Carmel

31 mai 1894 – Albi

 

Ma Révérende et Très Honorée Mère,

Paix et très humble salut en Notre-Seigneur !

 

Le 7 mars dernier, nous vous annoncions la douloureuse épreuve qu'il a plu au Seigneur de nous imposer, en enlevant à notre filiale vénération notre Révérende Mère Marie de Saint Gérard, Professe et Prieure de notre communauté, âgée de 57 ans, dont 36 de reli­gion.          

Aujourd'hui, ma Révérende Mère, notre coeur vient remplir le plus doux des devoirs en vous entretenant de la vie toute sainte de celle qui nous a quittées, mais dont les exem­ples et les enseignements vivront toujours parmi nous.

Notre bien-aimée Mère naquit à Toulouse le 29 octobre 1836. Avec la grâce de la régé­nération baptismale, elle reçut les noms de Céleste, Joséphine.

Ses parents, excellents chrétiens, veillèrent avec le plus grand soin sur son éducation, et lui inculquèrent, dès le berceau, des principes de foi qui devaient éclairer toute son existence.

Un frère l'avait précédée au foyer. La pieuse mère conduisait à l'église les deux enfants qu'elle impressionnait fortement sur la grandeur et la majesté du lieu saint ; et, les plaçant devant elle, leur apprenait à suivre les divins Offices. Si parfois, oubliant la leçon maternelle, on essayait de tourner la tête, de se montrer l'un à l'autre quelque chose ou de parler, un doigt se posant sur l'épaule venait vite contenir cet épanchement et rappeler le respect dû à la présence du bon Dieu.

On ne passait jamais devant une église sans y entrer un instant. « Mes enfants, disait la bonne mère, quand nous passons devant la maison d'un ami, nous entrons pour le saluer ; le bon Dieu est notre ami, il faut aller l'adorer. »

Et si une maladie obligeait à garder quelque temps le logis, la première visite devait être toujours pour Notre-Seigneur. Aussi, quand, peu de jours avant sa mort, des appa­rences de mieux nous faisaient espérer que notre Mère pourrait bientôt être portée au jar­din : « Oh ! dit-elle, j'ai été élevée dans d'autres principes ; ma première sortie sera pour aller à la messe ; pas de messe, pas de jardin. » Hélas ! nous ne devions pas avoir cette consolation.

Mais revenons à l'intéressant foyer où notre petite Céleste s'épanouit sous des regards si vigilants.

Tous les soirs on lisait en famille la vie des saints ; et notre Mère se souvenait de l'im­pression produite sur sa jeune âme par ces admirables modèles. L'histoire de Ste Euphrasie avait pour elle un charme particulier. Elle était frappée de ce qu'avait pu faire une enfant de son âge, et ressentait pour cette petite sainte de huit ans une affection pleine d'admiration.

En même temps qu'elle l'initiait ainsi à la vraie et solide piété, la vertueuse mère formait sa fille à des habitudes d'ordre et de travail qui devaient la rendre éminemment utile dans les divers emplois de la vie religieuse. Ce n'était, pas alors le but que se proposait cette mère pourtant si chrétienne, et sa chère enfant l'entendra un jour lui dire avec amertume : « Ah ! si j'avais su, je ne t'aurais pas si bien élevée ! »

De si précieux enseignements n'étaient pas perdus. Toutefois, s'il faut en croire son humilité, notre chère Mère n'était point dans ce temps-là un modèle accompli de sagesse, et plus d'une fois la vivacité, l'espièglerie, l'enjouement de son caractère exercèrent la patience de ses maîtresses.

Riche de dons naturels, elle possédait entre autres celui d'une voix exceptionnellement belle, dont sa piété consacrait les accents aux saintes cérémonies de l'Eglise.

Sans en tirer vanité, elle n'ignorait pas la valeur de ce don, et toute enfant y trouvait déjà sa plus douce jouissance, s'exerçant volontiers, et fréquemment, surtout lorsqu'elle était seule à la maison.

C'était toujours à la Très Sainte Vierge, objet de son culte le plus filial, que s'adressaient ses improvisations d'harmonie, faites souvent aux dépens d'un devoir ou d'une leçon.

La mère, prudente et sage, considérant ces aptitudes, et le tressaillement d'enthousiasme que faisait naître en son enfant la seule vue d'un cahier de musique : « Non, dit-elle, ma fille se perdrait. » Et la musique, un instant effleurée, fut mise de coté.

Les réunions des enfants de Marie firent le charme des années de jeunesse de notre Mère, et elle n'oublia jamais cette chère congrégation de la Sainte Vierge.

Elle n'y était peut-être pas la plus fervente, fuyant quelque peu celles qu'elle appelait des dévotes, et gardant toujours la joyeuse gaieté et l'aimable entrain qui arracheront cette exclamation d'étonnement à son digne curé : « Céleste, carmélite !.. » Oui, carmélite, elle devait l'être, et dans toute la plénitude du mot.

C'est au milieu de cette vie simple et uniforme que sonna l'heure de la grâce de choix. Avec quels charmes se fit-elle entendre au coeur de notre Mère ? nous ne le savons pas ; mais l'inébranlable résolution qui devint sa réponse nous dit assez qu'elle dut être bien puissante et bien douce à la fois.

Nous n'essaierons pas, ma Révérende Mère, de décrire les luttes que rencontra au foyer paternel la généreuse détermination de la jeune fille. La première ouverture qu'elle en fit n'obtint qu'un refus formel, et l'amère certitude qu'à 21 ans seulement, elle pourrait, contre la volonté de ses parents, suivre l'appel de Dieu. C'était dur ; mais de part et d'autre on demeura inflexible.

Environ deux années se passèrent ainsi. Point de ressort que la mère désolée ne fit jouer pour ébranler la constance de sa fille. Tantôt, c'était ce que la tendresse a de plus touchant, de plus persuasif, de plus irrésisti­ble au coeur ; tantôt, ce n'était que sévérité, froideur, indifférence. Les sorties devenaient plus rares, et les dévotions réduites au nécessaire.

De son côté, la chère enfant ne négligeait rien pour obtenir le consentement tant désiré. Des relations de famille et d'amitié la ramenant chaque année dans le voisinage de notre ville, elle avait senti je ne sais quel attrait mystérieux qui l'inclinait vers notre humble Carmel.

Elle vint un jour se présenter à nos bonnes Mères qui encouragèrent sa vocation et pro­mirent de la recevoir.

Céleste allait atteindre ses 21 ans. C'était pour tous un redoublement d'angoisses et d'a­larmes. La jeune fille prenait ses mesures, mais ne savait trop comment elle échapperait à la vigilance de ses parents pour effectuer son départ. Dieu vint à son aide.

Le matin de ce jour, la bonne mère, préoccupée de quelques marques de souffrance qu'elle apercevait en sa fille, lui offrit d'aller entendre la messe à la paroisse. Pauvre mère ! oubliant la date redoutée, elle ouvrait elle-même la porte à son entant !

