Carmel

30 mai 1895 – Saint-Denis

 

Ma Révérende et très honorée Mère,

 

Que l'adorable volonté de Dieu soit louée, aimée et bénie dans toutes ses conduites quelque crucifiantes qu'elles soient pour nos coeurs.

Nous venions à peine d'avoir la douleur de perdre notre chère Soeur Marie-de-Jésus, lorsque le Divin Maître nous imposa un nouveau sacrifice en appelant à Lui notre chère et bien aimée Soeur Marie-Geneviève de Saint-Denis, professe de notre Communauté, âgée de 50 ans, et de religion 27 ans 1 mois et dix jours. La ville de Paris qui l'avait vue naître garda toujours une place à part dans ses affections, et toute sa vie elle s'attacha avec un soin très particulier à prier pour son Clergé, pour ses oeuvres, pour ses habitants et spécialement pour la paroisse Saint-Elisabeth où elle avait reçu la grâce du Saint-Baptême.

Son caractère se dessina dès le berceau. Nature difficile, volontaire, dominante et indépendante, tout ce qui devait servir au triomphe de la grâce et faire un jour sa gloire fut alors une difficulté et une fatigue pour ceux qui l'approchaient, comme plus tard tous les traits saillants de cette nature anguleuse devaient être un objet d'admiration et d'édification pour ceux qui seraient témoins de ses combats et de ses victoires. Sa volonté impérieuse lui faisait jeter des cris perçants pendant des journées et des nuits entières lorsque la moindre chose contrariait ses désirs. Lorsqu'elle avait quatre ou cinq ans elle ne reculait devant aucun moyen pour se satisfaire. Un jour elle eut la fantaisie de boire un verre d'eau sucrée immédiatement après le dîner. Madame sa grand'mère, chez laquelle elle était, fatiguée bien souvent de ses caprices, résolut de le lui refuser cette fois à tout prix. Trouver de la résistance était assez pour elle pour engager le combat : « Je l'aurai, se dit-elle, et coûte que coûte on sera bien obligé de me le donner. » Aussitôt, elle se mit à jeter de tels cris que les passants s'arrêtaient dans la rue et qu'un attroupement se forma. Sa grand'mère et sa bonne faisaient l'impos­sible pour la faire taire. « Je le veux, je le veux », répétait-elle toujours. Monsieur son grand'père qui était sorti, voyant le rassemblement dans la rue, crut à un fâcheux accident et se précipita chez lui où il trouva sa petite-fille dans des spasmes causés par la colère. Ni la correction, ni les caresses n'avaient prise sur cette nature révoltée ; elle continuait ses cris et son grand'père craignant vraiment pour sa santé lui fit donner un peu d'eau sucrée afin de la calmer. Aussitôt, l'enfant ravie fait un sourire triomphant en s'écriant : « On ne voulait pas me le donner, eh bien, je l'ai eu quand même ».

Et ce fut là, ajoutait plus tard notre chère Soeur avec confusion, toute ma contrition, car je ne pleurais nullement, je jetais seulement des cris à tout renverser. Une aussi forte volonté devait être l'occasion d'une éminente vertu et elle ne faillit pas à la tâche; mais que de luttes! que de combats! quel travail incessant et pénible ! Les difficultés devaient être d'autant plus grandes que les parents de notre chère Soeur avaient pour principe qu'il faut laisser se développer la nature. Malgré les ennuis et les contrariétés qu'ils en éprouvaient souvent, jamais ils ne voulaient en rien contrarier leurs enfants, car deux soeurs et un frère plus jeunes qu'elle partageaient avec notre petite Marie cette éducation toute d'indépendance et de flatterie pour la nature. Madame sa grand'mère, qui était très pieuse et chez laquelle elle passait souvent quelque temps, essayait parfois d'assouplir ce caractère indompté, mais le séjour de la maison paternelle donnait bien vite un nouvel essor aux saillies de tout genre qui n'étaient pas réprimées. Elle avait cependant un excellent coeur, aimait beaucoup les pauvres et avait des délicatesses charmantes pour les humbles et pour les petits.

