Carmel

29 janvier 1892 – Lourdes

 

                               MA RÉVÉRENDE ET TRÈS HONORÉE MÉRE,

                                             Paix et Très Humble Salut en Notre-Seigneur

 

       Dans votre charité, vous avez déjà rendu les suffrages de notre saint Ordre à notre très honorée et très chère soeur Geneviève-Marie-Madeleine du Calvaire, décédée en notre monastère le 24 avril 1891- Les renseignements que nous attendions sur sa pieuse vie ont retardé cette circulaire. Dieu nous donne la grâce de venir aujourd'hui vous faire le récit, malheureusement trop succinct, des vertus de cette âme généreuse qui a aimé Notre-Seigneur avec toutes les énergies de son coeur, en lui immolant ses plus chères affections, et en lui fai­sant sans mesure tous les sacrifices demandés par son amour.

   Notre chère soeur appartenait à une honorable famille belge, plus illustre encore par sa charité que par tous ses autres titres. La modestie de ses soeurs et de ses enfants ne nous a révélé que fort peu de détails; nous savons cepen­dant que ses grands parents étaient honorés de l'amitié de notre Très Saint Père, le Pape Léon XIII, lorsqu'il résidait à Bruxelles en qualité de nonce apostolique. Leurs rapports étaient assez intimes pour que le jeune prélat, sur le front duquel brillait déjà l'auréole du génie et de la sainteté, se présentât quelquefois chez ses nobles hôtes à leur habitation de campagne, et s'assît à leur table. Devenu Souverain Pontife, il leur conserva un souvenir plein d'es­time qu'il témoigna plusieurs fois dans les audiences accordées à quelques-uns de leurs descendants. Encouragée par cette paternelle bienveillance, notre soeur Madeleine se fît un devoir aussi bien qu'un bonheur, peu de jours avant sa pro­fession, de demander la bénédiction de Sa Sainteté et reçut, par l'entremise de S. Em. le cardinal Rampolla, une réponse pleine de bonté dont nous allons extraire quelques lignes :

« Le Saint Père lui écrivait ce Prince de l'Eglise, se rappelle très bien votre famille et les bonnes relations qu'il entretenait avec elle à l'époque de sa nonciature à Bruxelles ; c'est pourquoi II s'est réjoui d'apprendre la nouvelle de votre profession au Carmel; et, en priant le bon Dieu de faire de vous une digne fille de sainte Thérèse, Il vous accorde de tout son coeur sa bénédiction apostolique. C'est pour moi un grand plaisir de vous assurer de la particulière bienveillance de Sa Sainteté. » 

Vous comprenez, ma Révérende Mère, qu'à ce foyer paternel où Dieu semblait avoir réuni tous ses dons, notre chère soeur reçut une de ces fortes éducations chrétiennes qui établissent la vie sur d'inébranlables fondements. Les notes qui nous ont été remises sur l'ensemble de son passage dans le monde jusqu'à l'heure de son entrée au Carmel, nous semblent si parfaites dans leur brièveté que nous ne pouvons mieux faire que de les suivre.

   Ma Soeur Madeleine avait une bonne santé ; elle était douée de beaucoup d'intelligence et d'énergie de caractère, s'épanchait peu et cachait une nature ardente sous une apparente froideur qui la faisait souffrir. Elle était d'une gra­vité et d'un sérieux peu ordinaires, aurait aimé à dominer, tenait à ses idées et était peu liante. Sa première communion à la Visitation fut particulièrement fervente : la Supérieure, religieuse d'expérience et de mérite, la croyait appelée au cloître et dit à sa mère, en la lui remettant après ce grand acte : « Veillez toujours sur cette âme, Dieu a des desseins sur elle. » La passion dominante de notre chère soeur fut l'étude où elle réussit; le monde ne l'éblouit pas. A l'âge de vingt ans elle se maria et trouva dans la maternité une vocation en laquelle elle dépensa les ressources de son esprit et les ardeurs de son coeur. Mais les affections terrestres ne pouvaient suffire à cette grande âme; elle avait besoin de Dieu, et, grâce à une direction élevée et forte, elle se lança sans réserve dans la vie surnaturelle et dans l'oraison. La communion quotidienne devint le point d'appui de son existence; pour en jouir, tous les sacrifices lui paraissaient lé­gers. Ayant souvent le bonheur de vivre sous le même toit que Notre-Sei­gneur au Très Saint Sacrement, elle aimait à passer de longues heures en sa présence adorable, et se plaisait à travailler pour l'ornementation des autels. Elle préparait aussi les enfants indigents à leur première communion, et faisait tout ce qui dépendait d'elle pour favoriser les vocations ecclésiastiques. Sa cha­rité envers les pauvres la rendait chère et vénérable à ces préférés du Seigneur Jésus; elle les visitait dans leurs maladies et prenait plaisir à soigner des plaies dont la seule vue eût été capable de repousser une nature impression-- nable comme la sienne. Elle encourageait les infirmes dans leurs souffrances, leur parlait de Dieu et du ciel et leur rendait les plus humbles services. Mais là ne s'arrêtait pas son zèle; le désir du salut des âmes lui faisait encore exer­cer autour d'elle, dans une classe plus élevée, un véritable apostolat, et bien des personnes lui sont redevables de leur retour à Dieu ou de leur persévérance dans les voies de la piété. Et pourtant une vie si admirablement employée semblait peu de chose à l'élan de sa charité qui la portait à envier le bonheur des missionnaires. Dès les premières années de son mariage, un saint religieux put dire d'elle : « Pour une âme elle irait jusqu'au bout du monde!

