Carmel

29 juin 1890 – Paris Incarnation

 

Ma révérende et très honorée Mère,

Paix et très humble salut en Notre-Seigneur Jésus-christ, dont l'adorable volonté vient d'enlever à notre religieuse affection notre bien chère Soeur Marie du Mont Carmel, professe et doyenne de notre Communauté, âgée de 77 ans, 9 mois, 24 jours, dont 56 ans, 4 mois, 18 jours ont été passés en religion avec une ferveur et une régularité constantes.

Notre chère Soeur était la dernière de celles qui, ayant connu nos anciennes Mères rentrées dans notre monastère après la grande révolution, nous en avaient transmis les traditions. Aussi est-ce avec un regret profond que nous avons vu disparaître une existence non moins remplie pour nous d'édification que de précieux souvenirs.

Ma Soeur du Mont-Carmel naquit à Paris de parents créoles que la révolution avait chassés de Saint-Domingue. Son enfance s'écoula joyeuse et paisible, entourée de la ten­dresse de son père et de sa mère dont le bonheur était de combler tous les désirs de leur unique enfant. Malheureusement, plus philosophes que chrétiens, ils se contentaient de lui enseigner ^les vertus morales dont ils lui donnaient l'exemple ainsi que de la compassion pour les pauvres, mais ils la laissèrent dans une complète ignorance religieuse et ne lui procurèrent même pas la grâce du saint baptême. Sa mère cependant, par un reste de foi, avait placé près de son enfant une statue de la sainte Vierge et lui faisait faire chaque jour quelque prière. Souvent aussi elle lui répétait : « Souviens-toi que ton père t'a donné mon nom, mais moi je t'ai donné le nom de la Vierge. » C'était un doux souvenir pour notre chère Soeur. Elle se sentait appartenir à cette Mère bénie, elle croyait que c'était à elle qu'elle devait la grâce du baptême comme celle de la vocation.

Son père mourut lorsqu'elle avait environ dix ans. Avant de se séparer de sa fille, il lui déclara qu'elle n'avait point été baptisée. La pauvre enfant reçut cette confidence sans en comprendre l'importance, mais Marie, sans doute, comme elle aimait à le croire, inclina son coeur au désir du baptême. Peu après, sa mère la plaça dans une pension assez chrétienne où on la conduisit au catéchisme et à la messe. Elle était bien entrée quelquefois avec ses parents dans une église, mais jamais elle n'y avait vu célébrer un office. Lorsqu'elle assista pour la première fois à une grand'messe, elle fut frappée de la beauté des cérémonies; aussi lorsqu'elle lut ces paroles du Lavabo : « Seigneur, j'ai aimé la beauté de votre maison et le lieu où réside votre gloire », ce fut du fond de son âme qu'elle les prononça. Son coeur était désormais attiré à Dieu, et quoiqu'il dût encore lutter plus d'une fois avant de se livrer totalement à lui, rien ne put désormais le charmer à l'égal de ce qu'il avait alors entrevu. Cette impression ne s'effaça point : toute sa vie devait porter singulièrement le caractère de l'amour pour la maison du Seigneur et du zèle pour le culte divin.

La première communion suivit de près le baptême, et toute attirée vers les choses de Dieu par la voix qui parlait à son coeur, elle se retira à l'écart pour goûter en paix le bonheur de ce jour. Notre chère Soeur sentit alors, nous disait-elle, une joie qui n'était pas de ce monde, et lorsque ensuite, elle se laissait attirer par quelque plaisir, elle comparait la lassi­tude qu'il laissait dans son âme avec le bonheur profond que lui avait donné la première visite du Seigneur : « Non, disait-elle, ce n'est pas là ce que j'ai goûté le jour de ma première communion. »

Après cette première joie, ce fut par l'épreuve qu'il plut à Dieu d'attirer cette âme. Sa mère, voulant contracter de nouveaux liens, changea en froideur la tendresse dont elle avait entouré l'enfance de sa fille, et, pour l'éloigner, elle la plaça dans une maison religieuse dont les pieuses pratiques firent bientôt naître en cette âme aimée de Dieu le désir de se consacrer à lui.