Dès avant sa naissance notre chère Soeur avait été consacrée à la Très Sainte Vierge par sa pieuse mère et elle eut toujours pour la Reine du ciel une dévotion et un amour dont les effusions la trans­portèrent souvent, et jusqu'aux dernières heures de sa vie. C'était pour son coeur d'enfant une joie sans pareille lorsque les beaux jours de l'été ayant ramené sa famille à la campagne, elle pouvait aller dans une ville voisine assister à une procession en l'honneur de sa Divine Mère, et porter une de ses bannières ou de ses statues. C'est sans doute à cette tendre dévotion envers Marie qu'elle dut la grâce de sa vocation, car la fierté et l'indépendance de son caractère répugnaient souverainement à tout ce qui de près ou de loin pouvait supposer la soumission et la dépendance. « Je suis créée à l'image de Dieu, se disait-elle, je ne veux me soumettre à aucune créature mais seulement à Dieu Lui-même, et si j'obéis jamais à une créature ce ne sera que par amour pour Dieu. » Ceci vous révèle, ma Révérende Mère, le trait distinctif de sa piété, c'est-à-dire son esprit de Foi. On peut lui appliquer à la lettre les paroles de la Sainte-Écriture : « Mon juste vit de la Foi ». Elle était imprégnée de cette foi vive qui transporte les montagnes, et c'est en effet cette foi sans limites qui sera la cause de sa vocation et qui transformera toute sa vie en lui faisant pratiquer, à un degré que l'on serait tenté d'appeler héroïque, les vertus les plus opposées aux penchants de sa nature.

Sauver l'âme de son père, l'amener à la pratique d'une religion dont il admirait les beautés en philosophe, obtenir cette même grâce pour son frère, tels furent les motifs de l'entrée de notre chère Soeur au Carmel. L'éducation de la jeunesse aurait eu pour son esprit cultivé et ami des sciences quelque chose d'attrayant, mais le salut des âmes par la prière et l'immolation de soi-même dans les pratiques d'une vie austère, tel était l'attrait irrésistible de son coeur et elle résolut de se rendre à l'appel de Dieu quoi qu'il dût lui en coûter ; car elle n'ignorait pas que les difficultés seraient grandes du côté de sa famille et qu'on lui ferait une forte opposition. Elle était trop certaine de la protection divine et trop ferme dans ses résolutions pour se laisser détourner un moment de son but. Malgré les réclamations et les protestations elle franchit tous les obstacles, vint au Carmel forte de l'appel de Dieu, et comptant sur sa grâce pour vaincre sa nature plus ennemie de sa vocation que les tendresses maternelles et les reproches paternels. Elle voulait à tout prix sauver des âmes et, coûte que coûte, triompher de tout ce qui pourrait l'empêcher d'atteindre la perfection nécessaire pour être puissante sur le Coeur de Dieu.

La nouvelle postulante gagna du reste tous les coeurs dès son entrée. Si parfois ses luttes se trahissaient sur son visage, elles n'empêchaient aucunement l'épanouissement de sa charité pour ses Soeurs et ne diminuaient en rien sa bonne humeur, sa gaieté, ses aimables prévenances ; elle était douée d'une charmante simplicité et le tour un peu original de son caractère n'était pas sans charmes. Elle apportait à la récréation tout l'entrain et l'ardeur qu'elle donnait à la prière et s'ingéniait de toutes manières pour récréer ses voisines lorsque l'occasion s'en présentait, mettant à leur service son heureuse mémoire qui lui fournissait d'intarissables récits. Cependant durant son postulat elle eut beaucoup plus à souffrir du côté de sa famille que de ses luttes intimes car Dieu lui donnait une soif d'immolation et un amour du sacrifice qui la faisaient voler vers chacun d'eux. Le plus grand de tous, qu'elle offrait à Dieu sans cesse, était la séparation de tous ceux qu'elle aimait. Elle en souffrait continuellement. Étant à l'oraison en face d'un tableau de la Sainte Famille elle le regardait .souvent en pleurant et se disait : « Au moins ils sont ensemble », car malgré la rudesse de sa nature elle avait un côté très sensible, et souffrait cruellement des assauts qu'on livrait à son coeur pour ébranler son courage et la détourner de sa vocation.

