Carmel

30 août 1889 – Albi

 

Ma Révérende et très honorée Mère,

Paix et très humble salut en N. S. J.-C.

C'est avec une vive douleur que nous venons vous faire part de l'épreuve pénible que Dieu vient de nous envoyer en enlevant à notre affection notre chère et bien-aimée Soeur Marie de l'Enfant Jésus. Elle avait 23 ans 8 mois d'âge, dont 6 ans et 8 mois de religion.

Cette chère Enfant semblait pressentir que sa carrière serait courte: elle avait hâte de se donner à Dieu. La grâce bénie de la vocation religieuse était tombée dans son âme au milieu des douces joies du foyer paternel, au moment où elle sentait les premiers entraînements du monde, et elle fut fidèle à l'appel divin.

Née au sein d'une honorable famille du département de l'Aveyron, ses dignes parents avaient concentré sur elle, comme sur l'aîné de leurs enfants, une particulière tendresse.  Ses qualités naturelles lui attiraient, d'ailleurs tous les coeurs, et ses oncles et ses tantes se disputaient quelquefois la joie de l'avoir auprès d'eux.

Son éducation et celle de ses soeurs fut confiée d'abord à une institutrice, dans la maison paternelle et sous le contrôle vigilant de ses pieux parents. Elle alla terminer ses études au couvent de Notre-Dame à Rodez; ces pieuses maîtresses dont elle a conservé le plus reconnaissant et le plus filial souvenir, achevèrent de préparer son âme aux desseins de miséricorde et d'amour que Dieu avait sur elle.

C'est au moment où elle rentrait au milieu des siens, désirée, aimée et chérie de tous, que, comme nous vous le disions plus haut, ma Révérende Mère, Dieu lui fit entendre sa voix et lui donna un vif pressentiment des dangers et des séductions du monde. Ce fut assez pour cette chère Enfant ; dès cet instant elle n'eut plus de repos qu'elle ne s'en fût totalement séparée.

En vain, sa bonne mère, son père bien-aimé lui alléguaient sa jeunesse. En vain ses frères et ses soeurs, par une affection plus expansive, s'efforçaient de la retenir. Ses frères entraient même en lutte avec elle, et ils lui représentaient la vie religieuse comme une servitude révoltante, une vie contre nature, où un enthousiasme outré pou­vait seul pousser les âmes.

Elle résistait à tout. Sans autre secours que Dieu dont elle avait sûrement, disait-elle, entendu la voix, elle maintenait sa résolution, répondait à toutes les objections qui lui étaient faites; assurant que l'enthousiasme n'entrait jour rien dans ses désirs; et elle suppliait ses parents de la conduire dans l'asile béni où elle goûterait un complet repos.

Dieu voulait cette âme et il inclina vers elle la volonté des siens. Nous ne saurions vous dire, ma Révérende Mère, ce que nous éprouvâmes quand nous reçûmes la visite de Madame sa mère et que nous parlant des ardents désirs de sa fille et de la violence qu'ils avaient faite à son coeur, elle nous la présenta comme Postulante, âgée seulement de 16 ans et demi. Nous aussi nous alléguâmes sa jeunesse, et tout en la recevant dans notre Carmel nous proposions un retard.

Le terme fixé fut trop long pour cette chère et bien-aimée Soeur. Six mois après elle était là accompagnée de sa mère, qui, avec une foi héroïque, voulait offrir elle-même son enfant au Seigneur, et d'une tante bien-aimée. Elle nous arrivait radieuse de bonheur, donnant à Dieu tous les charmes de sa jeunesse, toutes les aspirations de son âme et de son coeur avec un total abandon, une insouciance naïve, une simplicité d'enfant.

Tout lui plut dans notre vie. Jusqu'alors elle avait eu à souhait les jouissances les plus enviées d'ici-bas. Dans la vaste propriété de ses parents, les parties de plaisir étaient fréquentes avec les nombreux amis qui les entouraient. Elle aimait à folâtrer comme une enfant dans les bois, sur le bord des eaux, dans l'air pur et libre des champs...

Ici, c'était le calme du désert, une pauvre cellule, des exercices réguliers, l'oraison et une prière presque continuelle.