   Cependant, ma Révérende Mère, la famille de notre regrettée soeur fut toujours le premier objet de sa sollicitude, et sa maison le lieu principal de ses bonnes oeuvres. La mort lui ayant enlevé son mari par un coup douloureux et imprévu, elle se consacra irrévocablement à Notre-Seigneur Jésus-Christ et puis se dévoua plus que jamais à l'éducation de ses deux enfants qu'elle aimait d'un amour maternellement passionné. Elle leur inculquait avec force le sentiment du devoir, l'horreur du péché, une singulière vénération pour le caractère sacerdotal, et l'amour de la vérité. Jamais elle n'eût laissé passer le plus léger détour, le moindre déguisement. Quant à leurs études, elle s'y était identifiée au point de les partager; c'est ainsi qu'elle acquit la connaissance de la langue latine et celle de l'allemand.

 

A mesure qu'elle avançait dans la vie, de nouveaux sacrifices venaient, comme des présents de Jésus crucifié, s'offrir à celle qui devait porter un jour le nom de soeur Marie-Madeleine du Calvaire. Sa vénérable et très pieuse mère lui donna, après tant d'autres saints exemples, celui de l'entier renoncement aux choses terrestres. Nous aimons à saluer, dans cette grande chrétienne, l'une de ces nobles figures que la faiblesse des parents et l'éducation actuelle rendent de plus en plus rares de nos jours. Entrée à la Visitation à l'âge de soixante-neuf ans, on admira en elle la vieillesse embellie par toutes les vertus religieuses. Ses relations avec ma soeur Madeleine, lorsque celle-ci entra au Carmel, furent très consolantes et valurent à notre chère fille des lettres que nous voudrions citer avec étendue, tant elles nous paraissent remplies de l'esprit de Dieu. Saint Bernard appelle la dévotion une fleur du siècle futur; il semble que l'âme la respire dans ces lignes et bien d'autres...  « Je ne puis te souhaiter que la continuation de la paix et du bonheur que tu possèdes; si c' était insensiblement la grâce n'en serait que plus profonde, donc Alléluia! — Nous traversons des Jours de sacrifice, ce qui nous porte d'autant plus vers l'ami fidèle qui ne peut mourir et qui ne nous quitte jamais. —- Notre-Seigneur sait tout remplacer, tenir lieu de tout, il faut seulement lui demeurer fidèle dans la foi et la confiance. — Nous n'avons que cela à faire, plaire en tout et toujours à Celui qui nous a prévenues, aidées, conduites et préférées. Je comprends, sans pouvoir le définir, ce qu'on ressent au monastère, car Je crois que c'est quelque chose de divin et qui ne peut être expliqué, mais on peut toujours bénir le Seigneur. — Le rapprochement en Dieu est une infinie douceur pour les âmes qui se comprennent et cherchent à boire à cette source vive. — Notre sentier diffère, nos moyens pour arriver ne sont pas les mêmes mais comme nous faisons la volonté de Dieu, nous nous rencontrerons nécessairement. — Très chère enfant, je prie le Sauveur bien-aimé de te faire sentir de plus en plus qu'il est notre unique bien, que nous retrouverons en Lui tous ceux que nous aimons; en présence de son divin anéantissement, on aime les sacrifices que son amour nous demande. — La sollicitude que tu m'inspirais ne m'ôtait pas la confiance, car notre cher Sauveur conduit tout ce qu'on lui abandonne. Il sait mieux que nous et il aime davantage. — La volonté de Dieu, c'est Dieu même ; je trouve là ma consolation et mon soutien. - - La mort n'est que l'aurore d'un beau jour pour les épouses du Seigneur, le commencement de la réunion sans fin et de l'éternelle vie; attendons-la avec confiance et amour. — Mon âme se rapproche souvent de toi, puisque nous demeurons toutes deux dans le Coeur de notre cher Sauveur avec lequel il n'existe plus d'éloignement ni de distance, et que l'absence rend peut-être plus présent à l'esprit les personnes dont on est séparé. — Plus on aime Dieu, plus on aime le prochain; croissons donc dans cette divine charité qui nous rend un seul coeur et une seule âme; que le Sauveur soit Lui-même ce coeur et cette âme. - Aimons en pâtissant, en attendant que nous aimions en jouissant. — Puisse Notre-Seigneur nous donner de n'avoir plus d'affection que pour sa volonté, de ne plus vivre que pour son divin amour - Mourir, c'est aller à Dieu; je suis plus disposée à me réjouir de cette heure solennelle que portée à la craindre; nous serons jugées c'est vrai, mais par le Père qui nous aime et qui nous a donné de l'aimer un peu. N'est-ce pas un gage de son inépuisable bonté qui nous sollicite à un entier abandon entre ses mains ? — Vivons toujours en Lui et pour Lui seul, c'est tout le secret du bonheur sur la terre, pour nous disposer à voir Dieu quand nous y serons appelées. — Dieu est si bon qu'à brebis tondue son amour ménage le vent. Il faut du temps pour parvenir à l'entière démission de soi-même; on n'y arrive, d'après le vénérable Père Libermann, qu'en fondant sans cesse le plomb de sa nature dans l'or du divin amour ; mais ce remède est souverain. - Je cherche à ne pas regarder notre éloignement pour m'attacher à la douceur de notre union dans le divin Coeur de Jésus. Le terme de notre exil viendra bientôt, et l'éternité ne sera pas assez longue pour remercier le Seigneur de son amour de préférence dans la grâce de la vie religieuse. — Les grandes croix sont le partage des grandes âmes; ne plaignons pas ceux qui suivent de près Notre-Seigneur ; nous n'emportons de ce monde que le bien et le mal que nous avons fait.