Elle entrait généreusement dans la lice et l'on peut dire en vérité que tous ses jours furent des jours de combats, mais de combats qui se terminaient invariablement par la victoire. Elle eut dès lors une dévotion très particulière pour Notre Père Saint Jean de la Croix et s'efforçait d'imiter ses vertus, lui demandant avec instance le mépris d'elle-même et l'amour des humiliations. Tout lui coûtait, depuis le lever jusqu'au coucher; c'était un sacrifice ininterrompu, mais il faut ajouter qu'il était fait avec une générosité sans intermittence, et sans limite. La pensée du salut des âmes était le levier tout-puissant qui la faisait triompher de tous les obstacles avec une ardeur sans pareille. L'éminent Cardinal Mermillod visitant un jour notre Monastère avec Monsieur l'abbé Le Rebours, notre regretté Supérieur de si vénérée mémoire, arrive à la cellule de ma Soeur Geneviève. « Monseigneur, lui dit-elle, je suis ici pour sauver des âmes. » — « Eh bien, mon enfant, sauvez-en beaucoup » dit le pieux prélat en la bénissant. Elle a été fidèle à la recommandation. Voyant cette générosité et cette ferveur sans égale ses Prieures ne craignirent pas de labourer sans trêve et en quelque sorte sans mesure, cette terre dont la dureté n'était que superficielle, qui devait porter des fruits sans nombre et rendre cent pour un. Les corrections, les humiliations, les épreuves de toutes sortes n'étaient pas ménagées à la pauvre novice qui sentait à tous moments les rébellions de sa nature, mais ne lui cédait jamais. Les balayages lui étaient à charge et on lui faisait passer la moitié des journées un balai à la main. On la vit un jour qu'elle se croyait seule battre avec fureur cet instrument de son supplice, puis un instant après le baiser avec amour comme un don précieux envoyé de Dieu pour l'aider à sauver des âmes.

A quelque temps de là, la mère Prieure étant au parloir avec un Ecclésiastique de grand mérite qui était en relation avec la famille de notre chère Soeur, celui-ci demanda à la voir, on la fit venir aussitôt. « Voici, dit-il, une petite novice qui va sans doute bientôt faire Profession? » Et la mère Prieure de répondre avec intention : « Oh ! oui, monsieur l'Abbé ; c'est un sujet trop précieux à la Communauté pour que nous n'ayons pas hâte de nous l'attacher. — Vraiment, mais que fait-elle donc ? — Monsieur l'Abbé, elle balaie la basse-cour. » On comprend ce que cette réponse avait de mortifiant pour l'amour-propre de la pauvre novice qui en resta interdite, mais outrée au fond d'elle-même. Aussi, lorsque plus tard la mère Prieure lui dit avec un sourire tout maternel : « N'est-ce pas, mon enfant, que je suis méchante? » avec sa franchise ordinaire elle se contenta de répondre : « C'est pour mon bien. »

Si ses talents n'étaient pas le seul motif qui pressât de l'attacher à la Communauté, sa vertu, sa ferveur, son dévouement donnaient l'espoir qu'elle serait un jour une parfaite Carmélite, et malgré la violente opposition de ses parents, malgré les menaces de sou père, elle se donna à Dieu avec une joie, une ardeur, une plénitude qui n'était que l'aurore de tout ce qu'elle devait être durant vingt-sept années. Amie de l'austérité et de la pénitence, il lui semblait n'en faire jamais assez pour Dieu et II lui accorda la grâce de n'avoir pas le moindre soulagement dans l'accomplissement de notre Sainte Règle jusqu'au dernier jour de sa vie. Non contente d'être d'une régularité exemplaire et de pratiquer avec une grande ferveur les austérités de notre Ordre, elle y ajoutait beaucoup de pénitences qui toutes avaient des intentions déterminées et précises, et dans lesquelles on retrouvait toute sa foi ardente. Sa vie intérieure était constamment animée par cette pensée du salut des âmes, et tous les actes difficiles si souvent renouvelés étaient offerts pour ces chères âmes qui pourraient être sauvées par elle grâce à ses prières, ses pénitences et ses bonnes oeuvres.