Celle-ci le coeur brisé, mais résolu, la franchit pour jamais. C'était le 28 octobre 1857.

En entrant dans l'Arche Sainte, l'heureuse fugitive reçut le nom de Soeur Marie de Saint Gérard. Elle embrassa avec ardeur tous les devoirs de sa nouvelle existence, et bientôt on la vit ce qu'elle ne devait pas cesser d'être : un modèle de fidélité et de régularité.

Les épreuves ne manquèrent pas. Dieu qui la voyait capable de lui donner beaucoup, demanda beaucoup.

Peu de jours après son entrée, on lui écrivait que son père, victime d'un grave acci­dent, était à deux doigts de la mort. En réalité, une voiture avait failli l'écraser ; mais les roues, rencontrant sur la poitrine le scapulaire de la Très Sainte Vierge, avaient glissé sur ce bouclier protecteur, sans laisser autres traces qu'une légère contusion, — détail qu'on se garda bien de faire connaître alors à la chère postulante.

A quelque temps de là, elle apprenait que ce père si chrétien, si fidèle observateur de la loi divine, désespéré du départ de sa fille, avait abandonné tous ses devoirs religieux.

Quelle épreuve délicate et pleine de tentation ! Mais, forte du sentiment de sa vocation, Soeur Saint Gérard offre à Dieu son sacrifice ; et ni ces désolantes nouvelles, ni le complet abandon des siens ne peuvent ébranler son courage.

Dieu, qui ne se laisse jamais vaincre en générosité, lui rendra au centuple les consola­tions dont elle s'est privée pour son amour.

Soeur Saint Gérard entendra un jour sa mère, agenouillée devant la grille du parloir, lui demander pardon de l'avoir fait tant souffrir en s'opposant à sa vocation.

Plus tard, son bien-aimé père, rendu en même temps à Dieu et à sa fille, versera des lar­mes de joie en venant la visiter ; et sur son lit de mort, n'ayant auprès de lui que des étrangers, il ne cessera de bénir le Seigneur d'une vocation qui lui apparaît alors dans toute sa grandeur et son prix.

Que de luttes et de souffrances notre vénérée Mère n'a-t-elle pas adoucies ou allégées par des exemples si précieux ! Puissent-ils encore donner force et consolation à celles qui les liront : c'est notre plus cher désir en les rapportant ici.

Aux souffrances du coeur se joignirent pour notre généreuse novice les poignantes in­quiétudes causées par une santé peu satisfaisante.

Il fallut attendre un an le bonheur de revêtir les livrées du Carmel; et deux années s'écou­lèrent encore avant la complète réalisation de ses désirs.

Un si long retard fut pour cette âme d'élite le creuset d'où elle sortit pure et radieuse aux yeux de l'Epoux.

Bien que les craintes causées par sa santé eussent été l'unique motif de cette attente, Soeur St Gérard, s'abîmant clans le mépris d'elle-même, n'y voulait voir que son indignité, et c'est dans ce sentiment qu'elle se joignait à l'action de grâces de compagnes plus heu­reuses, quoique entrées plus récemment.

Dans tout le cours de sa vie religieuse, ce souvenir évoqué devant elle a fait résonner le même écho, et devenue Prieure, elle s'en servait pour encourager les âmes dans les rudes et laborieux combats du noviciat.

Enfin sa santé ayant paru se fortifier, la Communauté qui voyait en elle de si rares dispo­sitions, l'admit avec bonheur à la Sainte Profession.

Ce fut le 22 décembre 1860 que la chère novice, au comble de ses voeux, s'unit définiti­vement à l'Epoux des Vierges.

Les secrets de ce grand jour ne nous ont point été révélés ; mais la marche ascension­nelle et constante qui devint plus que jamais la sienne nous dit assez que la donation fut entière et sans retour.

La jeune Professe retraçait dans toute sa conduite cette recommandation du grand Apô­tre : Marchez d'une manière digne de votre vocation. Il semblait qu'elle en eût fait sa maxi­me et sa règle. Saintement passionnée d'amour pour cette vocation sublime, elle s'étudiait sans cesse à y conformer sa vie ; et, s'humiliant profondément du choix divin tombé sur elle, l'action de grâces était son chant perpétuel, le besoin de son âme, le résumé de tou­tes ses aspirations.

Avide de perfection on la voyait saisir avec ardeur tout ce qui pouvait l'aider à y attein­dre plus vite. Les exhortations, les conseils, les moindres mots de sa Mère Prieure étaient recueillis par elle avec le respect le plus profond et la foi la plus vive pour être aussitôt mis en pratique.

Soeur Marie de S. Gérard apportait en toutes choses ce zèle et cette ardeur de perfec­tion. Quelque emploi que l'obéissance lui confiât, elle s'en acquittait à la plus grande satis­faction de ses Supérieurs. Adroite et diligente, elle pouvait remplir plusieurs offices à la fois sans que l'un nuisît à l'autre, ou que le recueillement de son âme en souffrît quelque dommage.

C'est ainsi qu'elle occupa simultanément les offices des ornements, de la lingerie et de la sacristie. Dans ce dernier surtout, elle a fait paraître son remarquable esprit d'ordre, d'en­tente, de régularité ; de telle sorte que l'on crut devoir lui en laisser toujours la direction, dans quelque charge où la Providence l'ait d'ailleurs placée.

Soeur Marie de S. Gérard n'avait que quatre ans de Profession et sortait à peine du Noviciat lorsqu'elle y revint en qualité de Maîtresse.

Peu de mois après, les élections lui confièrent la charge de Sous-Prieure, pour laquelle sa voix remarquable et sa parfaite intelligence des rubriques la désignaient d'avance.

Son zèle ardent pour le saint Office parut alors dans tout son éclat.

La Fondation du cher Carmel de Castres venait d'avoir lieu et avait fait dans le nôtre des vides nombreux. La jeune Sous-Prieure, éprise d'amour pour tout ce qui touchait à la gloire de Dieu, se donnait sans compter, psalmodiant des deux côtés du choeur et le soutenant à elle seule de sa voix belle et sonore. Elle y épuisait ses forces mais que lui importait la souffrance lorsqu'il s'agissait de rendre à Dieu une louange digne de Lui ? C'était en elle un besoin irrésistible, un attrait qui l'emportait au delà de toutes bornes.

Elle aurait pu dire à toute heure et en toute vérité : Seigneur, le zèle de votre maison me dévore !

Ce zèle ne devait s'éteindre qu'avec sa vie.

Fidèle soutien de sa Mère Prieure, Soeur Marie de S. Gérard lui apportait en toutes rencon­tres le précieux concours du dévouement le plus filial, de la plus discrète soumission. Son in­telligence et son coeur féconds en ressources répandaient dans les fêtes de famille l'entrain et la vie qui surabondaient en elle. Elle avait un art particulier pour organiser ces petites ré­jouissances et s'y prodiguait avec le plus joyeux abandon.