Elle n'en fut point surprise. La transition n'amena aucune secousse. Comme la fleur qui s'épanouit dans l'atmosphère qui lui est propre, elle s'ouvrit aux rayons du soleil divin, sous les influences bénies de la grâce et de la paix dont elle était inondée.

Cette chère Soeur, ma Révérende Mère, était douée d'une énergie de volonté peu com­mune, elle avait un jugement très droit, une intelligence vive, un coeur tout plein d'affection et de vie. Elle livra tout à Dieu sans réserve. Les devoirs de la vie religieuse lui apparurent dans leur vérité et elle y souscrivit pleinement. Elle eut des luttes, des immolations intimes et pénibles; rien n'en a paru au dehors.

Un mot qu'elle dit à sa maîtresse révèle l'attitude habituelle de son âme en face du devoir. Celle-ci lui présentait un travail difficile, ajoutant un mot d'encouragement pour lui en atténuer la peine. « Ma Soeur, lui dit-elle, avec un gracieux sourire, je ne regarde pas à ce qui me coûte; il faut aller toujours en avant. »

Ardente dans ses désirs, elle n'avait pu dans le monde accepter le retard que l'on voulait mettre à son entrée en Religion. Ici une épreuve semblable la trouva docile. A cause de son âge nous attendîmes un an pour lui donner le Saint Habit et deux ans pour l'admettre à la Profession. Quelques larmes coulèrent avec ses Supérieures, car son impatience était extrême, mais ce fut tout.

Dieu voulait en peu de temps, ma Révérende Mère, perfectionner cette âme. Aussitôt après sa Profession il l'affligea d'une épreuve intérieure qui lui fut bien • pénible. Elle ne voyait que du mal dans sa vie passée et ce qu'elle faisait tous les jours pour Dieu lui apparaissait si mauvais, si rempli d'imperfection qu'elle ne pouvait sans s'en attrister amèrement, en soutenir la vue. Sa forcé fut dans la foi religieuse qui lui montrait Dieu dans ses supérieurs et dans une obéissance simple et aveugle. Un mot de sa Prieure la faisait marcher sur ses craintes. Mais comme l'épreuve demeurait, elle avait besoin tous les jours de cette parole de vie.

II nous semble la voir encore, ma Mère, tous les jours de Communion, venant avant la sainte Messe se mestre à nos genoux; elle n'exprimait rien quelquefois, mais son regard suppliant, son âme qui passait à travers et se livrait tout entière semblait attendre le mot du Salut : « Ma Mère, que dois-je faire?" et sur une assurance de notre part, elle marchait avec la docilité et la candeur d'un petit enfant.

 

Cependant elle ne put un moment échapper à un écueil. A cause de son âge nous avions cru devoir tempérer par quelques adoucissements les jeûnes prescrits par notre Sainte Règle. Elle portait avec peine ces dispenses et aussitôt après sa Profession, quoiqu'elle n'eût pas 21 ans accomplis', elle voulait sans ménagements aucuns, se porter à tout et accomplir même des pénitences de surcroît. Nous luttâmes contre sa volonté. Elle alléguait ses forces, sa santé était très bonne en effet, et pressée par le besoin intérieur d'expier le mal qu'elle croyait commettre à chaque pas, elle nous contraignit souvent de lui céder.

Le bon Maître lui a pardonné, nous en avons la confiance, une faute qui venait de son amour pour lui et que certainement elle ne comprenait pas dans l'ardeur du désir qui l'emportait alors.

Elle aurait voulu si parfaitement réaliser la perfection de la vie religieuse. Elle était d'ailleurs sur tous les autres points si fidèle, si énergique, si généreuse, quoiqu'elle n'eût jamais été habituée à aucun travail pénible, elle embrassait ici toutes les occupations de ce genre et se portait aux travaux communs avec un entrain, une amabilité qui ne laissait pas soupçonner qu'ils lui fussent étrangers. Elle s'y trouvait dans son centre. Sa riche nature lui faisait donner vie partout. Elle était joyeuse à la récréation ; aimable et communicative; aucun de nos petits événements de famille ne la laissait indifférente, elle en faisait, en ces moments, le sujet d'intarissables entretiens.