Un jour qu'elle se trouvait très éloignée de son office et à une heure où cela devait la déranger beaucoup, une Soeur vint lui demander un objet dont elle avait besoin à l'instant même. Le premier mouvement de ma Soeur Geneviève fut celui d'une très vive contrariété et elle demanda d'un air aussi peu gracieux que possible si c'était bien nécessaire. « Malheureusement oui », répond la Soeur, et elle ajouta : « Pour une âme, ma Soeur. » C'était toucher la corde sensible. Aussitôt la sérénité reparaît sur son visage et tout épanouie elle répète : « Pour une âme, oui, oui, ma Soeur, j'y vais tout de suite, pour une âme ! » et elle marchait si allègrement que sa compagne avait peine à la suivre. Mais arrivée à son office comme c'était un jour de licences : « Oh ! que je vous remercie, lui dit-elle, quelle bonne parole vous m'avez dite là ! oui, ma Soeur, pour une âme je ferai n'importe quoi. » Elle le prouvait bien, la chère Soeur, car chacune mettait à contribution son dévouement et elle donnait sans compter son temps et ses forces. Elle fut employée à divers offices où elle apportait toujours un ordre et une propreté remarquables mais lorsqu'elle était Sacristine, ce qui arriva à différentes reprises, elle redoublait de soin et remplissait son office avec un esprit de foi qui n'avait d'égal que son bonheur d'être employée au service de la Chapelle, on peut dire que tout ce qu'elle faisait à la Sacristie était fait avec des transports de joie. C'était là aussi le sujet d'un immense sacrifice lorsqu'on l'en retirait et il semble que Dieu ait pris plaisir à ces brisements de son coeur en multipliant les occasions qui rendaient nécessaires son changement d'office. Cependant, la dernière fois qu'elle nous en rendit les clefs, elle nous dit avec un abandon parfait : « Je suis prête à tout maintenant, j'ai été si souvent brisée dans ce désir que je n'y tiens plus du tout. »

Dieu ne pouvait pas manquer d'opérer de grands effets de grâce dans une âme si fidèle et si généreuse, elle donnait tout, et à son tour le Seigneur, venant à son aide dans la grande oeuvre de la sanctification, l'ornait de toutes les vertus qui la rendaient pour ses Soeurs un continuel sujet d'admiration et d'édification.

On peut dire qu'elle priait sans cesse, ses pensées étaient au Ciel et toutes s'élançaient continuel­lement vers son Bien-Aimé. Pour cette âme de foi, chaque soupir, chaque mouvement, chaque parole allaient à Dieu. Elle s'adressait à Lui comme à un père plein de tendresse, et si la conversion des pécheurs était le sujet de ses plus constantes supplications, elle s'adressait à l'aimable Providence dans les circonstances les plus minimes. La moindre difficulté provoquait sa prière, une porte résis­tait-elle à son impulsion, un ouvrage était-il compliqué, un fardeau un peu lourd ? elle se mettait immédiatement à genoux un instant, ou élevait simplement son coeur à Dieu, d'autres fois elle faisait des neuvaines dont le but souvent naïf faisait sourire pendant qu'on admirait cette foi si vive et si profonde dont elle vivait sans cesse. Elle demandait tout à son Père des Cieux qui se penchait vers elle avec amour et accédait aux demandes de son enfant avec une bonté touchante. On était si habitué à l'entendre dire : « Je l'avais demandé » lorsqu'en récréation on annonçait les moindres événements que chacune la chargeait à l'envi du soin d'obtenir ce qu'elle désirait. Elle y allait tout simplement avec Dieu et avec les Saints et s'adressait également aux saints personnages dont elle avait lu la vie, faisant à chacun des demandes en harmonie avec leur caractère. Ses dévotions exci­taient parfois l'hilarité en récréation, mais avec une bonne humeur et une verve sans pareilles, elle en expliquait les raisons dont chacune était édifiée. Ainsi elle avait une grande vénération pour le Commandant Marceau à cause des difficultés de sa nature altière et bouillante, elle trouvait sous ce rapport des similitudes avec la sienne et lorsqu'un acte de patience lui était demandé, ce cri s'échap­pait de son coeur : « Marceau ! c'est votre affaire » et elle triomphait d'elle-même.

