Carmel

31 juillet 1894 – Paris ave de Saxe

 

Ma Révérende et Très Honorée Mère,

 

Paix et très humble salut en Notre-Seigneur Jésus-Christ qui vient d'appeler à l'éternelle béatitude, nous en avons la douce confiance, notre vénérée et bien chère Mère Marie-Julie-Isabelle de la Nativité, professe de notre monastère, âgée de soixante-huit ans, dont quarante-trois de religion.

Les six années de souffrances qui ont couronné la vie si parfaitement religieuse de notre bien-aimée Mère, nous donnent l'espoir qu'elle jouit déjà de la vue de Dieu, c'est ce qui nous console dans notre profonde douleur. C'est un devoir bien doux à notre coeur filial de venir nous édifier avec vous des exemples pleins de sève religieuse que laisse à notre cher Carmel celle qui, après avoir guidé nos premiers pas dans l'arche sainte, fut pour nous la Mère la plus tendre et la plus dévouée et devint plus tard la fille la plus soumise et la plus respectueuse.

Son enfance fut marquée du sceau de la souffrance, d'une sorte de délaissement même, qui laissa son empreinte sur toute sa vie et fut la note caractéristique de la conduite de Dieu à son endroit. Malgré les diffé­rentes charges qu'elle occupa de longues années dans la religion, un voile d'humilité, d'obscurité même ne cessa de l'envelopper, quoiqu'il fût assez transparent pour laisser entrevoir le fond de sa vertu et la droiture par­faite qui était la règle invariable de ses moindres actions. Il est vrai de dire que Dieu ne la déroba à personne plus qu'à elle-même. Notre chère Mère s'ignorait totalement, elle se contentait de pratiquer avec fidélité ce que lui demandait le devoir de chaque jour, suivant la lumière qu'elle recevait.

Elle naquit à Paris, d'une famille honorable, mais étrangère à la reli­gion, et par un concours de circonstances douloureuses, fut aussitôt éloignée des siens jusqu'à l'âge de neuf ans. Elle ne connut ni les affections de la famille, ni les joies naïves de la première enfance; le fond d'une cam­pagne, les champs, le grand air, c'était, avec quelques jeux partagés avec son frère et sa plus jeune soeur, tout ce que se rappelait de cette époque son coeur demeuré si affectueux.

Rappelée auprès de ses parents elle ne connut la tendresse du coeur maternel que bien peu do temps. La petite vérole avait mis les jours de l'enfant en danger, sa mère lui prodigua ses soins avec un dévouement qui ravit ce petit coeur si délaissé, il se sentit renaître au brûlant contact de cette affection inconnue jusque-là. Mais Dieu ne voulait pas que rien comblât le vide que lui seul devait remplir, et peu de temps après il lui enleva cette mère, à peine entrevue, sans lui donner en son père la com­pensation que sa nature sensible réclamait. Un an après. lui-même était frappé par la mort.

Brisée ainsi, bien jeune encore, sans qu'aucun secours soit venu aider le développement de ses facultés intellectuelles et morales, on eût pu s'attendre à voir réduite à une inertie complète cette nature sen­sible, bonne et aimante, mais qui manquait du ressort vigoureux qui semblait nécessaire pour réagir contre des coups si violents.

Il n'en fut pas ainsi. Dieu dont la sagesse infinie proportionne comme bon lui semble en ses créatures les forces morales avec la grâce qu'il leur destine, avait donné à la jeune enfant devenue timide à l'excès, des dons solides qui, sans briller au dehors, lui assurèrent les ressources d'une volonté énergique pour le bien.

