Carmel

30 novembre 1892 – St-Chamond

 

Ma Révérende et très Honorée Mère,

Paix et très affectueux salut en Notre Seigneur Jésus-Christ.

Il vient de retirer du milieu de nous, après l'avoir éprouvée par une longue et terrible maladie, notre chère et si regrettée Soeur Louise-Thérèse-Marie de l'Assomption, Professe de notre Communauté. Elle avait 43 ans d'âge et 19 ans de profession.

Notre bien-aimée Soeur nous laisse, ma Révérende Mère, les doux et édifiants souvenirs d'une soeur toujours souriante et modeste, d'une fille modèle, d'une religieuse parfaite, et tous les précieux exemples d'une vertu qui, après s'être développée constamment dans la pratique du devoir, s'est consommée dans une admirable patience.

Le devoir cherché et suivi fut toujours sa loi. Petite fille, elle y puisait conseil pour diriger ses actes et deviner la nécessité de l'effort sur soi-même. Une raison prématurée et les premières lueurs d'un bon jugement lui faisaient sentir, dès lors, le vide de tout ce qui passe. Aussi, n'eut-elle aucun goût pour les jeux de l'enfance; les plaisirs innocents de la jeunesse restèrent pour elle sans attrait : elle ne s'y prêta que par complaisance. Ces heureuses dispositions étaient peut-être l'héritage béni d'une famille où la vertu avait été pratiquée jusqu'à l'héroïsme par plusieurs de ses membres, même au milieu du monde.

La petite Louise s'épanouissait gracieusement au milieu des siens, dont la douce union et les ten­dresses suffisaient à son jeune coeur, lorsque le Seigneur la rendit orpheline. Cette épreuve, qu'elle ressentit profondément, malgré sa grande jeunesse, acheva de mûrir ce caractère naturellement sérieux et prépara sans doute les voies à une vocation particulière. Le Divin Maître, qui prenait de cette âme un soin tout d'amour, lui fit rencontrer, dans la digne Supérieure à qui fut confiée son éducation, une Mère vraiment digne de ce nom. Elle en avait le coeur, le parfait dévouement, et une intelligence à la hauteur de sa mission et de sa grande vertu. Elle comprit le secret de Dieu sur cette âme. De concert avec un vénéré Prêtre, à qui la chère élue découvrit plus tard son attrait intime, elle donna tous ses soins à la culture de cette jeune plante destinée au jardin de l'Epoux. Le travail fut doux sur cette excellente nature, les succès consolants; mais rien ne fut une récompense aussi précieuse pour elle que le bonheur de la transplanter un jour dans la terre bénie du Carmel. Cette grâce fut le prix d'un sacrifice réci­proque : la fille aimait tant sa Mère ! et cette Mère, admirable de dévouement, avait tant de confiance en sa fille ! Mais le sacrifice rendit l'union plus intime encore et notre Carmel fut assuré et heureux d'y avoir part désormais.

La nouvelle postulante, au comble de ses voeux par son entrée au cloître, se mit à l'oeuvre avec la douce gravité de son caractère et toute l'énergie de son coeur. Déjà elle était avide de vie sérieuse, d'union à Jésus : l'esprit et les fins du Carmel répondaient à ses aspirations, et chaque jour la transportait d'admiration et de reconnaissance d'avoir été appelée à une vocation si sublime. Elle s'efforçait de bien la comprendre, en accomplissant avec une grande fidélité ce qui lui était enseigné ; mais elle vit bientôt qu'il fallait débuter par la lutte contre soi-même, pour arracher en elle ce qui gênait l'action divine. Sans s'effrayer de ce côté ardu de la vie spirituelle, notre chère postulante résolut de faire bon marché de ses impressions. Sous les saillies fréquentes d'une susceptibilité que favorisait un coeur trop sensible, il lui fut facile de reconnaître l'ennemi capital qu'elle avait à poursuivre. Dans ce combat qui devait grandir sa paix, elle déploya une volonté déterminée, un travail soutenu et persévérant. Si elle eut parfois la faiblesse de trop voir ses qualités naturelles, elle avait le courage de ne pas se dissimuler ses défauts ; elle se les avouait franchement à elle même et savait les avouer à qui de droit, sans s'en étonner ni se décourager.