Sa vie était toute pour Dieu, elle était pleine de Dieu, et cette plénitude ravissait son âme. Nous lisons dans quelques notes de retraite ces mots qui font comprendre combien cette union à Dieu était sa vraie et sa seule vie. « Daignez, Seigneur, faire retentir sans cesse à mon oreille ces paroles : Celui « qui adhère à Dieu est un même esprit avec lui. Qu'elles soient comme une douce mélodie qui me « chantera votre amour. Que puis-je désirer au ciel et sur la terre si ce n'est vous, ô le Bien-Aimé de « mon coeur ! Qu'est-ce que la vie si elle n'est pas remplie de vous ! Faites de moi tout ce qu'il vous « plaira, ô Jésus, mais qu'en toutes mes actions je ne voie que vous, n'aime que vous et ne le fasse « qu'avec vous pour votre amour et votre plus grande gloire. »

Sa prière ardente, confiante, ininterrompue, était appuyée sur le solide fondement des vertus les plus pratiques. Nous vous avons déjà parlé de son obéissance, ma Révérende Mère, on peut dire à bon droit que son parfait esprit religieux, basé sur le renoncement à sa volonté et à son jugement, a été un sujet de consolations pour toutes ses Prieures dans lesquelles elle voyait Dieu lui-même. « Notre Mère l'a dit » était un mot magique devant lequel rien ne résistait une seule minute. Un jour, une officière vint l'avertir de notre part qu'elle aurait à faire un travail commun avec une autre Soeur dont le caractère et les manières de faire étaient autant qu'il est possible en opposition avec les siennes. Elle ne put dissimuler un mouvement de contrariété, et comme la Soeur lui proposait de nous demander de la remplacer : « Non, non, ma Soeur, reprit-elle aussitôt, c'est la volonté de Dieu, vous 'avez « grâce. » « Je vous en prie, ajouta-t-elle ensuite, mettez-nous ensemble toutes les fois que cela vous « sera possible, je vous en serai si reconnaissante ! Comme nous vous l'avons dit, ma Révérende Mère, les réprimandes et les humiliations ne lui étaient pas épargnées; jamais on ne reculait devant aucune vérité à lui dire, quelque dure qu'elle pût être à entendre pour la nature, parce qu'on savait de quelle manière elle serait reçue. Elle nous remerciait avec une joie et une effusion sans pareilles toutes les fois que nous l'avions reprise et elle nous dirait : « Ne craignez jamais, ma Mère, avec votre pauvre fille Geneviève, elle a besoin d'être démolie. » Et elle faisait un geste énergique qui prouvait la force de sa volonté. Toutes ses Prieures ont pu dire, en vérité, que chacune de leurs réprimandes étaient un magnifique triomphe pour l'esprit de foi et l'obéissance de notre bien-aimée fille. Notre admiration était profonde pour la vertu de cette âme. Vertu si haute et si magnanime que les éloges en sont una­nimes dans la bouche de ses Soeurs et que chacune d'elles envie le bonheur d'arriver à son dernier jour aussi chargée de mérites. C'est dans tout l'épanouissement de cette vertu que Dieu allait l'enlever à notre affection et lui donner la couronne promise aux victorieux. Nous ne pouvons résister au désir de vous transcrire, ma Révérende Mère, une prière qu'elle fit à Notre Seigneur à la fin de sa retraite de 1882. Elle vous la révélera tout entière, car c'est elle-même prise au naturel, rien ne peut être plus caractéristique pour la peindre parfaitement.

« Mon Bien-Aimé, crucifiez, crucifiez toujours cette nature indomptée si pleine d'elle-même et de « manque de charité pour les autres. Abaissez jusque dans la poussière ce coeur qui ne veut vivre que « de satisfactions. Qu'il me reste, hélas ! encore de combats à me livrer avant d'être complètement « soumise en tous points à votre éternelle et souveraine volonté !