Confiée à des mains religieuses, l'intelligence de la petite Julie s'ou­vrit aux choses de Dieu. Néanmoins, son coeur, paralysé par la souffrance, ne put sortir de l'état de concentration où il avait été réduit. Elle aimait ses maîtresses et ses compagnes, elle en était aimée, mais se sentait impuissante à former aucun lien et à se dilater pleinement. On respectait cette nature sérieuse, on reconnaissait en elle une raison pleine de calme, un jugement ferme et sûr, mais on se demandait quelles étaient les vibra­tions de ce coeur si fermé. Une circonstance vint pourtant les révéler. Sa famille, son tuteur surtout, désirait la rappeler près de lui et lui faire par­tager l'éducation donnée à ses deux soeurs. Consultée, la Supérieure répondit qu'elle laissait la jeune fille absolument libre dans son choix, et ne voulait en cela exercer aucune influence. La nature si réservée de Julie n'avait pu lui laisser soupçonner le fond d'affection qu'elle portait à ses bonnes mères. Son oncle et sa soeur vinrent donc la chercher pour la ramener dans sa famille. Étonnée au premier abord, mais promptement résolue, Julie exprima son désir de rester auprès des pieuses religieuses et comme on la pressait vivement en employant tour à tour caresses et menaces : Je veux sauver mon âme, dit-elle avec simplicité mais fermeté, et elle jeta un regard tendre et significatif sur sa chère Supérieure qui comprit qu'il était temps de terminer un si pénible entretien. Alors se rapprochant de la chère enfant et posant sa main sur sa tête avec autorité et tendresse : « Elle ne veut pas partir, dit-elle... elle restera. » Son sort fut ainsi fixé. Ses pieuses maîtresses connurent dès lors combien cette âme recélait de force et d'énergie et lui témoignèrent d'autant plus d'affection et de confiance. Julie continua cependant de rester retirée en elle-même et n'ouvrit que rarement son coeur aux épanchements dont elle aurait eu si grand besoin. Comprimée dans ses premiers élans, l'affection de famille lui manquait toujours, et quand elle voyait ses compagnes embrasser leurs parents, caresser leur mère et en recevoir de tendres effusions en retour, elle cherchait à étouffer sa douleur sans y parvenir et intérieurement elle répétait non sans bien des larmes : « Et moi je n'ai plus rien... »

L'isolement de la part de ce qui lui restait de parents s'était fait, il est vrai, plus grand encore autour d'elle par suite de son refus. Ses soeurs qui ne saisissaient pas le sentiment chrétien auquel Julie avait obéi, sem­blaient l'oublier avec d'autant moins de remords qu'elle leur avait préféré des étrangers. Elle devint plus que jamais la véritable enfant de la Pro­vidence qui devait la recueillir dans l'arche bénie du Carmel. Ce ne fut qu'après de longues années qu'elle put renouer quelques relations avec son frère et ses soeurs.

La même pensée, le « salut de son âme », fut l'origine de sa vocation. Pour elle, en dehors du cloître, tout lui devenait suspect et obstacle insurmontable. De là à une volonté inébranlable de se faire religieuse et Carmélite, il n'y eut qu'un pas. Telle on l'avait connue jeune fille, c'est-à-dire sérieuse, édifiante et portant en toute sa conduite un cachet d'uniformité et de stabilité dans le bien, telle on la retrouvera dans sa vie religieuse.

Elle fut présentée à la vénérée Mère Éléonore de si douce et sainte mémoire. Son air timide, humble et modeste prévint de suite en sa faveur. Formée par cette digne Mère, la Soeur Isabelle se distingua promptement par sa régularité exemplaire, son amour de la vie cachée et solitaire. Plus d'une analogie de vertu comme de caractère rapprochait la novice de sa Prieure, aussi l'aima-t-elle avec tendresse. Cependant peu communicative, elle recevait davantage par influence que par des entretiens où sa timidité échouait devant les meilleures résolutions.

Nos Soeurs plus anciennes aimaient souvent à rappeler aux novices les commencements de notre bonne Mère Isabelle pour leur donner l'idée de la parfaite docilité, soumission et mortification qui devaient les animer. Assidue au travail, elle suppléait, par une perfection achevée et un fini remarquable, au défaut de célérité dont sa nature calme et son tempérament même n'étaient pas susceptibles; cette assiduité était le fruit d'une pensée de pauvreté qui la guidait en tout et lui faisait employer les moindres instants. Nous avons nommé sa mortification. Il fut facile de comprendre qu'elle serait dans la pratique de cette vertu toujours semblable à elle- même. Rien d'affecté, point d'élans enthousiastes, mais une marche régu­lière et une austérité soutenue qui ne se démentit pas. Jeune encore en religion, elle eut une loupe assez sérieuse au genou pour que le médecin crût l'extirpation nécessaire. La Mère Prieure l'en avertit. Soeur Isabelle ne dit pas un mot, et avec autant de simplicité que s'il se fût agi d'une autre, elle s'empressa, en qualité de seconde infirmière, de préparer tout ce qui était nécessaire sans témoigner la moindre appréhension. On ne sut que plus tard à quelle émotion elle avait dû imposer silence. Le froid était contraire à sa santé. Loin de chercher à s'en garantir, elle le subissait sans soulagement, et plusieurs fois se laissa littéralement geler les pieds. Une fois entre autres, comme elle était debout, elle tomba raide au choeur. Ses pauvres pieds gelés avaient refusé de la porter, et l'impression du froid lui avait fait perdre le sentiment.