Nous nous sommes laissé aller à ces citations, ma Révérende Mère, dans l'espoir de vous être agréable. Un sacrifice d'un ordre supérieur devait être encore demandé à ma soeur Madeleine. Sa bien-aimée fille se sentit irrésistible­ment appelée à notre saint ordre, au moment où elle pouvait devenir pour sa mère la meilleure et la plus intelligente des amies. Hélas! il faut bien l'avouer, puisque les ombres, même dans les plus belles âmes, y font davantage ressortir la lumière divine, cette mère héroïque eut à subir en elle-même un si vio­lent combat qu'elle fut un instant sur le point de défaillir en face du devoir. Dieu l'attendait au Carmel d'Avila, où, à l'occasion du troisième centenaire de la mort de notre sainte mère Thérèse, elle se rendit en pèlerine avec sa fille. Là, elle vit, comprit et baisa la main du Jésus de Thérèse qui se plaisait à dé­tacher, pour les rattacher en lui seul, les liens sacrés de son amour maternel; puis, après la lutte que l'on peut pressentir, elle prononça le Fiat qui fait les saints, et donna à sa chère Marie son consentement et sa bénédiction. Dès qu'elle se vit libre par le mariage de son fils et la profession religieuse de sa fille, notre regrettée soeur voulut, elle aussi, être à Dieu sans partage. On dit que la cime de la vertu du monde est la base de celle de la vie religieuse. Ma Soeur Madeleine, parvenue à cette première élévation, se sentait encore attirée dans les voies plus hautes; son courage et son amour ne s'en effrayèrent pas. Après examen, et avec la sanction de son guide spirituel elle jeta un regard sur plusieurs monastères qu'elle aimait et vénérait; son choix se fixa sur le Carmel de Marie Immaculée, le vis-à-vis de la Grotte miraculeuse, et son désir fut d'y donner à Dieu les dernières années de sa vie, déjà si pleine et si méritante        

