Carmel

29 juillet 1890 – Bordeaux

 

Ma Révérende et Très Honorée Mère,

Paix et très humble salut en Notre-Seigneur, qui vient d'affliger sensiblement nos coeurs, en enlevant à notre religieuse affection notre chère et regrettée soeur Zoé-Berthe-Marie-Magdeleine-de-Jésus, professe de notre Communauté. Elle avait trente-quatre ans et demi d'âge et sept ans et trois mois de religion.

Le divin Maître, par une de ces délicatesses propres à son Coeur, a choisi un des derniers jours du mois consacré à son sang adorable, pour appeler aux noces de l'Agneau cette âme dont un des attraits favoris était de se tenir sous la Croix, afin d'y recevoir sans cesse, avec Magdeleine, les précieux écoulements des plaies du Sauveur.

II nous semble qu'elle a du être introduite sans délai, à la faveur de cette pourpre divine, au banquet nuptial, ma Révérende Mère, et c'est cette pensée qui adoucit nos larmes, devant la mort prématurée de la vertueuse enfant que le Seigneur a ravie sitôt à la tendresse de ses Mères et de ses soeurs.

 

Notre chère soeur vit le jour dans la Charente Inférieure, à Jonzac. Sa famille, honorable et chrétienne, y vivait estimée et aimée de tous. Quand la petite Zoé vint au monde, deux soeurs et deux frères faisaient déjà la joie du foyer domestique, au seuil duquel l'épreuve, hélas ! ne devait pas tarder à frapper. C'est ainsi que, souvent. Dieu se plaît à marquer du signe de la croix le berceau des âmes qu'il appellera dans la suite à une céleste alliance avec Lui.

Par une grâce de prédilection, Zoé entra dans la vie et fut régénérée par l'eau du bap­tême, le jour de la Purification de la Sainte Vierge et de la Présentation au temple du divin Enfant Jésus. En accueillant la future Épouse de leur Maître, les Anges du Sanctuaire durent pressentir à cette heure de quelles faveurs insignes serait ornée l'âme de cette enfant, déjà une bien douce lui était accordée, celle de recevoir les premières effusions du Ciel dans une église dédiée à N.-D. du Mont Carmel.

 

Cette âme candide, choisie pour l'union intime avec Dieu, devait l'être avant tout pour la souffrance. A quatre ans, elle perdit son père, et, avec lui, la fortune et les douceurs de la famille. Sa jeune mère, obligée, par suite des pénibles circonstances qui accompagnèrent son deuil prématuré, de se livrer à l'enseignement, dut se résoudre, dans l'intérêt de sa bien-ai­mée Zoé, à se séparer d'elle et à la confier à une famille des plus distinguées de la Charente, qui l'adopta comme sienne et se chargea de son éducation

Mais, au sein du bien-être matériel qui l'entourait, l'enfant souffrait ce cruel exil du coeur auquel Dieu condamne parfois les âmes dont il est miséricordieusement jaloux. Sevrée, à cet âge si tendre, des caresses maternelles, la chère petite fut bien longtemps à s'écrier, au passage des voitures qu'elle entendait: « Ah ! voilà maman qui vient me chercher! »

Au bout d'un an, ma Révérende Mère, le divin Maître mit fin à l'isolement intime de Zoé ; non point en lui rendant les baisers de sa mère, mais en la prévenant lui-même des bénédictions de sa douceur. Un jour qu'elle était sérieusement occupée à confectionner un vêtement pour sa poupée, elle se sentit comme investie et envahie par une présence de Dieu qu'elle n'aurait pas su définir alors, mais qui lui faisait comprendre qu'elle était aimée d'une manière ineffable et infinie par Celui qui est l'amour même. Surprise et ravie, elle se jette à genoux, étend ses petits bras en forme de croix, et s'écrie: « O Amour ! je suis à Toi pour toujours ! »

Cette attitude qu'elle n'avait vu prendre à personne dans la prière, ce transport subit et cette donation d'elle-même, à l'âge de cinq ans, prouvent bien, ma Révérende Mère, que l'Esprit Saint était l'auteur de ces merveilles. Les fruits qui résultèrent d'une telle faveur en furent d'ailleurs le constant témoignage.