« Armez mon bras de force contre lui-même, et cette année, ma résolution sera : Agir contre « moi-même. L'obéissance sera mon unique guide. Oh ! je vous en prie, mon Bien-Aimé, donnez- « vous par mes sacrifices beaucoup d'âmes; ne m'épargnez pas, creusez, creusez toujours jusqu'à mon « dernier soupir au fond de mon âme : et ne m'appelez à vous que quand vous verrez que je vous « aurai donné toute la gloire que de toute éternité vous vouliez de moi ! »

Treize années devaient s'écouler pendant lesquelles elle a procuré incessamment la gloire de ce Dieu dont le règne était la seule ambition de son coeur et de son âme. Elle avait glorifié Dieu par ses oeuvres; Dieu allait à son tour la couronner de gloire et ses derniers jours devaient être semblables à un triomphe. Comme nous vous l'avons dit, ma Révérende Mère, toute notre Communauté fut atteinte presque en même temps, au commencement du mois de février, d'une terrible épidémie d'influenza. Ma Soeur Geneviève fut épargnée les premiers jours et put se multiplier auprès des ma­lades. Son dernier acte fut celui d'une charité et d'une obéissance héroïques. Nous n'avions pas encore les bonnes soeurs gardes-malades qui nous ont prodigué leurs soins lorsque la Mère Sous-Prieure fut prise très violemment. Nous n'avions plus personne pour la veiller et ma Soeur Geneviève n'avait aucune aptitude pour le soin des malades. Nous-même étions ce jour-là si souffrante qu'il nous était impossible de nous occuper de quoi que ce soit. La Mère Dépositaire, très malade elle-même, ne pou­vant nous consulter, fit appeler ma Soeur Geneviève et M demanda de se dévouer en allant passer la nuit auprès de la Mère Sous-Prieure, lui assurant que ce devait être notre intention. « Ma bonne Mère, « lui répondit-elle, j'y vais tout de suite et je ne la quitterai pas un moment; je ne m'y entends pas « beaucoup, mais je ferai de mon mieux. Si je gagne la maladie, c'est que le bon Dieu le voudra. » Puis avec son esprit de foi ordinaire, elle se mit à genoux et ajouta : « Donnez-moi votre bénédiction pour Notre Mère ». — « Mon enfant, lui répondit la chère Mère, je ne peux vous bénir, mais le bon Dieu le fait du haut du Ciel. » Le lendemain, elle se traînait avec peine, et le surlendemain, quoi­qu'elle se sentît déjà très malade, elle voulut encore à tout prix assister à la Sainte Messe, « ensuite, « dit-elle, le bon Dieu fera de moi ce qu'il voudra ». En effet, en sortant du Choeur, elle se rendit dans une petite infirmerie occupée déjà par deux Soeurs du voile blanc, et eut un crachement de sang si violent que le Docteur trouva son état extrêmement grave et ne permit même pas qu'on la transportât ailleurs.

Elle était foudroyée par la maladie, car huit jours après, heure pour heure, elle rendait le dernier soupir. Il ne fallut que ce temps-là pour détruire sa nature vigoureuse et l'enlever pour ainsi dire en pleine vie. Le vendredi suivant, comme nous l'avons dit, ma Révérende Mère, dans la circulaire de notre chère Soeur Marie de Jésus, Monsieur notre Aumônier était entré pour confesser toutes les malades. Quoique ma Soeur Geneviève eût en notre bon Père la plus entière confiance, elle refusa sa proposition de la confesser, alors même qu'il lui parla de l'administrer, car nous l'en avions prié et il était urgent de ne pas attendre davantage.

Malgré ses instances, elle préférait, disait-elle, remettre au lendemain, jour ordinaire de la confession. Lorsque Monsieur l'Aumônier vint nous en avertir, nous eûmes un moment d'inquiétude et de peine, mais connaissant l'obéissance et l'esprit de foi de notre chère fille, nous lui envoyâmes dire qu'elle nous ferait plaisir si elle voulait se confesser et rece­voir les derniers sacrements. « Oh ! dit-elle aussitôt, si cela fait plaisir à Notre Mère, je ne demande pas mieux, je ne me croyais pas si malade, mais je serai ravie d'être administrée comme notre Mère voudra », et elle entra dans des transports de bonheur à la pensée qu'elle allait peut-être mourir et voir Dieu. « 0 Jésus, disait-elle, je vous offre le mérite de mes derniers sacrements pour le Saint-Père, pour le Clergé, pour l'Église de Paris, pour notre vénéré Cardinal; surtout pour l'Eglise de Paris parce que c'est là que je suis née. » Elle reçut le Saint Viatique et l'Extrême-Onction avec des effu­sions d'indicible reconnaissance et d'amour. Cet amour qui avait dominé et rempli toute sa vie dé­bordait maintenant de son coeur en mille paroles enflammées qui ravissaient celles qui les entendaient :

