Carmel

31 janvier 1889 – Dorat

Ma Révérende et Très-Honorée Mère,
paix et très humble salut en Notre Seigneur.

La paix ! Oh ! c'est bien là, ma Révérende Mère, la douce et profonde impression que nous a laissée, en quittant l'exil, notre bien-aimée et très regrettée Soeur Thérèse-Marie-Louise de Saint-Élie, professe de notre Communauté. La première, elle a franchi le seuil de notre monastère après sa reconstruction ; la première, elle le franchit de nouveau, pour s'en aller à sa dernière de meure terrestre. Elle était âgée de 30 ans et quelques mois, et avait de religion 7 ans un mois et quelques jours.

Sa Grandeur Monseigneur Gay, évêque d'Anthédon, que Notre-Seigneur nous a fait l'inappréciable grâce, d'avoir pour fondateur et Supérieur, nous écrivant pour nous exprimer sa peine d'être forcément loin de nous quand nous étions dans ce deuil, ajoutait quelques lignes qui suffiraient seules, ma Révérende Mère, pour vous faire connaître la chère enfant que le divin Maître s'est plu à rappeler à lui, trop tôt pour nos coeurs, sans doute, mais sûrement au moment où il l'a jugée prête à être couronnée.
« Elle était si pure et si droite, dit notre vénéré Pontife, si vraie et si forte! « Elle a  tant connu et aimé   Notre-Seigneur ! Qui recevait   mieux   qu'elle  toutes les paroles qui lui éclairaient son Jésus? Je la vois encore avec son beau et candide visage tout épanoui après nos instructions, et toujours si  reconnaissante! Il a bien fallu, n'est-ce pas, qu'elle eût les complaisances particulières de l'Époux, pour que, si tôt, il l'ait appelée à la chambre nuptiale ! Nous nous disions qu'elle était ici-bas notre espoir : Dieu l'avait si bien douée ! On se reposait sur elle pour l'avenir de Nazareth dont elle avait si bien l'esprit! Dieu nous l'a prise : que son saint nom soit béni !»

Malgré ces quelques mots qui disent tant de choses, ma Révérende Mère, il nous est doux de vous donner dès détails qui vous édifieront et me pleureront la joie de vous parler de notre fille bien-aimée.     

Notre chère Soeur, ma Révérende Mère, appartenait aune famille aussi honorable que chrétienne du Berry. Sa petite enfance s'écoula simple et paisible sous les yeux de ses bons parents, qui ne voulurent laisser à personne le soin de cette première éducation dont l'influence est ordinairement si grande sur la vie entière. Cependant quelques petits traits saillants, mais rares, pouvaient bien donner à entendre dès lors ce qu'elle serait un jour. Ainsi à 5  ans, elle ne se fût plus permis ces petites espiègleries auxquelles jusque là elle se laissait aller naturellement, sans jamais toutefois en demander une sorte de permission à sa mère. « Maman, disait-elle, mémie va faire une petite sottise. » Et elle attendait. Si sa bonne mère, distraite, tardait à répondre, l'enfant répétait plus fort sa petite phrase en laissant la main appliquée sur l'objet désiré, un joli fruit, par exemple, qu'elle s'appropriait bien vite aussitôt que le oui attendu était prononcé. C'est ainsi encore qu'à 7 ou 8 ans, après avoir pris son repas, elle quittait la table, et d'elle-même montait à la chambre de sa mère malade pour savoir, si elle avait, besoin de ses soins, pensant que les domestiques avaient bien, eux aussi, besoin de prendre leur nourriture. Elle dédaignait les amusements de son âge ; elle aurait aimé à suivre ses frères pendant les vacances dans leurs courses à cheval, ou dans leurs longues excursions à travers les champs ; mais ils ne voulaient pas d'elle à cause de sa petite taille. « Alors, quand je serai grande, disait-elle, je saurai vous suivre, et vous ne m'en empêcherez plus. »

Arriva le moment de sa première Communion. Nous ne savons autre chose sur ce grand acte de sa vie que son assiduité aux instructions, malgré l'éloignement où elle était de l'église, sa bonne tenue au Catéchisme, et la netteté, la précision de ses réponses qui attiraient l'admiration du vénérable doyen. Nous savons aussi qu'au jour béni où pour la première fois elle reçut Notre-Seigneur, une joie jusqu'alors inconnue, mais si vive qu'elle envahit toute son âme, la rendit expansive comme elle ne l'était jamais. Il s'écoula quelque temps entre sa première Communion et sa Confirmation. C'est dans ce Sacrement qu'elle puisa, nous n'en doutons pas, cette surabondance d'énergie dont elle allait avoir bientôt besoin.     