« Je viens », dit-elle, comme parlant d'une tierce personne, à la première visite qu'elle nous fit, «vous proposer quelqu'un dans telle et telle situation ......... etc, etc, etc. » Nous comprîmes, et nous lui fîmes répondre, ne pouvant nous rendre au parloir, que, si cette âme était résolue à suivre l'enseignement donné par Notre-Seigneur à Nicodème : Renaître et devenir enfant, nous ne lui refuserions pas un essai dans notre monastère. — « Je le conçois, dit-elle, » et, si on veut être conséquent avec soi-même, on acceptera cette condition qui me semble une loi fondamentale de la vie religieuse. Très certainement la nature sentira ce travail dans tout ce qu'il a de mortifiant; mais si Dieu appelle, on n'a qu'à le suivre avec fidélité... A quelque temps de là, nous recevions une demande positive de son éminent directeur, et l'assurance bien établie de sa vertu et de sa vo­cation. Nous n'avions qu'à répondre affirmativement. Ce fut alors que commença dans ce coeur de mère une lutte suprême, en laquelle Dieu intervint puissamment comme il n'a jamais cessé de le faire jusqu'à son dernier jour. Quand sa décision fut arrêtée, cette âme, embrasée des saintes ardeurs de la foi et de la charité, s'éleva avec une force virile au-dessus de la nature. Après avoir réglé ses intérêts domestiques elle dit adieu à sa vénérable mère et à sa très chère carmélite; puis, renonçant aux joies de l'aimable et jeune foyer de son fils, elle s'élança dans le cloître. Par son épanouissement au moment où les portes conventuelles furent refermées, l'heureuse postulante semblait dire : « J'ai trouvé Celui que cherchait mon e, je le tiendrai et ne le quitterai jamais. » Elle fut immédiatement de la famille, et toute la religieuse famille à elle. Chacune savait les sacrifices que son coeur venait d'accomplir, et chacune aurait voulu pouvoir dans sa faible mesure l'en dédommager. Elle était du reste bien faite pour apprécier toute la réalité et la suavité de l'Ecce quam bonum. « Le cloître, » écrivait-elle, « est un paradis. Que c'est une douce et agréable chose de voir des soeurs habiter ensemble dans une étroite union de coeur et d'esprit! »

Je m'écarterais, néanmoins, de la vérité et j'enlèverais à cette vie son vrai mérite si je ne vous confiais pas, ma digne Mère, que la formation du no­viciat lui fut, par moments extrêmement pénible. L'obligation de renaître, dont elle avait accepté les conséquences sans les approfondir totalement, lui semblait parfois une montagne infranchissable. — « Non, » disait-elle souvent : « qu'on ne me parle pas de la vertu du monde; c'est ici le pressoir où vraiment l'âme sue le sang.... Mais quel exemple de voir cette vénérable femme se confondre, parmi des jeunes filles dont elle aurait pu être la mère, s'humilier, s'effacer et se prêter, aux jours de fête, à tout ce qu'on voulait d'elle!.... Nommée conseil­lère aux grandes licences des Saints Innocents, elle remplit son office avec un aimable sérieux et accepta, non sans une certaine timidité, la prédication de circonstance. Son discours fut très applaudi; mais elle vint nous trouver quel­ques jours après, et nous dit avec sa franchise habituelle. — « Je suis mal à l'aise; nos soeurs ont cru que ce sermon avait été pour moi peu de chose, tandis qu'en réalité j'ai dû faire des recherches, et il m'a beaucoup coûté. Je voudrais qu'on le sût pour entrer dans la vérité. L'estime qu'on me porte me gêne dans mes rapports avec Notre-Seigneur, parce que je sens que je ne la mérite pas. »

A cette époque notre chère soeur était déjà revêtue de l'habit de Notre- Dame du Mont Carmel. La fête de notre sainte mère Thérèse lui avait apporté cette grande grâce dans une cérémonie rendue plus touchante par la présence de son fils, de sa tant aimée belle- fille et de ses deux chers petits enfants, bien faits pour servir d'anges à leur grand'mère. Une allocution magistrale pronon­cée par M. l'abbé Gardey, curé de Ste-Clotilde auquel la novice était redevable, après Dieu, de son bonheur, émut l'auditoire. Mais à la porte conventuelle, l'at­tendrissement fut à son comble quand on vit ma soeur Madeleine se retourner pour embrasser encore une fois ceux qu'elle quittait pour Dieu, et puis les bé­nir ...0 courageuse mère ! Ils ne seront pas auprès de vous à votre heure der­nière pour vous fermer les yeux; mais on verra ces yeux se clore doucement et sans effort, comme si le Seigneur, devenu votre héritage, eût voulu remplacer vos enfants absents.