Au début de cette guerre intestine, elle nous écrivait : « Ma bonne Mère, à nous deux le terrain ; ne vous lassez pas de poursuivre mes défauts ; je ne me lasserai pas de recourir à vous, je ne lâcherai pas les armes. » Ce fut dès lors un rude combat; non toujours brillant, mais si bien soutenu que la victoire devait en être le prix. Chaque jour, un billet, court et rondement conçu, nous mettait au courant de ses petits succès comme de ses défaites. Dans l'un, elle nous disait : « Ma bonne Mère, on m'a touchée et je suis encore tombée ; mais me voilà debout, A quoi bon s'attrister, quand la reconnaissance remplit mon coeur? Vous tenez, vous veillez, vous aimez : est-il rien de meilleur qu'une mère? de plus doux que de se livrer à elle ? » Et, après une verte admonition d'une mauvaise humeur : « Oh ! que vous êtes bonne ! merci, en vérité, des bons petits amers dont vous savez si finement régaler mon amour-propre ; je le crois quelque peu malade, car la confusion a été complète ; mais chaque coup qui le blesse me remet d'aplomb, me laissant de plus en plus votre reconnaissante enfant. » Notre postulante cherche toujours sa grâce et sa force dans la simplicité confiante et la dépendance entière, qui devinrent dès lors, et restèrent jusqu'à la fin, le cachet de son obéissance Sa foi ne voyait que Dieu dans sa Mère Prieure ; c'est Lui quelle aimait en elle, avant tout. Aussi avait-elle besoin de lui livrer ses

pensées, ses jugements aussi bien que sa volonté et ses actes. Elle se montra toujours d'autant plus reconnaissante qu'on avait plus brisé sa nature pour favoriser la grâce. Le travail sur cette âme était plein de consolation.

En même temps qu'elle combattait, Jésus devenait plus pratiquement le but et l'occupation de sa vie, ce qui donnait à son travail la vraie consistance et posait son édifice sur un fondement solide : tout la ramenait à Lui. « Ma Mère bien-aimée, écrivait-elle, c'est par la sainte réprimande d'hier que j'ai sou­haité la fête à Jésus ce matin; mon orgueil humilié a été ma petite fleur pas trop à dédaigner, je crois; quand vous me faites ces opérations salutaires, je frémis d'abord; mais aussitôt que j'entrevois Jésus dans ma si bonne Mère, il ne me reste plus que foi, amour, reconnaissance : faites-moi bien sa petite fiancée, toute pour Lui; ne me manquez en rien, coûte que coûte. »

La prise d'habit, en effet, apporta bientôt nouvelle grâce à cette âme fidèle, qui se donnait à Dieu sans détour et le recevait déjà sans obstacle. Docile à la voix du Maître, qui l'enseignait dans le secret de son coeur, notre bonne novice apprit, à cette divine école, la leçon pratique de la fidélité au devoir et de l'amour par les actes. Elle tombait encore, mais tout allait bien pour elle, puisqu'elle s'humiliait, se rele­vait aussitôt et se redonnait toujours. C'est ainsi, ma Révérende Mère, qu'elle s'achemina vers le but où tendaient tous ses voeux, et quand l'Epoux Divin l'invita à entrer dans la salle des noces, il la trouva prête à le suivre, sa lampe était garnie d'actes généreux et de constants efforts.

Notre heureuse Professe retira de ses saints engagements une grâce qui resta l'aliment de sa vie. « Tout l'avenir s'est dévoilé à mes yeux durant ces jours, écrivait-elle, simple, résumé comme mon coeur en avait besoin : le devoir, l'acte du moment toujours appliqué aux actions et aux mystères de Jésus, voilà, me semble-t-il, ce qui glorifie Dieu et sauve les âmes. Quoi de plus simple, quoi de plus grand que notre vie : s'offrir, se soumettre, s'abandonner, puis se cacher en Jésus, vivre avec Lui, dans le secret de ses mystères; avec un tel secours, on peut tout donner et tout obtenir. Quand on ne veut que Lui, qu'im­porte où il veut être trouvé, à Nazareth, au Thabor, à Gethsémani? Il y est également quand je le cherche, dans les mystères et dans la grâce du moment, nous disait-elle; je suis sûre de ne pas le manquer. » Notre bien-aimée Soeur ne connut jamais les préoccupations de perfection personnelle : elle allait à Dieu, voyant tout venir de Lui, allant de tout à Lui.