Elle aimait ces saintes expansions du bonheur intime de l'âme religieuse, parce que l'es­prit de foi, l'amour filial, la charité fraternelle en étant la source, excitent toujours un heureux renouvellement dans ces mêmes vertus, resserrent les liens de la famille, dilatent les âmes, et font trouver ensuite des charmes nouveaux dans la solitude.

Aussi, placé sous sa houlette maternelle, notre Carmel a-t-il toujours gardé cet esprit d'enfance et cette vie d'union qui en sont le cachet distinctif et où Dieu semble se plaire et se glorifier.

Elle était du reste à bonne école. Pendant son Noviciat, Soeur Marie de St Gérard avait joui de la présence et des enseignements de notre si vénérée et si regrettée Mère Catherine alors à la tête de notre Communauté ; et Dieu sait quelle vie débordait partout où elle se trouvait !

Cette habile maîtresse qui se connaissait aux âmes et s'entendait à les former, avait au premier coup d'oeil deviné le trésor caché dans la jeune novice ; et, avec cette grâce par­ticulière qui la guidait toujours, elle s'était appliquée à le faire valoir, travail facile et plein de consolation.

Dieu agissait de son côté, laissant la route aride et déserte devant l'humble soeur qui n'en devait guère connaître d'autre. Mais cette âme profondément sérieuse avait pour se conduire une lumière plus sûre que celle des jouissances, et elle ne pensait même pas à le regretter et à s'en plaindre.

Que sommes-nous, dira-t-elle plus tard à celles de ses filles qui s'attristeront parfois d'une semblable épreuve, que sommes-nous pour vouloir autre chose ? quand on comprend ce qu'est Dieu et ce que nous sommes, la seule grâce d'avoir été choisie pour la vie religieuse est plus que suffisante pour payer nos petits efforts et notre si faible amour !... » Telle était Soeur Marie de St Gérard dès le com­mencement de sa vie religieuse.

Le devoir était sa loi et sa lumière ; et elle trouvait dans sa foi vive et profonde un sou­tien plus ferme et plus constant qu'elle ne l'eût pu trouver dans les plus vifs sentiments.

Le devoir ! elle le considérait sans cesse et y courait avec ardeur. Son sens éminem­ment pratique et droit lui montrait là la meilleure manière de servir Dieu, et vraiment la seule de nous donner à Lui. Elle le voyait en tout, et partout elle s'y attachait avec une volonté pleine d'amour. Heureuse de pouvoir dire ensuite : « Je n'ai fait que mon devoir, je ne suis qu'une servante inutile, » elle n'en demandait pas à Dieu le salaire et se trou­vait plus que payée par le bonheur de lui appartenir.

Parmi les rares souvenirs de retraite qui ont échappé à la destruction faite en sa der­nière maladie, nous trouvons celui-ci qui confirme bien ce que nous venons de dire et nous la montre tout entière :

« Esprit d'amour, embrasez-moi ! Esprit de vérité, venez en moi ! Faites-moi vouloir la conséquence de cet amour et de cette vérité, telle que vous l'avez montrée à mon âme dans ces jours de recueillement et de prière... Amour qui fait aimer le sacrifice de tout soi-même partout où il se trouve, surtout dans l'accomplissement du devoir, fait toujours par amour, malgré les variables impressions de la nature...

Que j'aime aussi cet Esprit de vérité qui me fasse penser et agir en tout et partout se­lon les lumières que vous m'en avez données ! Marcher dans cette vérité, c'est compren­dre que Dieu est, et doit être le seul et unique but de toutes nos actions. »

Et ailleurs : « Que ne puis je, ô Coeur brûlant d'amour, vous attirer tous les coeurs pour vous dédommager de l'ingratitude du mien ! Je quitte ma chère solitude avec ce désir. Pour le réaliser, je m'abrite dans votre coeur divin, ô Jésus ! afin que le mien batte à l'unis­son du vôtre et que je sache vivre de sacrifice et d'immolation... Que je me livre au devoir pour Vous et avec Vous, surtout en ce qui concerne les novices, et que je ne sois simple­ment que le petit instrument dans les mains de mon Dieu invisible et visible... »

Ainsi l'humble Maîtresse se nourrissait de vérité, et ne tendait qu'à s'effacer. Dieu qui voulait se servir d'elle pour se glorifier dans les âmes, avait posé nous l'avons vu, Ma Ré­vérende Mère, des assises profondes dans l'humilité et la souffrance ; et il ne discontinuait pas une oeuvre dans laquelle cette Épouse généreuse le secondait si fidèlement.

Le temps était venu où notre petit Carmel devait recueillir les fruits de cette action di­vine et en savourer toute la douceur.

Notre vénérée Mère Catherine ayant terminé à Albi son second Priorat en 1876, et de­vant retourner au bien aimé Carmel d'Agen qui la réclamait, crut ne pouvoir mieux com­bler le vide de son absence qu'en désignant la Soeur Marie de St Gérard aux suffrages de la Communauté. « Vous aurez là, dit-elle à ses filles qui la suppliaient de faire elle-même un choix, vous aurez là une perfection de Prieure, elle est un trésor pour votre Maison. » Les élections eurent lieu et nous montrèrent toute la vérité de ces paroles en celle que nous nommerons désormais uniquement notre Mère.

Elle était si petite à ses propres yeux et si heureuse clans la modeste sphère du Noviciat où s'exerçait son amour pour les âmes, que le choix de ses soeurs lui fut tout à la fois un étonnement et une douleur.

Mais la vraie humilité rend les âmes fortes, et notre bien aimée Mère était armée de cette force divine. Elle se mit donc vaillamment à l'oeuvre, et, oublieuse d'elle-même se donna tout entière à ses Filles.

Instrument souple et docile entre les mains de Dieu, notre Mère montra, dès le début de sa charge, des aptitudes toutes spéciales pour la conduite des âmes et le maniement des affaires de la Maison. Rien ne lui paraissait étranger, même les choses qui devaient lui être le plus étrangères; et plus d'une fois on put s'en étonner tout bas, et bénir le Sei­gneur qui lui avait si libéralement départi ses dons pour le plus grand bien de notre petite famille.

Esprit vraiment organisateur, elle atteignait à tout et savait admirablement aplanir les difficultés, trancher les questions les plus délicates. Elle procédait avec ce calme parfait et cette paisible activité que donnent à la fois la solidité de l'esprit et la tranquillité de l'âme.

S'agissait-il surtout de venir en aide à ses Filles, de leur alléger une charge, un travail indispensable mais pénible ? son coeur maternel aidant son esprit, elle excellait alors.

Pendant combien d'années n'en avons-nous pas fait l'expérience ! et quels souvenirs pleins de reconnaissance en garderont nos coeurs !

Notre Chapelle réparée et embellie, notre Sacristie bien pourvue en linge et en orne­ments sont encore des témoignages vivants et durables de son intelligente sollicitude, de son amour pour la beauté de la Maison du Seigneur.