Ici, ma Révérende Mère, commence, pour notre chère Soeur, une phase nouvelle, bien différente, hélas! de la première. Comme autrefois à Tobie, l'Ange du Seigneur sembla dire à sa vertueuse famille  « Parce que vous avez été agréable à Dieu, il faut que la tentation vous éprouve. » En effet, cette année 1870, si désastreuse pour tout le monde, le. fut particulièrement pour les parents de notre chère enfant. Dieu permit qu'en peu de temps, le fruit d'un travail assidu et intelligent de neuf années fût anéanti, et que par là même disparus sent les plus belles espérances d'un brillant avenir.

On dut quitter le Berry et venir s'établir au Dorat, ville natale de l'ancienne et noble famille maternelle de notre Soeur, dont la bisaïeule y était, vénérée comme une Sainte. Là, pour soulager son excellente mère toujours souffrante, la chère enfant se fit comme la seconde mère de ses frères et de ses deux soeurs, dont l'une était à peu près de deux ans plus jeune qu'elle. et l'autre ne marchait pas encore. S'en charger exclusivement, lui prodiguer tous les soins que réclame un âge si tendre, pousser le dévouement jusqu'à la porter durant de longues promenades sans tenir compte de la fatigue, telle fut la tâche que s'imposa tout d'abord notre Soeur bien-aimée ; elle n'y faillit pas et y mit tout son coeur. Peu de temps après, la pauvre mère tomba sérieusement malade et se trouva réduite à garder le lit pendant deux ans. Sa chère fille, âgée seulement de 13 ans, fut donc installée maîtresse de maison, partageant la responsabilité du ménage avec sa jeune soeur qui n'en avait que onze. La chère enfant ne se décourage pas ; elle se met en face de l'épreuve, bien résolue à la porter en vraie chrétienne, et
à l'adoucir à ses parents, à quelque prix que ce soit. Son père, obligé de s'absen ter chaque semaine, revenait le samedi pour passer le dimanche en famille.
Avec quel bonheur, quel empressement, à son arrivée, elle se jetait dans ses bras, le pressait sur son coeur et lui rendait compte de sa petite administration ! Le pauvre père était heureux et fier : aussi quelle mutuelle affection entre ces deux âmes si bien faites l'une pour l'autre, et si dignes l'une de l'autre !
Pour se créer quelques ressources, nos deux jeunes filles entreprirent de fon der une maison de confection. Notre bonne Soeur en prit la haute direction, et toutes deux se mirent au travail avec une ardeur et un courage qui ne se démentirent jamais. L'Esprit de Dieu présidait à tout : prières, lectures pieuses, bons conseils, privations de toutes sortes, tout fut mis en oeuvre pour assurer le succès de cet essai et pour que les ouvrières qui y étaient employées trouvas sent un aliment à leur piété en même temps qu'un moyen d'existence. Quatre ans se passèrent ainsi, mais cette fois encore le succès ne répondit pas aux efforts ; on dut renoncer à cette entreprise.

Pendant les années de si grande détresse, notre chère enfant marchait sur les traces de sa famille, toujours si charitable, qu'elle sut trouver le temps et le moyen de s'occuper de  bonnes oeuvres et de distribuer quelques aumônes dont notre monastère encore presque à son début eut aussi sa bonne part.    Que de fois les pieux parents ne virent-il s pas leur fille quitter, le soir, le foyer paternel, pour monter à un étage supérieur soigner une pauvre femme malade, lui arranger son lit, mettre de l'ordre autour d'elle, et lui dire en la quittant : « Allons, reposez bien tranquillement; je reviendrai demain matin vous voir et ouvrir votre porte. » Nous pourrions citer un grand nombre de traits  analogues rapportés, non par notre chère Soeur, mais par les pauvres qu'elle avait assistés et qui ne peuvent assez répéter à quel point elle était bonne ! « Comme elle venait nous voir, disaient-ils, nous apportant toujours quelques petites douceurs! » Et ces petites douceurs, ma Révérende Mère, elle savait adroitement s'en priver pour ses chers pauvres, et quelquefois même prendre sur son nécessaire pour les leur donner.            