Sur un coeur toujours prêt, un esprit soumis, une volonté généreuse, l'action du Maître a toute latitude: aussi son oeuvre se fit dans sa nouvelle Épouse. Sa vie n'offrit rien que d'uniforme et d'ordinaire à l'extérieur, jusqu'au jour où le Seigneur lui montra combien il fallait qu'elle souffrît pour son nom. Professe, elle fut ce qu'elle avait été novice, exacte, fidèle, apportant au plus petit devoir toute son attention, courageuse à réparer les échappées de la susceptibilité qui. longtemps encore, resta vivace; douce, bonne, dévouée; la raison, qui dominait tout chez elle, était pleinement assujettie à l'obéissance et à la grâce. On la voyait s'unir toujours plus à sa Mère Prieure, par la plus intime et la plus respectueuse dépendance, se lier à ses soeurs par une douce et cordiale charité. La formation de nos jeunes soeurs au travail manuel, où son adresse l'avait rendue d'une habileté précieuse, lui ayant été confiée, les nouvelles postulantes l'appelaient la soeur condescendante. Elle excusait toujours: un travail manqué lui était porté en toute confiance; la charitable officière veillait parfois pour défaire et refaire, mais avec tant de délicatesse,que la maladroite ne pouvait se douter qu'on réparait sa faute: des traits semblables étaient fréquents. Chargée en même temps de plusieurs offices, elle se portait à tout avec un dévouement que soutenaient son application et son union à Jésus.

L'esprit intérieur resta le trait dominant de sa vie religieuse, il se répandait sur toute sa personne; de là ce recueillement qui nous édifiait, cette possession calme d'elle-même au milieu d'occupations souvent multiples, cette égalité d'âme à laquelle elle était parvenue ; de là le soin qu'elle s'efforçait d'apporter aux moindres choses. Un petit recueil, intitulé : Ma vie avec Jésus, nous a dévoilé son travail[ de vie intérieure : on la retrouve toujours dans les divins mystères.

« Au réveil j' honore l'Annonciation, mon premier mystère joyeux : c'est l'Ange de Dieu qui m'annonce ses dons, ses grâces, son choix miséricordieux. Je m'offre, m'abandonne avec Marie : Ecce ancilla Domini. Je vous demande, ô mon Dieu, l'attention du coeur pour tant d'âmes à qui vous allez offrir votre grâce aujourd'hui. »

« A la prosternation, Jésus me visite ; il me demande mon consentement, ma fidélité à ses desseins du jour; qu'il me soit fait selon toute leur étendue. Il a besoin d'être aimé, d'être reçu ; l'Eglise, la France, les âmes m'appellent. Seigneur daignez visiter toutes celles qui sont dans les affreuses ténèbres du péché. »

« J'honore à l'oraison la Divine naissance: Verbum caro factum est. Il vient habiter en moi, agir en moi, me cacher en Lui : foi, humilité, adoration ; faire, de mon oraison, un autre sacrifice de la Messe ; avec Jésus m'offrir, m'unir, m'immoler par le devoir à la gloire de son Père, pour le rachat des pécheurs, pour l'Eglise, la France, pour tout ce qui souffre et a besoin. Si tout n'est pas sacrifié en moi, mon oraison n'est pas faite. »

« Aux petites heures, c'est la Présentation de mon Jésus. Je dis avec Lui : Me voici ! offrant, comme Lui coeur, corps, esprit, pour n'être employés qu'au service et à la gloire de la Sainte Trinité. Je demande, pour les âmes sacerdotales, qu'elles soient uniquement appliquées, avec Jésus, aux oeuvres de son Père.»

« A la Messe, j'honore le recouvrement de Jésus. II me rachète de nouveau, me répare, me refait : là

je n'ai qu'à recevoir; il est ma suprême offrande. Mon Dieu, que par Lui, avec Lui, en Lui, toute gloire vous soit rendue ; que l'Eglise soit exaltée, les pécheurs ramenés, les enfants préservés, et que toute créature vous rende grâce: dès la veille me préparer à la Sainte Messe par des actes. »

« Je trouve, à la cellule, l'intérieur et la vie cachée de Jésus ; c'est le lieu du rendez-vous. II m'y attend pour de grandes choses; peut-être m'appliquera-t-il à l'amour, à la réparation, à l'anéantissement. Mon Dieu, donnez-moi, et à toutes les âmes, l'amour de la vie humble et cachée en Vous. »

« Au réfectoire, je m'unis à la Cène: là, plus qu'ailleurs, oubli de soi, courage, immolation; ce qui ne va pas à la nature, convient merveilleusement à la grâce, aide puissamment les pauvres âmes tentées, exposées. »