Notre Mère avait un véritable culte pour les cérémonies de la Sainte Église, et elle n'était jamais plus heureuse que lorsque rien ne manquait à la dignité, à la solennité de nos fêtes. Aussi accueillit-elle avec toute la vivacité de sa foi et l'ardeur de son zèle les glorieux Centenaires de Notre Mère Ste Thérèse et de Notre Père St Jean de la Croix ; et notre chapelle, délicatement ornée, vit se succéder pendant huit jours des fêtes qui nous laisseront un impérissable souvenir.

Quelles délicieuses émotions remuèrent encore son âme lorsque le Saint Enfant Jésus de Prague, royalement paré par une main généreuse et amie vint recevoir dans notre monas­tère une place d'honneur et des hommages fervents.

L'apparition du nouveau Cérémonial à notre Mère apporta de profondes et intimes jouissances. Que de fois ne nous l'a-t-elle pas exprimé, faisant ressortir à nos yeux la gran­deur, la dignité de nos moindres coutumes dont chacune avait reçu l'approbation du Sou­verain Pontife !

Cette pensée la ravissait ; et c'était un sujet toujours nouveau de nous exciter à la prati­que fidèle de toutes nos saintes observances.

Avec un zèle infatigable, elle veillait elle-même à la garde de ce dépôt sacré. En toutes choses la plus exacte régularité fut toujours l'objet de sa particulière attention. Elle avait l'oeil sur tons les offices, en possédait tous les usages, et n'y eût pas souffert le moindre changement.

L'amour de la ponctualité était inné en notre Mère, et ne subit jamais la moindre altéra­tion. Le premier son de la cloche la surprenant au milieu des occupations même les plus sérieuses ou les plus pressées l'en retirait immédiatement. « Mais comment êtes-vous donc « bâties ? disait-elle aux Soeurs qu'elle voyait parfois moins empressées ; mais quand j'entends la cloche, tout s'électrise en moi ! » Pour elle disparaissait tout le charme de nos petites surprises, de nos réjouissances intimes, si la régularité s'y trouvait tant soit peu compromise.

Cette régularité si exemplaire et si parfaite avait sa source, vous le comprenez, ma Révé­rende Mère, dans un amour sans bornes pour notre sainte vocation.

C'était là le trait caractéristique de notre Mère; nous pourrions presque dire sa passion.

Et cet amour que nous avons admiré en elle des son entrée dans la vie religieuse, n'avait fait que s'accroître avec le temps, développant aussi toujours davantage le senti­ment de la reconnaissance.

Et quels accents notre bien-aimée Mère ne trouvait-elle pas pour l'exprimer ? « Mais « n'êtes-vous pas heureuses, enfants ? s'écriait-elle quelquefois en récréation; n'êtes-vous pas ravies de penser que vous êtes Carmélites, Épouses de Notre-Seigneur, Filles de la Très Sainte Vierge!... Petites créatures que nous sommes ! Mais il y a de quoi mourir de reconnaissance !... »

Elle était satisfaite lorsqu'un élan vif et spontané répondait à cette interrogation, et que toutes à l'envi nous protestions de notre bonheur. C'était un courant divin qui passait alors, électrisant nos âmes. Et l'entretien ainsi sanctifié se poursuivait avec un charme nouveau sur les moyens d'atteindre à la perfection d'une vocation si haute.

Oh ! comme elle possédait ce don de rendre nos récréations fructueuses et pleines d'at­traits !

Une réflexion, une petite négligence, un oubli d'une soeur, les questions surtout des chères Novices : elle tirait de tout un merveilleux profit. Et nous emportions de cet exer­cice un renouvellement souvent plus grand et plus senti qu'on ne l'eût trouvé dans l'oraison.

Aussi, comme nous aimions cette heure qui, en nous donnant de saintes et pures joies, nous rendait le travail intérieur plus facile et plus doux !

Le regard de notre Mère pénétrait celui de ses enfants et découvrait la disposition de chacune. Elle ne voulait voir que des fronts sereins, des âmes dilatées, fût-on même sous l'étreinte de quelque peine ou souffrance, et elle savait admirablement entretenir cette dila­tation si nécessaire à notre vie.

Ses paroles, mais plus encore ses exemples nous redisaient sans cesse les grands devoirs de notre vie et nous en faisaient aimer la pratique. La regarder seulement passer était toute une leçon. On pensait instinctivement à ces paroles de l'Apôtre : Glorifiez et portez Dieu dans votre corps. Et dans ces rencontres aimées, nos regards la suivaient souvent avec une respectueuse et muette admiration.

Les rapports de notre Mère avec ses Supérieurs furent toujours empreints du plus pur es­prit de foi, d'une filiale obéissance qui faisaient notre édification et la joie de nos vénérés Pères. Leurs conseils, leurs moindres désirs, étaient pour elle des ordres sacrés. Il sem­blait en leur présence qu'elle parlât à Dieu lui-même, et son attitude humble et digne témoi­gnait de la disposition de son âme.

Aussi quels liens délicieux et forts ont toujours uni ces bons Pères à leur petite famille du Carmel !

Un seul point la trouvait parfois en désaccord avec leur volonté. Et pourquoi ne le di­rions-nous pas, puisqu'il nous montre en notre Mère bien aimée un nouveau caractère de sa vertu, ou plutôt une vertu nouvelle : son mépris d'elle-même, sa grande mortification ?

Sa santé qui avait donné quelques inquiétudes pendant son Noviciat se maintint pour­tant assez bonne pendant quelques années ; mais elle ne put résister toujours aux fatigues que lui faisait subir le zèle de notre chère Mère, et l'on dut souvent lui imposer des ménagements. C'était là sa croix, et le point où son obéissance, ordinairement aveugle pour­tant, voyait quelquefois d'un autre oeil que celui de ses Supérieurs, tandis qu'elle était en charge.

Ce n'était pas cependant, hâtons-nous de le dire, arrêt d'esprit, opposition de volonté. Non, certes; sa foi vive l'inclinait en cela comme en toutes choses devant les prescriptions qui lui étaient imposées d'avance, et elle y adhérait sur l'heure avec une docilité d'enfant. Mais dans l'occasion, son discernement si juste et si sage à l'égard des autres semblait lui faire défaut pour elle-même, en sorte que ce n'était jamais, à son avis, le moment d'user des précautions indiquées.

La pensée de l'exemple à donner ne la quittait pas et dominait en elle la nécessité dans ces circonstances. « Mais vous ne savez pas ce que c'est qu'être Prieure ; s'écriait cette chère Mère devant nos respectueuses insistances; vous ne comprenez pas ce qu'est le devoir... »

Elle excellait au reste dans la pratique de la mortification habituelle des sens, et savait prendre là une ample revanche des soins qu'elle était parfois obligée de subir. Les mille petites gênes de la vie de communauté, les rigueurs de la température la trouvaient éga­lement indifférente ; et c'était lui faire un sensible déplaisir que de s'empresser de fermer une porte ou une croisée pour lui éviter un courant d'air. A bout de forces quelquefois, notre chère Mère en retrouvait encore en se répétant qu'elle était Carmélite, et s'excitant elle-même a soutenir l'honneur de ce titre.