C'est au milieu de cette vie de dévouement, toujours semée d'épreuves que le Saint-Esprit travaillait l'âme de notre chère enfant, et la préparait au divin appel qu'il ne devait pas tarder à lui faire entendre. Ce fut le 15 octobre 1876. Elle assistait au panégyrique de notre sainte Mère Thérèse prêché dans notre chapelle par Monsieur le Curé de la paroisse, son Père spirituel et notre confesseur extraordinaire. Pendant le Sermon elle sentit un rayon de lumière jaillir comme un trait dans son âme tout émue : c'était le Veni de l'Époux qui retentissait à l'oreille de son coeur ; elle répondit sans hésiter : « Me voici », et, à partir de ce jour béni, son sacrifice fut consommé dans sa volonté.
La charité, les devoirs de la famille lui imposèrent de longs et douloureux délais ; il fallait encore une immolation plus sensible peut-être que les autres. Sa soeur, son aide et sa compagne la plus chère, allait lui être ravie. Deux ans d'une vie de souffrances devaient bientôt se terminer par une cruelle agonie de 33 jours, pendant lesquels les soins dont l'entoura notre chère enfant ne se peuvent point décrire. Comme elles se parlaient de la Sainte Vierge, de Dieu, du Ciel ! Pas un instant notre Soeur si dévouée ne quitta sa pauvre et intéressante malade : ne prenant de repos ni le jour ni la nuit, la tenant, pour ainsi dire constamment dans ses bras jusqu'au dernier soupir qui s'exhala le 16 août 1881. Le ciel, qui s'ouvrait pour l'une, allait ouvrir à l'autre, les portes du Carmel.
Notre chère Soeur Marie-Louise-de-Saint-Elie, ainsi préparée dans le creuset de la croix et du sacrifice, fut conduite au Carmel par ses héroïques parents, encore sous l'impression douloureuse d'une première séparation ; et la seconde, qu'ils acceptèrent avec courage, montra de nouveau la foi vive et profonde de ces excellents chrétiens. Le Père spirituel si dévoué de son âme, qui l'avait guidée jusqu'à ce moment, éprouvait une grande joie de donner cette enfant au Carmel, dont il est aussi un véritable ami. Il la bénit à son entrée, comme plus tard, hélas! ce fut lui encore qui la bénit à sa sortie. Notre chère Mère Thérèse de Jésus, qui nous a précédée dans la charge, lui ouvrit avec une joie que nous partagions toutes les portes de notre monastère. C'était le 8 décembre 1881.

Les débuts de notre chère fille dans sa vie religieuse furent ce qu'on devait attendre d'une âme trempée comme la sienne. Forte et généreuse par nature, douée d'une grande perspicacité, d'un tact exquis, d'un jugement droit, sérieux et profond, d'une remarquable élévation d'esprit et de sentiments, elle eut bientôt compris la hauteur, la sublimité et toutes les exigences de sa vocation de Carmélite. Avec une vue si claire, un courage moins viril que le sien eût facilement succombé car, pénétrant jusqu'au but à atteindre, elle se demanda, hésitante, si Dieu l'y appelait réellement. Elle méprisa le doute et commença sa course à pas de géant, servie qu'elle était d'ailleurs par une santé qui semblait ne rien laisser à désirer.
Elle n'était encore que postulante quand sa Mère Prieure eut à lui faire une observation sur une chose peu importante qu'elle lui avait déjà signalée. Soeur Marie-Louise fondit en larmes. Sa Mère en fut d'autant plus étonnée qu'elle accueillait ordinairement par un merci tout cordial celles qu'on avait occasion de lui faire. Et comme la Prieure lui demandait la cause de ses larmes : « Ma Mère, répondit-elle, je pleure parce que vous m'aviez déjà fait cette observation, et que je veux ne vous donner jamais lieu de me répéter deux fois la même chose.» II fut facile de voir que nos pressentiments ne nous avaient point trompée et à quelle nature énergique et vaillante nous avions affaire. Elle tint parole : jamais novice ne donna moins de peine à former. Elle était venue chercher la perfection de la vie du Carmel. Jamais son regard ne s'abaissa, jamais elle ne fit un pas en arrière ; elle avait lu le mot de saint Jérôme à Pauline: « Ne te contente en rien du médiocre; cherche en toute choses la plus haute perfection ». Elle en fit la règle de sa conduite : rien ne fut mesquin ou étroit dans sa vie religieuse, tout y fut grand et généreux.
On put donc sans crainte lui confier un office, encore qu'elle ne fût que Novice Professe : ce fut celui de Provisoire, d'autant plus important dans ce moment que les santés étaient plus éprouvées. Pour se rendre compte des dispositions de notre fille au regard de cet emploi, sa Mère Prieure lui dit: « Vous êtes bien con tente de rendre ainsi service à la communauté ? — O ma Mère, répondit-elle; je lui rendrai toujours service, peu importe le lieu ou la charge, tout m'est absolument indifférent.
C'est ainsi que nous l'avons toujours vue. Elle ne comprenait pas qu'on pût avoir un choix ou tenir à tel ou tel emploi; pour elle l'obéissance primait tout ; et l'autorité, en qui elle ne cherchait que Dieu, la trouva toujours soumise, respectueuse, dévouée, et, au besoin, prête à la défendre.
Elle remplit donc l'office de Provisoire avec la maturité d'une ancienne Religieuse. Le silence, la ponctualité, la sainte pauvreté y étaient religieusement observés, mais sans contrainte ; elle savait se faire respecter et aimer : elle était si digne et à la fois si bonne ! S'accuser humblement, prendre le tort sur elle lui était si ordinaire que nos bonnes Soeurs du Voile blanc, nous entendant lui faire un reproche qu'elles savaient ne pas mériter, se hâtaient de venir nous dire: « Ma Mère, c'est nous qui sommes les coupables, et non ma Soeur Marie-Louise. » C'est que, se voyant la première en cet office, elle se croyait et se faisait responsable des manquements qui s'y glissaient. Elle savait si bien encourager nos Soeurs! Un jour, elle disait à une Postulante converse que rien ne lui aurait coûté pour avoir le bonheur d'être Carmélite : quand même il lui eût fallu rouler des pierres toute sa vie, elle n'aurait pas cru payer trop cher ce bonheur. « Si vous saviez, ajoutait-elle, combien vous serez heureuse ! »