Dès lors, l'enfant ne se sentit jamais seule; elle ne demanda plus sa mère; elle avait tout, depuis qu'elle possédait intérieurement son Dieu. « La présence sensible, délicieuse et continuelle de ce quelque chose ou de ce quelqu'un que je ne m'expliquais pas bien, nous disait-elle, m'était si suave que toute ma crainte était de la perdre par ma faute, et tout mon désir de m'ensevelir dans la solitude pour en jouir pleinement.»

L'angélique enfant ne connaissait pas le cloître; elle entendit un jour faire la description d'un cachot de prison. Ce réduit ténébreux, où l'on demeure enfermé dans une réclusion profonde, devint alors son idéal. Ne plus voir personne lui sembla le moyen le plus sûr pour n'être jamais distraite de la pensée de Dieu. Elle demanda ce qu'il fallait avoir fait pour mériter la prison. — « Il faut avoir commis des crimes, lui fut-il répondu. » — On le conçoit, Zoé recula d'effroi. — « Mais, poursuivit-elle, ne met-on en prison que les criminels? — Ou y met quelquefois des innocents qui sont pris pour les coupables... » — Ce mot fut un éclair qui ranima ses espérances près de s'éteindre : « Je me ferai prendre pour une autre, se dit intérieurement la fillette, et j'irai en prison, pour que le Bon Dieu ait seul tout mon coeur! »

Quelque temps après, à la nouvelle d'un violent incendie qui venait d'éclater à l'extrémité de la ville, l'enfant se déroba furtivement à la surveillance des domestiques, et s'enfuit à toutes jambes vers le lieu du sinistre. Perdue dans la foule, elle attendait le moment où, accusée d'avoir mis le feu, elle serait conduite ver les cachot tant désiré, lorsque, se voyant examinée attentivement par un gendarme, elle sentit tout à coup son coeur défaillir... — « Que faites-vous ici. Mademoiselle? » lui dit en s'approchant d'elle ce brave homme, qui l'avait reconnue et qui ne pouvait en croire ses yeux... —La fugitive trembla, ne put

répondre et se laissa ramener chez elle, où la punition du méfait par lequel elle avait plongé tout le monde dans l'anxiété, elle se vit condamnée à rester jusqu'au lendemain, enfermée dans sa chambre, avec du pain et de l'eau pour tout aliment. Cet emprisonnement ne parut point rigoureux à la chère enfant qui rêvait la solitude. Le maigre régime ne lui fut pas non plus très amer, car tous les gens de la maison vinrent, à l'insu les uns des autres, lui apporter une quantité de douceurs, en lui signifiant de n'en rien dire à personne.

Voyant ses désirs entravés, la petite Zoé s'imagina qu'un autre moyen de parvenir à ses fins d'union avec Dieu, était de s'en aller bien loin, bien loin, mendiant son pain de porte en porte, s'exposant aux rebuts et aux mépris de tous. Elle attendait que la Providence lui ménageât une nouvelle occasion d'évasion, lorsque le divin Maître se plut à lui faire entrevoir la voie où sa main paternelle voulait la conduire.

La vie de notre Mère sainte Thérèse tomba sous ses yeux. Elle en avait dévoré quelques pages à peine, qu'on lui interdit formellement cette lecture, par crainte de voir sa jeune imagina­tion s'exalter. Mais l'aimant de la vie contemplative attirait déjà l'âme de notre chère enfant, et, souvent, à la dérobée, elle ouvrait le livre et se délectait dans quelques-unes de ces lignes, tombées brûlantes et délicieuses de la plume de notre séraphique Mère. Cependant, le souvenir de la défense qui lui avait été faite et le remords d'avoir désobéi, ne laissaient pas de troubler beaucoup la future fille de Thérèse. Aussi, quand vint l'époque d'un jubilé où pour la pre­mière fois la grâce de l'absolution lui fut appliquée, s'accusa-t-elle, avec une douleur mêlée de honte, d'avoir lu un livre défendu !

Zoé ne regretta pourtant jamais d'avoir fait connaissance avec l'aimable sainte qui fut, dès lors, sa patronne préférée. Eu lisant quelques fragments de sa vie, elle avait appris qu'il existait des asiles solitaires, où la vertu s'abritait à l'ombre du Tabernacle, et où l'âme pou­vait se livrer dans le silence aux entretiens familiers avec le céleste Époux : le cloître révélé à son âme lui apparaissait enfin comme la réalisation de son idéal. Toutefois, une indécision lui restait : elle voulait suivre sainte Thérèse, et elle ne savait comment allier cela avec sa résolution d'être à jamais l'enfant de la Sainte Vierge. Le jour de sa première communion, le prêtre qui lui donna le saint Scapulaire fit une instruction sur ce sujet; elle sut alors que l'Ordre de N.-D. du Mont-Carmel était celui que sainte Thérèse avait elle-même embrassé et réformé. Grande fut sa joie ! Elle nourrit donc au fond de son âme, avec plus de ferveur que jamais, le dessein de se consacrer à Dieu sous la bure du Carmel ; mais elle garda toujours pour elle seule le secret de sa vocation.