Celles qui ont eu le devoir de la suivre de près pourraient seules, ma Révérende Mère, dire jusqu'à quel degré elle a porté cette mortification dans les moindres détails de la vie !

Le regard de Dieu a dû tomber avec une infinie complaisance sur une foule d'actes que les nôtres n'ont pu voir, car notre Mère bien-aimée était ingénieuse à nous les dérober. Jamais on n'a pu connaître ce qu'elle aimait, ce qui pouvait convenir le mieux à son état de souffrance ; et lorsqu'un incident quelconque mettait sa mortification en évidence, elle savait à merveille donner le change à nos pensées.

Mais de toutes les vertus qui ont brillé en notre vénérée Mère, l'humilité est celle qui a jeté le plus doux éclat. C'était sa vertu de prédilection et l'âme de sa vie intérieure.

Le Tout de Dieu ! son néant à elle : voilà ce qui la pénétrait et la tenait comme prosternée dans une continuelle adoration des droits divins.

De là cette paix, ce calme, cette joie profonde, et cette soumission parfaite devant les diverses conduites de la Providence ou de la grâce ; de là encore cette force, cette éner­gie pour accomplir l'oeuvre divine, et cette confiance d'autant plus filiale et plus assurée qu'elle sentait davantage son impuissance.

Cette conviction profonde de son impuissance ne la quittait pas ; et Dieu semblait pren­dre plaisir à l'entretenir dans l'âme de notre Mère bien-aimée. N'était-il pas parfaitement libre avec elle ? Nous l'avons dit déjà, la voie des consolations intérieures n'était point la sienne ; la Foi lui tenait lieu de tout, et elle y trouvait tout. « Mon Dieu, écrivait-elle au sortir d'une retraite, tout est vague en moi, et il me semble que vous me laissez seule... C'est donc le moment de faire agir ma foi et de me dire : Dieu est ! cela me suffit. »

Quelles angoisses n'éprouvait-elle pas quand, l'heure venue d'entrer au Chapitre, l'ombre même d'une pensée n'effleurait pas son âme ! Mais là Dieu l'attendait ; et ce qu'il lui refusait pour elle-même, Il le lui donnait pour nous avec une libéralité digne de son amour. Et quels précieux et solides enseignements que ceux qui nous venaient ainsi de l'infinie bonté du Seigneur ! Quelle force et quelle onction débordant de cette âme toute livrée à Dieu venaient pénétrer et captiver les nôtres !

Le même parfum d'humilité se révélait dans toute la conduite extérieure de notre véné­rée Mère. Avec son jugement si droit, l'a-t-on jamais vue donner son avis, soutenir son sentiment, lorsqu'elle n'était pas en charge ? Et quand on le lui demandait, avec quelle re­ligieuse modestie, quel dégagement le faisait-elle !

Il semblait que cette vertu fût en elle une seconde nature, tant on y sentait peu le travail et l'effort. Elle y allait comme à son centre et s'y trouvait vraiment au large.

Et dans ses rapports avec nos âmes, c'est encore ce même cachet qui dominait toujours

Ses répréhensions, ses avertissements pleins de force étaient encore plus remplis d'hu­milité, et d'une douceur que nous pourrions mieux appeler de la mansuétude.

Elle s'inclinait avec respect et amour vers les âmes, ne s'étonnait point de leurs faiblesses, et ne souffrait pas qu'on s'en étonnât soi-même, disant que ce serait ne pas connaître le fonds de sa misère et de son néant qui, de lui-même, ne peut porter que de mauvais fruits. Et c'était en elle un secret infaillible pour ouvrir et dilater les coeurs, ren­dre faciles et douces les voies les plus âpres de la perfection, dans lesquelles elle savait admirablement conduire, soutenir, et porter au besoin.

Aussi, comme on se sentait à l'aise sous cette direction si pleine de force et de suavité tout à la fois !

A une jeune Novice qui, sous le coup d'une épreuve pénible lui disait en pleurant : « Ma Mère que feriez-vous si vous étiez à ma place ? — « Mon enfant, je serais peut-être beaucoup plus faible que vous ; mais je prierais le Bon Dieu de tout mon coeur, et il me semble qu' avec son secours je triompherais de cette lutte. — Oh ! que vous avez raison, ma Mère; eh bien je vais le faire », répondit la chère enfant redevenue sereine et joyeuse. Et c'était en mille et mille occasions même secours et même résultat.

Elle avait coutume de dire que la vraie humilité ne s'acquiert pas en s'enfonçant toujours dans le bourbier de ses misères, dont l'âme ne peut retirer qu'affaissement et découragement; mais bien plutôt en regardant Dieu et s'élevant jusqu'à Lui pour considérer ses infinies perfections.

Avec une singulière patience elle savait attendre les âmes, ne se décourageait pas aisé­ment devant même de nombreux défauts, disant toujours que la vocation est chose grande et sainte, et ne doit pas être traitée légèrement.

Et les résultats les plus consolants venaient souvent sanctionner cette charité que notre Mère allait puiser tous les jours dans le Coeur brûlant du divin Maître.

Pénétrée de cette pensée que « les âmes ne peuvent et ne doivent être touchées que par Dieu », notre vénérée Mère prévenait rarement la grâce, mais apportait tous ses soins à la découvrir et à la seconder, implorant à toute heure la lumière et l'assistance divines. Et dans ses directions intimes surtout, on sentait en elle ce respect et cette dépendance to­tale de Dieu qui maintenaient clans les rapports le plus parfait dégagement.

Elle avait bien le coeur et la tendresse d'une Mère. Quelque souffrante qu'elle fût, elle ne pouvait accepter que ses Filles n'eussent pas la liberté, et même la facilité de l'approcher. Jamais on n'a pu lui faire agréer de prendre un moment marqué pour sa correspondance ou un repos nécessaire, pendant lequel on n'irait point la déranger. « Je veux que l'on puisse me trouver à quelque heure et à quelque moment que ce soit, répondait-elle ; une Pri­eure ne s'appartient pas. »

Auprès des malades, elle était deux fois mère, les soignant avec la plus vive tendresse, les visitant maintes fois le jour, et leur prodiguant les secours les plus empressés et les at­tentions les plus délicates.

Dieu seul peut savoir ce qu'a souffert ce coeur si tendre et si dévoue devant les nombreux sacrifices qu'il lui a imposés durant ses années de charge. C'était pour notre Mère une croix écrasante ; pour ses Filles, au contraire, quel bonheur et une grâce d'être assistées par elle au dernier passage, et de rendre le dernier soupir entre ses bras. Il semble que Dieu même nous autorisait à penser ainsi, car, tout en grossissant rapidement les phalan­ges célestes, notre petit Carmel ne perdait rien de sa vie et de sa joie et n'a jamais souffert d'absence de sujets.

