Carmel

31 Décembre 1893 – Caen

Ma Révérende et très honorée Mère,

Paix et très humble salut dans le coeur du Divin Enfant de la Crèche qui vient de nous présenter sa Croix en enlevant presque subitement à notre religieuse affection notre bien chère soeur Claire Marie des Anges de St-Flavien. Elle était âgée de 42 ans et dans sa vingt-quatrième année de religion.

La vie simple et cachée de notre bien-aimée Soeur a été celle de l'humble petite fleur dont la présence sur la terre ne se révèle que par son parfum. Dernière enfant d'une nombreuse et honorable famille de notre ville, elle se montra dès ses premières années ce qu'elle devait être jusqu'à son dernier jour. L'une de nos soeurs, compagne de ses jeunes années, se souvient de la douce réserve avec laquelle on la voyait se livrer aux joies de son âge, gardant pour Dieu seul les élans d'un coeur qui déjà se donnait tout à lui. Mais aussi docile que pieuse, elle se prêtait aux désirs des siens parce que sa foi vive y découvrait l'expression de la volonté de Dieu. Plus tard le monde la connut, l'admira, l'aima ; on peut dire néanmoins qu'elle ne le connut pas, car elle le traversa sans le regarder.

A dix-neuf ans, à l'heure où les deuils de notre pauvre France étaient doublement les siens, elle eut le courage de demander â ses parents un sacrifice qu'ils eurent la générosité d'accepter. L'existence de leurs deux fils était en péril sur nos frontières ; ils avaient plus que jamais besoin de l'affection de la seule enfant qui restât alors près d'eux ; sans hésiter, ils la donnèrent à Dieu. A peine quelques semaines de délai lui furent-elles imposées. Le 18 mars 1871, avec la bénédiction du Père de son âme, notre digne supérieur, Mgr Lecoq, de sainte mémoire, elle entrait dans notre fon­dation naissante. Elle en partagea joyeusement la pauvreté, heureuse de l'alléger pour sa petite part, en mettant à notre service les ressources, le vrai talent de son aiguille et de son pinceau. Son adresse et son attrait pour le silence lui ouvri­rent dès lors la voie qu'elle a suivie avec tant de bonheur, pendant toute sa vie religieuse. Retirée au fond de sa chère cellule, elle travaillait avec un dévouement paisible et invariable qui n'a jamais laissé deviner l'ombre d'une répugnance, quel que fût l'ouvrage qu'on eût à lui confier. Toujours prête à prendre, à quitter celui que lui présentait ou lui retirait l'obéissance, elle s'y appliquait sans amour-propre, n'ayant en vue que le désir de contenter son Dieu.

La prise d'habit et la profession de Soeur Marie des Anges furent des jours radieux pour son âme, moins par la joie sensible qu'elle y goûta, que par la satisfac­tion du plus irrésistible besoin de son coeur, celui d'appartenir totalement à son Bien-Aimé. Lui seul avait le secret de ce qui se passait en elle. Peu expansive, elle ne pouvait exprimer ce que sa nature, d'une rare délicatesse, ressentait vivement. Il fallait entrer bien avant dans son intimité pour comprendre à quel point elle était aimante... Sans doute l'amour de Dieu régnait sur tous les mouvements de son coeur; mais ce coeur si humble et si doux avait des tendresses d'autant plus pures qu'elles étaient toujours immolées à Celui qui semblait jaloux d'en rester l'unique confident. Elle aimait la famille qu'elle lui avait sacrifiée, et les joies ou les douleurs de chacun de ses membres avaient en elle un profond écho ; elle aimait sa famille reli­gieuse, et d'un mot, d'un sourire, d'un regard, elle laissait entrevoir ce qu'il lui était impossible de nous dire. Elle aimait, vénérait celles que Dieu lui donnait pour Mères. Son esprit de foi ne voyait en elles que l'autorité venue d'en haut. Jamais on ne surprit sur ses lèvres une objection, une réflexion devant l'obéissance. « Notre Mère l'a dit», avec ce mot tout lui paraissait facile. Sa charité ne connaissait pas plus de défaillances. Personne ne se souvient de l'avoir entendue manquer, même légè­rement, à cette vertu. Son esprit de régularité était simple comme tout son être. Avide de recueillir, jusque dans la moindre de nos observances, une parcelle de la volonté de Dieu, tarda-t-elle une seule fois à se rendre au son de la cloche, leva-t-elle les yeux un jour ou l'autre au choeur, au réfectoire? On en doute; et ce­pendant rien d'outré, rien de rigide dans sa perfection. Elle ne surveillait qu'elle-même, et, bien qu'elle fût l'une de nos plus anciennes professes, elle ne se permettait même pas le muet reproche d'un coup d'oeil surpris, si l'on s'oubliait en sa présence.

