Carmel

3 décembre 1895 – Paris, 36, avenue de Saxe

 

Ma Révérende et très Honorée Mère,

Paix et très humble salut en Notre-Seigneur qui vient de rappeler à Lui notre bien-aimée Soeur Antoinette-Marie-Béatrix-Térèse de Jésus, âgée de 73 ans, dont 40 ans de religion.

Notre chère Soeur nous avait témoigné le désir qu'on ne lui fît pas de circulaire, cependant nous avons si souvent admiré l'action de la grâce sur son âme et aussi la foi vive et l'énergique volonté avec les­quelles elle a répondu à l'appel de Dieu, que nous considérons comme un devoir pour nous, de vous faire partager quelque chose de l'édification qu'elle nous laisse.

Elle était d'une chrétienne et honorable famille de Marseille. La seconde de sept enfants qui formaient la couronne d'un père et d'une mère vivant dans une parfaite union de sentiments, la jeune Antoinette ne tarda pas à exercer sur ses frère et soeurs l'ascendant d'une véritable aînée.

Très gâtée par sa mère et par toute sa famille, notre chère Soeur, pendant son enfance et sa première jeunesse ne pensa qu'à jouir de la liberté qui lui était laissée, et s'abandonna à l'entraînement du plaisir. Entière et dominante, mais douée d'un coeur excellent, elle charmait les siens par son amabilité et se faisait pardonner aisément les saillies de son caractère vif et impérieux. « Je n'ai jamais désobéi », disait elle ingénument, « parce que jamais ma mère ne m'a rien commandé, elle « m'aimait trop pour me contrarier et elle savait que moi-même je l'aimais « avec une tendresse qui n'eût pas voulu lui faire la moindre peine. »

L'entrée en religion de deux de ses cousines fut la première révéla­tion d'une autre vie que celle qu'elle menait jusque-là. Sa foi un instant endormie se réveilla. Elle comprit les dangers du monde et la vocation religieuse lui apparut comme l'unique port du salut.

La nature lui livra de rudes combats, mais sous l'impression de l'éclair qui lui avait indiqué sa voie, elle voulut au moins attendre avant de contracter aucun lien. Plus elle se livrait au monde, plus le vide se faisait sentir, mais le temps s'écoulait. Elle avait 32 ans. et la mort de sa mère, arrivée à cette époque, la trouva incertaine encore de ce qu'elle ferait.

Son frère, le plus jeune de la famille, avait été appelé de bonne heure à l'état ecclésiastique. Il était prêtre, et son regard ne le trompait pas, quand il voyait dans les anxiétés de sa soeur, plus d'un indice de l'appel de Dieu. Il s'inquiétait du retard et redoutait l'infidélité à la grâce. La bonté prévenante de Dieu vint consoler le frère en déliant la soeur de ses entraves.

Un jour qu'elle assistait à une procession du Saint-Sacrement, la pensée de l'évangile de l'aveugle-né lui revint à l'esprit. Au moment où le Saint-Sacrement passait devant elle, elle poussa intérieurement cette excla­mation : « Seigneur, faites que je voie, car je suis moi aussi bien aveugle », et avec une foi pleine d'ardeur, elle comprit que la vie religieuse seule la sauverait.

Elle ne s'en ouvrit à personne ; cependant, elle se mit à chercher dans quel Ordre elle devait entrer. La Trappe l'attirait par son austérité; l'Ordre de Saint-Benoît, par l'office divin. Elle passa même quelques jours dans un monastère de Bénédictines où se trouvait une de ses cousines, mais sans y rencontrer ce que son âme désirait. Elle prétexta alors un voyage d'agrément, et partit pour Paris avec l'intention arrêtée d'y exécuter, coûte que coûte, la volonté" de Dieu, priant sans relâche pour obtenir de la connaître.

Un des premiers sanctuaires qu'elle visita fut celui de Notre-Dame des Victoires; elle s'y confessa. Quel ne fut pas son étonnement lorsqu'elle entendit le Jésuite, auquel elle s'adressa, répondre en ces termes à sa pre­mière ouverture : « Ma fille, amusez-vous tant que vous voudrez cette semaine, mais venez me trouver dans huit jours. » Un instant, disait-elle, je crus que j'allais être délivrée de mes scrupules, et qu'il no serait plus question de vocation; mais, à peine sortie de l'église, je fus contrainte, malgré moi, d'y rentrer, et que se passa-t-il, je ne saurais le dire. J'étais convaincue qu'il me fallait le cloître, et le plus tôt possible.