Une vertu si constante et pratiquée avec tant d'humilité fit jeter les yeux sur elle pour l'emploi de maîtresse des novices. « Oh ! ma Mère, » dit-elle en versant des larmes, je ne sais pas me conduire moi-même, et vous voulez que je dirige les autres. » L'obéissance était sa règle, la sim­plicité sa compagne; elle accepta le fardeau sans rien objecter davantage, et se mit à l'oeuvre avec le dévouement le plus entier et le zèle le plus persévérant. Il pouvait lui manquer la facilité de la parole, la vivacité et l'étendue des connaissances, mais elle excellait dans la pratique de la vie religieuse la plus exacte, n'était-ce pas assez pour être à même de l'en­seigner aux autres ? Timide par caractère et d'une piété timorée, elle souffrait des lacunes qu'elle constatait elle-même et qu'elle s'exagérait; mais âme profondément droite, amie de la vérité, appuyée fortement sur la foi, elle surmonta les difficultés, et sut donner à ses novices une assez large compensation de bonté, d'abnégation, de dévouement et de charité à toute épreuve, pour leur laisser à toutes le parfum d'une véritable sainteté.

A la voir agir si simplement, on n'eût pu se douter des répugnances de sa nature, qui avait en horreur tout ce qui, de près ou de loin, tendait à la faire sortir du petit coin où son humilité eût désiré s'ensevelir. Dieu, qui suivait toujours la même ligne de conduite à son égard, lui ména­geait souvent la souffrance, et son âme qui avait su y découvrir le trésor caché, la perle précieuse de l'Évangile, s'en nourrissait avidement.

Élue Prieure assez jeune encore, on vit s'accentuer, avec sa défiance d'elle-même, son application à la plus exacte discipline et à une charité aussi maternelle que dévouée. Silencieuse, régulière, d'une sévérité qui lui faisait se reprocher à elle-même ses moindres manquements, elle était remplie d'indulgence et de bonté pour les faiblesses d'autrui. Elle nous laisse d'impérissables exemples de vertu monastique : d'une ponctualité remarquable aux moindres de nos exercices, elle ne l'était pas moins aux travaux communs, quelque occupée qu'elle fût, suppléant au temps dérobé, en abrégeant son sommeil. Toute son attitude extérieure respirait un esprit si profondément religieux, qu'on se sentait naturellement pénétré en la voyant d'un plus parfait recueillement. Le silence, entre toutes les pra­tiques de notre genre de vie, lui était particulièrement cher. Elle portait envie à celui plus austère encore des premiers ermites de notre Ordre, et sans tristesse ni mélancolie aucune, elle eût vécu aisément dans une com­plète solitude. Son respect du grand silence surtout était un véritable culte. Plusieurs fois, étant Prieure, elle se trouva enfermée par mégarde dans les cloîtres et les caves, et y passa la nuit sans vouloir faire le moindre bruit pour ne pas faire remarquer son absence. Un autre fait, bien simple eu apparence, peint également sa fidélité à saisir les moindres circonstances pour garder l'austère retraite qu'elle aimait tant. Un monastère de Clarisses vint se fixer près de nous pendant qu'elle était en charge. D'après nos usages, elle aurait eu toute permission de voir l'abbesse qui, avant d'en­trer clans sa clôture, vint la remercier de ses bontés pour la communauté naissante. Mais notre bonne Mère s'était promis d'attendre la demande de la chère visiteuse. Fût-ce le même sentiment qui guida celle-ci ? Nous ne le savons ! ce qui est certain, c'est qu'après un échange des plus cordial, de sentiments et de promesses d'union de coeur et de prières, les deux Mères se séparèrent sans s'être vues. En rappelant quelquefois ce trait, elle souriait encore de leur commune mortification.

