda l'année dernière à en faire deux dans l'année. « J'ai soif, nous disait-elle, d'oraison, soif de solitude, soif de silence ». Elle se plongea dans la lec­ture des oeuvres de Notre Sainte Mère où elle puisa de nouveaux désirs de perfection, surtout de vie d'oraison, de solitude et de silence. « La vie intérieure, nous disait-elle au sortir d'une de ces retraites, est plus que jamais le centre de mon âme. Je n'ai pas d'autre aspiration et le silence me devient un besoin de plus eh plus grand », et elle ajoutait : « Ma vie désormais sera une vie d'orai­son, le reste est si peu ! »

Il semblait vraiment que pendant cette retraite Notre Seigneur voulût, en attirant plus fortement et plus doucement à Lui son âme, en lui accordant des douceurs qu'il lui avait souvent refusées, la faire en quelque sorte reposer sur son divin coeur et y puiser non seulement la force pour le dernier combat, mais encore la revêtir d'une beauté nouvelle pour le jour où elle serait appelée aux noces de l'Agneau. Plusieurs paroles intérieures d'une suavité incomparable la confirmèrent dans la dévotion qu'elle avait à prononcer souvent le saint nom de Jésus. — « Je te laisse ce nom comme secours. — Je te laisse ce nom comme gage de mon amour » — et d'autres semblables. « Que c'est doux ! disait- elle, mon âme s'est un peu reposée dans l'amour; c'est la visite de mon Époux qui reçoit ma promesse de fidélité ». Ses occupations répondaient du reste à son désir de vie intérieure et recueillie ; seule à l'office des Reliques elle avait rarement à parler dans la journée et pouvait garder durant de longues heures un silence que n'interrompaient même pas les rapports ordinairement indispensables avec d'autres officières. Sa santé lui donnait depuis quelques années des occasions multiples de mortification, d'oubli d'elle-même et de générosité. Un asthme très pénible l'empêchait parfois de prendre aucune nourriture, et des suffocations fréquentes amenaient une souffrance qu'elle supportait avec une rare énergie. Douce et patiente sous l'étreinte du mal, elle n'était occupée que de la fatigue des autres, et lorsque l'infirmière lui avait porté secours, à peine respirait-elle un peu et pouvait-elle parler, que c'était pour la remercier et lui dire de ne pas rester plus longtemps en s'excusant de tant occuper d'elle, et cependant ses souffrances étaient non moins grandes que l'angoisse causée par l'étouffement. Son fort tempérament cependant nous rassurait et nous n'avions aucune raison de nous alarmer pour sa santé. Aussitôt après les fêtes de Noël presque toute la Communauté fut atteinte de fortes grippes et ce ne fut qu'avec beaucoup d'énergie et de courage que l'on put continuer les exercices aux heures ordinaires. Ma Soeur Marie-de-Jésus ne fut pas atteinte de cette première grippe et nous étions loin de nous douter qu'elle était le prélude de cette terrible épidémie qui devait nous éprouver plus tard si cruellement. Le jour de la Purification presque toutes nos soeurs étaient réunies et nous pûmes chanter comme à l'ordinaire les louanges de la Très Sainte Vierge ; mais, quatre jours après, la grippe atteignit de nouveau quelques-unes d'entre nous, et dès le 9 février il ne restait debout que quatre ou cinq Soeurs, ma Soeur Marie-de-Jésus était du nombre. D'un jour à l'autre l'état de la Com­munauté devenait de plus en plus alarmant.