« La récréation m'introduit dans la vie publique de mon Divin Maître. Il se dévoue, s'efface, se rend tout à tous, sans perdre de vue les grands buts de sa vie. Ici les bons Anges des petits enfants me crient : Souvenez-vous... C'est par l'attention aux devoirs fraternels que je prie Jésus de jeter dans ces jeunes coeurs un germe de foi qui les sauve. »

Et ainsi, ma Révérende Mère, du reste de la journée toute perdue dans les mystères de son Dieu. Quoique sa vie devint, par là, une oblation continuelle, elle s'assujettissait fidèlement, chaque jour, à celles qui sont conseillées par notre Sainte Mère. Dans sa dernière maladie, elle se reprochait de ne pas les compter, alors que ses souffrances l'en empêchaient.

Les épreuves de l'Eglise, l'affaiblissement de la foi, la perte des âmes, les besoins de la France, des pécheurs,la préoccupaient constamment et revenaient, sans cesse dans ses intentions et ses offrandes. L'in­différence, la persécution dont Notre Seigneur devient de plus en plus l'objet, la peinaient dans l'intime de l'âme; elle cherchait à y faire contre-poids par les attentions délicates, les mille industries que lui suggérait l'amour. « Quand on est dans la peine, disait-elle, un regard ami vous fait tant de bien ! Jésus ne dédaigne pas d'accepter, en consolation, les petites choses qu'on lui offre à dessein de le dédommager. Le Divin Maître, assurément, se trouvait bien dans cette âme; il dut s'y consoler, et s'y détacher souvent. Le moment approchait où il allait la conduire au Calvaire pour en faire une victime d'expiation.

La nuit de Noël, l'année dernière, notre chère Soeur, s'offrant à Dieu, se sentit tout à coup envahie par un mal inexplicable. Une éruption subite se fit dans tout son corps. Les docteurs appelés constatèrent les symptômes d'une de ces maladies extraordinaires que le Bon Dieu n'envoie, serait-on tenté de dire, que d'ans une grande colère ou dans un grand amour. Le mal progressa rapidement En quelques semaines, notre pauvre malade était couverte de plaies. Après des nuits sans sommeil, sans repos, il fallait procé­der à des pansements qui étaient un supplice, et qui absorbaient presque la journée entière. Heureusement, notre patiente Soeur avait su se pourvoir, en santé, des vertus nécessaires en maladie; elle avait bâti non sur le sable mouvant, mais sur le roc inébranlable. La volonté de Dieu et le désir d'expier restèrent sa force. Son respect, son adoration pour cette volonté sainte parurent avec éclat, durant ces onze mois de complète destruction. Elle reçut les coups divins avec l'abandon d'une douce victime, quoiqu'elle les ressentît tout d'abord profondément. Outre la douleur physique, qui était extrême, elle se voyait condamnée, pendant des années, peut-être, à un si triste état, réduite à ne pouvoir se rendre à elle-même aucune espèce de services. Plus d'assistance à l'Office divin où elle était si heureuse de chanter les louan­ges de Dieu; plus de travail possible, malgré son besoin de dévouement; plus de vie de communauté, où elle avait trouvé tant de grâce dans la compagnie de sa Mère et de ses soeurs; plus même de rapports avec ses soeurs tant aimées : la prudence, elle le comprenait, obligeait de ne laisser approcher que les infirmières. C'était là, pour notre bien aimée Soeur, ma Révérende Mère, le plus sensible el le plus intime du sacrifice. « Quand ces pensées m'apportent leurs tristesses, nous disait-elle, quand j'entends sonner les actes de Communauté, je ne puis empêcher les larmes de venir. Alors je crie à mon coeur: «Vite, vite, donnons à Jésus; point de perte de temps en sensiblerie, en retour sur moi-même : c'est la volonté de Dieu, ce doit être la mienne. Quelle maladie que ce corps affreusement entamé! Qu'est-ce que cela peut valoir? Le voilà quand même, mon Jésus, avec tout ce que vous voudrez. Je ne l'aurais pas demandée; mais Dieu l'envoie, qu'elle soit la bienvenue!!... Mes mystères joyeux sont finis, disait-elle; Je suis main­tenant aux douloureux; les glorieux seront pour le Ciel ». Et les jours, et les nuits surtout, se passaient à suivre Jésus au jardin de l'agonie, à la flagellation, au Calvaire ; à s'offrir, avec Lui, pour toutes ces grandes intentions qui l'avaient toujours occupée.