Nous n'exagérons rien, ma Révérende Mère, en essayant de mettre sous vos yeux l'exemple de cette constante fidélité dont nous nous sommes édifiées pendant plus de vingt ans. Notre chère enfant trouvait, dans l'oraison et dans son recueillement habi­tuel, le grand moyen d'entretenir les progrès d'une vertu qui semblait innée. Chaque soir, après complies, on la voyait avec l'exactitude d'une novice, préparer le sujet de sa méditation du lendemain, dans le livre mis à l'usage de la Communauté. Elle s'abandonnait ensuite à l'attrait de la grâce qui la portait, surtout depuis quelques années, à l'adoration des attributs divins. Parfois, disait-elle, dans ses dernières directions, je sens en moi quelque chose de profond que je n'essaye ni de comprendre ni de rendre... Mon âme est bien calme, ajoutait-elle. Je ne connais qu'un tourment, celui de penser à l'avenir éternel des pauvres pécheurs..... Puis, révélant le côté le plus sensible de son coeur : Ma famille est nombreuse, et j'y compte des âmes qui ne songent pas assez à leur éternité ; voilà ma seule souffrance. Je me reproche de trop m'en préoccuper et j'en demande pardon à N.-S. qui les aime encore plus que je ne peux les aimer. Il faut que je les confie davantage à son amour.

Si l'infinie Majesté de son Dieu la tenait souvent anéantie en sa présence, elle n'était pas moins attirée par les mystères qui nous dévoilent le mieux sa Bonté. Les fêtes du T. S. Sacrement, du Sacré-Coeur, et plus encore peut-être celle de Noël lui apportaient toujours de nouveaux accroissements de ferveur. L'an dernier, malgré sa réserve ordinaire, elle laissa déborder les effusions de sa piété envers le Divin Enfant de Bethléem. Un cantique lui avait été demandé en l'honneur des Rois Mages; au heu d'un, notre chère soeur en composa deux, pleins de grâce, de charme et d'onction.

Cette année, Noël lui donna les mêmes saintes joies, dont ses traits gardèrent le reflet toute la journée. Sous de frêles apparences, elle jouissait d'une santé qui, soutenue par son courage, lui avait permis de garder toujours notre sainte règle, sans aucun adoucissement. Depuis quelque temps, elle semblait se fortifier encore. Je ne me suis jamais mieux portée, affirmait-elle le mois dernier. Le lendemain de Noël,

ses heures libres se passèrent en licences et son Bien-Aimé Petit Jésus eut la première place dans ses entretiens. Le 27, elle assistait à tous nos exercices du matin. Une dernière fois, hélas ! sans le savoir, elle allait, avec le disciple privilégié reposer son coeur sur le Coeur du Divin Maître dans la sainte Communion. Au réfectoire, elle prit son repas avec appétit. A la récréation, on remarqua sur son visage une légère rougeur qui ne lui était pas ordinaire et que nous attribuâmes à l'application qu'elle donnait à son travail (une enluminure, laissée inachevée, où nous trouvons le symbole de sa trop courte existence dans la branche de lis qu'elle jetait épanouie sous les pieds de l'Enfant Jésus). On lui demanda si elle n'était pas fatiguée, souffrante ; elle répondit négativement. Les Vêpres sonnaient quand elle éprouva un premier malaise ; elle nous en avertit aussitôt. Nous laissâmes l'infirmière près d'elle après nous être assurée de son état qui ne présentait rien d'inquiétant. Jusqu'au soir, elle n'eut d'autres symp­tômes que ceux d'une mauvaise digestion. Elle passa la nuit sans fièvre et dormit assez bien. Le lendemain matin, les vomissements recommencèrent; nous fîmes prévenir notre médecin ; celui-ci, malheureusement absent, fut remplacé par l'un de ses confrères, qui crut comme nous à une fatigue d'estomac. La nuit du 28 au 29 fut mauvaise ; à l'Angelus, nous envoyâmes de nouveau chercher notre docteur qui accourut dans la matinée et comprit aussitôt la gravité du mal. Il nous déclara qu'une pénible opération était urgente ; si elle n'était pas effectuée avant le soir, notre pauvre enfant ne verrait pas le lendemain ; mais l'opération la sauverait du péril immédiat et la guérirait presque infailliblement.