Sa charité pour ses Soeurs, son abnégation d'elle-même la tenait toujours prête à leur rendre service. Quand une Soeur lui demandait une petite poésie de circonstance, un dessin ou une peinture pour un petit ouvrage, avec bonheur elle mettait à contribution les dons naturels dont le Seigneur l'avait pour cela largement douée; et jamais la fréquence de ces demandes ne fit sentir de sa part la lassitude de l'ennui

Elle préférait cependant le travail d'un office comme plus conforme à l'austérité notre vie. Cette chère Enfant avait été donnée pour aide à la Sacristie, et dans l'intérêt de sa santé nous la mîmes aussi à la Provisoirerie avec l'obligation de parcourir notre grand jardin pour ramasser et cueillir les fruits destinés à la Communauté. Partout elle était dévouée et bonne, ne comptant pas si peine et promettant des fruits nombreux dans la sainte carrière religieuse. Mais hélas! le divin Maître ne devait que nous la montrer et après l'avoir parée et embellie au Carmel par la fidélité, la mortification, le creuset douloureux de la tentation et de l'épreuve, il voulait l'appeler au Ciel et lui rendre pendant toute l'éternité le centuple de joies qu'elle avait, à la fleur de son âge, si pleinement sacrifiées à son amour.

Au mois de mai de l'année dernière, nous remarquâmes, ma Révérende Mère, un dépé­rissement notable dans la santé de notre bien-aimée Soeur de l'Enfant Jésus et nous voulûmes lui prodiguer nos soins. Elle n'était pas encore délivrée de sa peine à cet égard, son énergique volonté ne voulait pas céder devant la faiblesse du corps, et elle nous suppliait de la laisser entièrement à la pratique de nos saintes observances.

Mais le mal fit des progrès, et Dieu activât son travail dans cette âme, lui rendait en même temps cette docilité d'enfant, cet abandon aimable qu'elle avait si bien compris dès le commencement de sa vie religieuse et qui n'avait subi qu'une éclipse momentanée. Elle accepta tous les soulagements; non qu'elle eût faibli dans le mépris d'elle-même, mais par obéissance et par esprit de foi.

Bientôt des crachements de sang effrayants nous ôtèrent toute illusion à son sujet. Le coeur était gravement atteint, et la maladie allait si vite que nous crûmes la perdre après ces fâcheux accidents.

 

Le divin Maître voulait la purifier encore, et l'hiver lui rendit une partie de ses forces. Elle n'avait jamais cessé de suivre nos saints exercices; elle s'y rendit plus assidûment encore; si elle souffrait elle ne voulait point se le dire, mais sa joie, sa vraie vie, c'était de vivre de la vie de communauté et de suivre ses bien-aimées Soeurs partout, au choeur, au réfectoire, à la récréation. Elle prenait part à ce dernier exercice avec le même enjouement que lorsqu'elle était en parfaite santé, et n'enviait qu'une chose, disait elle, se trouver auprès de sa Mère Prieure. Elle se plaçait non loin de nous. Et quand, par circonstance, une place devenait vide à nos côtés, elle y venait tout doucement après en avoir demandé la permission par un regard aimable et candide. Comme un petit enfant, elle avait besoin de sa Mère. Et quand sa Mère était là, plus rien n'était pénible, et la souffrance, elle ne la sentait plus.

Notre bien chère Soeur ne s'est arrêtée à l'infirmerie, ma Révérende Mère, que quatre jours avant sa mort. Mercredi, 21 du courant, elle assista à l'Examen d'une Novice, assise au milieu de nous, devant la grille du choeur. Elle vint ensuite au parloir recevoir la Bénédiction de notre vénéré Père Supérieur, grâce qui lui était chère et lui apportait toujours une singulière joie. Ce boa Père l'avait vue quelques jours aupa­ravant et il lui témoignait toujours cette particulière bienveillance que son abandon simple et naïf semblait commander à tous. Elle lui parla du Ciel où elle était si heureuse d'aller bientôt. Elle lui demanda une dernière visite pour le moment suprême. Notre- bien-aimé Père la lui promit et son coeur en avait besoin. Mais le boa Dieu a voulu pour lui et pour nous, ma Révérende Mère, un pénible sacrifice. Retenu loin d'Albi par des occupations impérieuses, il n'a pas revu sur la terre cette Enfant si chère à son coeur, et pour lui l'objet d'un constant intérêt.