Les mois de la probation s'écoulèrent trop lentement au gré de notre bien-aimée soeur. Elle semblait avoir le monde en oubli et trouvait un charme ineffable à vivre au milieu de cette solitude remplie de Dieu. Les luttes de la nature n'étaient plus qu'à la surface, sa volonté soumise à la grâce et affermie en Dieu la faisait toujours triompher dans les tentations qu'elle avait à soute­nir...Le moment de la profession approchait ; ma soeur Madeleine l'attendait avec cette impatience qu'elle pouvait à peine modérer extérieurement. Nous lui proposâmes, pour l'aider dans la retraite préparatoire, un religieux en qui elle avait toute confiance. — « Je n'en est pas besoin, « dit-elle, » les secours que nous avons me suffisent. » — Et en effet Notre-Seigneur se montra ce qu'il était habituellement pour elle, le meilleur des maîtres, l'éclairant, la conduisant et la comblant de grâces. Mais à mesure que le septième jour s'avançait, Dieu, si prodigue au commencement, disparaissait peu à peu sous les grandes om­bres de l'épreuve. La détermination de notre chère fille ne changeait pas; ce­pendant rien ne pouvait la rassurer si ce n'est l'obéissance. C'était dans la prière et la pénitence que nous cherchions notre lumière et notre secours, mais la paix ne revenait pas dans cette âme! Le matin de sa profession, pendant que tout se préparait pour la cérémonie, nous répondîmes à un coup assez vif qu'on frappait à notre porte; notre étonnement fut grand de voir entrer ma soeur Madeleine d'une manière qui était si peu la sienne lorsqu'elle venait nous trou­ver. Elle était pâle, presque défaite ; d'une voix saccadée elle nous dit : — « J'ai lutté toute la nuit; le sacrifice de mes enfants me semble au-dessus de mes forces, et les obligations de la vie religieuse m' apparaissent dans toute leur austère et monotone inflexibilité; je n'en puis plus, je suis rendue! » — Et en s'agenouillant elle retomba sur elle-même, la tête dans ses mains. Dieu nous donna la grâce de la calmer, et lorsqu'elle nous quitta nous nous dîmes au revoir dans un instant au pied de l'autel capitulaire. Mais pendant la sainte Messe ses angoisses apaisées recommencèrent et lorsqu'au moment solennel de la profession la mère Sous-Prieure conduisit devant nous cette chère soeur, sa physionomie dénotait la continuation des douleurs de la nuit. — « Vous souf­frez, » lui dis-je, en me penchant vers elle. — « J'agonise, » me répondit-elle, « mais n'importe. » — Et lorsqu'après avoir répondu aux questions du ma­nuel elle plaça ses mains dans les nôtres, nous sentîmes l'agitation de son coeur. — « Voulez-vous, » — lui dîmes-nous doucement"?— « Oui. » Elle com­mença la formule de ses voeux. l'expression de ses traits révélait une peine plus intense, et vraiment elle n'était pas seule au jardin de Gethsémani !!    

Lorsqu'elle eut fini de prononcer le premier et ce jusqu'à la mort, j'abaissai mes mains et les siennes, voulant faire une pause; elle reprit courage, et au nom du Fils Notre-Seigneur, elle recommença une seconde fois ses voeux. Tout à coup son visage perdit son expression de tristesse mortelle; ses traits s'illuminèrent d'un véritable éclat, son coeur dilaté respira librement et après le deuxième te ce jusqu'à la mort elle me dit en me pressant les mains avec émo­tion. — « C'est fini, que je suis heureuse !         »

C'est dans un transport contenu qu'elle termina une troisième fois l'émission des saints voeux. Ce bonheur céleste que Dieu venait de lui donner comme prix de ses sacrifices, ne lui sera pas ôté. Après de longs mois écoulés nous lui demandions parfois en souriant : — « Ma soeur Madeleine, et la divine lune de miel dure-t-elle toujours ?— Toujours, toujours, » me répondait- elle en levant les yeux au ciel. Et en effet elle dura toujours et jusqu'à son dernier soupir, sinon dans la vivacité des premières impressions, du moins par une suavité inexprimable qui soutenait cette âme prédestinée dans toutes les immolations nécessaires et remplissait d'une joie surnaturelle tous les instants de son existence.

