Carmel

3 janvier 1895 – Angouleme

Ma Révérende et très honorée Mère,

Paix et très humble salut en Notre-Seigneur qui vient d'affliger sensiblement nos coeurs et de nous associer aux premières douleurs de son enfance, en rappelant à Lui notre chère Soeur Françoise-Marie du Calvaire, âgée de 75 ans 8 mois 17 jours, et de religion, 12 ans 10 mois 19 jours.

Malgré le grand âge auquel cette chère Soeur embrassa la vie du Carmel. elle n'a cessé de nous édifier par sa parfaite régularité. Voyant qu'elle avait peu d'années à consacrer entièrement à Dieu, elle résolut, dès le premier jour, dé les doubler par sa ferveur et tint fidèlement cette résolution sans se démentir un instant.

Il nous serait difficile de vous faire comprendre, ma Révérende Mère, jusqu'à quel point cette âme fut généreuse et quel trésor de vertus, d'édification, nous avions en elle ; 'aussi sommes-nous profondément affligées de cette mort, venue bien vite, alors que la santé parfaite de notre chère Soeur, sa forte et solide constitution nous faisaient espérer de la garder longtemps encore.   

Née à Jarnac, d'une famille honorable et chrétienne, formée de bonne heure à l'esprit et aux pratiques de notre sainte religion par une mère foncièrement pieuse, elle fut d'abord une enfant bonne, simple et ouverte ; plus tard, une jeune fille sérieuse et accomplie, puis une épouse tendre, fidèle et dévouée. Jamais, nous a-t-elle dit souvent, le plus petit nuage n'assombrit le ciel de son bonheur domestique : elle n'eut d'autre peine que celle de n'avoir point d'enfant. Sa vertu rayonnait sur tous, elle entraînait après elle son époux, ses parents, ses amis ; et elle fut ainsi pendant de longues années comme le centre d'un foyer de respect, de vénération, de tendresse. 'Sa nature essentiellement bonne et aimante s'y épanouissait et, peut-être à son insu, s'y complaisait un peu. De là, devaient naître bien des luttes pour plus tard quand il lui faudra refouler des sentiments trop expansifs, retenir un avis, un conseil donné' trop facilement à toutes, et à tout propos. Mais elle le sentait vite et s'en humiliait de même avec une simplicité, une bonne grâce des plus édifiantes.

Les derniers desseins de Dieu sur cette âme allaient s'accomplir. Brisée, inconsolée au lendemain d'un, veuvage inopiné, elle vint à Angoulême, dans une famille amie faire diversion à sa douleur, une circonstance providentielle la conduisit à notre monastère. La Révérende Mère Marie de la Croix, de douce et pieuse mémoire, vint l'entretenir un instant et lui dit, sans cependant ajouter d'importance à ses paroles : « Ne croyez-vous pas que le bon Dieu vous veut carmélite ? » - «'Oh ! je ne le pense pas, ma Mère » ! répondit-elle, mais si cela était, j'en serais bien heureuse. » Elle se retire ; et comme sous l'impression d'une révélation subite, va trouver le saint et regretté Mgr Sebaux qui lui répond en souriant : « Allez, allez, ma fille, et devenez sainte et fervente carmélite.» Elle vint, on peut le dire, avec la maturité de l'âge et de la vertu. Les difficultés étaient surmontées au dehors, restaient celles du dedans. Elles furent nombreuses, ma Révérende Mère. Il en coûta beaucoup à cette nature franche, ouverte, expansive, de se taire, se laisser conduire, redevenir enfant ! Mais elle ne recula jamais. « Tout pour mon bon Jésus, disait-elle sans cesse ; il me fait une si grande grâce de m'appeler au Carmel. Rien de sera de trop pour l'en remercier.

Désormais, la vie de notre chère Soeur peut se résumer en ces quelques mots : amour, reconnaissance, fidélité ; et les autres vertus religieuses allaient comme naturellement découler de celles-ci : l'obéissance était sa joie et son repos. Ce qui venait de sa prieure était reçu comme de Dieu même; et, à l'heure de sa mort, c'est surtout l'obéissance qu'elle recommanda à ses soeurs, disant particulièrement aux novices combien elles devaient s'appliquer à acquérir cette vertu.