 

Dimanche 25, notre bonne Soeur se trouva plus fatiguée. Elle alla cependant au choeur recevoir la sainte Communion, ce qu'elle avait toujours fait jusqu'alors, et elle assista à une partie du Saint Sacrifice ; puis elle chercha un peu de repos et de sommeil sur son fauteuil, c'est là qu'elle avait passé la nuit; mais le repos ne lui fut pas donné, et le sommeil avait fui pour ne plus revenir. Elle n'avait pas des douleurs violentes, mais sa respiration était toujours oppressée et elle s'étouffait aussitôt qu'elle était couchée ou même seulement quand elle appuyait la tête sur son fauteuil. Elle était là assise sans appui, ne pouvant même supporter les coussins avec lesquels on cherchait à la soulager. Toujours souriante et aimable, constatant la dissolution de son corps avec un calme, une sérénité, que nous comprenons mieux maintenant que le dénouement s'est fait, mais qui nous a illusionnée jusqu'à la dernière heure.

Ses facultés gardaient leur complet exercice et tout son être manifestait cette abondante vie qu'elle avait toujours répandue autour d'elle. Les Soeurs qui allaient la voir étaient les bienvenues ; elle semblait les attendre. Venez, venez, disait-elle, je ne vous ai pas vues d'aujourd'hui. Et elle suivait un petit entretien du bon Dieu, sans que rien trahît sa fatigue extrême. Quel­quefois seulement elle disait en souriant: Je vais vous écouter, cela me fait plaisir de vous entendre, mais je ne parlerai pas beaucoup, je ne puis plus parler...

Dans la journée, elle nous demanda l'Extrême-Onction. Il nous semblait que ça n'en était point l'heure. Mais elle désirait recevoir ce sacrement avec sa pleine connaissance ; nous avions à craindre un accident du coeur, et malgré nos convictions contraires nous lui accordâmes sa demande. Notre bon Père Confesseur voulut bien, lui aussi, condescendre à ses désirs. Le soir, après la bénédiction du Saint-Sacrement, elle se rendit dans une grande infirmerie attenante à la sienne, la Communauté l'entourait en cérémonie, tout était paré de fleurs, elle était radieuse et en fête. Sous son manteau blanc se tenant droite et ferme sur son fauteuil, sa figure d'une beauté touchante, on aurait dit une jeune novice qui va dans toute la joie de son âme faire sa sainte Profession, et non une malade attendant l'onction des mourants. Notre bon et vénéré Père Confesseur fut ému comme nous en approchant de notre chère Soeur. Il lui dit quelques mots que son coeur lui inspira, sur la pureté parfaite que ce sacrement allait conférer à son âme et à son corps, grâce qui couronnait les bienfaits nombreux que le Seigneur lui avait prodigués pendant sa vie et surtout le don précieux de la vocation religieuse. Il faisait écho aux sentiments de notre bien-aimée Soeur. Elle renouvela ses voeux entre nos mains, demanda pardon à toutes ses Soeurs, à ses compagnes du noviciat en particulier, avec un vif regret, disait-elle, des mauvais exemples qu'elle leur avait donnés, puis elle reçut l'onction salutaire et purifiante qui nous dispose à paraître devant Dieu.

 

Une grâce sensible inondait son âme et après la cérémonie elle ne se lassait pas de parler de son bonheur.