Après plusieurs mois, l'état de notre chère patiente était le même, sans espérance. Le pemphigus, surtout à ce degré d'étendue, est chose si rare, qu'à peine un tel cas se rencontre-t-il tous les quatre- vingt ou cent ans; grand nombre de médecins ne le voient pas dans leur carrière médicale.

Nous résolûmes de recourir à Dieu avec cette instance qui obtient des miracles; notre douce malade, réduite à cette extrémité, s'abandonnait uniquement. Nos soeurs, qui demandaient ardemment sa guéri- son, disaient : « Elle est trop abandonnée pour guérir. » Cette petite plainte lui fut rapportée par ses infirmières. « Dites bien à nos soeurs, répondit-elle, que je veux tout ce que veut notre Mère; mais, si Jésus ne veut pas me guérir, il le lui fera sentir. » Sur un mot de notre part, elle se rendit à nos désirs et demanda instamment avec nous. Nous fîmes plusieurs neuvaines à notre Bse Soeur Jeanne de Toulouse ; puis, par Elle, nous eûmes recours à Notre-Dame de Lourdes. Nous avions dit à notre chère malade : « Il faut, par obéissance, que vous alliez à la Messe le premier jour de Mai ». Elle s'y rendit,en effet, par un effort de sa foi. Le mal, sans disparaître, avait suspendu son activité; elle en arriva à pouvoir se lever quelques heures chaque jour, même à aller un peu au jardin, où elle voyait alors ses soeurs à la récréation. Quelle consolation pour elle! quelle joie pour toutes ! D'une commune espérance, on croyait marcher à la vie. Mais le bon Dieu nous ayant montré qu'il nous avait entendues, nous fit bientôt comprendre que ses vues

n'étaient pas nos vues. Après quelques semaines, la maladie reprit avec plus d'intensité ; la victime s'étendit sur la croix pour ne plus la quitter.

Si le miracle demandé avait été refusé, il nous fut donné de contempler une de ces merveilles plus admirables encore : celle d'une âme qui triomphe dans la souffrance ; qui, dans une destruction pleine de douleurs, s'oublie elle-même et ne pense qu'à bénir Dieu. Pendant qu'il affligeait de plus en plus son corps, son esprit, son coeur n'étaient appliqués qu'à se soumettre et à l'adorer: « Que le bon Dieu fasse en moi tout ce qu'il voudra. Il est le Maître, Il est le Tout... Je ne suis rien; quel droit aurais-je de me plaindre? Non, mon Dieu, je ne me plains pas ; je suis contente de Vous. Tout ce que vous faites est bien, tout ce que vous voulez est adorable. Que votre volonté s'accomplisse en moi dans toute son étendue ! Qu'elle me frappe, me détruise, me décompose! je la veux, je l'aime, je l'adore... C'est Lui qui m'a réduite à cette dure extrémité; qu'il achève de me détruire, quand 11 le voudra. C'est ma consolation qu'il ne m'épargne pas et me traite comme une chose sienne. » Ces accents nous rappelaient ceux de l'illustre patient dont notre pauvre malade nous retraçait, l'abjection et la souffrance, car elle pouvait dire aussi : « De la plante des pieds, jusqu'au sommet de la tête, il n'y a plus rien de sain en moi : ma chair est couverte de pourriture et d'une sale poussière; ma peau est desséchée et toute retirée. » Mais plus la main de Dieu s'appuyait sur elle, plus elle s'abîmait dans son humilité, son abandon et la supplication.