La plupart, atteintes de graves bronchites ou de pneumonies, ne pouvaient porter aucun secours à leurs compagnes, terrassées qu'elles étaient parla maladie. Il fallut improviser des infirmeries par­tout où la pose d'un poêle était possible. Celles qui étaient restées debout se multipliaient pour prodi­guer leurs soins aux malades, mais leur nombre diminuait de jour en jour et finit par se réduire à deux. Atteinte nous-même une des premières nous nous demandions avec anxiété ce qu'allaient devenir toutes nos chères filles, et ce fut alors que, dans l'angoisse et la peine la plus profonde, nous eûmes recours aux bonnes Soeurs de l'Espérance. Elles répondirent à notre appel avec un empressement et une générosité que nous n'oublierons jamais, et il nous sembla en voyant arriver ces anges consolateurs que toutes nos peines allaient finir et que nos angoisses touchaient à leur terme. C'était sans doute un immense soulagement mais nous devions boire le calice jusqu'à la lie et aucune douleur ne devait nous être épargnée. Le travail était écrasant : dix-neuf malades dont plusieurs en danger, disséminées dans six ou huit infirmeries provisoires et exigeant les soins les plus assidus le jour et la nuit; le dévouement héroïque des Soeurs de l'Espérance n'y suffisait pas, et des Soeurs du Très Saint-Sauveur furent envoyées par notre vénéré Père Supérieur pour prendre part aux mêmes travaux et exercer la même charité. Notre reconnaissance pour ces deux Communautés n'a d'égale que leur indicible dévouement. Ce ne fut que le 12. février que notre bonne Soeur Marie de Jésus ressentit les premières atteintes de la grippe, fort légèrement d'abord. Installée déjà dans une petite infirmerie qui lui servait habituelle­ment de chauffoir, elle y était seule avec une soeur garde-malade qui lui prodiguait ses soins; et lorsque le Docteur, après avoir fait la visite de toutes les malades, venait nous en rendre compte, il ne nous alarmait pas sur notre chère Soeur Marie de Jésus, mais nous disait que l'asthme lui rendait la grippe plus pénible à porter. En effet, la veille même de sa mort elle n'avait aucune fièvre. Notre vénéré Père Supérieur nous prodiguait les marques de son paternel dévouement, multipliant ses consolantes et fortifiantes visites en nous voyant dans une si cruelle épreuve. Il vint le jeudi 14 et fit à notre chère Soeur une longue visite. Elle avait comme d'ordinaire une certaine peine à respirer, mais lui parla cependant avec une parfaite présence d'esprit et sans paraître éprouver de difficulté.

Le lendemain vendredi Monsieur notre Aumônier qui avait l'extrême bonté de venir très souvent encourager et consoler les malades, confessa toutes les soeurs, car plusieurs étant en danger il était prudent de le faire, mais ma Soeur Marie de Jésus remit au lendemain, puis le samedi elle dit à Mon­sieur l'Aumônier qu'elle se trouvait trop fatiguée et que ce serait pour le dimanche. Hélas ! elle et nous étions bien loin de nous douter que ce dimanche devait être son dernier jour. La nuit fut assez calme, elle se sentait seulement très faible mais avait sa pleine connaissance et lorsque la soeur qui la veillait lui demandait comment elle allait, elle répondait seulement : « Pas bien ». Vers cinq heures et demie on vint nous avertir qu'elle paraissait s'affaiblir beaucoup. Nous fîmes prévenir en toute hâte Monsieur notre Aumônier qui arriva aussitôt, portant les Saintes Huiles. En ouvrant la porte de l'infirmerie il lui donna l'Absolution, elle n'avait déjà plus sa connaissance, puis lui appliqua les Saintes Onctions, et à la dernière elle rendait son âme à Dieu dans une paix parfaite, sans la moindre contraction; c'était le jour anniversaire de sa prise d'habit. Il nous était bien douloureux de ne pou­voir assister notre chère fille en ce dernier passage, mais, dans cette mort si douce et en quelque sorte imprévue, nous aimons à reconnaître la miséricorde de Dieu qui voulait lui éviter l'appréhension des derniers moments qu'elle avait toujours redoutés.

Quoique la vie si édifiante de notre chère Soeur Marie de Jésus nous donne la confiance qu'elle a reçu la récompense de ses souffrances et de ses mérites, nous vous prions néanmoins, ma Révérende Mère, d'ajouter aux suffrages déjà demandés tout ce que votre charité vous suggérera. Par grâce une Communion de votre fervente Communauté, l'indulgence du Via Crucis et trois invocations à Notre Vénérable Mère Thérèse de Saint-Augustin pour laquelle elle avait une si tendre dévotion; elle vous en sera très reconnaissante, ainsi que nous qui avons la grâce de nous dire, Ma Révérende et très hono­rée Mère,

Votre humble Soeur et Servante

Soeur AGNÈS DE JÉSUS-MARIA R. c. i.

De notre Monastère de Jésus-Maria sous la protection de saint Louis des Carmélites de Saint-Denis.

Le 31 mai 1895.

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