La tendresse de notre bien-aimée Mère s'étendait à tout ce qui concernait ses Enfants. Nos familles étaient les siennes ; elle faisait de leurs joies ses joies, et l'on peut dire qu'elle souffrait de leurs peines plus que nous n'en souffrions nous-mêmes.

Quatorze années passées sous sa houlette bénie ont été pour nous des années de bonheur et de grâces bien vite écoulées !

Dans les intervalles marqués par nos saintes Constitutions, quelle joie pour elle de rentrer dans la vie cachée ! Elle note ces jours parmi les heureux souvenirs : « Aujour­d'hui, écrit-elle, j'ai été déchargée du lourd fardeau de la Supériorité... Mon Dieu, je vous en rends mille actions de grâces ! Je reprends avec joie ma place de petite Soeur, et avec votre secours, je veux être la plus obéissante et faire la joie de ma Mère Prieure. »

Se retrouver au milieu des chères Novices, invariablement confiées à ses soins, culti­ver ces jeunes âmes et implanter en elles le véritable esprit du Carmel, faisait, ses délices. Ce petit Noviciat lui fut toujours un paradis, et. notre Mère ne s'en défendait pas. « J'y re­trouve la vie », disait-elle ; et l'heureux troupeau, tout fier de cette prédilection mater­nelle, ne manquait pas de l'invoquer, pour jouir plus souvent de sa présence.

En lui redonnant encore le doux titre de Mère, il y a dix-huit mois, nous ne pensions pas devoir si tôt la perdre.

Ce devait être pourtant, hélas ! la dernière étape de son pèlerinage ici-bas ; étape du­rant laquelle le Seigneur lui ménagea de bien douces consolations     

Notre bien-aimée Mère, radieuse, semblait vouloir chanter son Nunc Dimittis. Véritable­ment, il fallait sa rare énergie, et l'aveuglement de notre tendresse filiale, pour ne pas voir qu'elle était à bout de forces et que sa vie ne tenait plus qu'il un fil.

Elle le sentait, sans vouloir céder une ligne de son devoir, faisait tout bas ses pré­paratifs pour le Ciel. Nous étions frappées, dans ces dernières années, du redoublement de tendresse et de charité qui se manifestait en notre Mère. La Charité devenait son sujet le plus favori ; elle nous y exhortait sans cesse et revenait toujours là. Oh ! la Charité .... Quand elle avait dit ce mot, son visage s'illuminait, et rien ne saurait rendre l'onction qui découlait de son âme. Il nous est bien permis de penser que le Coeur Sacré de notre Sau­veur, auquel elle avait une particulière dévotion, avait projeté sur notre Mère quelque rayon spécial de son amour.

Quoi qu'il en soit, ma Révérende Mère, ce langage tenait plus du ciel que de la terre, et nous ne pouvions nous défendre, en l'écoutant, d un douloureux pressentiment. Il n'était que trop fondé !

L'hiver était toujours une saison extrêmement redoutée par nous pour notre vénérée Mère que le moindre rhume pouvait nous enlever.

Nous ne pûmes cependant, pas plus cette année que les autres, la faire consentir à quit­ter sa cellule, où le froid devait la saisir d'autant plus que la maladie de coeur dont elle était atteinte rendait ses mouvements pénibles et difficiles.

Les premiers mois s'écoulèrent relativement assez bien. Notre Mère, toujours vaillante, assistait à tous les exercices, même à Matines, et se donnait toute à ses Filles et à son de­voir de Prieure. Mais enfin la nature succomba à la peine, et ce fut pour ne plus se relever. C'était le 20 janvier, veille de la Septuagésime.

En vain l'énergie de notre Mère essaya encore de vaincre le mal et de le tenir secret. Elle vint le soir, comme de coutume, en récréation, souriante et joyeuse ; et nulle de ses enfants ne put se douter que notre Mère avait dû, ainsi qu'elle nous l'a avoué plus tard, faire un suprême effort et lutter contre une défaillance mortelle.

Quelle journée pour nos coeurs que celle du lendemain, quand nous vîmes notre bien aimée Mère dans un état des plus graves, une congestion pulmonaire et une crise dange­reuse du coeur constituant pour elle un péril imminent !

Deux jours après, au milieu de nos larmes contenues pour ne pas provoquer une émotion funeste à la vénérée malade, notre dévoué Père aumônier lui apportait le Viatique céleste et l'Onction des mourants...

Cependant, une ardente supplication s'élevait de tous les coeurs vers l'Auteur de la vie, le conjurant de détourner le coup prêt à nous frapper.

Pour sa gloire et notre plus grand bien sans doute, le Seigneur a jugé meilleur de ne pas nous exaucer. Mais son amour, tempérant l'amertume du calice que sa main nous présentait, Il voulut bien prolonger un peu cette existence si précieuse, et soutenir nos âmes par le consolant spectacle des grandes vertus de notre Mère bien aimée.

Six semaines de douloureuses alternatives entre la vie et la mort, entre l'angoisse et l'es­poir, allaient suivre cette inoubliable soirée. Pendant ce temps, tout ce que peuvent la tendresse filiale, les efforts combinés de la prière et de la science jointe au plus sympathique dévouement, fut mis en oeuvre avec une infatigable persévérance.

Un déluge de grâces inondant notre vénérée malade et la Communauté fut la réponse à nos voeux. Dieu qui ne voulait rien changer à ses desseins, nous amenait doucement à les ado­rer, dans la soumission la plus religieuse et la plus parfaite.

Caché sous les voiles eucharistiques, le divin Maître venait souvent, bien souvent, visi­ter sa fidèle Epouse. En lui était tout notre espoir, et II se complaisait à l'entretenir, sus­pendant en apparence les étreintes visibles du mal qui suivait, d'ailleurs, inexorablement son cours.

Le coeur débordant d'amour et de reconnaissance devant ces visites multipliées du Sei­gneur, notre bien-aimée Mère ne pouvait en contenir les transports, et se répandait en ac­tions de grâces, répétant à toute heure ce couplet si doux à son humilité :

Quoi ! jusqu'à ma bassesse Ta Majesté s'abaisse ! Oh ! qu'est-il donc en moi Dont le charme t'attire, Du haut de ton empire, Jésus, mon Roi !...

« Oh ! redisait-elle, je voudrais faire graver ici en lettres d'or :

« Quoi ! jusqu'à ma bassesse Ta Majesté s'abaisse ! »

En vérité l'Infirmerie devenait un petit ciel d'où nous emportions chaque fois une vigueur et une espérance nouvelles.

Dès les premiers jours de la maladie, Sa Grandeur, Monseigneur notre Archevêque, était accourue auprès de notre vénérée Mère, et avec sa paternelle bénédiction, avait ap­porté force et confiance dans tous les coeurs.

Renouvelant bientôt ce témoignage de bienveillante sympathie auquel nous étions si sen­sibles, Sa Grandeur put entretenir un instant la chère malade qui fut heureuse de lui expri­mer sa profonde reconnaissance et celle de sa petite famille.

