Carmel

31 juillet 1888 – Pamiers

Ma Révérende et très honorée Mère,

Très humble et respectueux salut en Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui vient d'affliger sensiblement nos coeurs, en retirant du milieu de nous, le jour de la fête de notre Père St-Elie, notre bien chère et regrettée soeur Marquette-Cyrille-Marie de St-Élie, professe et doyenne de notre Communauté, âgée de 80 ans, 4 mois et 12 jours.; et de religion 51 ans, 4 mois et 8 jours.
Notre bonne soeur appartenait a une famille très honorable de St-Girons , où la piété a toujours été héréditaire. On compte parmi ses aïeux, un évêque illustre, M9r Pierre de Fenouillet, prédicateur du roi, qui fut nommé à l'évêché de Montpellier, par Henri IV, en 1607.
Le père de notre chère Soeur portait aussi le même nom, Pierre de Fenouillet; mais après la grande Révolution, il ne voulut jamais faire valoir son titre de noblesse, malgré les instances qui lui furent faites. Jurisconsulte distingué, il mérita l'estime et la confiance de ses concitoyens, qui le firent maire de la ville pendant plus de trente ans. Homme de grand savoir, il était surtout un chrétien modèle; sa foi vive pouvait se comparer à celle des anciens patriarches II se montra toujours l'ami des prêtres, le soutien des pauvres et le consolateur des affligés.
Sa noble épouse, femme de très grand mérite, fut bientôt ravie à sa tendresse par une mort prématurée, laissant encore en bas âge de nombreux enfants, sur lesquels ce père, éminemment pieux, concentra toutes ses affections, s'appliquant à leur inspirer de bonne heure l'amour du devoir et de la vertu. Leur 1 éducation absorbait tous ses instants; ce fut pour ne pas en être distrait, qu'il refusa constamment les hautes charges que lui offrait Charles X. Son intéressante famille correspondit parfaitement à ses soins et ne cessa de se montrer digne d'un si respectable père. Un de ses petits-fils, neveu de notre chère Soeur, docteur en droit, occupe encore une place dans la magistrature.
Notre petite Marquette, quoique bien jeune, comprit néanmoins la perte immense qu'elle venait d'éprouver par la mort de sa vertueuse mère; ce sacrifice douloureux, qu'elle apprécia mieux encore dans la suite, ne contribua pas peu à développer en elle cet esprit sérieux, qui a toujours fait le fond de son caractère. Confiée dès l'âge le plus tendre à d'habiles maîtresses, elle profita merveilleusement des leçons qu'elle en reçut, et devint, en peu de temps, un modèle de sagesse et de modestie. Admise à faire sa première communion, on ne saurait dire, ma Révérende Mère, les admirables dispositions qu'elle y apporta; aussi, en retira-t-elle d'abondantes grâces, particulièrement celle de la vocation religieuse, qu'elle estimait, avec raison, la plus grande de toutes. Prévenue, dès lors, de faveurs toutes spéciales, elle fit de rapides progrès dans la vertu, et sa jeunesse s'écoula calme et pure dans la pratique des bonnes oeuvres. Le divin Maître,qui l'avait choisie pour être son épouse, détacha son coeur de tout ce qui aurait pu le séduire. Elle n'aimait pas le monde et redoutait ses entretiens ; la prière, le silence faisaient toutes les délices de cette âme innocente. Au milieu même des siens, elle était heureuse de se trouver en solitude : « Là, disait-elle, j'entends mieux la voix de Dieu, et je sais mieux lui parler. » Ce fut à cette époque, vers l'âge de treize ans, qu'elle renonça généreusement à toutes les parures mondaines que comportait sa haute condition. Malgré le désir de Mon sieur son père, qui ne voulait pas de singularité dans sa jeune: enfant, et les pressantes sollicitations de ses soeurs, qui ne partageaient pas tout à fait ses goûts, elle ne put jamais se résoudre à quitter le deuil de sa mère. Une vie si pieuse et si régulière faisait l'édification de toute sa paroisse. M. le Curé .en était vraiment fier et la proposait souvent pour modèle.
Quoique fort délicate, elle se levait tous les jours de grand matin, afin de ne pas manquer une seule messe ; libre de son temps, elle le passait en adoration devant le St Sacrement. Ce fut pour favoriser cet attrait que son digne Pasteur lui confia le soin de toutes les chapelles de l'église. Rien ne pouvait lui être plus agréable. Aidée d'une compagne intelligente, elle s'acquittait de ce travail avec une telle perfection qu'on en était émerveillé. Les jours de fêté surtout, la journée ne suffisant pas, elle y employait même une partie de la nuit, ce qui lui valait quelquefois les réprimandes de son bon père et de ses soeurs, dont elle ne parvenait pas toujours à tromper la vigilante sollicitude.                       