« Venez, Jésus, faites cesser de battre mon coeur. Je ne peux pas me laisser aller aux élans de « mon amour, la nature n'est pas assez forte. — O mon amour, allons-nous-en loin de la terre ! — O ma délicieuse Mère du Ciel, que vous avez de charmes ! Non, les beautés de la terre ne sont rien en « comparaison de votre beauté. » Puis le souvenir de sa famille lui étant suggéré : « Je ne veux pas « penser à l'amour de ma Mère, cela fait pleurer, je ne veux penser qu'à l'amour de la Sainte Vierge, « là on ne risque rien. » On lui donnait de l'eau de Lourdes. « Ma bonne Mère, il n'y a que vous qui me soulagiez : que votre eau miraculeuse est un doux rafraîchissement ! Si vous me guérissez, je vous en dirai des Rosaires, ma délicieuse Mère ! Ma vie ne sera plus qu'amour. »

Elle supplia une des Soeurs du voile blanc, moins malade, de venir nous demander pardon de sa part pour toutes les peines qu'elle pouvait nous avoir causées, et aussi nous remercier de tous les soins que nous avions donnés à son âme. Elle la pria de faire la même chose près de notre chère Mère Dépositaire à laquelle elle conservait une affection toute filiale et une reconnaissance non moins grande. Nous eûmes alors la pensée de lui faire demander sa guérison à la Très Sainte Vierge, et cet acte fut le dernier qu'elle pratiqua de cette vertu d'obéissance où elle avait toujours excellé. Dieu le per­mettait sans doute afin de mettre le sceau à la perfection si achevée qu'il voulait pour cette âme. Cet effort lui coûta tellement qu'elle sentit le besoin de se fortifier en renouvelant ses saints voeux entre les mains de la Soeur du voile blanc, malgré les résistances de celle-ci.

« C'est, lui dit-elle, pour que vous soyez témoin que c'est par obéissance que je demande ma guérison, mon désir serait de mourir. Notre Mère tient trop à moi, je suis convaincue que je suis tout « à fait inutile, on me remplacera très avantageusement. »

Elle disait tout cela avec une simplicité ravissante et, sentant le mal augmenter, elle ajoutait : « Je vais faire des connaissances charmantes au Ciel, notre Sainte-Mère, notre Père Saint-Jean-de-la-Croix, Madame Louise, quelles délicieuses connaissances ! Puis je veillerai sur la Communauté, « j'assisterai chacune de mes Soeurs à ses derniers moments. Je serai là, soyez sûre, je viendrai vous « conduire au Ciel. »

Son âme, qui avait toujours aimé la joie et l'avait trouvée sur la terre dans l'immolation, s'épa­nouissait de plus en plus à mesure qu'elle approchait des joies éternelles.

Nos Soeurs sortaient du service de notre chère Soeur Marie de Jésus lorsqu'on vint les avertir en toute hâte de se rendre auprès de ma Soeur Geneviève. Elle demanda qu'on lui chantât le Te Deum, puis le Magnificat en reconnaissance de sa vocation et pour bénir Dieu de sa mort; et comme on les avait récités : « Encore le Te Deum, encore le Magnificat », murmurait-elle. Ce fut dans ces senti­ments d'allégresse et d'amour qu'elle rendit sa belle âme à Dieu.

Vous avez pu voir, ma Révérende Mère, par notre récit si incomplet soit-il, que notre chère Soeur Marie Geneviève a paru devant le trône de Dieu les mains chargées de mérites et de toutes sortes de bonnes oeuvres. Néanmoins, comme II juge les justices même, nous vous prions d'ajouter aux suf­frages déjà demandés tout ce que votre charité vous suggérera pour cette chère âme. Elle vous en sera très reconnaissante ainsi que nous qui avons la grâce de nous dire, ma Révérende Mère,

Votre très humble Soeur et servante

Soeur AGNÈS DE JÉSUS-MARIA

R. c. I.

De notre Monastère de Jésus-Maria sous la protection de saint Louis des Carmélites de Saint-Denis.

Le 30 mai 1895.

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