Notre chère Soeur entra courageusement au Carmel à l'âge de vingt-et-un ans, sûre de suivre la volonté de Dieu, attirée invinciblement à se donner à lui, mais ne sentant à la pensée de la vie religieuse que terreur et désolation.

Ses premières années de vie religieuse furent laborieuses ; non seulement l'observance de la Règle lui demandait de pénibles efforts, mais encore elle était affligée au dedans de peines intérieures et de longues obscurités. Heureusement elle était formée et soutenue par une sainte Prieure, la Mère Isabelle des Anges, qui, possédant toutes les traditions anciennes, les transmettait avec soin aux nombreuses novices qui se pressaient autour d'elle, et cher­chait à leur inspirer l'esprit du Carmel sans aucun mélange étranger. Ce que notre bonne Soeur du Mont-Carmel retint surtout de ses enseignements, ce fut l'amour de la régularité, de la retraite, de la mortification. D'ailleurs, l'impression de grâce qui l'avait frappée lorsqu'elle avait vu pour la première fois les cérémonies de l'Église, se renouvela lorsqu'elle entra au Carmel. L'ordre parfait qu'elle y voyait régner, la fidélité aux moindres usages, surtout la dignité des cérémonies du choeur, lui inspirèrent le respect et l'admiration. Ce respect la porta puissamment à vaincre ses répugnances et l'indépendance naturelle de son caractère, pour se plier parfaitement à l'ordre de Dieu. Elle devint entre toutes ce qu'elle devait rester toute sa vie : la religieuse de la Règle, la religieuse du choeur.

Les habitudes contractées dans son enfance se conciliaient cependant peu avec celles qu'il lui fallait prendre au Carmel; se lever de bonne heure lui était en particulier un supplice et lui causait parfois des évanouissements. Elle comprit qu'il fallait prendre une résolu­tion généreuse; pressée par la grâce, elle promit de ne tenir aucun compte de ces difficultés. Le jour' de sa prise d'habit, étant prosternée sur le tapis, elle demanda à Dieu de faire constamment la Règle. La suite prouva que cette prière lui était vraiment inspirée, car elle eut, sous ce rapport, une grâce spéciale. Notre chère Soeur, en effet, ne savait ce que c'était que de s'arrêter; et quoiqu'à diverses reprises sa santé parût ébranlée, elle se remit toujours mieux par la pratique de la Règle que par les essais de soulagement. Elle supplia en particulier qu'on ne lui fit pas enfreindre l'abstinence, et pendant une vie religieuse de cinquante-six années, ce ne fut que les trois derniers jours qu'elle prit un peu de bouillon ; encore ne le fit-elle que pour se conformer à l'obéissance et n'avoir nulle obstination, disait-elle, dans son désir de garder l'abstinence.

Elle avait pris pour principe d'ajouter toujours quelque chose à la Règle, afin de n'avoir, dans un moment de fatigue ou dans un cas de nécessité, qu'à retrancher ce qui était de surérogation, et de trouver alors, en se réduisant au simple accomplissement de nos obligations, le soulagement qui lui était nécessaire. C'est ainsi que, durant de longues années, elle avait obtenu la permission de se lever toujours un peu avant la Communauté, et de retarder l'heure du repos par des veilles fréquentes.

Elle aimait la solitude et elle s'y attacha comme étant l'un des principaux caractères de notre vie. Les offices actifs lui convenaient peu, quoiqu'elle n'ait point laissé, tant qu'elle en eut la force, de s'en acquitter avec dévouement. Cette chère Soeur était dans son centre lorsqu'elle était dans sa cellule, méditant de jour et de nuit en la loi de Dieu, et s'occupant assidûment au travail. Elle ne sortait guère de cette chère retraite que pour les exercices de Commu­nauté, mais au premier coup de la cloche, elle était si prompte à se rendre à l'avant-choeur, surtout elle était si soigneuse à prévoir tout ce qui aurait pu la retarder, qu'il était bien rare qu'elle n'y fût pas la première, se recueillant profondément avant de dire le saint office.