Ce fut surtout dans la charge de Prieure que sa résignation et son amour de la Croix éclatèrent davantage sans se démentir jamais. Cet amour de la souffrance semblait même devenir l'aliment naturel et indispensable de son âme. Elle eut à traverser des phases difficiles, douloureuses même, et plusieurs de nous l'ont entendue alors dire avec une sorte de joie intime et d'enthousiasme qui contrastaient avec son calme habituel : « C'est bien maintenant qu'on doit dire : Encore plus, Seigneur, encore plus! — Oh ! ma Mère, lui répondit un jour une soeur du Voile blanc, au moins pour les autres, dites plutôt, je vous en prie : C'est assez, Seigneur, c'est assez. » — Et notre chère Mère de répondre : « Vous oubliez donc tout ce que renferme de précieux la Croix de Jésus-Christ? N'est-ce pas ce qu'il a choisi, n'est-ce pas ce qu'il envoie de meilleur à ceux qu'il aime?... »

Si la souffrance était sa joie elle trouvait mille moyens de l'épargner, dans la mesure du possible, tant aux âmes sur lesquelles s'étendait sa charge que sur les familles de chacune d'elles et sur les amis de la Commu­nauté. La discrétion pleine de délicatesse et de simplicité avec laquelle elle savait obliger, consoler, venir en aide à de secrètes infortunes était égale à la largeur de ses dons et à la bonté de ses paroles. Les pauvres étaient de sa part l'objet d'un respect plein d'affectueuse condescendance et elle se rendait difficilement aux soupçons qu'on lui suggérait parfois au sujet de certaines demandes qui paraissaient de nature à surprendre son bon coeur. Jamais les soeurs portières ne frappaient en vain quand il s'agissait d'une misère à secourir : elle s'était fait une sorte de loi de préférer tomber dans l'erreur en donnant à faux que de refuser à un membre souffrant de Jésus-Christ. Un coeur si tendre et si compatissant le devenait presque à l'excès à l'égard des malades. C'était dans ces seules occasions qu'on la voyait sortir d'elle-même et oublier sa timidité naturelle. Elle se prodiguait dans une mesure que sa santé robuste pouvait à peine expliquer, donnant ses soins, son temps jusqu'à s'oublier totalement, désirant leur procurer, ainsi que ledit notre Sainte Mère, jusqu'aux délices, s'il lui eût été possible. Sa sollicitude pour les soeurs jeunes encore et non brisées tout à fait au régime du Carmel, était pleine d'attention. Plusieurs faibles et délicates durent à sa maternelle prudence de pouvoir se fortifier et observer ensuite rigoureusement et de longues années notre sainte Règle.

Dépositaire durant les intervalles de ses années de Priorat, elle donna au dehors la parfaite édification d'une religieuse dont la sainteté n'avait d'égale que la bonté de son coeur. Entrepreneurs, employés ou ouvriers, tous n'avaient qu'une voix pour exprimer leur vénération envers la chère Mère qui leur témoignait un intérêt et une bienveillance guidés par l'esprit le plus religieux. Pour nos soeurs tourières, c'était une mère dans toute l'acception la plus touchante du mot, aussi nous ne pouvons exprimer leur douleur lorsque la paralysie vint la dérober, il y a six ans, à leur recon­naissante et filiale affection.

C'est dans l'exercice même de son emploi de dépositaire qu'elle fut frappée de la maladie qui devait la clouer si longtemps sur la croix. Sans qu'elle s'arrêtât jamais, sa santé déclinait sensiblement. L'office de Matines surtout lui devenait de plus en plus un vrai martyre. Sa ferveur pourtant ne se ralentit pas, et habitué à la voir aller jusqu'au bout d'elle-même, on se trouvait presque obligé de respecter son désir de ne rien refuser à Dieu. Au mois d'octobre 1888, elle accompagnait des ouvriers occupés à des réparations, lorsqu'elle se sentit soudain la parole embarrassée. On crut d'abord à une simple menace d'attaque et quelques remèdes furent employés. Huit jours après, le matin à son réveil, nouvelle alarme. La

pauvre Mère ne put se dissimuler la réalité. Elle eut un moment d'indicible angoisse à laquelle sa nature timide et portée à n'occuper jamais d'elle ne dut pas être étrangère. Mesurant d'un coup d'oeil la situation, on l'entendait à travers ses larmes répéter : Mon Dieu, quelle charge pour la Communauté ! et ses sanglots redoublaient. En effet, elle n'avait que soixante-deux ans et malgré un état de grande fatigue, son tempérament avait encore assez de résistance et laissait supposer une lutte longue et pénible. La congestion au cerveau parut un moment s'annoncer plus violente et le médecin conseilla de la faire administrer. La parole lui était complètement enlevée, l'état restait indécis, mais l'âme de notre bonne Mère n'avait pas complètement absorbé la coupe de la souffrance. Insensiblement la congestion diminua, la paralysie se localisa dans le côté droit, notre pauvre malade put dire quelques mots, un véritable mieux s'annon­çait. Elle recouvra la facilité de se mouvoir assez pour faire quelques pas à l'aide d'un bras et s'occuper un peu. Ainsi s'écoula une année entière.

