Carmel

30 novembre 1888 – Blois

Ma. Révérende et très honorée Mère,

Paix et très humble salut en Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui vient encore de nous plonger dans le deuil, en appelant à Lui notre chère Soeur Anne-Marie-Joseph de la Nativité, Religieuse du voile blanc, Professe de notre Communauté. Elle était dans la 81e  année de son âge et la 51e de sa vie religieuse.
Notre vénérable soeur était depuis quelque temps déjà dans un état de faiblesse qui la privait souvent des exercices de la Communauté, et lui faisait vivement sentir l'impos sibilité où elle se trouvait de se dévouer pour son cher Carmel. Nous partagions ses regrets; mais vous le savez, ma Révérende Mère, si une longue vie de dévouement est appréciée et mérite d'être payée d'un juste retour, l'édification constante donnée par une âme simple et droite, animée d'un esprit profondément religieux, attire bien plus encore le sentiment de la reconnaissance et de la vénération. C'est un réel trésor.
Le possédant en la personne de notre vénérable défunte, nous ne pouvons nous empêcher d'ajouter à notre Fiat le regret de ne pouvoir plus respirer le parfum de ses vertus.
Notre chère soeur naquit dans une famille très chrétienne. Sa mère, d'une vertu austère, fit longtemps partie de la Petite-Eglise; mais sa bonne foi lui mérita, sans doute, que Dieu éclairât enfin son âme et la remît dans le bon chemin.
La loi du Seigneur fut donc la règle de conduite de notre chère soeur, dès sa plus tendre enfance. C'est elle qui la soutint dans sa jeunesse et lui lit voir la vanité des plaisirs de la terre. Cependant notre pieuse soeur aimait à s'humilier, jusque dans ses dernières années, du plaisir qu'elle prit à quelques fêtes, et de la préférence qu'elle leur avait donnée sur les saintes joies que l'on goûte dans le Temple du Seigneur.
A 30 ans, elle franchit le seuil de notre Carmel et de suite se fit remarquer par les traits distinctifs de sa longue carrière religieuse. Nous les résumons en trois mots : amour de la prière, de la pénitence et du travail.
Notre chère soeur aimait Dieu, et parce qu'elle l'aimait d'un amour de préférence, elle donnait à ses devoirs religieux une place d'honneur dans son estime et dans sa vie pratique. Tout ce qui lui parlait de Dieu, la rapprochait du Seigneur, lui procurait une oraison plus longue; tout cela la charmait. Arrivée une des premières au choeur, elle en sortait une des dernières, et lorsqu'on lui objectait les impuissances et les sécheresses dont elle se plaignait habituellement, elle répondait : «Je ne puis rien, c'est vrai, mais je suis près du bon Dieu, c'est toujours cela. » Sans doute quelquefois ses compagnes eussent préféré lui voir reprendre plus promptement sa place à la cuisine. Il y avait peut-être là un petit excès en notre fervente soeur.- Mais qui oserait la blâmer ? Il dut être si doux le reproche de Jésus, manifestant à cette âme ce léger défaut, dont le principe après tout était son amour pour Dieu !..
Pour toujours augmenter sa dévotion, notre chère soeur lisait en méditant. L'Imitation avait pour elle un charme particulier. « Que c'est beau, disait-elle; dans ce livre je trouve tout ce qu'il me faut ! » Quand elle parlait de Dieu, elle ne tarissait pas ; la bonté divine la transportait ; elle l'exaltait à propos de tout : dans la joie comme dans la tristesse, dans la souffrance ou dans la consolation; dans ses victoires ou dans ses chutes mêmes, son perpétuel refrain était : « Que Dieu est bon ! » C'est qu'en effet, pour cette âme droite, tout était grâce.
Elle avait comme tout le monde son côté faible.