Elle alla trouver son frère, engagé dans la Société des Prêtres de Saint-Sulpice et Directeur au Séminaire d'Issy. Sans préambule et sans autre explication : « Je veux entrer au couvent, lui dit-elle, Dieu le veut. » Le pieux prêtre connaissait assez le caractère de sa soeur pour éviter toute question. » C'est bien, se contenta-t-il de répondre, mais où veux-tu entrer ? » Et la pensée lui venant de notre communauté, qui, depuis quelques mois, habitait provisoirement près du séminaire, en attendant la construction de notre Monastère : « Veux-tu venir voir les Carmélites, lui « dit-il? — Oui, mais tout de suite, car je ne sais si je voudrai encore « demain ». répondit la postulante. Sans tarder, l'abbé C..., comprenant le combat qui se livrait en son âme, la conduit au Carmel.

Après avoir prévenu notre pieuse Mère Éléonore, de si sainte mémoire, de la nécessité de favoriser l'entrée immédiate, il lui présenta sa soeur et peu d'heures après, là porte de clôture s'ouvrait devant cette âme échappée des filets du monde.

Ou comprendra aisément que les commencements furent difficiles, la postulante avait une volonté énergique, soutenue d'une foi vive, mais sa nature indépendante avait peine à se plier aux exigences de la vie reli­gieuse. Son Noviciat fut laborieux. On jugea même prudent de le pro­longer; et ce ne fut qu'après des efforts multipliés qu'elle prononça ses saints voeux, au bout de deux ans.

La foi vive, la conviction d'accomplir la Divine Volonté et par dessus tout la pensée des fins dernières, avait été jusque-là les moyens dont Dieu s'était servi pour la conduire au Carmel.

« La pensée de la mort, écrivait-elle dans une ses retraites, de ce que je voudrais avoir fait à ce moment redoutable, m'a seule donné la force, le courage nécessaires, de renoncer à tout, de quitter ceux que j'aimais pour m'enfermer dans la solitude d'un cloître, en dépit des répugnances et des frémissements de la nature. »

La crainte avait dessillé ses yeux, l'amour allait bientôt dilater son coeur.

Peu après sa profession, un total changement s'opéra. Une touche de grâce, dont nous n'avons pas les détails, la plongea tout entière dans l'amour et l'étude de la personne adorable de Notre-Seigneur. Ces lignes qu'elle écrivait dans l'une de ses retraites disent assez le but vers lequel son âme voulait tendre. « Mon seul désir est d'avoir les yeux toujours fixés sur Jésus, mon idéal divin, dont la Beauté m'a ravie et dont la connaissance chaque jour plus approfondie me charme davantage. »

Et elle aimait à répéter souvent cette pieuse prière : « Que votre souvenir, ô Seigneur, soit le trésor de ma mémoire, votre connaissance la lumière de mon intelligence, votre amour la vie de mon coeur. » Ce coeur, en effet, avait trouvé son objet, et sa foi s'épanouissait, en confiance et en ardeur pleine d'énergie pour le bien et la perfection; et si quelques faiblesses lui restaient, suite inévitable d'une nature si longtemps indomptée, son coeur les désavouait. Dieu s'en servit même pour creuser en son âme l'abîme d'une humilité qui la tint toujours dans un vif senti­ment de son néant : « Marcher toujours avec le sentiment de mon extrême indignité, dit-elle dans une retraite, mais aussi avec une confiance sans bornes dans la miséricorde infinie d'un Dieu si bon qui veut bien m'appliquer ses mérites infinis pour suppléer à mon indigence. »

Aimer et étudier Notre-Seigneur, prier pour le salut des âmes, ce furent les attraits de toute sa vie. Assidue à l'Office divin tant que ses forces le lui permirent, on la vit s'y rendre encore, au prix de mille efforts, alors qu'elle était déjà bien malade.

Deux dévotions particulièrement chères à sa piété savaient captiver son coeur : Jésus au Très Saint-Sacrement exposé sur nos autels, où caché dans le secret du Tabernacle était toute sa vie, elle passait de longues heures à ses pieds, et avait peine à s'en arracher. Quant à son affection pour notre Père saint Joseph, elle était toute filiale, elle regardait ce grand saint comme le modèle par excellence de la vie intérieure, et assurait lui devoir bien des grâces; aussi dans sa reconnaissance aurait-elle voulu voir sa ferveur enthousiaste partagée par toutes ses Soeurs. Elle entrait même dans une sorte de sainte indignation quand elle ne trouvait pas d'écho aux nombreuses pratiques que lui suggérait son ardeur pour honorer ce grand saint.

Notre chère Soeur fut toujours pleine de vénération et de confiance pour ses Supérieurs. Elle eut un coeur vraiment filial pour ses Mères Prieures, mettant une joie naïve à leur offrir ses petits travaux à leur fête. Toutes ses Soeurs trouvèrent en elle un coeur affectueux, ouvert et prêt à compatir à leurs peines et à leur témoigner sa plus religieuse affection.