Une suprême consolation était réservée à notre bien-aimée Mère. Quels ne furent pas sa surprise et son bonheur quand, le 14 février au soir, après avoir reçu encore le Saint Viati­que, elle vit tomber sur elle la bénédiction du Saint-Père, arrivée de Rome le jour même !

De concert avec notre vénéré Supérieur, notre digne Confesseur extraordinaire avait sollicité cette immense faveur, et vint lui-même la lui communiquer. Notre Mère en fut si heureuse et si doucement émue que, pendant quelques jours elle parut revenir à la vie.

Ce n'était qu'une halte, prélude de la crise dernière.

C'est bien, plus que jamais, ma Révérende Mère, dans cette pénible épreuve, que nous avons pu constater la force et la douceur de la charité fraternelle, et combien il est avantageux à des soeurs  « d'habiter ensemble et de s'aimer dans le Seigneur ! » Nos coeurs brisés ont trouvé dans cette union le secours et le baume le plus puissant, et notre bien aimée Mère la plus douce consolation.

Une atmosphère de charité planait sur notre petit Carmel et nous enveloppait divine­ment. Nous le sentions ; et si ce n'était point pour nous une surprise, c'était assurément un témoignage surpassant tous les autres, et nous en bénissions hautement le Seigneur.

«Oh ! mes enfants, que vous me rendez heureuse, disait notre Mère bien aimée. Oh ! gardez, je vous en conjure, gardez bien cette union... Je savais bien qu'elle existait ainsi, moi qui connais tous vos sentiments... Mais dans cette épreuve, vous vous en rendez compte vous-mêmes, vous le constatez mutuellement... Dieu en soit béni ! et que la charité règne toujours par dessus tout dans cette Maison !...»

Et à la veille de sa mort, ouvrant son âme à notre vénéré Père supérieur qui lui apportait une dernière bénédiction : « Ces chères enfants, comme elles me rendent heureuse ! Elles ne font qu'un coeur et qu'une âme... C'est pour moi la meilleure consolation... C'est pour moi un encouragement pour mourir !... »

Témoignage précieux à recueillir sur les lèvres de notre Mère mourante, et que notre digue et bon Père ne nous transmettait qu'avec des larmes de bonheur.

Nous arrivâmes ainsi dans la crainte et l'espoir, jusqu'au 28 février. Notre bien aimée malade vivait d'abandon, de reconnaissance et d'amour. Toujours cal­me et souriante, les longues insomnies, l'accablement du mal, la fatigue des remèdes, la retrouvaient telle le lendemain qu'on l'avait laissée la veille, sans que jamais le moindre signe de lassitude ou d'ennui vînt trahir la nature.

Toute livrée alors à ses chères infirmières, elle accomplissait avec une docilité d'enfant tout ce qui lui était ordonné, prenait, laissait, comme on le lui indiquait ; et tel était l'em­pire que la mortification avait acquis sur elle, que, même entre les bras de la mort, la filiale vigilance de notre chère soeur infirmière ne put découvrir ce qui convenait le mieux à notre Mère bien aimée.

Dès le commencement de la maladie, notre Mère s'était entièrement abandonnée à la Très Sainte Volonté de Dieu, et nos plus affectueuses instances ne pouvaient obtenir qu'elle s'unit à nos prières pour sa guérison. « La Sainte Volonté de Dieu, la Sainte Volonté de Dieu ! je ne puis vouloir autre chose. » En vain nous la sollicitions de faire au moins la prière de St Martin. « St Martin a pu faire cette prière, répondait-elle ; je ne puis pas la faire. La Ste Volonté de Dieu ! Il n'y a que cela... Dieu n'a besoin ici-bas de personne... Il sait pourtant combien je vous aime !... »

Elle veillait même avec soin à ce que nos supplications fussent toujours réglées par l'es­prit de foi, la soumission religieuse, et s'opposait aux formules trop exclusives. « Pauvres enfants ! Elles s'épuisent à prier... heureusement, elles disent toujours le Pater, et dans le Pater, il y a : que votre volonté soit faite ! »

Elle accueillait toujours ses Filles avec la même tendresse, s'informait de chacune avec cette vigilance, ce tact que seul le coeur d'une Mère peut inspirer, et se plaignait douce­ment quand des prescriptions absolues tenaient trop longtemps close la porte de son infir­merie. « On me fatigue à force de repos ; j'ai besoin de vous voir. » C'était toujours l'oubli d'elle-même, l'affection pour sa communauté qui parlaient !

Notre bien-aimée malade nous semblait mieux depuis quelques jours quand, le 28 février, une troisième crise se déclara. Nous pûmes comprendre aussitôt qu'elle serait la dernière et que nous devions nous préparer à l'immense sacrifice.

La congestion, jusqu'alors localisée dans le côté droit, envahissait maintenant le poumon gauche, et ôtait à notre chère malade tonte faculté de respiration. Il n'y avait plus de res­sources... Les docteurs qui l'avaient soignée avec autant de vénération que de dévouement, reçurent l'expression gracieuse de sa reconnaissance, et la promesse qu'elle ne les oublie­rait pas au ciel.

Le dimanche matin, 4 mars, notre bon Père aumônier vint lui apporter encore le Pain du voyage. Avant de le recevoir, réunissant ses forces, notre Mère renouvela tout haut ses saints voeux, demanda pardon à la communauté, et protesta de son bonheur de mourir Carmélite, désirant que tout le monde le connût. « J'ai été bien infidèle, dit-elle : mais je n'ai jamais eu une minute d'ennui ou de peine dans ma vie religieuse... Oh ! que je suis heureuse de mourir Carmélite, et fille de la Sainte Église !... »

Fidèle interprète de nos sentiments, notre bon Père sollicita pour nous toutes le pardon que désiraient nos coeurs : « Oh ! je n'ai rien à leur pardonner!... Pauvres enfants ! elles ne m'ont fait que du bien !... Et puis, le coeur d'une Prieure est comme celui de Notre-Seigneur, il n'a que de la miséricorde !... Oh oui ! elle a les mains pleines de miséricorde et elle agit de concert avec Notre-Seigneur pour la répandre. »

Sa loi si vive ranimant encore ses forces dans la réception du Saint Viatique, elle en pro­fita pour élever nos âmes vers le ciel, nous exhortant à la pratique fidèle de nos saints en­gagements, au mépris des petitesses, des amusements de la nature, qui gaspillent et détrui­sent la vie religieuse ; enfin à cette pure et unique vie de foi qui ne s'attachait qu'à Dieu, le contemple seul clans tous les instruments dont il lui plaît de se servir à notre égard, et donne à tous même confiance, même respect, mêmes consolations...