Le lendemain lundi, notre bon Père voulut lui apporter le Saint Viatique pour maintenir dans son âme les dispositions saintes dont le Seigneur la favorisait. Comme la veille, la Commu­nauté entourait la chère malade et les dortoirs et l'infirmerie avaient été jonchés de fleurs. Nous étions toutes sous une impression inexprimable, mais nous ne pouvions croire que la mort fut si proche. Pour notre Soeur bien-aimée, elle avait conscience de son état et elle s'avançait vers le terme avec une sérénité inaltérable. Nous allâmes passer la récréation à l'infirmerie pour lui donner la consolation de se trouver au milieu de ses Soeurs. Elle en fut heureuse et prit part jusqu'à la fin à nos entretiens pieux. Ses jeunes compagnes jalousaient son bonheur d'aller si vite au Ciel... Mais son gracieux sourire semblait leur dire : « C'est le Seigneur qui m'a fait cette part, nulle de vous ne me le ravira ! »

Elle veillait sur elle pour conserver dans toute sa pureté la grâce des derniers Sacrements ; ce qui ne l'empêchait pas d'être toujours aimable avec ses infirmière surtout, et de leur faire même au besoin

une malice enfantine. Toutes nos soeurs qui l'ont visitée ce jour-là n'ont pu remarquer aucun changement dans sa manière d'être et dans son état de maladie ; il y en avait cependant, et elle nous dit à nous avec sa délicatesse de coeur : « Je ne voudrais pas vous faire de la peine, ma Mère, mais je suis bien malade."

 

La nuit fut pénible et agitée, elle ne put reposer un instant. Le lendemain, elle nous disait, le tempérant toujours par un sourire : « Maintenant je mourrai bientôt, je ne puis ni dormir, ni manger, et quand cela est ainsi, n'est-ce pas qu'on ne peut plus vivre ? »

Une potion la soulageait beaucoup et elle la prenait volontiers toutes les heures, la désirait même pour calmer ses étouffements; elle crut comprendre le matin, quand nous la visitâmes, que nous voulions qu'on la différât jusqu'à 4 heures du soir, et le sacrifice en fut fait avec sa prompte énergie. Mais l'infirmière vint heureusement nous en avertir et nous rassurâmes cette chère Enfant qui s'était méprise sur notre intention.

Elle était bien toujours la même, marchant courageusement sans regarder à sa peine. Une Soeur lui rappelait une circonstance qui l'avait excédée de fatigue, « c'est vrai, lui dit-elle, je n'en pouvais plus, mais c'est passé maintenant, il n'y faut pas revenir. »

Elle accueillit avec une aimable gaieté notre bon et dévoué Docteur qui vint la voir ce jour-là, et qui, depuis le commencement de sa maladie lui prodiguait ses soins avec un intérêt particulier.

Il constata le mal et s'efforça encore d'y apporter quelque adoucissement. Il était navré de la voir à la fleur de son âge sourire si joyeusement à la mort. Cependant, ses sentiments si chrétiens lui font comprendre ce mystère, et il aime à en nourrir sa foi.

Pour notre chère et bien-aimée Malade, tout a semblé, dans les derniers jours, ma Révérende Mère, providentiellement conduit par Dieu. Dans cette journée du mardi qui fut celle de sa mort, sa respectable famille arrivait pour la voir. Notre-Seigneur l'envoyait à la dernière heure pour les suprêmes adieux. Notre bien chère Enfant put être portée au parloir. Là, sans mani­fester d'émotion, pour ne pas provoquer celle de ses parents, elle regardait souriante et heureuse son Père, sa bonne et tendre Mère, toutes ses Soeurs. Elle ne put leur dire autre chose sinon : « Je suis bien heureuse de mourir et de mourir au Carmel. » Et son coeur reconnaissant lui fit un besoin d'ajouter : « J'ai été bien soignée! Rien ne m'a manqué. Croyez-le, Parents chéris, vous n'auriez pu faire davantage que m'ont fait notre Mère et nos Soeurs. »

Elle eut la force de ne pas verser une larme en les quittant, encore que son coeur fût brisé. Quelques jours auparavant, ma Révérende Mère, elle avait écrit à tous, à chacun de ses frères et de ses soeurs une lettre qui devait leur porter après sa mort ses dernières recommandations, ses derniers témoignages de tendresse. Nous ne pouvons nous défendre de vous en transcrire ici quelque chose. Nous nous étendons beaucoup, il est vrai, sur les derniers moments de notre bien aimée Soeur, mais il nous semble que c'est donner gloire à Dieu de révéler ses miséricordes sur cette âme et le spectacle de sa douce mort est aussi bien consolant pour nos coeurs. Elle s'exprime ainsi à ses chers et bien-aimés parents ;

"Au moment où vous recevrez ce petit billet mon âme aura déjà quitté la terre, et comme je sais la grande affection que vous avez pour mot, je comprends qua votre coeur sera brisé de douleur. Je voudrais dans ces quelques lignes, les dernières que vous recevrez de moi, et que je trace d'une main tremblante, essayer d'adoucir, si c'est possible, votre peine profonde. Mais, hélas! ne vais-je pas raviver une blessure encore saignante ?