Dieu l'avait douée d'une voix excellente pour le choeur, les rubriques lui étaient parfaite­ment connues, et comme elle avait l'esprit toujours présent à ce qu'elle faisait, il était rare qu'elle y fit une faute. Elle s'acquittait des cérémonies avec autant de zèle que de perfection, appréciant singulièrement la grâce insigne qui nous est faite d'unir nos louanges à celles que Dieu reçoit de l'Église tout entière.

L'office devint pour elle la source des plus grandes grâces. Son intelligence pénétrait de plus en plus dans les beautés de la liturgie et elle ne pouvait se lasser de bénir le Seigneur de nous avoir donné par son Église ce trésor inépuisable. Son coeur se nourrissait des paroles du saint office, et les consolations que lui procurait cette méditation silencieuse étaient souvent le sujet de ses entretiens.

Ma Soeur du Mont-Carmel avait toujours été une religieuse régulière, fervente, morti­fiée ; mais faisant peu de fautes et étant naturellement grave et digne, elle éprouvait une certaine peine d'être reprise et était exposée à demeurer un peu trop dans le sentiment de sa dignité. Le Seigneur, il y a une quinzaine d'années, éclaira sur ce point celte âme fidèle, et lui fit comprendre qu'il fallait fouler aux pieds les moindres vestiges de ce point d'honneur que notre sainte Mère a voulu chasser de nos monastères. Ce fut alors chose touchante de voir cette vénérable ancienne avancer progressivement dans le mépris d'elle-même, accepter toute réprimande, se résigner aux petits insuccès pour lesquels sa nature avait un profond éloignement. Il était admirable aussi de voir combien ces actes de vertu faisaient grandir en son âme les dons de Dieu. Elle s'en ouvrait à ses Prieures avec une entière confiance, leur témoignant la plus complète obéissance ainsi qu'une union toute filiale. Elle mettait au-dessus de tout cette union avec la Prieure, et donnait en toute occasion des marques de son profond dévouement pour celle qui lui tenait la place de Dieu.

Nous ne saurions dire quel soin elle prenait de garder autant que possible la vie com­mune, disant que là était pour nous la grâce et la mortification. Aussi ne s'en exempta-t-elle jamais que par grande nécessité, ne laissant pas voir ce qui pouvait être pour elle une gêne ou une souffrance. Une disposition à l'asthme lui avait toujours fait craindre l'air, mais si elle avait à en subir les courants ou à supporter les fenêtres ouvertes aux fraîcheurs du soir et du matin, elle l'acceptait sans faire ni un mouvement ni une remarque. C'était un des conseils qu'elle avait reçus de sa première Prieure, elle aimait à le répéter à nos jeunes Soeurs pour leur apprendre à être mortes à toutes les petites exigences de la nature. Cette mortification appliquée à tous les détails et soutenue toujours également, faisait de notre chère Soeur un véritable modèle.

Dieu lui avait fait comprendre de bonne heure le mérite du sacrifice et le prix de la mortification, et son expérience donnait de l'autorité à ses paroles quand, à de jeunes Novices qui cherchaient joyeusement à surprendre quelques secrets de sa vie spirituelle, elle répon­dait : "Voulez-vous être exaucées dans prières? Ayez toujours soin d'y joindre quelque petite mortification."

Jamais elle ne refusait un service à ses Soeurs. Plus elle avançait en âge, plus elle sen­tait le besoin de ce dévouement; lorsqu'elle ne pouvait plus prendre part aux travaux com­muns, elle demandait au moins ces jours-là d'aller laver les écuelles pour aider autant qu'elle le pouvait, et elle s'ingéniait de la même manière pour tout ce qui pouvait soulager la Com­munauté.

Cette véritable religieuse donnait l'exemple du respect mutuel auquel elle attachait une grande importance; elle était ennemie de toute légèreté el voulait voir prendre promptement aux postulantes la gravité des manières religieuses. Souvent, cependant, elle excitait leur gaieté à la récréation, car elle racontait parfaitement; et comme elle avait beaucoup lu nos chroniques et les vies de nos anciennes Mères, et citait agréablement les petits épisodes dont elle avait été témoin pendant sa longue vie, elle savait autant distraire qu'édifier parles traits qui revenaient à sa mémoire. De même, elle égayait nos fêtes par des couplets aussi remplis de pieuse joie que d'esprit religieux ; son grand âge ne lui enlevait rien de sa facilité, mais au contraire son coeur semblait rajeunir pour exprimer toujours plus d'amour envers Notre- Seigneur, plus d'affection et de reconnaissance envers ses Mères et ses Soeurs.