Notre chère Soeur, ma Révérende Mère, était déjà parvenue à observer exactement ce point si difficile de nos saintes Constitutions de ne pas s'excuser, comme aussi de ne dire aucune parole inutile : rarement il lui en échappait, tant son attrait pour le silence était remarquable. Cette fidélité de tous les instants et à tous ses devoirs, des moindres aux plus grands, était son aspiration continuelle, et elle l'avait si bien comprise ! Voici ce que nous trouvons dans des notes trop rares qu'elle a laissées : « Comme épouse et épouse très misérable, dit-elle, je dois d'autant plus à Jésus une fidélité jalouse ; celle de l'esprit me paraît lui être aussi précieuse qu'elle est difficile. Je dois ne pas penser sans Lui; une pensée inutile est une perte de temps; tout ce qui ne m'unit pas à Jésus est inutile. L'union à Lui est seule désirable pour moi, comme aussi tout ce qui peut m'y conduire. Je n'ai pas autre chose à faire pour arriver à l'union telle qu'il me la demande. »
Et comment la lui demandait-Il cette union ? Voici la parole qu'elle crut entendre un jour : « Donne-toi, et je te donnerai. » C'était répondre aux ardents désirs qu'elle avait déjà de se livrer ; c'était satisfaire sa soif de dévouement, d'immolation pour les intérêts et la gloire de Jésus, surtout sa soif d'arriver au degré d'union auquel elle aspirait. Elle y revient toujours. « Le but unique que je me propose d'atteindre dans cette Retraite (de 1880), c'est celui de toute ma vie, l'union à Jésus. Si je le laisse faire ce qu'il veut dans mon âme, je sens qu'il y opérera beaucoup ; mais je sens plus encore que mon impuissance est absolue. Je tâche de disparaître pour le laisser faire; du reste, en présence de cette grâce d'union avec Lui, c'est le seul rôle qui me convienne toujours. »
Elle y a été fidèle, à ce rôle, ma Révérende Mère. Il ne se passait rien d'extraordinaire dans sa vie ; on n'y voyait qu'une régularité exemplaire et sans relâche. Son énergie, sa force de caractère, elle les tourna toujours contre elle pour se perdre dans la vie commune. Ne rien demander, ne rien refuser lui paraissait la chose la plus naturelle du monde ; et les soulagements que plus tard elle fut obligée de prendre, elle en usa comme n'en usant pas, ou comme s'il se fût agi d'une autre personne. Elle ne parlait guère d'elle que pour dire ses défauts ; jamais elle ne fit allusion à son bien-être passé, ni aux épreuves qui le suivirent, ni aux oeuvres dont elle s'occupa, encore moins au goût qu'elle trouvait dans le soin de l'Église, dans l'arrangement des reposoirs pour les processions du Saint-Sacrement ; nous ne le comprîmes nous-mêmes qu'à son ardeur à confectionner des fleurs pour honorer la sainte Eucharistie.
Le temps s'écoulait pour notre chère Soeur dans les grandes et saintes délices qu'on goûte au service du divin Maître, surtout lorsqu'une santé parfaite seconde les attraits en permettant de suivre toute notre sainte Règle. Sous ce rapport, elle n'avait rien à souhaiter et nous disait souvent que la règle du Carmel semblait faite pour son tempérament, tant il s'en trouvait bien.
Ainsi se passèrent les cinq premières années de sa vie religieuse. Stimulée par cette parole que nous avons déjà citée : « Donne-toi, et je le donnerai », il ne lui semblait plus recevable de laisser prendre seulement, elle prétendait donner toujours. « Si je ne me donne pas tout entière, disait-elle, et à mesure que la lumière se fera, je ne suis ni pauvre, ni chaste, ni obéissante, ni vierge, ni épouse ; ma vie religieuse est stérile, et je vis d'égoïsme. » Et, après avoir développé les raisons qu'elle a de se donner pour servir les intérêts de la sainte Église, elle ajoute : «Mais la grande raison de me donner, c'est votre demande, ô mon Christ adoré ! N'y eût-il plus de prêtres à aider, ni d'âmes à sauver, elle serait plus que suffisante à me faire poursuivre sans relâche les moyens de me donner davantage. »
Elle avançait à grands pas dans la voie de l'orai son et de l'immolation. Jésus en retour se donna à elle avec une nouvelle abondance. Elle goûtait la saveur et le sens des textes  des saintes Écritures, et savait les approprier aux besoins de son âme. Elle ne connaissait pas le latin ; mais elle avait à le comprendre une facilité étonnante, et pour dire mieux l'Office divin, elle avait eu la patience de l'apprendre par coeur afin qu'aucune parole ne lui échappât. « Voyez, disait-elle, quel avantage de savoir le sens des paroles! j'en suis venue à n'avoir pas une seule distraction à l'Office. »