Tant de piété faisait déjà prévoir que Mlle Marquette n'était pas faite pour le monde ; elle-même s'en dégageait de plus en plus, mais tout en nourrissant, au fond de son coeur, le désir du cloître, elle gardait soigneusement son secret, sachant bien la peine extrême que causerait à sa famille une telle détermination, surtout à son vénéré père, qui l'aimait cl la considérait comme l'ange de la maison. Enfin, l'heure de Dieu ayant sonné, notre bonne Soeur n'hésita pas à tout abandonner pour obéir à la voix qui l'appelait au Carmel, et son grand courage inspira à son père et aux siens l'acceptation résignée de cet immense sacrifice.
Ce fut la vénérée Mère Elisée, de douce et sainte mémoire; qui lui ouvrit les portes de notre Monastère, où la_ Communauté la reçut à bras ouverts. Dès le début, notre chère Soeur St-Elie se fit remarquer par sa ferveur et sa régularité, aussi mérita-t-elle bientôt de recevoir le Saint-Habit. Une fois revêtue des livrées de la sainte Vierge, elle ne pensa plus qu'à s'immoler à la gloire de Dieu et au salut des âmes. Plus tard, la grâce de la profession vint mettre le comble à ses voeux et l'inonder de joie et de reconnaissance. Douée d'une volonté des plus énergiques, elle sut s'en servir pour se plier aux exigences de la vie religieuse, où, malgré la délicatesse de son tempérament, elle a excelle dans la pratique de la mortification et dans l'exactitude à nos saints exercices. Toujours des premières au choeur, il était édifiant de la voir chaque matin , à l'oraison,' jusqu'à sa dernière maladie. Avec la permission de ses Mères Prieures, elle se levait à 4 heures en hiver et à 3 en été, afin d'avoir plus de temps pour prier, et c'est, du reste ce qu'elle faisait continuellement, surtout pendant les dernières années de sa vie, où sa vue, qui s'était grandement affaiblie, ne lui permettait plus la récitation du St-Office. De toutes les privations, nous disait-elle, souvent,, celle qui me coûte le plus, c'est de ne pouvoir dire mon bréviaire; en effet, ce sacrifice était grand et se renouvelait chaque jour. Bien qu'elle y eût satisfait, en récitant les Pater prescrits par nos Saintes Constitutions, elle ne manquait jamais d'assister à Matines et de suivre le choeur, se tenant toujours debout, malgré son grand âge, et ne se permettant pas le plus petit soulagement. Une ferveur si soutenue édifiait beaucoup toute la Communauté, aussi demandions-nous au bon Dieu de conserver encore longtemps cette bonne ancienne, que nous aimions dé plus en plus.      
Il y eut un an au mois de mars dernier, nous eûmes la joie de célébrer ses noces d'or; cette petite fête de famille fut, pour notre béni Carmel, un jour de grande réjouissance. Depuis longtemps, nous nous promettions de faire, en son honneur, tout ce que notre affection nous suggérait, et nous fûmes heureuses de pouvoir le réaliser. Dans sa profonde humilité, notre vénérable jubilaire nous suppliait de ne pas songer à tous ces préparatifs, pourvu que je fasse bien ma retraite, nous disait-elle, voilà ce que je désire; elle la fit bien, en effet, et renouvela ses voeux avec une ferveur de novice.
Monseigneur, notre saint Évêque, qui nous témoigne en toute circonstance sa paternelle bonté, daigna bien venir au parloir, accompagné de ses Vicaires Généraux, pour lui donner sa sainte bénédiction.
Notre chère Soeur St-Elie jouissant, à cette époque, d'une assez bonne santé, voulut bien se prêter à tout avec une gracieuseté charmante. 11 était beau de la voir,'avec sa couronne de rosés blanches et son bâton fleuri, se rendre au choeur, au réfectoire, à la récréation, où, à chaque station, une nouvelle surprise l'atten dait. « Mais, c'est trop, mes Soeurs, s'écriait-elle, à quoi pensez-vous de faire tout cela pour une pauvre vieille? » Les chants, composés pour cette circonstance, la réjouirent beaucoup ; elle souriait surtout à ce refrain :

O Soeur chérie, Doyenne de ce Carmel, Puissiez-vous monter au Ciel Dans le beau char d'Élie!