La croix de l'infirmité lui fut envoyée de bonne heure. Depuis longues années, le seul travail de la lingerie l'occupait. Elle y montra bien que l'unique amour de Notre-Seigneur l'animait, car rien n'était plus opposé à son caractère et même à ses aptitudes. La dextérité avec laquelle elle s'y employa jusqu'à sa mort a dû lui compter devant Dieu.

Depuis une dizaine d'années, ses souffrances avaient considérablement augmenté. De profondes plaies aux jambes lui causaient des douleurs aiguës et l'empêchaient de prendre du repos. Malgré tout, on la voyait, intrépide, se traîner péniblement à ce qu'elle pouvait de nos exercices et garder avant tout intactes ses heures d'oraison. Il était remarquable et consolant à la fois de voir cette chère Soeur conserver toute son intelli­gence et lutter victorieusement contre la langueur et l'affaiblissement, et vivre en quelque sorte tout entière par la volonté, tandis que son pauvre corps s'en allait comme pièce à pièce.

Il y a à peine quelques mois encore, sentant plus de difficulté à s'oc­cuper mentalement comme autrefois, elle y suppléait par des lectures fréquentes et bien choisies... « Vous le savez, disait-elle, j'ai besoin de Notre-Seigneur, tout, ce qui me parle de Lui, voilà les livres qu'il me faut », et sous ce rapport la chère Soeur était aussi insatiable que difficile, rien ne réalisant jamais son idéal divin. Tous ceux à qui elle parlait de son âme sentaient à quel point la lutte avait été son pain quotidien et en même temps l'ardeur pleine de piété qui l'entraînait. « Jésus veut vivre en vous de sa vie de victime immolée, » lui disait le vénéré et regretté P. Ginbac, dans une retraite qu'il donnait à notre Communauté ; « laissez-le donc vous détacher, vous attacher, vous fixer en lui de telle sorte qu'il vous unisse et vous transforme par un insurmontable amour. »

Depuis le commencement de cette année, notre bonne Soeur Béatrix nous donnait de véritables inquiétudes. Un ensemble de maux plus com­pliqués les uns que les autres faisait prévoir une fin prochaine. La frayeur des jugements de Dieu et l'appréhension de la mort qu'elle avait, eues toute sa vie, venaient encore, augmenter son état de souffrances. Ce n'était ni scrupules, ni troubles de conscience. Elle acceptait la mort comme la peine du péché, mais non sans effort. Dieu lui faisait suivre jusqu'au bout sa voie, elle luttait pour mourir, comme elle avait lutté pour vivre et se sanctifier.   

Ainsi plut-il à Dieu de la purifier et de la préparer à paraître devant Lui. Elle sut profiter de toutes ces épreuves et se montra toujours courageuse et pleine de foi. Pendant de longs mois, ce n'était qu'à force d'énergie qu'elle parvenait à attendre l'heure de la Messe pour recevoir la sainte Communion, et par une nouvelle permission de Dieu, celle qui eut constamment une faim si grande du pain eucharistique, s'en vit privée les cinq dernières semaines de sa vie, son estomac rejetant tous les aliments.

Le 4 novembre, des faiblesses faisant craindre une surprise, le médecin conseilla de l'administrer. Elle reçut le sacrement des mourants avec de grands sentiments de piété, et ses craintes semblèrent s'apaiser, mais les souffrances continuaient à être très vives jusqu'au jeudi 21 où elle entra en agonie. Lui ayant demandé si elle serait heureuse de recevoir une nou­velle absolution. « Oh ! oui, ma Mère, nous répondit-elle, cela me fera bien plaisir », et elle ajouta : « Vous m'avez entourée de toutes les grâces de sanc­tification ! » Ce furent, on peut le dire, ses dernières paroles intelligibles, bien que nous ayons tout lieu de croire qu'elle garda sa connaissance presque jusqu'à la fin.

La dernière nuit fut bien douloureuse, elle ne pouvait plus parler : mais l'expression de son visage et les plaintes déchirantes qu'elle faisait entendre, nous laissaient assez comprendre qu'elle était livrée à une angoisse exces­sive. Nos coeurs étaient brisés de ne pouvoir lui apporter aucun soulagement ; du moins nous tâchions par nos prières incessantes de la soutenir dans cette dernière lutte. Le calme semblait parfois se faire, mais ce ne fut pourtant qu'à six heures du soir, au premier coup de Y Angélus, quelle rendit son âme à Dieu sans aucun effort, comme si notre bonne Mère du Ciel, qu'elle aimait tant, avait voulu elle-même la présenter à son Divin Fils.