Sa Retraite de 1886 nous montre une nouvelle ascension de son âme et une prévenance marquée de son Époux céleste. « II n'y aura plus que de l'amour entre nous. » « Ces paroles que mon âme entendait ce matin si clairement, ce  matin, après la sainte Communion, écrit-elle, m'ont été une invitation à  laquelle il me serait mille fois plus difficile de ne pas répondre, que de la suivre amoureusement, car elles sont accompagnées de la grâce qui fait vouloir et  pouvoir. Cependant je sentais qu'il me laissait libre, et j'ose dire qu'il y avait  autant de délicate discrétion que de tendresse dans ces mots. Mais, malgré mon étonnement, mon effroi, je lui ai dit et crié, à ce Jésus amour, que puisqu'il daigne le vouloir, mon être tout entier est une réponse à son incroyable demande, et que, puisqu'il veut ce que je n'aurais jamais demandé, ni osé  croire, eh bien, oui, il n'y aura plus que de l'amour entre Dieu et cette misérable et ingrate petite créature. Plus de moi avant tout, plus d'hésitation, plus  rien qui contrarie si peu que ce soit cet amour enivrant. »
Elle continue : « Et comme Jésus daignait en ce moment répondre à toutes mes demandes, II me fit comprendre que, si de mon côté, vu ma faiblesse, il y a du péché, il  aura, du sien, la souffrance qui, à quelque degré qu'elle me visite, sera encore  une forme de son amour. Je l'aime, cette forme-là. Il le sait bien, et c'est pour cela que je l'attends et la souhaite par amour de lui, afin de pouvoir dire en  toute vérité qu'il n'y a plus que de l'amour entre nous. Je lui avais tant dit  le premier jour de cette Retraite: N'est-ce pas que vous me conduirez aux  excès pour votre amour ? C'était bien sa réponse qui me venait ce matin en me disant que notre  amour réciproque nous y conduirait, que le sien, serait la mesure du mien. »
Cette parole à laquelle l'avait préparée son immolation courageuse et quotidienne la comble de joie et de gratitude. Cherchant comment elle pourrait y répondre, la pensée lui vient de faire le voeu du plus parfait. Ses Supérieurs la trouvaient bien jeune ; mais comme elle l'était seulement d'âge, ils le lui permirent ; et un moment avant les élections qui allaient lui donner une nouvelle Mère, elle eut la filiale délicatesse de remettre à la première, celle qui lui avait ouvert la porte de notre Carmel, donné le saint Habit, et reçu ses voeux, elle lui remit, disons-nous, le billet contenant la formule de son voeu : « Aujourd'hui,  31 juillet 1886, je promets, par pur amour à Jésus et à ma Mère, de faire  toujours avec droiture et simplicité, ce qui me paraîtra le plus parfait, demandant à Dieu la grâce de le connaître en toutes circonstances. Je voudrais par  ce voeu répondre en quelque chose à la première grâce d'amour de mon  Jésus et à toute celles que depuis il m'a faites par mal Mère dans cet Ordre sacré. Monseigneur notre Père ne me donne cette permission, dont je me sens si indigne, que pour jusqu'à la fête de notre Mère sainte Thérèse de cette année; à cette époque j'espère obtenir de renouveler cet engagement. »