Sept jours avant sa mort, notre chère malade entra dans un bonheur qui allait jusqu'au transport : « Je suis heureuse! mais si heureuse! répétait-elle ; la volonté de Dieu, l'union à Jésus ! Oh ! ça me ravit ! » — «Vous aimez donc votre décomposition? lui disions-nous.»— « Eh oui, ma Mère, je surabonde d'un bonheur si grand que personne au monde ne peut être si heureux que moi; jamais je n'ai éprouvé un ravissement semblable, et cependant, en vérité, je puis le dire, j'ai été pleinement heureuse en ma vie de Carmélite, avec vous, ma Mère, que j'ai tant aimée, et avec mes soeurs. Tout passe ici-bas, mais l'union à Jésus, à sa Mère, à ses soeurs reste toujours dans le coeur. Ces moments de grâce qu'on a eus avec Jésus, avec vous, ma Mère, sont les plus douces consolations à la mort. Au commencement de ma maladie, j'étais encore sensible à cette décomposition de mon affreuse figure et de tout mon corps; il m'en coûtait beaucoup de ne plus voir mes soeurs, de ne plus aller en communauté, à l'office, au travail ; j'aurais encore aimé ou guérir ou mourir vite; mais, depuis la neuvaine à N.-D. de Lourdes, j'ai senti que mon abandon était tout autre; c'est mon Immaculée Mère qui m'a fait cette grâce. Depuis lors, je ne veux ni guérir, ni mourir, mais rester comme je suis, tant que le bon Dieu voudra. » Une de nos soeurs infir­mières lui demandant : « Vous trouveriez donc jouissance de rester ainsi encore des années? » — « Oui, oui, cinq ans, dix ans, vingt ans dans l'état où je suis, si c'est la volonté de Dieu. La volonté de Dieu! c'est tout; c'est plus que la vie, plus que la mort, c'est plus que le Ciel ! »

Une disposition si supérieure à la nature semblait présager que la fin n'était pas éloignée. Dès le lendemain, nous lui fîmes recevoir les derniers sacrements, ce qui fut pour elle le sujet d'une grande joie. Deux jours après, un surcroît de fièvre vint s'ajouter à ses maux; l'estomac ne supporta plus aucun aliment ; le délire s'empara de notre pauvre malade; mais quel délire! c'était l'écho de ses vrais senti­ments. Le nom de Jésus revenait sans cesse sur ses lèvres : « Jésus, tout pour Vous! Jésus, tout pour Vous. » Elle chantait en entier, avec une voix soutenue le Te Deum, le Magnificat, le Salve Regina : c'était l'ardeur de l'exilé qui entrevoit la Patrie. Elle renouvelait souvent sa couple avec un accent de pro­fonde humilité. Puis le devoir, ce saint devoir qui avait été l'essor sans cesse renouvelé de son âme vers Dieu, ne devait-il pas revenir jusqu'à la fin attester la réalité de ses actes. « Encore un effort pour Jésus! le devoir, le devoir, tout est là pour la Carmélite... C'est le moment de Dieu. »

A cet état qui dura deux jours, succéda un silence de mort ; nous n'entendîmes plus rien. Une légère respiration nous laissait cependant comprendre que notre bonne soeur vivait encore. On saisissait parfois un mouvement sur ses lèvres, sans qu'il en sortît aucun son ; sa langue, desséchée et consumée par d'horribles souffrances, s'était toute retirée. Cette agonie silencieuse dura trois jours. Nous nous plaisions à l'offrir pour elle en hommage et union à la Sépulture du Sauveur, afin que notre chère Soeur mourût dans les divins mystères dont elle avait fait sa vie. Nos infirmières, près de son lit, surveillaient et priaient; nous étions à lui renouveler les prières de l'agonie lorsque sa respiration plus difficile nous fit comprendre que c'était la fin d'ici-bas; nous la vîmes tourner légèrement la tête de notre côté, elle leva les yeux au ciel, nous regarda, nous sourit et mourut à quatre heures du soir, pendant que nos Soeurs infirmières, la Mère sous-Prieure, et Nous, étions présentes.

Le Dieu de toute bonté l'aura bien reçue, nous en avons la confiance : elle a passé sa vie au Carmel priant, remerciant, se sacrifiant, aimant, unie à Dieu, fidèle à sa grâce.

Mais il faut être si pur pour être admis devant ce Dieu trois fois saint! Nous vous prions donc, ma Révérende Mère, de vouloir faire rendre, au plus tôt, à notre Soeur si regrettée les suffrages de notre Saint- Ordre, Par grâce, une communion de votre sainte Communauté, l'indulgence du Via Crucis, une journée de bonnes oeuvres, et tout ce que votre charité vous inspirera de lui donner. Elle vous en sera recon­naissante, ainsi que Nous qui aimons à nous dire, dans le sentiment de l'union fraternelle.

Ma très Révérende Mère,

 

Votre affectionnée Soeur et Servante,

Soeur MARIE-THÉRÈSE-RAPHAEL DE JÉSUS.

R. C. Ind.

De notre Monastère du Saint-Coeur de Marie, sous la Protection de notre Père Saint-Joseph et de notre Mère Sainte-Thérèse,

les Carmélites de Saint-Chamond, le 30 novembre 1892

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