Sa fidélité à la règle fut secondée par sa robuste constitution ; malgré son grand âge, elle lui permit non seulement de s'habituer facilement à nos saintes observances, mais encore de les pratiquer jusqu'au bout dans toute leur intégrité : Elle prenait sa part de tous les. travaux communs même les plus périples- employée à la lingerie et à : la confection des ornements d'église, elle rendait à la Communauté autant de services. qu'une soeur plus jeune, C'était difficile quelquefois, mais jamais notre chère Soeur ne voulut écouter les réclamations de la nature ; son esprit de foi lui faisait aussitôt voir le bon Dieu en tout ce qui se présentait. Ce même esprit de foi lui avait donné line ' singulière dévotion à son bon ange et à l'eau bénite : le premier lui aidait en toute circonstance, et que de peines, de petits maux physiques n'a-t-elle pas soulagés avec une goutte d'eau bénite ! Déjà, dans le monde, elle y avait un habituel recours, mais une fois au Carmel, avant appris combien notre Sainte Mère aimait cette dévotion, elle l'augmenta encore et lui donna toute sa prédilection.

La bonté, la tendresse de coeur étaient les traits caractéristiques de notre chère Soeur. Peut-être même les aurait-elle poussés jusqu'à un peu de faiblesse surtout pour les novices, qui, en retour, aimaient a l'appeler leur bonne grand'mère et qui la chérissaient tendrement. Bien qu'elle s'en défit peu à peu, il lui arrivait encore souvent en récréation de donner trop facilement son avis, de manifester par des saillies trop vives ou des réflexions trop franches sa manière d'apprécier et de voir; mais cela si simplement et avec tant de droiture que nous ne pouvions nous empêcher de 'penser que le bon Dieu le permettait afin de lui donner plus souvent l'occasion de nous édifier par son humilité. En effet, aussitôt qu'elle s'apercevait de sa faute ou qu'on la lui faisait remarquer, elle la regrettait sincèrement, s'en humiliait, et manifestait son repentir avec la même simplicité qu'elle l'avait commise. Aussi notre chère Soeur était-elle également aimée et vénérée de ses soeurs. Elle priait Notre Seigneur de ne pas permettre qu'elle leur fût jamais une charge et, pour cela, désirait que sa dernière maladie ne dura que huit jours, ajoutant qu'elle demandait de n'effrayer personne après sa mort : ses deux prières furent exaucées.         

Notre chère Soeur, bien que toujours vaillante et suivant en tout la Communauté, sentait depuis un an ses forces diminuer : elle disait parfois qu'elle partirait la première, et de fait, sans la voir positivement vieillir, nous constations, ma Révérende, Mère, un plus grand travail de la grâce dans son âme et comme la hâte qu'elle avait d'y correspondre ! Le mois dernier, elle lit l'Avent fort rigoureusement, ajoutant encore aux mortifications prescrites par la règle, des privations que sa ferveur lui faisaient .regarder comme possibles, telles qu'un jeûné au pain et à l'eau qu'elle, nous : demanda te;dernière semaine avant Noël et que, malgré notre répugnance, nous nous sentîmes comme poussée intérieurement à lui permettre.  

Le 23, cette bonne Soeur se trouva assez fatiguée, mais se leva pourtant le lendemain avec la Communauté pour assister, au chant de Prime et du Martyrologe ; après avoir pris quelque repos, elle vint à la messe de Minuit, et put encore, tout en se sentant déjà malade, se joindre à nous le 25 pour, la récréation. C'est à cette récréation que sa mauvaise mine nous inquiéta ; nous la fîmes; se reposer plus tôt qu'à l'ordinaire, et le lendemain, ne la trouvant pas bien, nous l'installions à l'infirmerie; et faisions appeler M. notre Docteur qui constata des désordres assez graves. Pendant ces huit jours de maladie, notre bonne Soeur nous édifia constamment par son obéissance, sa patience et sa mortification. Sans voir aussitôt le danger, elle se mit au lit avec la pensée que peut-être elle ne s'en relèverait plus et celte pensée ne l'effraya pas. " Comment, disait-elle aune Soeur qui lui portait l'Enfant Jésus, puis-je craindre d'être jugée par un Enfant si aimable : il ne pourra certainement pas me condamner. " Cette paix et cette confiance ne la quittèrent pas ; jusque dans les bras de la mort elle garda une entière sérénité qui ne fut troublée par aucun nuage, ce que nous attribuons à sa dévotion pour l'eau bénite qu'elle nous demandait fréquemment