En 1889, presque à la même date, une seconde attaque venait lui ravir absolument l'usage de tous ses membres et l'immobiliser sur son lit. A partir de ce moment, c'est-à-dire pendant cinq années, notre vénérée Mère ne put faire le moindre mouvement et trois personnes devinrent indispen­sables pour la changer seulement de position. Les soins multiples que réclamaient son état augmentaient encore la somme de ses souffrances. La fatigue empêchait les mêmes infirmières de rester toujours près d'elle et ces changements indispensables montrèrent plus d'une fois à quel degré de mort à elle-même elle était parvenue. Jamais un mot ne vint nous révéler ce que sa délicatesse et sa réserve devaient y trouver de pénible.

Ces années furent le triomphe de sa vertu et le moment choisi par Dieu pour donner à son Épouse fidèle le fini de la perfection qu'il était jaloux de lui voir réaliser. Notre chère Mère Isabelle avait été toute sa vie conduite par les voies âpres de la foi sèche et aride. Il lui avait fallu lutter souvent et péniblement contre elle-même, sans connaître les joies intimes qui suivent quelquefois ces rudes combats, ni goûter la consolation d'avoir triomphé pleinement des difficultés que lui suscitait sa nature peu expansive. Son âme délicate se mettait difficilement à l'aise, et pour aimant que fût son coeur, il restait timide, même avec Dieu. Ses rapports avec lui en subissaient inévitablement les conséquences. En s'approchant d'elle les âmes respiraient une grande paix, mais ce qu'il lui était accordé de donner aux autres, elle n'en jouissait pas toujours. Souvent même on s'apercevait d'une certaine angoisse intérieure que son courage seul lui faisait porter sans faiblesse. Elle avait trop soif et trop faim de Dieu pour ne pas souffrir cruellement, de la disette à laquelle elle se sentait réduite. Humblement, soumise et abandonnée, jamais une plainte ni un regret ne sortit de ses lèvres. Elle ne méritait rien et Dieu était encore trop bon de la souffrir en sa présence, c'était sa seule réponse quand on lui parlait quelque peu d'elle-même. Aussi accepta-t-elle cette mort de tous les instants avec une humilité pleine de douceur et de patience qui acheva de la transformer et d'en faire une victime toute pure et digne de Celui pour qui elle souffrait et des grands intérêts qu'elle avait, tant à coeur de servir.

Un rayon d'en haut vint pourtant réjouir son âme. Un matin elle nous dit : « Ma Mère, si vous saviez ce qui m'est arrivé cette nuit ! » et sa physionomie rayonnait de joie... « Je ne dormais pas, continua-t-elle, ...ce n'est pas un rêve... J'ai cru entendre que Notre-Seigneur me disait intérieurement : « Tous tes péchés te sont pardonnés. » Et notre bonne Mère de répéter : « Non, je ne dormais pas, je vous assure!... Est-ce donc bien vrai?... » Elle avait si peu l'expérience des consolations et des touches sensibles de la grâce qu'elle pouvait à peine y croire.

Peu après une épreuve nouvelle vint augmenter ses mérites et il sem­blait que Notre-Seigneur lui eût un instant ouvert l'âme à une pleine con­fiance afin de l'aider à traverser cette phase pénible. La parole lui était de plus en plus difficile et la confession par là même peu praticable. Pendant quelques mois surtout elle souffrit cruellement, craignant de ne pas s'ex­pliquer suffisamment pour la validité du sacrement. Son infirmière sentant que son état physique subissait les conséquences de cette souffrance mo­rale et menaçait de s'aggraver plus encore, lui proposa, avec toutes les délicatesses requises, d'écrire sous sa dictée ce que son impuissance à exprimer lui rendait si pénible. Notre humble, Mère accepta avec une sim­plicité touchante le moyen que lui suggérait celle qui avait été autrefois sa novice et Dieu bénit de telle sorte cet acte d'abandon si méritoire qu'elle ne cessa plus de jouir d'une paix profonde. Elle demeurait si reconnais­sante à la chère Soeur de l'adoucissement qu'elle avait apporté à son âme, qu'un jour celle-ci lui demandant, quand elle serait près de Dieu, de se souvenir d'elle, puisqu'étant son enfant elle devait être sa couronne... Oui, répondit la chère malade, mais moi aussi je dois être la vôtre... Vous m'avez donné la paix !...