La permission lui en fut renouvelée jusqu'à sa mort. Aussitôt après les élections, son esprit de foi en l'autorité la fit se jeter à genoux devant nous et nous dire : « Ma Mère, je suis votre enfant, vous le croyez bien, n'est-ce-pas ? Oh j croyez-le, je vous en prie, et usez de moi à votre bon plaisir. » A la première occasion, elle nous mit au courant de son âme, de son voeu du plus parfait.   Après nous avoir dit comme elle pouvait les grâces de Notre-Seigneur : « Oh! ma Mère, nous dit-elle, qu'il est bon notre Jésus, qu'il est bon! Je ne sais dire autre chose. »                                                                                            

C'est ainsi que notre chère enfant montait d'ascension en ascension, quand un dernier mot vint mettre le comble et comme le sceau à toutes les grâces déjà reçues, aux réponses qui y furent faites. Notre-Seigneur, l'attirant toujours davantage, lui dit enfin: « Je suis la vigne, et tu es la branche. » C'était l'union tant rêvée, tant désirée par cette âme si fidèle. Elle ajoutait: « Une même sève  coule donc en vous et en moi ; nous sommes unis jusqu'à l'unité. » Alors elle eut un sentiment si vif et si continuel de la présence de Dieu, qu'il lui était devenu difficile de le perdre de vue. Nous rendant compte de ce qui se passait en elle et des faveurs si grandes qu'elle recevait, elle ne pouvait dissimuler son émotion. Tout émue, à notre tour, nous ne pûmes nous empêcher de lui dire: « Chère enfant, que pensez-vous que demandera Jésus en retour de tant d'amour?
Que s'ensuivra-t-il ? qu'arrivera-t-il ? — Oh ! ma Mère, nous dit-elle, tout ce qu'il voudra. Certaine que l'épreuve suivrait ces grâces de choix, nous étions loin pourtant de prévoir celle qui était réservée à notre chère enfant.
Nous vous l'avons dit, ma Révérende Mère, ma Soeur Marie-Louise s'était mise à l'oeuvre avec un courage et une ardeur qui ne se démentirent pas. Dieu l'avait douée de rares et nobles qualités ; le temps et les occasions lui manquèrent, dans sa trop courte vie religieuse, pour atteindre cette plénitude de perfection pratique qu'elle souhaitait ardemment et modifier un peu de verdeur et de froideur apparente qu'une nature trop virile peut-être et les épreuves qu'elle dut traverser lui avaient laissé. On eût désiré d'elle plus d'aménité, d'affabilité extérieure et d'ouverture envers ses Soeurs. Elle-même en avait si bien conscience qu'un jour, à l'une de ces instructives et saintes récréations que Mon seigneur notre Père veut bien nous permettre de passer avec Lui au parloir, elle lui demanda naïvement et avec sa précision ordinaire : « Mon Père, est-ce qu'une personne dépourvue de charmes pourra arriver à la même perfection qu'une autre qui n'en manque pas ? » Avec la réponse affirmative éclata l'hila rité générale, car toutes nous comprîmes l'allusion.
Connaître un défaut et se mettre en mesure de le corriger était tout un pour notre chère enfant. Elle s'appliqua autant qu'elle le put à réformer ce qu'on lui signalait d'imparfait ou d'incomplet. Nous ne doutons donc pas, ma Révérende Mère, que, sous l'heureuse influence de la vie religieuse, et surtout sous la haute et si paternelle direction de notre vénéré Père Supérieur, toutes les aspérités apparentes eussent disparu en peu de temps, car une de ses maximes était: « Le travail autant que possible ; le repos, jamais. »
Pauvre chère enfant, la bonne santé dont elle jouissait, certaines dispositions naturelles, comme l'amour de la Règle, lui rendaient faciles bien des choses qui sont difficiles à d'autres, et elle y comptait; elle voulait en jouir hautement en Dieu ; pour cette gloire de Dieu qui lui était si chère, elle entrevoyait un horizon sans limites de dévouement, de souffrances, d'amour toujours croissant, et elle se délectait dans l'espoir de voir se réaliser ses immenses désirs d'immo lation complète. Hélas ! ma Révérende Mère, elle croyait ne s'arrêter qu'au soir de la vie; et Dieu, le souverain Maître, l'appelait dès les premières heures !
Au mois de mars 1887, nous fûmes presque toutes, atteintes de bronchites sans aucune gravité; notre chère enfant, une des plus fortes d'entre nous fut atteinte elle aussi, mais l'une des dernières; le jour même où le matin elle nous assura avoir passé une bonne nuit et être déjà guérie, la fièvre et la toux revinrent avec plus d'intensité que jamais.