Le Bon Dieu avait exaucé sa prière, sa courte maladie ne donna aucun mal à la Communauté ; cette chère Soeur ne connaissait pas les infirmités de la vieillesse, et il lui suffisait de nous voir et d'entendre quelques mots de piété pour être satisfaite. Toujours contente et reconnaissante pour les soins de ses dévouées infirmières, elle voulait tout ce qu'on désirait, même lorsque ces désirs pouvaient en quelque chose contrarier son inclination. Il fut facile de parler à notre bonne Soeur, si bien disposée, du dernier départ et de sa préparation immédiate. Au reste, le Bon Dieu l'entoura de grâces : elle eut le bonheur de recevoir la sainte communion et l'Extrême - Onction le 29 au matin des mains de notre dévoué chapelain, qui vint encore lui apporter Notre-Seigneur le 31 et le 1er janvier. Elle reçut aussi les bonnes et réconfortantes visites de notre vénéré Père confesseur qui hier encore entra deux fois pour lui renouveler la grâce de l'absolution et réciter près d'elle les prières de la recommandation de l'âme ; elle s'unit à tout, ayant gardé sa connaissance entière jusqu'au dernier instant. Le matin, elle nous avait demandé pardon dans les termes les plus humbles, ainsi qu'à toutes ses Soeurs réunies et désolées de la perdre si vite, et les ayant appelées les unes après les autres, elle promettait à chacune une intercession particulière et nous recommandait à toutes l'obéissance. Elle ne cessait aussi de formuler les actes les plus parfaits d'amour de Dieu et d'abandon à sa sainte volonté, renouvelant ses saints voeux et sa profession de foi chrétienne avec une force et une ferveur admirables. Nous soutenions à peine le cierge béni, tant elle l'étreignait avec vigueur. Elle pensa à tous ceux qu'elle aimait, eut un mot attendri pour chacun et demanda de nous embrasser, ce qu'elle fit par deux fois, mettant en quelque sorte toute la tendresse de son coeur dans ce dernier baiser.

A la voir ainsi et à l'entendre parler d'une façon si assurée, nous ne pensions pas qu'elle touchât déjà au terme; mais la maladie faisait de rapides progrès et la congestion portée d'abord au coeur, remontait aux poumons. Nous ne la quittions pas un instant, lui suggérant toujours quelques pieuses invocations ; la Communauté put se réunir plusieurs fois et prier près d'elle, Nos Soeurs revinrent au commencement de l'oraison car nous sentions que la fin approchait, et vers 5 heures 12, après deux ou trois respirations plus fortes, nous ne pûmes apercevoir le moment où elle rendit son âme à Dieu. Ses traits parurent plus beaux et comme reposés après la mort, et toutes, nous ne pûmes nous empêcher de la considérer comme déjà en possession de la récompense méritée par sa longue vie si bien remplie, où du moins, sur le point d'y être admise. Chacune enviait cette mort si sainte et si calme, et surtout chacune désirait pouvoir présenter à Notre-Seigneur une semblable fidélité.

Bien que nous ayons grande confiance que notre chère Soeur ait été favorablement accueillie au Tribunal de Dieu, il faut être si pure pour paraître devant Lui que nous vous prions, ma Révérende Mère, de vouloir bien lui faire rendre au plus tôt les suffrages de notre saint Ordre, par grâce, une communion de votre sainte communauté, l'indulgence du Via Crucis, une journée de bonnes oeuvres, quelques invocations à la Sainte Vierge, à notre Père saint Joseph, à notre Mère sainte Thérèse, à son ange gardien, et tout ce que votre piété voudra bien vous suggérer. Elle vous en sera très reconnaissante ainsi que nous qui avons la grâce dé nous dire, au pied de la crèche de Jésus Enfant, ma Révérende et très honorée Mère,

De notre monastère de la Sainte-Trinité, sous le patronage de l'Immaculée Conception et de notre Père saint Jean de la Croix, des Carmélites d'Angoulême, le 3 janvier 1895.

Votre humble soeur et servante,

Sr. MARIE-MADELEINE de JÉSUS

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