En vain les dignes Filles de la Sagesse de Barbezieux, qui prirent soin de son éducation pen­dant quatre ans, la sollicitèrent d'entrer dans leur Congrégation. Rien n'attirait notre enfant bien-aimée que le cloître. Nous vous avons déjà dit, ma Révérende Mère, que les fruits qu'avait retirés la jeune Zoé des premières faveurs d'en haut furent très grands, et, à l'appui, nous vous avons cité quelques traits qui dénotent dans une âme encore tendre des désirs de perfec­tion élevée. Il nous reste à vous parler d'autres effets qui l'emportent bien sur les désirs. Depuis que l'Esprit Saint avait ravi son coeur, il ne lui permettait de prendre aucune satis­faction naturelle. La mortification de tous ses sens lui était demandée par son Souverain Maître, et une force invincible la retenait lorsqu'elle voulait s'émanciper un peu. « Il me défendait intérieurement de regarder les jolis objets exposés dans les magasins, nous racontait-elle, et quand je lui disais : Mais, Seigneur, laissez-moi un moment tranquille!... je sentais qu'il était près de me quitter. Alors, la frayeur de perdre un si bon Ami me faisait tout sacrifier sur-le-champ. »

Lui apportait-on à la pension les plus succulentes provisions pour ses collations : par une impulsion soudaine de la grâce, elle était contrainte de tout distribuer à ses compagnes, sans rien garder pour elle. Un lit moelleux lui était un supplice ; et souvent, se cachant au fond d'un grenier, elle y fabriquait à sa manière des instruments de pénitence qui lui servaient à macérer sa chair innocente. La jalousie divine s'exerçait surtout sur son coeur. Jamais elle ne pouvait suivre le penchant de sa nature aimante : toujours une voix intime lui interdisait les sentiments de l'amitié humaine, sous peine de voir s'envoler le mystérieux Hôte de son âme. Encore moins lui fut-il permis de prendre plaisir aux fêtes brillantes où le monde la conviait. Captivée au dedans par Celui qui la voulait sans partage, elle se prêtait à tout, sans se livrer à rien.

Un fait assez étrange vint à cette époque confirmer la vocation au Carmel de notre chère fille. Plusieurs fois, elle s'était mise en rapport avec la Révérende Mère Abbesse des Clarisses de Périgueux, dans l'espérance de trouver là, peut-être, le lieu de son repos; mais jamais son âme ne put s'ouvrir à la Vénérable Mère, et toujours elle la quittait sans avoir fait autre chose que lui demander des prières ou des objets de dévotion. Voici le fait mysté­rieux qui arriva alors. Elle alla voir un jour une personne qui l'avait connue enfant et qui était en vénération dans le pays, pour sa vie sainte et édifiante. Celle-ci ne la reconnut point. La jeune fille, étonnée, lui dit : « Comment, mademoiselle, vous ne vous souvenez plus de moi?... » — « Non, je ne sais qui vous êtes, répartit la vieille connaissance de Zoé; mais ce que je sais, c'est que vous serez Carmélite.» Stupéfaite et en même temps ravie, Zoé se jette dans les bras de celle qui pénétrait ainsi dans son âme, et, lui disant enfin son nom, elle remplit de joie son ancienne amie, qui s'écria à plusieurs reprises ; « Comment, c'est toi, mon enfant ! Oui, oui, tu seras Carmélite !... »

Notre chère fille avait alors vingt ans. Elle habitait à cette époque la Dordogne, avec sa famille d'adoption, au sein de laquelle elle fut toujours un ange de douceur et un lien de paix. Un avenir brillant paraissait s'ouvrir devant la jeune fille. On avait formé pour elle des projets qui semblaient devoir assurer son bonheur ici-bas. Mais elle comprit que le moment était venu, au contraire, de briser avec les espérances terrestres et de se dégager doucement des entraves qui l'empêchaient de s'envoler vers le cloître.