Chers et bien-aimés parents, je pars, je m'en vais. Ici-bas tout finit, tout passe, et moi je m'en vais vers Celui qui ne passe pas. Je meurs... Qu'ai-je dit ? Non, je ne meurs pas, je vais commencer à vivre. Oui, à partir du moment oú j'exhalerai mon dernier soupir, je vivrai de la vraie vie, de la vie éternelle. C'est avec joie et bonheur que je vois venir cette heure à la fois terrible et solennelle qui m'unira à mon Dieu pour jamais. Je la redoute mais je la désire; quelque chose me pousse et me presse et il me tarde de mourir !... O chers et bien-aimés parents, je suis cependant, je suis si heureuse au Carmel, je vous aime tant vous tous; le bon Dieu seul sait combien je vous aime !... aussi il ne me tarde pas de vous quitter, il me tarde d'aller à Dieu ! D'ailleurs, parents chéris, je ne vous quitte pas, je vous serai toujours unie et beaucoup plus unie au Ciel que sur la ferre ; oui je reste toujours vôtre.

Merci, mille fois merci de tout ce que vous avez fait pour moi. En ce moment je voudrais vous exprimer de toute manière ma reconnaissance et mon affection et les paroles me manquent ; rien ne peut rendre ce que je sens.

Priez pour moi, je vous en supplie, et je vous le rendrai quand je jouirai du bonheur éternel. Adieu donc, chers et bien-aimés parents, adieu pour cette vie, adieu, je vous attends au Ciel. "

 

Dans sa lettre à ses frères qui avaient souvent douté de son bonheur, elle l'affirme avec un accent de vérité qui ne peut tromper.

Je voudrais, dit-elle, pouvoir vous dire tout ce que je sens en ce moment suprême ; vous faire voir, dans un jour sans ombre, et découvrir aux yeux de votre âme, à votre coeur de chrétien et d'enfant de l'Eglise les sentiment qui m'animent, qui me remplissent, qui me transportent...     

Oh ! que je suis heureuse de mourir Carmélite ! Me voilà parvenue au terme de ma course, et tandis que la terre s'efface, s'anéantit devant moi, le Ciel s'ouvre... le bonheur, la félicité , éternelle vont faire place aux souffrances, aux peines de l'exil... »

Je me prépare à la mort, dit-elle un peu plus loin, avec la même joie qu'une jeune fiancée au jour de ses noces... Vous ne le croirez peut-être pas, mais pour moi je le sens si fortement, si profondément que j'ai besoin de vous le dire. Oh ! quand on a la foi, que l'on voit de grandes choses !... Que les choses de la terre vous paraissent petites, sottes et banales... »

 

Elle parle à ses soeurs des illusions du monde, vérité qui avait déterminé sa vocation reli­gieuse ; elle leur dit combien toutes disparaissent à la mort. « Il est vrai, écrit-elle, que pour nous Carmélites, les illusions du monde disparaissent dès notre entrée dans le cloître, mais il reste cependant vrai que même pour nous la mort apporte un surcroît de lumière. »

 

A tous elle recommande la dévotion à la Sainte Vierge, sa dévotion favorite ; à tous elle donne rendez vous au Ciel. Le dernier de ces billets, celui à sa petite soeur Thérèse, elle l'écrivit la veille de sa mort. Elle pouvait à peine tenir la plume, mais elle ne voulait pas que cette soeur si aimée fût privée d'un souvenir de sa part.