Elle fuyait tout ce qui sent l'esprit du jour dont elle déplorait la liberté et la mollesse. Lorsqu'une postulante entrait avec cet esprit el qu'on ne voyait pas en elle un prompt et ferme changement, elle disait tout basa sa Prieure : » Elle n'est pas faite pour nous; de tels sujets affaiblissent l'esprit religieux et ne savent pas souffrir pour garder la Règle. » Elle voulait des âmes fortes qui fuient le monde et ne laissent rien pénétrer de son esprit : « Gardons notre mortification, notre silence et notre clôture, disait-elle, nous n'édifions pas le monde lorsque nous parlons comme lui, mais quand nous le fuyons."

Lorsqu'elle accompagnait une novice au parloir, elle examinait beaucoup si elle y recevait l'esprit du monde ou si elle y portait l'esprit religieux, car elle disait que l'on ne devait pas venir dans nos parloirs pour s'y entre­tenir de nouvelles, mais pour y trouver consolation et emporter quelque chose de la paix du cloître.

Notre bonne Soeur avait constamment gardé avec fidélité les moindres des usages qu'on lui avait si soigneusement appris, et en particulier les cérémonies du Choeur. Lorsque les rubricistes signalèrent dans l'antique édition de notre Cérémonial certains points de rubriques devenus inexacts par le temps, nos vénérables anciennes, plus nombreuses alors, n'eurent qu'une voix pour dire qu'il fallait, sans hésiter, suivre les décrets plus récents de la sainte Église; que ce n'était point là changer, mais rester fidèle au principe adopté dans l'Ordre et qu'on leur avait appris dans leur noviciat. Ce fut pour elles toutes un extrême bonheur de pouvoir donner cette marque d'attachement à l'Église. Toutes souhaitaient avec ardeur de voir avant de mourir l'approbation du Cérémonial. Ma Soeur du Mont-Carmel eut seule cette conso­lation, mais nous ne saurions dire combien elle la sentit vivement. Nous l'en avons vue plu­sieurs fois verser des larmes de bonheur. Voyant que, à part les points qui touchaient aux rubriques, toutes nos anciennes coutumes étaient conservées : « Toute ma vie, disait-elle, j'ai aimé et gardé ces observances, et voilà que, avant ma mort, la sainte Église vient mettre sur elles sa sanction. » Elle les gardait depuis avec un redoublement de consolation et de ferveur.

Sa reconnaissance et son amour pour l'Église, qui avaient toujours été très particuliers, en prirent aussi un nouvel accroissement. La prière pour cette Mère qui nous prodigue les grâces de Dieu, était le plus cher devoir de sa vie ; vraie fille de sainte Thérèse, son coeur sem­blait se fondre quand elle disait : "Notre Mère la sainte Église", et depuis plus de vingt ans elle demandait que durant son agonie, on lui rappelât cette parole de notre sainte Mère : « Enfin, Seigneur, je suis fille de l'Église. » Saint Joseph était aussi pour elle l'objet d'un culte tout particulier; il lui avait donné en retour des marques touchantes de sa protection. Elle aimait enfin tout ce qu'aimait et recommandait notre Mère sainte Thérèse, disant que nous devions chérir, vénérer et surtout conserver au prix de tous les sacrifices, ce qui rentre dans l'esprit et les observances du Carmel.