Le lendemain du grand jour, ma Soeur Madeleine reprit sa vie solitaire, laborieuse et effacée, obéissant comme une enfant à sa jeune officière et se conformant à ses moindres désirs. Cette vénérable soeur n'aurait pas osé prendre un bout de fil ou une aiguille sans permission. Elle ne s'excusait jamais lorsqu'on avait à lui faire une observation et accomplissait alors avec une humilité touchante la pratique réglée par nos saintes coutumes. Elle aimait du reste à dire que c'était une gâterie de la bonne Providence de l'avoir placée dans un office où l'on travaillait à des objets destinés à toucher le corps adorable de Notre-Seigneur. Brodeuse habile et très assidue à l'ouvrage, elle le quittait immédiatement au son de la cloche, pour se trouver des premières aux actes de communauté. L'imposante et tranquille solennité de l'office divin la ravissait; elle s'y rendait avec autant d'empressement que d'allégresse. Sa voix claire et vibrante soutenait parfaitement le choeur; elle s'estimait heureuse et honorée d'y remplir la plus petite fonction et s'en acquittait avec une attention et une piété admirables. La connaissance de la langue latine nourrissait sa ferveur, et l'on comprenait que son âme s'élevait avec les chants sacrés dans une prière sans distraction. Avec la sainte communion, l' oraison était sa vie, et la journée lui paraissait longue et difficile à passer lorsque, souffrante, elle n'avait pu assister â celle du matin. Dieu lui donnait de très hautes et de très profondes lumières sur les mystères et sur la manière de les appliquer à chacun de ses actes, et il était facile de comprendre qu'elle cherchait le Seigneur en tout et partout. Elle l'honorait d'une manière éminente, grâce à son esprit de foi, dans tous ses supérieurs, pour lesquels elle avait autant de respect que d'attache­ment et de confiance. « Lorsque vous avez réglé quelque chose, » nous disait-elle, « c'est fini pour moi; Dieu a parlé. » Elle le voyait encore dans chacune de ses compagnes, et mettait un empressement vraiment touchant â leur rendre service, désirant pour leur éviter une fatigue, et demandant comme une grâce, d'être chargée seule du soin de balayer son office. Quand elle était elle-même l'obligée, sa reconnaissance se traduisait par les plus affectueux remerciements. Son humilité transpirait dans une respectueuse déférence envers les soeurs an­ciennes, bien que plusieurs fussent beaucoup moins âgées qu'elle. Cette vertu, ma Révérende Mère, la portait encore â des aveux qu'on ne pouvait entendre sans être ému et édifié. On voit par des notes intimes, que ses plus constants efforts ten­daient à l'abaissement du moi qu'elle regardait comme son unique ennemi sur la terre. Quoique très instruite elle paraissait faire peu de cas de sa manière de voir, et cédait de bon coeur la parole aux autres. Sous un extérieur sérieux elle avait le don de l'agréable conversation qui charme les récréations et les jours de licence, et elle avouait naïvement que ces heures de délassement dans la compagnie des soeurs lui manquaient pendant les retraites. Volontiers et souvent nous écoutions le récit de ses nombreux et intéressants voyages. Le pèlerinage d'Espagne avait naturellement nos préférences, et la vivacité de ses souvenirs nous rendait les choses si présentes qu'on aurait pu croire en­suite l'avoir fait réellement avec elle. Dans les autres temps elle gardait très exactement le silence, ne s'occupait que des choses de son emploi et sanctifiait doucement le travail par la sainte présence de Dieu. Elle se contentait de peu, redoutait toujours de manquer à la sainte pauvreté et trouvait qu'on avait pour elle trop de soins et d'attentions. Il est probable que sans le frein de l'obéis­sance, elle aurait porté trop loin l'austérité corporelle.

Pendant qu'elle nous édifiait par tant de vertus, ma Soeur Madeleine de­meurait très fidèle à tous ceux qu'elle avait quittés pour notre Seigneur     Dieu ne change pas la nature, il la sanctifie. Notre regrettée Soeur, devenue religieuse carmélite aima toujours ses enfants avec la même tendresse que dans le passé, mais en Dieu et pour Dieu. Leurs joies et leurs épreuves étaient siennes, et à mesure que la chère petite famille augmentait, le coeur de l'aïeule se dilatait pour accueillir le nouveau venu. De leur côté ses petits enfants l'aimaient et la vénéraient; un jour l'un des plus jeunes interrogé sur la raison de ses visites à la chapelle du château, répondit qu'il y allait voir grand'mère. On l'y suivit et on lui demanda â quel endroit du lieu saint il croyait la trouver. — « Grand' mère, » dit-il alors sans hésitation, en montrant de son petit doigt le tabernacle, — « est dans la petite maison avec Jésus. » Dans sa pensée l'un se confondait avec l'autre. Quand notre chère soeur apprit ce trait charmant elle en fut tout émue et dit en soupirant : Mon Dieu! cet enfant m'a donné une grande leçon. Oui, je ne dois pas quitter le tabernacle, et je dois y demeurer sans moi avec Jésus-Christ... On aurait pu croire que tous les sacrifices étaient faits