 

Tous les préparatifs étaient faits, l'Epoux divin pouvait venir la convier au festin éternel. Une souffrance non interrompue achevait lentement la purification de son âme. Quand elle eut quitté sa famille, elle fut ramenée à l'infirmerie, et là sur son fauteuil toujours, ne pouvant d'aucune manière appuyer son corps, elle s'offrait en sacrifice et attendait calme et sereine l'immolation dernière. Elle nous demanda dans l'après-dîner les prières de la recommandation de l'âme. Nous ne pensions pas qu'il les fallût sitôt; sa tranquillité nous trompait; d'ailleurs aucun symptôme plus alarmant ne se manifestait... Néanmoins, ainsi que nous l'avions fait pour l'Extrême Onction, nous le lut accordâmes afin de lui ménager une joie. La Communauté se réunit auprès d'elle à l'heure de la récréation du soir. Elle s'unit à nos supplications avec sa pleine connaissance et la parfaite possession d'elle-même.    

 

Après complies, nous nous hâtâmes de retourner à l'infirmerie. Elle était plus haletante, mais toujours tranquille. Elle regarda le lit avec un regard moitié souriant, moitié anxieux et nous dit : « Ma Mère, si j'essayais de nouveau de me coucher, i'étoufferai, c'est bien sûr, mais j'étouffe partout. »

 

Nous l'aidâmes à se déshabiller, ce qu'elle avait encore la force de faire, mais elle ménageait les mouvements de son corps pour éviter une plus forte oppression; elle monta elle-même sur son lit. Ce petit effort amena la crise dernière : « Je me meurs ! nous dit-elle... Mon Dieu, j'adore vos jugements... Ma Mère, offrez moi à Dieu. » Elle mit ses mains dans nos mains et renouvela ses saints voeux « et ce jusqu'à la mort ! » murmura-t elle. Puis sa tête se pencha... c'était l'agonie, mais l'agonie silencieuse et calme, la dernière immolation de soi-même avant le repos éternel.

 

Nous fîmes appeler notre bon Père Confesseur qui accourut à l'instant. Il lui adressa quelques paroles auxquelles elle répondit et lui donna l'Absolution. Un moment après, son état se prolongeant, il lui renouvela cette grâce. Ce fut en la recevant une seconde fois qu'elle exhala doucement son dernier soupir. C'était mardi, 27 du courant, fête de la Transverbération du coeur de notre Mère Sainte Thérèse. Notre vénéré Père Confesseur, la Communauté et nous étant présents.

Il fallait que dans cette mort, ma Révérende Mère, tout ressemblât à une fête. Notre Seigneur avait éloigné de sa jeune et fidèle Epouse toute angoisse, toute appréhension, toute crainte. Elle semblait endormie dans ses bras, quand elle était exposée au choeur. Le surlendemain de sa mort, son visage gardait, sans aucune altération, ses attraits et sa candeur.

Un clergé nombreux a assisté à ses funérailles. M. le Vicaire général notre bon Père confesseur les présidait. Quand nous parcourions les dortoirs et les cloîtres au chant grave et majestueux de l'In Exitu que les voix des Prêtres portaient au Ciel, nous semblions marcher à un triomphe. Notre bien chère Enfant devait sourire à tout cela du haut du Ciel, et son coeur reconnaissant obtiendra des grâces à ceux qui ont ainsi honoré ses obsèques, à ses Parents, à sa Communauté, à tous les coeurs dévoués qui lui ont fait du bien ici-bas.

Pour nous, ma Révérende Mère, nous gardons le devoir, doux à notre coeur, de prier pour elle, car les jugements de Dieu ne nous sont pas connus. Veuillez aussi faire rendre au plus tôt à notre bien aimée Soeur Marie de l'Enfant Jésus les suffrages de notre Saint Ordre et daignez lui accorder, par grâce, une communion de votre Sainte Communauté, l'indulgence du Via Crucis et des six Pater, un Souvenez-vous à la Sainte Vierge et quelques invocations. Elle vous en sera reconnaissante, ainsi que nous qui avons la grâce de nous dire au pied de la croix de notre divin Sauveur,

Ma Révérende et très honorée Mère,

           

Votre humble Soeur et Servante,

Soeur MARIE DE SAINT GÉRARD, R. C. Ind.

 

De notre Monastère de l'Immaculée Conception et de notre Père Saint Joseph des Carmélites d'Albi.

Ce 30 août 1889.

 

Albi. — Imprimerie du Nouvelliste, rue de la Croix-Verte, 78.

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