Elle profita d'un voyage chez sa mère (voyage qui se changea en un séjour prolongé indéfiniment) pour tenter de mettre à exécution le désir de sa vie entière. Le prêtre éclairé à qui elle ouvrit pour la première fois son âme, ne tarda pas à reconnaître en elle les précieux germes d'une vocation à l'état monastique, et nous l'adressa bientôt après. Nous l'accueillîmes avec joie; mais il ne nous fut donné de la recevoir parmi nous que quelques années plus tard. Sa bonne mère et ses chères soeurs, qui avaient vécu si longtemps privées de leur petite Zoé, demandaient à la garder encore; sa santé d'ailleurs paraissait délicate. Ce ne fut qu'à l'âge de vingt-sept ans que notre bien-aimée fille entra dans notre monastère, le 14 avril, veille du patronage de Notre Père Saint Joseph. A cause de cela, elle fut nommée Marie-Magdeleine de Saint-Joseph. Elle conserva ce nom jusqu'à sa profession, où elle l'échangea contre celui de Marie-Magdeleine de Jésus ; ce qui lui faisait dire : « J'ai porté le nom de mon père jusqu'au jour de mes noces, et, depuis ce beau jour, je porte le nom de mon Epoux.

La petite colombe, qui n'avait su où poser le pied dans le monde, trouva dans l'Arche Sainte la solitude et le silence dont son âme pure et recueillie avait besoin. Tout lui parut attrayant dans notre austère vie; les exercices de communauté l'impressionnèrent profon­dément et doucement. Elle se montra aussitôt fidèle à ses devoirs, docile, obligeante, modeste, mortifiée. Sa santé paraissait alors répondre à sa parfaite constitution, et rien ne faisait craindre pour l'avenir. La fête de l'Immaculée-Conception fut choisie pour le jour de sa vêture. Son âme, qui s'était conservée blanche comme un lys, s'abrita, dès lors, avec une confiance plus tendre que jamais sous le manteau virginal de Marie. Mais la Fiancée de Jésus, pour rester toute à son Bien-Aimé, devait être environnée des épines de la souffrance.

Son noviciat blanc se passa dans l'appréhension d'être renvoyée comme indigne de faire profession. Le divin Maître pourtant ne la laissa jamais souffrir sans consolation, car, au plus fort de ses craintes, elle recevait intérieurement l'assurance que Dieu couronnerait, malgré tout, sa confiance en Lui et ses persévérants désirs. Cette grâce, objet de ses voeux intimes, lui fut, en effet, accordée le 29 avril 1885. Avant d'arriver à ce port tant désiré, notre enfant bien-aimée eut une lutte suprême à soutenir. Le premier soir de sa retraite prépa­ratoire, elle se recommanda à notre Mère sainte Thérèse, qui lui fit éprouver instantané­ment un sentiment très fort de sa présence auprès d'elle, sentiment qui ne la quitta plus de plusieurs jours. Le secours d'en haut lui était bien nécessaire, car le pressentiment d'une souffrance à venir, plus grande que celle du passé, l'envahit de telle sorte que les quatre premiers jours de sa retraite rappelèrent à son âme l'Agonie de Jésus au Jardin des Olives. Souvent, elle était tentée de repousser le calice dont elle ignorait le contenu amer, et toujours l'assistance de notre Séraphique Mère l'empêchait de succomber. Mais elle ne pouvait pas dire encore le fiat de l'acceptation. Un matin, comme elle allait s'agenouiller au divin banquet, avec une répugnance plus vive pour la souffrance, elle entendit Jésus Hostie lui dire : « Nous serons deux à souffrir... » Il n'en fallut pas davantage pour unir sans retour la volonté de la Fiancée à celle de son Bien-Aimé.

La retraite s'acheva dans la joie, et la sainte profession mit le comble aux voeux de notre si chère soeur Magdeleine. Dieu, qui voulait l'appeler de bonne heure aux noces éternelles, se hâta de lui donner des moyens de sanctification. Elle fut nommée seconde infirmière et se dévoua pendant un an au soin des malades avec un si entier oubli de son corps que personne n'eût pu soupçonner qu'elle portait elle-même la croix de la souffrance physique à un degré qui demeurait le secret de Dieu et de son âme. Une maladie d'estomac se déclara enfin nettement. Chaque repas lui était un tourment, suivi d'un autre tourment plus pénible encore. Dans la crainte d'être privée de nos Saintes Observances, elle dissimulait le plus possible ses maux, et, souvent, après des vomissements réitérés qu'elle n'avouait que plus tard, elle se rendait aux travaux communs avec un entrain qui trompait tout le monde.