pour le coeur de cette mère... la jalousie du Seigneur n'y souffrait aucune attache; sa maîtresse la vit arriver un jour tenant â la main une toute petite croix qu'elle lui remit en disant : — « Je vous apporte ceci pour que vous la gardiez, car j'ai compris que j'y tiens extrêmement. » — Puis, les yeux pleins de larmes, elle ajouta : — Cette petite croix de chapelet est celle que mon fils échangea avec la mienne lorsque nous nous sommes quittés ! Il me semble que tout mon amour pour lui s'est résumé dans cet objet, et qu'en m'en séparant je le laisse une seconde fois! » — Ses soeurs bien-aimées et leurs fa­milles tenaient aussi une grande place dans ses affections et dans ses prières. Si elle demandait à Dieu le bonheur pour les siens, elle souhaitait surtout pour eux la sainteté et en définitive son désir les inscrivait tous au martyro-

loge... La mort de sa vénérable mère lui fut une croix vivement sentie, quoiqu'allégée par une confiance qui était presque la certitude de son éternelle féli­cité. «Pensez donc, » dit-elle â l'une de nous, « que ma mère a vu Dieu! Pour moi cette pensée domine tout » — Elle ne prévoyait pas alors que leur réunion ne se ferait pas attendre longtemps... Malgré des souffrances névralgiques qu'elle cachait autant que possible, la santé de ma Soeur Madeleine se soutenait, avec les adoucissements qu'autorisait son titre de bienfaitrice, et rien n'indi­quait, sinon son avancement dans la perfection, que sa course en ce monde dût être sitôt achevée.

Le premier jour du Triduum de notre bienheureuse soeur Marie de l'In­carnation nous nous fîmes transporter au choeur, et nous fûmes frappée, de la tenue de notre chère soeur qui, confondue au rang des plus jeunes novices, ne m'avait jamais paru dans une attitude de si complet recueillement.   Alors tous les sacrifices de sa vie passèrent comme un tableau devant mes yeux, et je disais à Notre-Seigneur en reportant mon regard sur l'Hostie : — Mon Dieu que cette femme vous a aimé, et quelles seront les inénarrables douceurs de sa récompense quand vous l'appellerez à vous! — Notre chère soeur suivait sans trop de fatigue et avec un grand bonheur les exercices de notre beau Triduum. Le 18 avril, fête de la Bienheureuse, la température de la grande chambre qui nous sert de choeur devint plus élevée pendant le sermon et la bénédiction, à cause sans doute, des nombreux cierges qui brûlaient dans le sanctuaire. Après le salut notre bonne soeur Madeleine sortit, le visage fort animé, pour se promener à grands pas dans une des allées du jardin, la plus exposée au vent de l'ouest. Est-ce là qu'elle a été atteinte! .. Toujours est-il