Elle était vive, et parfois laissait échapper des paroles que son âme désavouait. Mais elle trouvait dans ce défaut même un excellent moyen de se perfectionner, et elle louait cette bonté infinie de Dieu, qui l'avait amenée au Carmel pour lui donner la liberté de tout effacer par de généreuses réparations. Deux jours avant sa mort, elle fut fidèle à cet usage de la Sainte Religion, et ne voulut pas s'endormir avant d'avoir obtenu le pardon de ses infirmières, que, par là, elle édifiait plus qu'elle ne croyait. • Aussi ne craignait-elle nullement la mort ; elle l'appelait de tous ses voeux, et nous donna un jour naïvement le secret de son abandon : « Lorsque je paraîtrai devant Dieu, nous dit-elle, je me revêtirai des mérites de Notre-Seigneur Jésus-Christ, et alors le bon Dieu, ne voyant plus en moi que son divin Fils, me pardonnera tout. »
Mais l'amour se prouve par les oeuvres, personne ne le sut mieux que notre chère soeur; aussi, ajoutait-elle à son exclamation habituelle, « que Dieu est bon ! » cette autre : « qu'il est bon de souffrir ! » La souffrance, notre bonne soeur en avait eu une large part. Ses maux physiques étaient nombreux. La déviation de l'épine dorsale lui faisait endurer de vrais tourments, dont Dieu seul put compter le nombre et l'intensité. Une cécité presque complète achevait de la réduire à l'inaction ; sans compter un nombre incal culable de petites douleurs résultant de son état général. Ce n'était point assez pour son amour; notre chère soeur, très dure pour elle-même, avait une soif de pénitence qui lui inspirait toujours de . nouvelles supplications. Jusqu'à la fin, elle ne cessa de demander de nouvelles macérations ; et ne pouvant les obtenir, elle s'accusait de lâcheté et de paresse. Conséquente avec elle-même, notre vénérée soeur trouvait toujours trop bon tout ce qui était à son usage, et remerciait avec tant de reconnaissance ses charitables infirmières, que le ton de sa voix, autant que ses expressions, révélait son humilité. Enfin notre chère soeur aimait le travail, elle ne cessa de se dévouer qu'en cessant de vivre. Jusque là elle ne perdit jamais un instant. Travailler pour Dieu, se dépenser pour sa Communauté, et faire bénéficier les âmes de tout ses labeurs, telle fut la vie édifiante de notre humble soeur.
Elle se vit successivement privée de toutes les occupations qu'elle aimait le mieux. Elle souffrit de ce dépouillement ; la nature en gémit ; mais, après tout, l'abandon à Dieu acquit sa perfection, et ce dernier sacrifice fut comme l'aurore de son éternelle union avec Dieu.
Son affaiblissement progressif amena un désordre au coeur qui l'enleva fort promptement. Nous eûmes la consolation de lui faire donner une dernière absolution, qu'elle reçut du reste en pleine connaissance, et le 19 novembre, à deux heures du matin, elle rendit son âme à Dieu.

Cette vie si pieuse, si pénitente et si laborieuse, nous laisse la confiance que notre chère soeur Anne-Marie-Joseph de la Nativité aura trouvé grâce devant Dieu; cependant, comme Dieu est la sainteté même et demande de ses élus une très grande pureté, nous vous prions, ma Révérende et très honorée Mère, de lui faire rendre au plus tôt les suffrages de notre Saint Ordre ; par grâce une Communion de votre pieuse Communauté, une journée de bonnes oeuvres, les indulgences du Via Crucis, les six Pater.
Elle vous en sera très reconnaissante, ainsi que nous, qui avons la grâce de nous dire aux pieds de Jésus,

Ma Révérende et très honorée Mère,
Votre très humble soeur et servante,
Soeur Marie-des-Anges, R. C. I.

De notre Monastère de l'Assomption de la Très Sainte Vierge, les Religieuses Carmélites de Blois, 30 Novembre 1888.
Blois, Imprimerie E. Moreau et O, rue Pierre-de-Blois, 14. —10.365

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