Carmel

29 mai 1895 – Toulouse

 

Ma Révérende et très honorée Mère,

Paix et très humble salut en Notre Seigneur, qui vient encore de nous visiter par l'épreuve, en rappelant à Lui, pendant ce mois béni, consacré à Marie, et comme pour la recevoir des mains de cette très douce Mère, l'âme de notre chère Soeur Marie Thérèse, de la Nativité, du voile blanc, Novice professe de ce monastère, âgée de 33 ans, 3 mois, 22 jours, et ayant de Religion 5 ans, 7 mois, 2 jours.   

Née au milieu des montagnes de l'Ariège, nôtre chère Soeur y reçut les plus forts principes de religion. Sa mère, femme de foi et d'énergie, ayant obtenu sa naissance de la Très Sainte Vierge, la lui consacra entièrement, et la petite Marie apprit bientôt à aimer et à honorer sa Mère du Ciel. La mortification lui fut aussi enseignée de bonne heure, car les jours de jeûne on ne donnait aux enfants qu'un morceau de pain et quelques pommes de terre à l'eau, sans que l'on pût se prévaloir de la faim pour obtenir autre chose.

Cependant, ma Révérende Mère, notre chère Soeur voyait à son grand regret son éducation négli­gée; l'école des Religieuses de sa paroisse l'attirait fortement et elle ne cessait de solliciter la per­mission d'y aller ; mais les parents objectaient que leur fille pourrait se croire une demoiselle si elle savait trop de choses, et qu'elle ne voudrait plus aller au grossier travail des champs, principale ressource de la maison. Douce et pieuse, l'enfant se soumettait et allait raconter ses chagrins à N.-D. du Plech, la Vierge miraculeuse, si vénérée dans le village, et elle apprenait de son mieux son caté­chisme, seule instruction qu'on lui accordât. Le moment de sa première communion venu, M. le curé ayant reçu la visite d'un de ses confrères, le pria, à l'improviste, de faire l'examen des enfants, en commençant par la petite Marie, toujours première ordinairement. L'émotion fut si vive que, troublée et interdite, elle ne put répondre un seul mot ; elle ne savait plus rien et le prêtre la déclara incapable de faire sa première communion cette année-là. Désolée, en larmes, elle revint, chez elle et pendant quelques jours on ne put l'arracher des pieds de N.-D. du Plech, à qui elle confiait sa douleur. La Supérieure des Religieuses, touchée de voir cette enfant toujours en pleurs aux pieds de la Sainte Vierge, lui demanda ce qu'elle avait et ayant appris le sujet de ses larmes, elle alla solliciter de sa mère la permission de l'instruire et de la préparer, ce qu'elle obtint, et quel­ques jours après, elle amenait son élève à M. le curé qui, cette fois, eut toute la satisfaction désirée. La première communion fut accordée et la bonne Supérieure obtint même de garder la petite fille un an à l'école.

La vie religieuse parut dès lors si digne d'envie à cette âme, ma Révérende Mère, qu'elle résolut de l'embrasser de suite. Ayant entendu deux jeunes voisines parler de leur intention de se l'aire

Religieuses à l'hospice des aliénés du chef-lieu de canton, elle voulut partir avec elles, et peu après effectivement, âgée de 14 ans, elle les suivait et arrivait à la porte de l'hospice. Hélas! elle n'avait pas songé à son âge, à sa petite taille, et grande fut sa consternation lorsqu'on accepta ses compa­gnes et que, pour elle, il lui fut dit de retourner chez ses parents jusqu'à ce qu'elle soit plus âgée. Ne se laissant pas déconcerter, et voulant toujours poursuivre son projet, notre bonne Soeur se dit qu'il ne fallait pas revenir chez elle, mais bien aller à Toulouse, se placer pour gagner son trousseau, en attendant d'être assez grande pour se faire Religieuse; et, ne craignant rien, se confiant en la Très Sainte Vierge, elle arriva, à la garde de Dieu, chez une, cousine de notre ville, qui lui trouva une place et écrivit aux pauvres parents les intentions bien arrêtées de leur enfant.