Nous fîmes appeler le docteur, qui, après l'auscultation, ne put nous dissimuler son inquiétude sur l'état de notre bien chère fille. Elle dut alors dire adieu à cette vie de communauté qu'elle avait si bien suivie jusque-là et qui lui était si précieuse. Retenue, de longs mois à l'infirmerie, son courage et sa fidélité furent comme toujours sans éclipse. Cependant, l'été venu, notre Soeur parut se remettre et put reprendre quelques-unes de nos saintes observances. Elle, qui était pleine de confiance en son entière guérison, ne pensait qu'à une chose : poursuivre et sans retard l'oeuvre de sa perfection. L'hiver de 1887 ne se passa pas trop mal, ainsi que le printemps et l'été suivants ; mais le mal faisait ses ravages sourdement, malgré les soins les plus minutieux et les remèdes énergiques employés par notre dévoué docteur. Les pointes de feu furent supportées sans sourciller, comme autrefois, à la main, des incisions multipliées pour extraire une aiguille qui l'avait traversée. Elle souffrait avec grande joie pour son Jésus, qu'elle aimait tant. Le désir d'une guérison sur laquelle nous-même ne comptions plus, faisaient vibrer jusqu'aux fibres les plus intimes de son âme. Mais, hélas! le moment arriva où le doute ne fut plus possible. Ce fut alors comme un torrent de douleur qui fondit sur notre pauvre Soeur : un coup de foudre ne l'eût pas terrifiée davantage. Avec quelle vérité elle pouvait dire : « Les ténèbres de la mort m'ont environnée! » Ce furent bien là certainement ces excès auxquels elle avait demandé à son Christ d'aller, alors qu'elle se donnait à lui avec un abandon si entier. Malgré ces tortures intérieures, proportionnées, nous le croyons, à son extrême désir et à sa capacité de souffrir, son âme resta debout quoique brisée ; et sa volonté, plus que jamais perdue en celle de son Dieu, à l'amour de qui elle crut toujours et qu'elle adora sans le comprendre.
La dernière fois que nous eûmes la grâce de recevoir la visite de Monseigneur notre Père, au mois d'octobre, notre chère enfant lui dit :« Mon Père, vous dites, dans votre traité sur l'abandon, que Dieu ayant tous les droits sur sa créature, il y en a pourtant qu'il n'exerce que si elle les lui donne; J'ai toutdonné à Dieu et par ma Profession et par mon voeu du plus parfait ; mais je n'ai jamais songé à lui faire de ma santé un don spécial, parce que je la croyais le moyen de ses autres grâces et de ses desseins sur moi. Maintenant je vois qu'il la veut. Oh ! mon Père, livrez-moi à lui pour qu'il la prenne quand et dans la mesure qu'il voudra. » Ému de cette ouverture inattendue, Mon seigneur lui dit qu'il y penserait devant Dieu, et, le lendemain, il lui répondit affirmativement. Notre chère enfant, nous rendant compte de ce saint entretien, nous demanda de l'offrir nous aussi, et sans aucune réserve. Le lendemain, à la Messe, la douce victime fut offerte selon son désir, et l'offrande acceptée par le divin Sacrificateur, qui désormais allait achever d'embellir et d'orner celle qui se livrait ainsi toute à lui.                                                                      
Peu de temps après, un rhume survint et aggrava son état; mais la souffrance physique était peu de chose auprès de celle où fut plongée son âme. Elle qui s'était dit si souvent : « Un horizon immense s'ouvre devant moi », elle le voyait tout à coup disparaître pour ne lui laisser que l'amertume du sacrifice qui se montrait dans toute son étendue ; sa volonté, constamment ferme dans sa lutte avec la sensibilité naturelle, en sortait toujours victorieuse, et son sacrifice était si complètement voulu qu'elle disait : « Si Dieu m'offrait la santé, je ne l'accepterais plus, parce que c'est mon sacrifice qu'Il veut ; cependant, ma douleur  est immense. » Elle pensait aussi à celle qu'elle allait causer autour d'elle ; celle de sa famille l'effrayait, celle de son père surtout... Elle répétait souvent autrefois cette parole de nos saints Livres :« Dieu aime ceux qui donnent avec  joie. » Comme on le lui rappelait à ce moment suprême, elle répondit : « Si vous croyez que ce soit le plus parfait, je le veux bien de tout mon coeur; mais demandez-le pour moi ; quoi que je fasse, je ne puis faire jaillir une goutte de joie dans mon âme.