Notre vénéré Père Supérieur avait l'entière confiance de notre chère malade: appelé en toute hâte, il resta seul avec elle quelques instants. Il lui apprit quel sacrifice lui était réservé, lui rappelant que Notre-Seigneur étendu sur la Croix, avait laissé ouvrir son côté par amour pour nous. — Oui, mon Père, répondit-elle, c'est bien alors, c'est très bien : c'est bon pour moi. Puis elle pria notre Père de la confesser et de nous dire qu'elle s'abandonnait comme un petit enfant, corps et âme, entre les mains de Dieu, acceptant par soumission à ses volontés adorables tout ce qu'elle devait subir. L'estomac rejetant même une goutte d'eau, il était impossible de lui donner la sainte Communion : elle ne songea pas à s'en plaindre, et se prépara aux souffrances de l'après midi par un recueillement encore plus profond. Nous avions placé au pied de son lit une statue de son cher Petit Jésus ; de temps à autre, elle ouvrait les yeux pour le regarder ou nous remercier de nos soins. Elle répondait doucement à nos demandes sans nous en adresser aucune, ne s'informant ni de son état, ni des détails qui la concernaient. Elle ne semblait occupée qu'à s'unir de plus en plus au bon plaisir de Notre-Seigneur. Un sourire inexprimable restait sur ses lèvres ; elle reposait vraiment dans la paix des Anges dont elle portait le nom. 11 semblait que son âme n'habitait plus son enveloppe terrestre, et qu'elle était bien loin, bien au-dessus de l'épreuve qui l'attendait. Elle ne revint un instant aux choses de ce monde que pour nous parler de sa chère famille, de la peine qu'elle ressentait de nos inquiétudes et de sa religieuse reconnaissance.

L'heure de l'opération était arrivée. Notre chère soeur pria son infirmière de lui faire baiser les mains de l'Enfant-Jésus ; c'est le seul désir qu'elle se soit permis d'exprimer. Elle vit entrer sans émotion le chirurgien choisi par la famille ; il était accompagné de notre médecin. Les sentiments chrétiens de 1' un et de l'autre nous donnaient à nous-mêmes plus de courage pour nous conformer aux desseins du Ciel. Avant de les laisser commencer l'opération, nous leur demandâmes de nouveau si elle était dangereuse : ils nous rassurèrent ; nous n'avions rien à craindre. Elle dura une heure et demie : nous y assistâmes avec nos deux infirmières. A diverses reprises, les médecins répondirent à nos questions que tout se passait aussi bien que possible. La chère malade avait été endormie ; elle se réveilla tranquillement à la fin. « Je n'ai rien senti, dit-elle à la soeur qui la tenait dans ses bras ; je n'ai pas souffert ; veuillez remercier pour moi ces Messieurs. »

Ceux-ci nous quittèrent, après l'avoir encore examinée, en nous affirmant que nous n'avions à redouter aucun accident. Il était 8 heures du soir.

Notre chère enfant échangea quelques mots avec nous, prit un cordial qui avait été prescrit, et cherchant du regard l'image de l'Enfant Jésus : Ah ! le voilà, nous dit-elle; elle lui sourit avec une angélique expression, puis ferma les yeux pour prendre un peu de repos. Nous envoyâmes les infirmières au réfectoire et restâmes près d'elle avec la vénérée Mère qui reçut ses saints voeux, tenant chacune l'une de ses mains. Quelques instants après, sa respiration devient haletante et cesse, subite­ment... Est-ce une syncope ? Est-ce la mort ? Oh ! ma Révérende Mère, vous compre­nez notre angoisse .. Notre bon Père supérieur accourt à notre appel, il croit trouver encore un reste de vie, et donne conditionnellement l'Extrême-Onction avec l'indulgence in articulo mortis. Le docteur le suit et ne peut plus nous laisser de doute. Notre sainte enfant était devant Dieu.

Au milieu de notre douleur, accrue de nos regrets de n'avoir pu l'entourer de tous les secours de la religion, nous aimons à voir, dans son abandon si parfait à la volonté de notre Père céleste, la meilleure préparation pour se présenter devant Lui. Elle a été le trouver avec la simplicité qu'elle mettait en toutes choses. A quelle heure de sa vie n'a-t-elle pas été prête à mourir ?

Nous vous prions, ma Révérende Mère, de bien vouloir faire rendre au plus tôt à notre chère soeur les suffrages de notre Saint Ordre. Par grâce une communion de votre fervente Communauté, l'indulgence du Chemin de la Croix et des six Pater, quelques invocations au Saint-Enfant Jésus ; elle vous en sera très reconnaissante ainsi que nous qui avons la grâce de nous dire, dans le Coeur du divin Maître, |

 

Votre humble soeur et servante,

Sr THÉRÈSE DU SACRÉ-CŒUR.

r. c. i.

De notre Monastère de la Très Sainte-Trinité, sous la protection de saint Joseph, des Carmélites de Caen, le 31 décembre 1893.

 

Retour à la liste