Par ses principes religieux, cette bonne Soeur était un appui pour ses Prieures en même temps que l'édification de notre Communauté. Le bon esprit qui l'animait la faisait aimer et estimer de chacune, et nous craignions toutes de voir s'éteindre une vie si précieuse pour nous. Quant à elle, plongée dans la lumière de Dieu qui lui découvrait la douceur de sa con­duite sur les âmes attirées par sa miséricorde au bonheur de le servir, elle n'attendait plus que le ciel. Que de fois, dans un moment de pieux épanchement, laissait-elle échapper les sentiments qui remplissaient son coeur! Elle aimait surtout à nous faire partager son admira­tion pour les voies de la providence qui dispose toutes choses pour le bien d'une âme comme si elle était seule l'objet de ses sollicitudes, et qui, à travers les événements en apparence indif­férents et quelquefois même contraires, la conduit au terme où il veut la faire arriver. Cette vue de foi l'avait dirigée en toutes circonstances, mais en ces derniers temps, le Seigneur lui en donnait une connaissance si douce et si claire, qu'il semblait qu'elle ne croyait plus, mais qu'elle voyait. Ces paroles de la sainte Ecriture : "Je t'ai aimée d'un amour éternel, c'est pourquoi je t'ai attirée, ayant pitié de toi », puis ces autres que nous disons si souvent dans l'office : "Le Seigneur conduit le juste par des voies droites et il lui montre le royaume de Dieu », lui étaient une révélation de tout ce que le Seigneur avait fait pour son âme. Elle demeurait comme ravie devant la bonté de Dieu. Aussi à l'époque de sa cinquantaine, comblée de grâces, elle laissait souvent échapper cette parole : "Que Dieu est bon! » C'était son excla­mation jusqu'aux dernières heures de sa vie.

Combien fut-elle touchée en ce jour de son jubilé, d'entendre notre vénéré Père Supérieur prendre pour texte de l'instruction : « J'ai aimé, Seigneur, la beauté de votre maison et le lieu où réside votre gloire. » Elle avoua que ce premier coup de grâce qu'elle avait reçu ren­fermait vraiment l'histoire de toute sa vie ; c'est pourquoi nous-mêmes, ma Révérende Mère, nous n'avons cru pouvoir mieux vous faire connaître cette précieuse existence qu'en la ratta­chant à ces paroles.

Notre vénérée doyenne était, malgré son âge, si parfaitement conservée, que nous semblions pouvoir espérer une longue prolongation de sa vie. Pourtant elle souffrait d'un asthme dont elle était depuis longtemps atteinte. Elle en subit, il y a trois ans, une crise si forte qu'elle désira recevoir le saint Viatique et l'Extrême-Onction. Ces grâces furent pour elle un bonheur indicible, mais l'Huile sainte des malades lui rendit des forces, et dès que cela lui fut possible, elle reprit son assiduité aux exercices et même, par intervalles, l'assistance aux Matines; enfin l'hiver dernier, il lui fallut renoncer définitivement à cette grâce que son coeur appréciait tant, de veiller dans la louange de Dieu. Elle suivait toutefois la Communauté en tout ce qui était en son pouvoir. I1 y a à peine quinze jours, nous la voyions encore au milieu de nous, pleine d'entrain aux récréations et semblant mieux portante que jamais, lorsqu'une crise nouvelle vint nous donner l'alarme et l'obligea à quitter la chère retraite de sa cellule pour venir à l'infirmerie. Notre bon docteur jugea de suite son état grave, et il nous donna peu d'espoir qu'elle pût surmonter cette crise. I1 lui prodigua néanmoins ses soins, et de notre côté, nous cherchâmes à lui procurer toutes les grâces dont nous pouvions l'entourer. Jugeant parfaitement de son état, alors que sa vigueur et sa présence d'esprit nous trompaient nous-mêmes, elle demanda avec instance l'Extrême-Onction et le saint Viatique. Elle les reçut encore une fois assise dans un fauteuil et revêtue du saint habit qu'elle aimait tant, le visage radieux et le coeur surabondant d'actions de grâces.

Depuis le moment où elle s'était sentie atteinte, sa pensée se portait constamment vers la réunion éternelle avec Dieu, objet de ses désirs, et les alternatives qui se succédaient dans son état et qui nous rendaient parfois l'espérance de la conserver encore, ne la détournaient pas de la pensée du départ qui ne devait pas tarder pour elle. Ces jours de souffrance, pendant lesquels les suffocations ne lui permettaient pas de rester couchée, furent bien une constante ' préparation à la mort. Elle s'en entretenait avec joie et recevait volontiers toutes nos commis­sions pour le ciel. La douceur, la docilité avec laquelle cette chère soeur se rendait à tout ce que nous désirions d'elle nous édifiaient grandement, mais après avoir essayé quelques légers soulagements, elle nous dit, en nous exprimant la crainte de nous faire de la peine, que ces soins multipliés n'étaient pas faits pour elle et qu'il lui fallait fort peu de chose. C'était bien ce qu'elle avait pratiqué toute sa vie.