Jugeant que le repos lui était nécessaire, nous lui confiâmes l'office de lingère, où elle se replongea dans la vie de solitude et de recueillement si chère à son coeur. Cependant, la maladie faisait sourdement des progrès dans notre chère soeur, ma Révérende Mère, les vomissements ordinaires se changeaient souvent en vomissements de sang, et, malgré son courage qui tentait de nous donner le change, nous comprîmes qu'il fallait lui imposer défi­nitivement les soulagements de toute nature qu'elle n'avait acceptés jusque-là que par intervalles. Elle obéit, non sans souffrir beaucoup de ces exemptions. Son grand esprit de

mortification et son énergie extraordinaire lui faisaient pensée qu'elle pouvait garder la Règle encore; aussi, trouvait-elle moyen de se rapprocher toujours du régime de la Com­munauté, sous prétexte que sa santé y puisait un vrai soulagement.

II y a onze mois, ma Révérende Mère, notre chère enfin fut obligée de se rendre à l'infirmerie pour n'en plus sortir. La dernière phase de l'anémie commençait et réduisait à l'impuissance cette nature peu bruyante, sans doute, mais très vive au fond. Jusqu'à la fin, notre regrettée soeur se montra fidèle à suivre la voie que lui avait tracée le Seigneur. Elle se plaisait à rester seule, à se consumer on esprit aux pieds de Jésus Hostie, attrait dominant de son coeur, à communier à sa vie eucharistique et à s'unir au sacrifice perpétuel de la Divine Victime. Dans ses heures solitaires, dans ses nuits sans repos, elle exerçait pour ainsi dire son âme à quitter les créatures et à s'élancer, par une confiance amoureuse et un total abandon, dans le sein de Celui qu'elle désirait uniquement. La pensée de la mort lui était familière, et chaque fois qu'une crise semblait la mettre aux portes de l'Eternité, elle n'avait qu'un mouvement intérieur : s'attacher à Jésus, s'unir à Lui et s'abîmer dans les infinies miséricordes de son Coeur.

La patience de soeur Magdeleine ne se démentit pas un seul instant durant cette période longue et crucifiante. Ne se plaignant jamais, ne demandant jamais rien de ce qui eût pu la soulager, elle fut un continuel sujet d'édification pour ses soeurs. Lorsque son infirmière lui proposait de prier N.-D. de Lourdes, afin d'obtenir un peu de répit dans ses souffrances : « Oh ! non, non, s'écriait-elle, jamais il ne m'a été possible de prier dans ce but ! Souffrir autant que Jésus voudra ! »

Elle avait une délicatesse de coeur si grande et un esprit de mort à elle-même si sou­tenu, qu'elle prenait toujours un visage souriant pour nous accueillir, chaque fois que nous venions la visiter, et qu'elle ne nous parlait jamais de ses maux avant d'avoir été interrogée. Encore fallait-il la presser de questions pour découvrir ce que son état réclamait de petits soulagements. Elle-même ne s'en accordait aucun, et tout son souci était de penser qu'elle empêchait de dormir les soeurs chargées de passer les nuits dans son infirmerie. Elle eût préféré demeurer toujours seule, et mourir sans nul secours, que d'être une cause de fatigue pour les autres.

Plaire à Dieu avait été le mobile de sa vie religieuse, depuis le jour de sa profession. En achevant de parcourir sa voie douloureuse, notre chère fille, ma Révérende Mère, sentait plus que jamais le besoin d'attirer sur elle l'unique regard de Celui qui possédait tout sou être. Elle avait faim de le recevoir à la Table Sainte, et pour jouir de ce bonheur souvent, elle imposait à son pauvre corps épuisé des sacrifices qu'une âme moins énergique n'eût pas cru réalisables. Depuis quelques semaines, la faiblesse ne lui ayant pas permis de quitter le lit, elle fut nourrie par le divin Viatique plusieurs fois. La grâce de l'Extrême-Onction était venue la fortifier le Mercredi Saint, jour où elle parut près de passer dans une défaillance qu'elle-même prit pour l'agonie. Mais, s'étant relevée de cette crise, elle avait pu aller au parloir faire ses adieux à ses bien-aimées soeurs et se remettre assez pour nous faire espérer bien des mois de vie encore. Dieu, qui lui avait ménagé le secours des derniers sacrements, à l'avance se disposait à nous l'enlever d'une manière prompte et déchirante pour nos coeurs.