Et cette pauvre âme était toujours plongée comme dans une mer d'amertume. On sentait auprès d'elle une certaine présence solennelle de Dieu imposant le respect et le silence. On n'aurait pas osé se mettre pour ainsi dire entre elle:et cette majesté divine. Elle parlait peu ; elle souffrait beaucoup; sinon dans son corps qui s'était affaibli peu à peu, du moins dans son âme dont la partie supérieure est demeurée ferme et droite sur sa croix.
Le jour de l'Epiphanie elle put encore entendre la sainte Messe au choeur et y faire la sainte Communion. De retour à l'infirmerie, elle se remit au lit pour ne plus le quitter. Le mercredi, Monsieur le Curé vint la confesser et le lendemain lui porter la sainte Communion. Ne la trouvant pas assez mal, il ne voulut pas lui donner l'extrême-onction, et le samedi matin, elle touchait à sa dernière heure. Elle s'éteignait peu à peu ; nous nous hâtâmes de lui faire administrer le Sacrement des infirmes qu'elle-même demanda, se sentant défaillir. Là encore, à ce moment suprême, un sacrifice lui fut demandé : Monsieur le Curé, ce père spirituel toujours si dévoué, qui l'avait suivie de puis qu'elle habitait le Dorât, ne se trouva pas là pour lui donner une dernière bénédiction. Obligé de s'absenter, il ne devait revenir que le soir. Comprenant la peine qu'elle devait en avoir, nous lui dîmes : « Chère enfant, Dieu demande encore cela de vous : vous le voulez bien, n'est-ce pas? — Oh ! oui de tout mon coeur ; mais c'est triste de n'avoir pas son père ! » dit-elle en levant les yeux vers le ciel. Quelques paroles s'échappaient encore par intervalle de ses lèvres mourantes en réponse aux pensées que nous lui suggérions : «Mon Jésus, miséricorde !» elle répondit avec un regard suppliant : Oh ! oui, comment paraître devant Dieu ? — Car elle avait de Dieu, en même temps qu'un si grand amour, la crainte la plus filiale et la plus respectueuse. Ce furent à peu près ses dernières paroles. Les yeux fixés sur elle, nous attendions son dernier soupir, qui s'exhala sans bruit, sans contraction aucune, à une heure de l'après-midi, la Communauté et nous présentes Monsieur le vicaire de la paroisse, qui l'avait administrée, se trouvait encore là ; il récita avec nous les prières de la recommandation de l'âme. Après sa mort, le visage de notre chère Soeur garda toute sa beauté, et à notre grand étonnement, resta légèrement coloré pendant quelques heures. Ses membres étaient encore souples au moment de déposer son corps dans le cercueil. Exposée au choeur toute la journée du dimanche, ce fut comme une procession continuelle à notre grille ; et un grand nombre de jeunes enfants ôtaient même leurs chaussures pour s'en approcher plus respectueusement.
Ses parents désolés ne pouvaient se lasser de contempler celle qui ne leur avait donné d'autre chagrin dans sa vie que celui qu'elle leur cause aujourd'hui. Dans leur douleur cependant, ils avaient une douce consolation : personne ne se retirait sans être ému jusqu'aux larmes en voyant l'air si paisible et si pur de notre chère défunte ; chacun se disait : « Oh ! qu'elle est belle ! »
Plusieurs prêtres du Petit Séminaire de notre ville, ceux de la Retraite et d'autres encore venus exprès, nous ont fait l'honneur d'assister à ses funérailles présidées par Monsieur le doyen, son Père spirituel, dont l'émotion ne pouvait guère se dissimuler. Il était aussi beau que touchant de voir un nombreux clergé entourer ce pauvre cercueil aux pieds duquel on ne voyait que l'humble croix des pauvres. Les Enfants de Marie, qu'elle avait tant édifiées, ont tenu à lui donner un dernier témoignage de leur pieuse affection : elles l'attendaient à la porte conventuelle avec leur bannière recouverte d'un long*crêpe blanc, et l'ont accompagnée à sa dernière demeure, suivies d'une foule attendrie, nombreuse et recueillie.                                                   
Malgré la grande confiance que nous donnent les souffrances si généreuse ment endurées par notre bien-aimée Soeur, nous vous prions, ma Révérende Mère, de vouloir bien lui faire rendre au plus tôt les Suffrages de notre saint Ordre ; par grâce, une Communion de votre sainte Communauté, une journée de bonnes oeuvre, l'Indulgence du Via Crucis. Elle vous en sera très reconnaissante, ainsi que nous qui avons la grâce de nous dire, ma Révérende Mère, dans le Sacré Coeur de Jésus,

Votre très humble Soeur et servante,
Sr Thérèse du Sauveur, Ri.C.ind., Prieure.
De notre monastère de Nazareth des Carmélites du Dorat, le 31 janvier 1889.

POITIERS  — TYPOGRAPHIE OUDIN.

Retour à la liste