« j'emporte, ajouta-t-elle, j'emporte pleine et entière, au suprême degré, la reconnaissance de ma Ste Vocation !... Oh ! cette reconnaissance ! comme elle a toujours été ardente dans mon coeur!... C'est là qu'on trouve force, courage, bonheur... »

Deux jours d'inexprimables souffrances suivirent encore cette scène si émouvante que nous pourrions nommer le dernier Chapitre de notre More bien-aimée. La vigueur, l'éner­gie de son tempérament luttait contre le mal, prolongeant une vie que toutes, nous au­rions de grand coeur acheté de la nôtre.

Pénétrant librement auprès d'elle en ces heures suprêmes, nous pûmes, chacune à notre tour, lui confier une dernière fois les secrets besoins de nos âmes qu'elle portait toutes dans la sienne, et nous édifier encore au spectacle de son héroïque patience, de sa paix douce et joyeuse, de cette souplesse de volonté qui la faisait se mouvoir selon le désir que chacune lui exprimait, cherchant à la soulager par une position moins pénible.

Avec une maternelle condescendance, elle répondait à nos désirs, donnait à chacune la dernière marque de tendresse, le dernier mot du coeur, et recevait les nôtres avec la même simplicité d'abandon.

Dans la nuit du 5 au 6, comme nous la voyions s'affaisser sensiblement, nous craignîmes une surprise, et la communauté prévenue en toute hâte vint entourer notre Mère bien-aimée. Elle en fut heureuse ; et l'accablement cédant à son énergie, elle nous accueillit avec un regard et des accents où se révélaient toute la force de son amour maternel. « Oh ! pauvres « enfants ! pauvres enfants l... Oh ! que je les aime ! Je les aimerai bien au ciel... comme je les remercie de leur affection pour moi ! Je l'emporte au ciel... au purgatoire... priez bien pour moi. »

On lui demanda si elle nous bénissait : « Oh oui ! je les bénis, de tout mon coeur... toutes et chacune... non pas avec mon coeur à moi qui est fini... mais avec le coeur de Notre-Seigneur qui est infini... Ainsi cette bénédiction que je leur donne est en quelque sorte infinie, oui, elle est sans bornes... »

Plongeant sa main dans le bénitier, elle exprima de nouveau son amour pour la Ste Église et ses moindres cérémonies, pour lesquelles « j'aurais donné mille fois ma vie, » nous dit-elle.

Comme on lui demandait encore si rien ne lui faisait de la peine : « Non, je n'ai aucune inquiétude... je suis bien dans l'abandon absolu... cela m'étonne... je ne me savais pas dans cette voie ! J'ignore ce qui m'arrivera, ce que Dieu réserve pour les dernières secousses... mais si rien ne survient, je pourrai bien dire qu'il est doux de mourir au Carmel ! »

La journée se passa dans ces alternatives pleines d'angoisse pour nos coeurs. Après Com­plies, la communauté se réunissant auprès de notre bien-aimée mourante, commença les prières de la recommandation de l'âme.

Notre Mère s'y unissait de coeur et d'esprit, conservant toute sa lucidité, toute la plénitude de ses facultés intellectuelles. Mère jusqu'à la dernière minute, elle songeait à notre repos et réglait encore pour le lendemain ce que nécessitaient, disait-elle, les fatigues et les émo­tions de ces jours-là !

Son état nous laissant espérer que la nuit se passerait sans accident, la communauté se retira après Matines, assurée qu'au premier signe inquiétant, on irait prévenir chacune en toute hâte. Nous demeurâmes auprès de la vénérée malade avec ses dévouées infirmières, continuant à prier. Vers deux heures nous comprîmes que le moment suprême approchait ; et voulant que rien ne manquât aux grâces dont notre Mère était comblée, nous lui de­mandâmes si elle pourrait encore recevoir Notre-Seigneur. « Oh oui ! » répondit-elle avec un accent indéfinissable de foi et d'amour. Et un instant après, considérant le petit autel où si souvent le divin Maître venait reposer : « Est-il là ? demanda-t-elle.» —Pas encore, ma Mère; Il va venir... »

La Communauté était déjà réunie et continuait les prières du Manuel.

Notre bon Père aumônier entra aussitôt. Il apportait une dernière l'ois à notre chère mou­rante, Celui qui est la résurrection et la vie, et venait assister son âme en ce passage dé­cisif du temps à l'Eternité.

La paix la plus pure inondait toujours notre bien aimée Mère, et répandait autour d'elle comme un avant-goût de l'éternelle béatitude. Soulevant un peu la tête, elle fixa sur la Sainte Hostie un regard où toute son âme parut concentrée, et que nous n'oublierons jamais. Puis renouvelant avec joie le sacrifice de sa vie et l'abandon absolu à toutes les volontés divines, elle reçut son Céleste Epoux et parut s'abîmer dans l'action de grâces.

Nous l'entendîmes murmurer encore, d'une voix à peine distincte : « J'adore profondément les droits de Dieu... et je désire qu'ils s'exécutent pleinement sur tout mon être... »

Les prières avaient fait place à un religieux et solennel silence. Nous étions là, comme suspendues entre le ciel et la terre... La main du prêtre levée sur la sainte mourante laissait tomber à chacun de ses soupirs absolution ou bénédiction... Vingt minutes s'écoulèrent ainsi, dans cette élévation muette de nos âmes...

Et notre bon Père se retournant nous dit : « Notre Mère s'est endormie sur le coeur de Notre-Seigneur... »

Nous étions orphelines de la meilleure des mères !

Si quelque chose a pu adoucir notre immense douleur, ma Révérende Mère, ce sont les multiples témoignages d'union et de sympathie que nous avons reçus, en cette circonstance, de nos bien aimés Carmels, et de toutes les personnes qui ont connu notre vénérée Mère. C'est encore, et surtout, celui que nous a donné notre premier Père et Pasteur, Mgr l'Ar­chevêque, Sa Grandeur ayant daigné venir faire elle-même les absoutes et présider en en­tier la cérémonie des obsèques.

Messieurs les Vicaires généraux et un nombreux clergé l'entouraient, formant un triom­phal cortège à la vénérée défunte, que nous faisons auprès du Seigneur l'interprète de notre profonde reconnaissance.

Malgré la confiance que nous donne la vie si pure et si sainte de notre bien-aimée Mère Marie de Saint-Gérard, nous vous prions, ma Révérende Mère, de vouloir bien ajouter aux suffrages déjà demandés, par grâce une communion de votre sainte communauté, une journée de bonnes oeuvres, l'indulgence du Via Crucis, des six Pater, quelques invocations au Sacré-Coeur de Jésus, au Coeur Immaculé de Marie et à saint Augustin, le Magnificat en action de grâces de sa vocation.

Elle vous en sera très reconnaissante ainsi que nous, qui avons la grâce de nous dire avec un religieux respect et en union de prières, ma Révérende et Très Honorée Mère,

Votre bien humble soeur et servante,

Soeur MARIE du CALVAIRE,

R. C. I.

De notre Monastère de l'Immaculée Conception et des Saints Anges, sous la Protection de notre Père Saint Joseph, des Carmélites d'Albi, ce 31 mai 1894.

 

 

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