Notre vénérable soeur resta huit jours en face de la mort, l'envisageant avec tant d'assu­rance et en parlant avec une telle liberté, que nous ne pouvions que bénir Dieu de rendre si douce à ceux qu'il aime, cette mort dont il a voulu, pour notre amour, éprouver lui-même les angoisses. Elle n'y voyait que l'appel d'un Père qui allait la recevoir dans son sein pour l'éter­nité. Elle répétait cette parole de Job qui depuis longtemps l'avait frappée : « Vous m'appel­lerez et je vous répondrai; vous tendrez votre droite à l'ouvrage de vos mains. » C'est sur cet amour du Seigneur pour sa créature qu'elle se reposait uniquement. Appuyée sur les mérites de Jésus-Christ, elle attendait avec une ferme espérance l'effet de ses promesses.

Le mercredi 25, notre chère Soeur eut, vers le soir, une crise de suffocation qui nous donna les plus vives inquiétudes; le lendemain matin, elle était très mal. C'était en effet son dernier jour. Elle fît instance pour se confesser encore et reçut pour la troisième fois le saint Viatique avec un extrême bonheur. Nous cherchions à nous éloigner d'elle le moins possible, car nous sentions que le moment de la séparation approchait rapidement. Sa parole déjà embarrassée ne nous transmettait guère plus que des sentiments de reconnaissance envers Dieu, de désir de le posséder, de confiance et d'abandon entre ses mains.

A trois heures, la Communauté se réunit pour réciter auprès de notre chère mourante les prières de la recommandation de l'âme ; elle s'y unissait, et lorsqu'elles furent achevées, elle remercia nos Soeurs par un sourire. Ce sourire nous répondait aussi lorsque nous excitions sa foi et son espérance, lorsque nous lui parlions du bonheur de souffrir avec Notre-Seigneur, et que selon ses instantes recommandations, nous lui rappelions qu'elle était fille de l'Église; ses paroles devenaient plus rares et plus difficiles à saisir, mais toutes portaient le reflet de la paix et de la joie qui remplissaient son âme.

"Bientôt les voiles vont tomber », nous disait- elle en élevant la main et le regard vers le ciel, je ne sais ce que je pourrais désirer de plus, j'ai eu toutes les grâces, je suis dans un si grand calme... » Un instant après, ses yeux se voilèrent et le changement de son visage nous fit comprendre que la fin de l'agonie appro­chait. Nos Soeurs entouraient notre chère mourante, la soutenant de leurs prières dans la lutte suprême; nous pûmes encore lui procurer le bien d'une dernière absolution, et à six heures un quart, au moment où le prêtre achevait auprès d'elle les prières des agonisants, notre chère Soeur exhalait son dernier soupir et remettait entre les mains de Dieu son âme toute purifiée, nous l'espérons, par l'application des mérites et du sang de Notre-Seigneur.

Cependant, comme Dieu demande beaucoup des âmes qu'il a comblées de grâces, nous vous supplions humblement, ma Révérende Mère, de vouloir bien faire rendre au plus tôt à notre chère Soeur les suffrages de l'Ordre, par grâce, une communion de votre fervente Com­munauté, l'indulgence des six Pater, une invocation à Notre-Dame du Mont-Carmel, à notre Père saint Joseph et à notre Mère sainte Thérèse. Elle vous en sera très reconnaissante ainsi que nous qui avons la grâce de nous dire, ma très Révérende Mère, dans l'amour de Notre-Seigneur,

Votre humble soeur et servante,

 

Sr Marie de Saint-Paul,

r. c. i.

De notre premier Monastère de l'Incarnation des Carmélites de Paris, rue d'Enfer, 25. — Le 29 juin 1890.

 

Paris. — J. Mersch, imp. 22, Pl. Denfart-Rocherau.

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