qu'elle ne s'en aperçut pas dans le moment, mais pendant la nuit et le lende­main elle ressentit des douleurs qui lui parurent rhumatismales. On la soigna avec cette parfaite sollicitude qui entoure les malades dans notre saint ordre. Habituée, comme nous l'avons dit, à des malaises passagers, elle n'attacha à son état aucune importance et se préoccupait bien davantage de se disposer à la fête du bon Larron pour lequel sa dévotion était grande. — « Il ne faut pas oublier que c'est le 24, » dit-elle à sa maîtresse dans la soirée du dimanche; « cette année je vais célébrer ce jour comme jamais je ne l'ai fait.... » Ce devait être le dernier de sa vie. Le lundi matin la douleur s'était portée au côté droit. — « C'est ma névralgie, dit-elle, « qui change de place. » Notre habile et dévoué médecin, après l'avoir auscultée, nous déclara que c'était un commencement de fluxion de poitrine, qui lui paraissait grave. Immédiatement nous fîmes transporter notre chère soeur à l'infirmerie sous prétexte que, dans sa cellule elle pourrait manquer d'air; elle accepta par obéissance, se trouva bien du changement et ne sentit plus autant son mal. L'auscultation du soir démontra que le côté gauche était attaqué. — « Ce n'est rien, » assura ma soeur Madeleine, « ces fatigues de coeur me sont connues. » La nuit toute douleur cessa; il ne lui restait plus qu'un peu d'étouffement, mais le sommeil ne venait pas. Elle prit son crucifix, l'embrassa en disant : — « 0 mon doux Sauveur, je m'abandonne à vous et ne veux même plus vous demander de dormir. » — Voyant que son infirmière restait auprès d'elle tout habillée, elle lui dit : — « Mais je ne suis pas bien malade; je puis me servir seule; couchez-vous ; je vais me reposer de mon côté, » Le lendemain, mercredi, l'état de la poitrine devenait plus inquiétant; mais notre chère soeur ne le croyait pas, n'éprouvant aucune souffrance. Elle priait, s'unissait à Dieu, causait aimablement et se montrait fort reconnaissante des soins qui lui étaient prodigués. Le Jeudi matin elle parut mieux, et nous eûmes un peu d'espoir, qui fut de courte durée. Notre digne aumônier en qui elle avait toute confiance, vint la visiter, l'entendit en con­fession et lui proposa le Saint Viatique. Elle en fut un peu surprise, mais s'abandonna en disant : « Comme vous voudrez cependant je désire avoir le temps de m'y préparer. » Le danger n'étant pas imminent on n'insista pas. A neuf heures du soir elle eut comme une demi syncope, et dit en revenant à elle : — « Peut-être que je vais mourir, » — puis, sans attendre de réponse elle ajouta : — « Ma volonté est perdue dans celle de Dieu, je suis prête! » — et elle s'endormit. Pendant la nuit elle se réveilla plusieurs fois et trouva un peu singulier qu'on ne lui permît pas de rester à jeun. — « Mais c'est la pre­mière fois de ma vie, fit-elle observer, humblement, « que je vais prendre quel­que chose avant la communion ! » — A cinq heures elle sortit comme d'un demi-sommeil et dit en soupirant avec bonheur : — « Ah! maintenant vous pouvez préparer tout ce qu'il faut pour recevoir Notre-Seigneur, et laissez-moi me perdre en Dieu! » — Alors on l'entendit répéter souvent ces paroles : — « Mon Dieu, que vous êtes bon, mon Dieu, que vous êtes bon de venir me visi­ter! » — Dès notre réveil nous envoyâmes demander de ses nouvelles, elle nous fit répondre que la nuit avait été agitée, mais qu'elle se sentait très bien. Elle reçut le Saint Viatique en présence de la communauté avec une piété pro­fonde. Son action de grâces fut longue; elle ne l'interrompait que pour mani­fester son bonheur. « J'ai été très émue, » — dit-elle, « pendant la sainte com­munion. » Notre Père supérieur vint pour la bénir; elle le remercia avec effusion. — « Le bon Jésus que vous avez tant aimé vous appelle, » — lui dit-il, « voulez-vous le suivre et partir pour le ciel - Oh! oui, » — répondit-elle; « je le crois bien! » — Une de ses dernières pensées fut pour ses chers en­fants. Notre bon Supérieur l'avertit qu'il allait lui administrer le sacrement des mourants, et lui demanda si elle voulait le recevoir; elle fit un signe de tête affirmatif. Après les saintes onctions notre chère soeur ferma les yeux, comme quelqu'un qui s'endort, bercé par une harmonie. On lui renouvela l'absolution ; sa tête s'inclina du côté droit, son visage devint souriant et plus doux, la res­piration de plus en plus faible, jusqu'à ce qu'elle cessa entièrement... Il était neuf heures du matin; c'était un vendredi 24 avril, jour auquel le Martyrologe romain fait mémoire de celui qui fut assez heureux pour s'entendre dire par Notre-Seigneur : « Aujourd'hui tu seras avec moi en paradis. »

Dans ce val privilégié de Lourdes la mort se dépouille de son aspect d'angoisse, et, si nos soeurs nous édifient pondant leur vie, elles nous laissent étonnées et embaumées par le calme, la simplicité et la virilité de leur fin...Notre regrettée Soeur Marie-Madeleine du Calvaire fut exposée au choeur jus­qu'au dimanche suivant ses traits étaient empreints d'une paisible majesté qui semblait le reflet de sa béatitude. Cependant, ma Révérende Mère, comme Celui qui est en même temps justice et amour sait seul jusqu'à quel point les âmes doivent être pures, avant de pouvoir contempler sa très sainte et très éblouissante beauté, nous supplions votre charité d'accorder par grâce à notre très chère soeur une communion de votre fervente communauté, une journée de bonnes oeuvres, l'indulgence des six Pater et quelques invocations à notre Père Saint Joseph. Elle vous en sera. très reconnaissante, ainsi que nous qui avons l'honneur d'être, au pied de la croix,

Ma Révérende et très honorée Mère, Votre très humble et très obéissante servante

Soeur THERESE DE JESUS, r.c.i.

De notre monastère de l'Immaculée Conception, 'de notre Père St Joseph, de Ste Philomène. sous la protection du Très Saint Nom de Jésus, des Carmélites" de N.D. de Lourdes, ce 29 janvier 1892. .

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