Cette paix sembla prendre une forme plus naïve et plus douce à partir de ce moment et la dilatation remplit entièrement son âme. Un nouvel épanouissement de dévotion envers le saint Enfant Jésus transfigurait par­fois sa physionomie et donnait à ses traits un reflet de candeur et d'inno­cence qui n'échappait à personne. Il était touchant de l'entendre répéter sans cesse à celles qui venaient la visiter : « Voyez comme II est beau ! » et le plus doux sourire illuminait son visage, en regardant un Enfant-Jésus qui ne quittait plus le pied de son lit. Jésus doux et humble de coeur se faisait son Maître, la rendant de plus en plus semblable à Lui.

Accablée davantage en ces derniers temps par la faiblesse toujours croissante, elle retrouvait pourtant quelques élans dès qu'on lui parlait du Saint-Père, des intérêts de la sainte Église et du salut des âmes; des larmes venaient alors mouiller ses yeux et nous donner l'assurance qu'elle nous avait comprises.

Elle conserva d'ailleurs jusqu'à la fin, bien qu'avec des degrés diffé­rents, l'usage de ses facultés. Pendant près de cinq ans, elle put faire presque quotidiennement la sainte Communion. Le 16 juillet dernier, on la conduisit encore au Communicatoire pour y recevoir Notre-Seigneur. Ce fut la dernière fois, car à partir de ce jour la paralysie gagnant le larynx, elle put avaler à peine quelques gouttes d'eau. Son Éminence, notre Vénéré Cardinal, était venu célébrer avec nous la fête de Notre-Dame du Mont Carmel, il entra la bénir, ce qu'il avait fait bien des fois pendant ces six années de souffrance, et sa visite fut encore pour elle une bien douce consolation, car si elle ne put lui parler, son bon regard et son doux sou­rire firent assez comprendre sa joie et sa reconnaissance.

Comblée do tant de grâces, elle reçut encore celle de la bénédiction de Sa Sainteté Léon XIII, que Son Excellence Monseigneur le Nonce daigna lui obtenir, il y a peu de temps, touché qu'il avait été de sa situation si douloureuse et de sa parfaite résignation.

Tout nous faisait présager une fin prochaine. Des plaies larges et pro­fondes minaient depuis plusieurs mois le reste de ses forces. Elles prenaient de telles proportions que toute illusion devint impossible. Nous crûmes prudent de la faire administrer; il était temps. Le dimanche 22 juillet, à deux heures de l'après-midi, elle recevait l'Extrême-Onction, et le même jour à neuf heures et demie du soir, elle s'éteignait doucement sans que nous puissions à peine saisir son dernier souffle.

Notre-Seigneur avait longtemps fait attendre sa visite à son Épouse fidèle, mais il venait de lui adresser sa divine invitation : « Venez, mon épouse, ma soeur, ma bien-aimée, recevoir la récompense qui vous a été préparée de toute éternité. »

Avec quelle douce joie, ainsi que le lui disait à ces derniers moments notre vénéré Père Confesseur, dut-elle entendre cet appel divin ! Si souvent elle avait dit : Venez, Seigneur Jésus, venez ! Le Seigneur lui apportait magnifiquement la récompense de sa foi qui n'avait jamais défailli, de son espérance qui avait toujours été si vivante au milieu des angoisses et des longues épreuves, de son amour enfin, par lequel son coeur n'avait jamais cessé d'être uni à son Bien-Aimé qu'elle allait enfin voir face à face pour jouir de Lui éternellement.

Nous avons la ferme confiance qu'il en a été fait ainsi et qu'elle n'a pas tardé à être admise au festin des noces éternelles; mais comme l'Agneau divin ne demande aucune ombre sur la robe de ses épouses, veuillez nous aider, ma Révérende Mère, à hâter, s'il en est besoin, la dernière purification que son âme pourrait avoir encore à subir, et lui accorder par grâce une Communion de votre Sainte Communauté, l'indulgence du chemin de la Croix, celle des Pater, elle vous en sera très reconnaissante ainsi que nous qui avons la grâce de nous dire en Notre-Seigneur, ma Révérende Mère,

Votre très humble Soeur et servante.

SOEUR TÉRÈSE DE JÉSUS r. c. i.

De notre monastère de sainte Térèse, sous la protection de notre Père saint Joseph des Carmélites de Paris, 26, avenue de Saxe, ce 31 juillet 1894.

 

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