Ainsi, presque livrée à elle-même, notre chère Soeur était bien exposée; mais elle était de ces âmes simples et de bonne volonté qui ignorent le mal et l'ont en horreur. Elle nous racontait qu'une fois, ayant entendu parler avec enthousiasme des plaisirs du monde par ceux qui se moquaient de son amour pour les offices de l'Eglise qui faisaient sa seule distraction, elle résolut de faire un essai pour savoir si, vraiment, on pouvait trouver une satisfaction autre que celle qui vient des choses de Dieu. Elle fut donc, dans une réunion animée où elle se trouva tout d'abord perdue. Reprenant son sang- froid : « Voyons, dit-elle, il faut que je m'amuse ; je vais faire comme les autres. » Mais bientôt l'ennui la gagna tellement, qu'elle s'en fut au plus vite, guérie à jamais de tout désir de rien chercher en dehors de son Dieu.

Peu après, ma Soeur de la Nativité ayant à venir du côté de notre monastère, entendit la son­nerie de nos cloches; saisie d'un sentiment indéfinissable, une attraction invincible la poussa jusqu'à la porte de notre chapelle ; la vue des grilles la ravit et désormais tout son coeur fut au Carmel, ou elle revenait dès qu'elle avait le moindre moment. De bonne heure, elle parla de ses désirs à son directeur qui, par une disposition providentielle, devint peu après notre aumônier ; celui-ci l'éprouva, s'assura prudemment de sa vocation et enfin, ayant reconnu l'appel de Dieu, la fit admettre parmi nous.                       

De suite, nia Révérende Mère, ta postulante se, sentit à sa place et se dévoua de toutes ses forces à sa chère Communauté. Se dépenser n'était rien pour elle, et on la trouvait douce et complaisante pour toutes. La prise d'habit lui apporta une grande joie ; mais l'épreuve devait arriver : l'influenza sévit dans le monastère, elle en fut fortement atteinte et, par prudence, la Profession dut être retardée. La Sainte Vierge fut encore le recours de son enfant affligée ; de nouveau en larmes à ses pieds, tout au fond du jardin, elle lui demandait de la faire mourir au Carmel, surtout de la faire mourir plutôt que d'en sortir. La Reine du Carmel répondit à sa confiance, exauça sa prière, et la Profession vint enfin combler ses voeux pour La grande fête de Noël. Trop tôt hélas! cette divine Mère devait exaucer une autre de ses demandes, celle de mourir au même âge que son divin Maître.

Lorsqu'on l'employait auprès des malades, ma Soeur de la Nativité s'y montrait pleine de coeur -et d'attention; à la cuisine elle avait aussi une grande sollicitude pour les membres souffrants de Notre-Seigneur, et son dévouement pour nous toutes, nous touchait souvent.

Un autre trait caractéristique de notre chère Soeur, était l'amour de la souffrance. Elle était entrée au Carmel pour donner à Dieu le plus possible; aussi, lorsque ce divin Sauveur lui accorda la grâce d'avoir quelque chose à lui offrir, elle sut souffrir par amour et avec amour. La foi était d'ailleurs profonde dans son âme, ma Révérende Mère, et elle allait à Dieu si simplement et si direc­tement que nous .en étions consolée. Ces deux dispositions furent surtout marquantes pendant sa dernière maladie. Atteinte de nouveau de l'influenza, à la fin de Septembre, une bronchite parut se déclarer; on la crut enrayée et notre bonne Soeur reparaissait un peu parmi nous, lorsqu'une rechute nous donna bientôt les plus vives inquiétudes : le médecin déclara presque aussitôt que la poitrine était perdue. Alors commença pour notre pauvre enfant un Calvaire douloureux et bien prolongé. Le sommeil disparaissait complètement, la toux déchirait sans interruption sa poitrine, le dégoût rendait les repas un supplice et aucun remède n'apportait de soulagement à la pauvre malade. Et, pendant les mois de préparation et d'attente, pas une plainte ne sortit de ses lèvres, pas un signe d'im­patience ne se manifesta ! Elle se rendait parfaitement compte de son état ; un jour que l'une de ses compagnes nous parlait du jardin devant elle, elle lui dit en souriant de semer des fleurs, car lorsqu'elles seraient épanouies, elle en aurait besoin pour entourer son cercueil.