Elle devint si belle après sa mort et son visage prit une telle expres­sion de paix, que nous espérons qu'elle a trouvé un accueil favorable près du Souverain Juge ; cependant il faut être si pur pour être admis à la vue le Dieu, que nous sollicitons au plus tôt pour elle les suffrages de votre sainte Communauté, ma Révérende Mère, en vous communiquant les désirs exprimés par notre chère Soeur. Nous les confions à votre piété fraternelle dans toute leur simplicité : « Je demande par grâce et en pure « charité un Te Deum en action de grâces pour ma sainte vocation au « Carmel, un Miserere, trois fois le Parce Domine, pour les fautes corn­et mises par cette pauvre pécheresse, une invocation à la très sainte Vierge. « à mon bon Père saint Joseph, à saint Antoine, mon patron, à ma frayeur des jugements de Dieu et l'appréhension de la mort qu'elle avait eues toute sa vie, venaient encore augmenter son état de souffrances. Ce n'était ni scrupules, ni troubles de conscience. Elle acceptait la mort comme la peine du péché, mais non sans effort. Dieu lui faisait suivre jusqu'au bout sa voie, elle luttait pour mourir, comme elle avait lutté pour vivre et se sanctifier.

Ainsi plut-il à Dieu delà purifier et delà préparer à paraître devant Lui. Elle sut profiter de toutes ces épreuves et se montra toujours courageuse el pleine de foi. Pendant de longs mois, ce n'était qu'à force d'énergie qu'elle parvenait à attendre l'heure de la Messe pour recevoir la sainte Communion, et par une nouvelle permission de Dieu, celle qui eut constamment une faim si grande du pain eucharistique, s'en vit privée les cinq dernières semaines de sa vie, son estomac rejetant tous les aliments.

Le 4 novembre, des faiblesses faisant craindre une surprise, le médecin conseilla de l'administrer. Elle reçut le sacrement des mourants avec de grands sentiments de piété, et ses craintes semblèrent s'apaiser, mais les souffrances continuaient à être très vives jusqu'au jeudi 21 où elle entra en agonie. Lui ayant demandé si elle serait heureuse de recevoir une nou­velle absolution. « Oh ! oui, ma Mère, nous répondit-elle, cela me fera bien plaisir », et elle ajouta : « Vous m'avez entourée de toutes les grâces de sanc­tification ! » Ce furent, on peut le dire, ses dernières paroles intelligibles, bien que nous ayons tout lieu de croire qu'elle garda sa connaissance presque jusqu'à la fin.

La dernière nuit fut bien douloureuse, elle ne pouvait plus parler : mais l'expression de son visage et les plaintes déchirantes qu'elle faisait entendre, nous laissaient assez comprendre qu'elle était livrée à une angoisse exces­sive. Nos coeurs étaient brisés de ne pouvoir lui apporter aucun soulagement ; du moins nous tâchions par nos prières incessantes de la soutenir dans cette dernière lutte. Le calme semblait parfois se faire, mais ce ne fut pourtant qu'à six heures du soir, au premier coup de l'Angélus, qu'elle rendit son âme à Dieu sans aucun effort, comme si notre bonne Mère du Ciel, qu'elle aimait tant, avait .voulu elle-même la présenter à son Divin Fils.

Elle devint si belle après sa mort el son visage prit une telle expres­sion de paix, que nous espérons qu'elle a trouvé un accueil favorable près du Souverain Juge : cependant il faut être si pur pour être admis à la vue de Dieu, que nous sollicitons au plus tôt pour elle les suffrages de votre sainte Communauté, ma Révérende Mère, en vous communiquant les désirs exprimés par notre chère Soeur. Nous les confions à votre piété fraternelle dans toute leur simplicité :

« Je demande par grâce et en pure charité un Te Deum en action de grâces pour ma sainte vocation au Carmel, un Miserere, trois fois le Parce Domine, pour les fautes com­mises par cette pauvre pécheresse, une invocation à la très sainte Vierge, à mon bon Père saint Joseph, à saint Antoine, mon patron, à ma Mère sainte Térèse. Au ciel, ajoute notre bien aimée Soeur dans son billet, je n'oublierai pas celles de nos obères Mères et Soeurs qui auront hâté ma délivrance. »

C'est dans les mêmes sentiments de reconnaissance pour ce que vous voudrez bien lui accorder et avec le plus religieux respect que j'ai la grâce de me dire, ma révérende Mère.

Votre humble soeur et servante en Notre-Seigneur,

SŒUR MARIE DU SACRÉ-CŒUR

De notre monastère de Sainte Térèse

sous la protection de notre Père saint Joseph des Carmélites de Paris, 36, avenue de Saxe.

Le 3 décembre 1895.

Retour à la liste