Nous étions loin de penser, ma Révérende Mère, que ces voeux seraient prophétiques, et que seize mois plus tard, le jour même de la Fête, de notre Père St-Elie, ils se réaliseraient. Depuis cette joyeuse fête, la ferveur de notre chère jubilaire allait toujours croissant et sa vie n'était plus qu'une continuelle prière. Comme la lampe du sanctuaire, elle se consumait auprès du Tabernacle, tenant fidèle compagnie au divin Prisonnier d'amour. Mais ses forces physiques diminuaient sensiblement, elle dépérissait à vue d'oeil, nous en étions alarmées et nous jugeâmes prudent de la mettre à l'infirmerie. Cependant, nous fîmes appeler M. le docteur Pauly qui, depuis environ quarante ans prodigue ses soins à nos malades, avec autant d'intelligence que de dévouement, qu'il veuille bien agréer ici notre vive reconnaissance. Il constata que notre chère octogénaire était atteinte d'une maladie inflammatoire; chaque jour, il se donnait la peine de venir la visiter ; mais ses prescriptions furent impuissantes à vaincre son dégoût de toute nourriture. Elle est restée près de six semaines ne prenant que quelques gouttes de liquide, nous étions désolées, dans la prévision d'un triste, dénouement. Quoiqu'elle fût dans un état d'inanition complète, elle sut trouver assez de force et de courage pour se lever et se faire porter à la grille du choeur, afin d'y communier une dernière fois. C'était le 2 juillet, fête de la Visitation et de l'Adoration perpétuelle, 240me anniversaire de la fondation de notre Couvent. Son âme en fut toute consolée et fortifiée. Depuis ce moment, le mal fit de rapides progrès, elle s'affaiblissait de plus en plus, nous perdîmes bientôt tout espoir de la sauver. Ne se dissimulant pas son état, notre bonne Soeur demanda elle-même les derniers sacrements. M. le Supérieur du grand Séminaire, "notre vénéré Père confesseur, en qui elle avait une entière confiance, vint la confesser et l'encourager. M. l'abbé Rouan, chanoine honoraire, Secrétaire général de l'évêché, qui veut bien être aussi notre chapelain, vint lui apporter le saint Viatique et l'Extrême-Onction. Avant de recevoir son Dieu, elle demanda humblement pardon à la Communauté réunie autour de son lit. M. l'Aumônier lui adressa une touchante exhortation, qui émut profondément notre chère malade ; aussi demanda-t-elle son assistance la veille de sa mort. Avec la piété qui le caractérise, il fit la recommandation de l'âme, lui donna une dernière absolution et lui appliqua l'indulgence in articulo mortis. Notre bien-aimée Soeur St-Elie a conservé jusqu'à la fin une lucidité d'esprit parfaite.; elle a reçu avec une pleine connaissance tous les secours de notre sainte Religion et toutes les grâces qu'elle pouvait désirer.                                                                                                                                                     
Monseigneur, accompagné de son Secrétaire Général, a daigné visiter notre chère malade et lui apporter, avec sa paternelle bénédiction, quelques paroles de consolation et d'encouragement. Toute la Communauté était réunie à l'in firmerie.  Sa Grandeur, en nous faisant baiser son anneau, nous a adressé, à chacune en particulier, un mot gracieux et bienveillant, qui a pénétré nos coeurs de la plus douce joie et de la plus vive gratitude. Veuillez, ma Révérende Mère, nous aider à obtenir du bon Dieu, pour notre si digne Prélat et vénéré Père supérieur, le rétablissement de sa santé, si précieuse et si chère à tout son diocèse.
Le jour de la fête de notre Père St-Elie, voyant que notre pauvre agonis ante baissait beaucoup, toutes nos Soeurs se rendirent auprès de son lit pour réciter une dernière fois les prières du Manuel ; elle ne pouvait plus parler, mais elle entendait fort bien. Nous lui suggérâmes quelques pieuses aspirations, puis elle tourna son regard vers le Ciel, objet de ses voeux les plus ardents, et, tenant dans ses mains son crucifix qu'elle avait si souvent baisé, revêtue de son grand scapulaire, elle s'endormit dans le Seigneur avec tant de calme et de paix, qu'en lui fermant les yeux, il nous semblait la voir respirer encore. C'était, selon son désir, le 20 juillet, fête de notre Père St-Elie, à 3 heures et demie du soir.
Le lendemain samedi, M. notre Aumônier célébra la grand'messe. Nôtre chère défunte resta exposée devant la grille du choeur toute la journée. Le soir, nous chantâmes le Salve Regina autour de son cercueil. A cinq heures eurent lieu ses obsèques présidées par M. l'abbé Roudière, Vicaire Général, assisté d'un nombreux Clergé, parmi lequel se trouvaient : M. l'Archiprêtre de la Cathédrale, MM. les Supérieurs du grand et du petit Séminaires, M. le chanoine Soula, M. Laffargue, chanoine honoraire, aumônier du Couvent de Notre-Dame et nos Révérends Pères Carmes, tous si dévoués à notre Carmel. Nous les prions de vouloir bien agréer ici l'hommage de notre profond respect et de notre vive reconnaissance.
Nous avons la douce confiance que notre Père St-Elie a emporté au Ciel, dans son char de feu, l'âme de notre bien regrettée Soeur, néanmoins nous vous prions, ma Révérende Mère, de vouloir lui faire rendre, au plus tôt, les suffrages de notre Saint Ordre ; par grâce, une communion de votre Communauté, l'indulgence des six Pater, celle du Via Crucis, quelques invocations à la très sainte Vierge, à notre Père St-Joseph et à St-Elie, son patron. Elle vous en sera reconnaissante, ainsi que nous, qui avons la grâce de nous dire, avec le plus profond respect et le plus religieux attachement,
Ma Révérende et très honorée Mère,
Votre très humble Soeur et Servante, Soeur Marie-Thérèse du Sacré-Coeur de Jésus. R. C. I.
De notre Monastère de Jésus Sauveur, et de N. P. St-Joseph, des Carmélites de Pamiers, le 31 juillet 1888.

P. S. — Veuillez excuser le retard de cette circulaire; l'imprimeur n'a pu s'occuper plus tôt de ce travail.

Pamiers, imprimerie de T. Vergé.

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