Notre chère Soeur faisait d'extrêmes efforts pour pouvoir encore se rendre au choeur afin d'y recevoir celui qui était son soutien et toute sa consolation, et ce ne fut qu'à Pâques qu'elle fut obligée de communier à la grille de l'infirmerie. A partir de ce saint jour aussi, elle dut rester jour et nuit dans un fauteuil, ne pouvant respirer couchée; et, peu après, son état le permettant, nous accédâmes à ses désirs, en lui procurant la grâce de l'Extrême-Onction. « Jamais je n'ai été si contente », nous disait-elle après la cérémonie, avec un visage tout radieux. Bientôt l'enflure rendit tout usage des jambes impossible; la pauvre patiente ne pouvait même plus faire un mouvement dans son fauteuil sans être aidée : tout était supporté, offert à Dieu de la manière la plus généreuse : « Qu'est-ce qu'on ferait si on ne souffrait pas pour le Bon Dieu ? » nous disait-elle avec étonnement; et, ces der­niers jours, alors que les souffrances étaient extrêmes et qu'aucune position ne pouvait être trouvée, son seul cri était : « Jésus ! Jésus ! »

Mais, ma Révérende Mère, l'exil lui semblait bien se prolonger. Le jour de l'Ascension, lorsque nous lui disions que peut être Notre-Seigneur l'emmènerait avec Lui : « Oh ! ce serait trop bon, nous répondit-elle, Il ne me fera pas cette grâce, il faut encore souffrir pour Lui ! » Cependant, elle comptait bien sur la Sainte Vierge pour la rappeler au Ciel avant la fin de son mois, et nous-même voyant les prédilections de cette bonne Mère pour son enfant, nous étions presque assurée qu'il en serait ainsi.

Depuis le commencement de sa maladie, ma Soeur de la Nativité ne voulait rien demander, et il fallait bien insister pour fui faire dire ce qui pourrait lui faire plaisir. Elle demandait aussi pardon lorsqu'elle craignait d'avoir fait quelque peine, s'accusant d'être ingrate envers ses charitables infir­mières. Une de nos Soeurs lui ayant demandé si elle avait peur de la mort : « Peur de la mort, s'écria-t-elle vivement, ah ! c'est honteux pour une Carmélite ! » Elle avait toujours été si droit à son Dieu, qu'il ne lui semblait pas possible qu'on pût faire autrement.

L'état s'aggravait, la malade s'affaiblissait, et nous ne voyions pas sans appréhension s'approcher les derniers jours du mois de Notre divine Mère. Le lendemain de l'Ascension, je lui proposai de lui faire réciter les prières du Manuel, ce qu'elle accepta avec reconnaissance ; enfin, dimanche soir, à l'heure de la récréation, nous revenions prier près d'elle. Le chant d'un cantique sur les désirs du Ciel de l'Enfant de Marie lui fit plaisir, et lorsqu'on sonna Complies, elle se redressa pour dire de la main adieu à nos Soeurs, avec une affection toute particulière. Restée seule près d'elle, avec l'infir­mière et ses chères compagnes, notre pauvre Soeur nous supplia de la prendre, de l'emporter, et l'agitation s'empara d'elle. Elle s'écria alors: «Ma Mère,un acte de contrition, je meurs! », m'écouta le réciter, s'unit à deux ou trois invocations que nous lui suggérions, et laissa retomber le bras qu'elle avait posé pour s'appuyer sur notre épaule: tout était fini ! Marie était venue chercher son enfant et ce dernier acte de contrition avait été favorablement reçu au tribunal de Dieu, nous l'espérons fer­mement.

Le matin même, le Saint Viatique avait été apporté à notre bien-aimée Soeur, et, à six heures du soir, la grâce d'une dernière absolution et de l'Indulgence de l'Ordre lui avait été accordée.

Nous espérons, ma Révérende Mère, que notre chère Soeur de la Nativité, qui allait si droite- ment à Dieu, et qui nous a quittées dans des sentiments si édifiants, après une purification si patiemment supportée, a été accueillie par son Père Céleste comme l'une de ces âmes simples aux­quelles, selon la parole même de l'Evangile, Il aime à se manifester. Cependant, s'il lui restait quels que dette à acquitter, veuillez nous aider à hâter son bonheur, en lui accordant au plus tôt le suffrages de Notre Saint Ordre. Par grâce, une Communion de votre fervente Communauté, une journée de bonnes oeuvres, les indulgences du chemin de la Croix et quelques invocations à Marie, sa Mère bien-aimée. Elle en sera reconnaissante ainsi que nous, qui aimons à nous dire, ma Révé­rende et très honorée Mère, avec le plus profond respect et en l'amour de Jésus et de Marie,

Votre très humble soeur et servante,

Soeur Geneviève de l'Enfant Jésus, r. c. i.

De notre Monastère de la sainte Mère de Dieu, de notre Père saint Joseph et de notre sainte Mère Thérèse, des Carmélites de Toulouse. — Le 29 mai 1895.

 

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