Lundi dernier, veille de la fête de sainte Magdeleine, notre bon Père Aumônier lui avait apporté le Pain des Anges et lui avait adressé, dans une courte mais délicieuse instruc­tion, des paroles touchantes, par lesquelles il l'engageait à imiter sa patronne et à prendre comme elle un perpétuel repos d'aimer aux pieds du Céleste Epoux. C'était la dernière visite en attendant le suprême appel...

Jeudi, notre excellent et dévoué docteur, en quittant la chère malade, nous dit qu'une faiblesse pourrait bien l'emporter, mais que néanmoins cet état semblait devoir se soutenir encore. Vendredi, la fièvre qui minait depuis longtemps la douce victime, redoubla d'inten­sité. Le soir amena, en apparence, une amélioration telle que ma soeur Magdeleine prit son repas avec un appétit charmant et se montra d'une gaîté extraordinaire.

Pendant la récréation, elle ne cessa de presser sa charitable infirmière d'aller rejoindre la Communauté, assurant qu'elle n'avait plus besoin de rien ni de personne. Heureusement que celle-ci ne se rendit point à ses instances, car un vomissement de sang, soudainement survenu, mit en quelques minutes notre pauvre enfant aux dernières limites de sa vie d'ici-bas.

Nous n'eûmes que le temps de nous rendre toutes à l'appel de la soeur infirmière et de faire entrer notre bon Père confesseur, que la Providence amoureuse de Dieu avait conduit au Tour à cette heure-là précisément. Il arriva assez tôt à l'infirmerie pour donner la Sainte Absolution à la mourante, pendant que nous prononcions à son oreille le Nom Sacré de Jésus. Elle essaya de le répéter, et rendit doucement sou âme entre les mains de Dieu.

Sa famille religieuse tout entière l'entourait en ce moment solennel : notre vénéré Père Supérieur seul était absent. Mais si la distance peut séparer à l'extérieur, nous savons que, par le coeur et par l'âme.

Monseigneur l'Évêque de Saint-Brieuc est toujours près de son Carmel de Bordeaux, lui versant à flots les bénédictions divines dont ses mains épiscopales sont remplies.

Nous ne doutons pas que l'Indulgence plénière in articulo mortis, qu'elle avait demandée pendant la Semaine Sainte, ne lui ait été accordée à l'heure suprême, par la Bonté infinie de Notre-Seigneur.

Puisse le Nom adorable de Jésus, qui a été sa dernière parole, s'être répandu sur son âme comme une huile sacrée et l'avoir rendue parfaitement agréable aux yeux du Père Céleste !

La vie de souffrances de ma soeur Magdeleine, son union à Dieu, sa patience, sa mortification, le soin continuel qu'elle avait de se purifier par l'usage de l'eau bénite, et l'assurance qu'elle donnait peu d'heures avant sa mort à son infirmière de n'avoir pas commis de péchés depuis sa confession du lundi, nous inclinent à croire qu'elle a reçu un accueil favorable de son souverain Juge. Néanmoins, comme les Anges mêmes ont des taches aux yeux de Dieu, nous vous prions, ma Révérende Mère, de vouloir bien faire rendre au plus tôt à notre regrettée soeur les suffrages de notre Saint Ordre; par grâce, une communion de votre Sainte Communauté, une journée de bonnes oeuvres, les indulgences du Via Crucis, celles des six Pater, une invocation au Sacré-Coeur de Jésus, au Coeur Immaculé de Marie, à Notre Père Saint-Joseph, à notre Mère sainte Thérèse, à notre Père Saint Jean de la Croix, à sainte Magdeleine, sa patronne, et à saint Gaétan, objet de sa particulière dévotion. Elle vous en sera très reconnaissante, ainsi que nous qui avoirs la grâce de nous dire, avec un religieux et affectueux respect, au pied de la Croix,

Ma Révérende et très honorée Mère,

 

Votre bien humble soeur et servante.

Soeur MARIE de la TRINITÉ,

R. C. ind.

De notre Monastère de l'Assomption et de Saint Joseph des Carmélites de Bordeaux, 29 Juillet 1890.

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