Carmel

29 janvier 1892 – Grenoble

 

Ma révérende et très honorée Mère,

Paix et très humble salut en Notre-Seigneur-Jésus-Christ, qui, pendant l'Octave de son Epiphanie a voulu, tout en affligeant sensiblement nos coeurs, élever jusqu'à la contem­plation de sa gloire ineffable, l'âme de notre bien aimée Soeur Adrienne, Julie-Marie de Saint-Joseph, professe de notre Communauté, âgée de soixante quatre ans, deux mois, six jours, et de religion quarante-deux ans, trois mois et deux jours.

Notre chère soeur Marie de Saint-Joseph naquit à Saint-Christophe, paroisse de notre Diocèse, de parents honorables et chrétiens ; sa vertueuse mère surtout était un modèle de piété et un type de la femme forte, elle avait voué à sa chère Adrienne un vrai culte d'affection entre ses autres enfants, et notre bonne Soeur à son tour, ne parlait de sa mère que dans les termes de la plus filiale vénération. Son père, par une permission de Dieu qui n'est pas rare pour la sanctification et l'immolation des âmes qu'il s'est choisies, commença à se montrer hostile aux désirs pieux de notre chère soeur, en la plaçant pour son éducation dans une Pension séculière, afin de l'éloigner, comme nous le disait elle- même notre chère soeur de toute pensée de la vie religieuse. Mais le Divin Époux, qui connaît le chemin des coeurs, sut se réserver pour lui seul, celui de cette enfant de béné­diction qui devait lui être fidèle tous les jours de sa vie avec une persévérance que le Ciel a, sans doute, déjà couronnée.

La modestie de notre chère soeur et sa réserve à nous entretenir d'elle, ne nous ont pas permis de connaître les détails de son enfance, nous savons seulement qu'elle fût, dès l'aurore de sa vie, craintive à l'excès dans le service de Dieu et que ce tourment ne con­nut d'autre terme que celui de sa vie Toute jeune, nous a-t-elle dit souvent, le Sacre­ment de Pénitence était pour son âme timorée un espèce de supplice qui lui faisait subir de réelles tortures. Mais le Bon Dieu qui n'abandonne pas les siens au milieu des plus dures épreuves, se servit de celle-la même qui lui était la plus sensible, pour lui ménager une grâce précieuse. Vers l'âge de quinze ans, s'étant rendue un jour à l'Eglise pour s'adresser à son Confesseur ordinaire, qu'elle ne fut pas sa surprise et son admiration tout ensemble de se trouver en face d'un Ecclésiastique qui lui était inconnu? C'était l'envoyé de la Divine Providence, notre chère Soeur lui découvrit ses dispositions, son attrait pour la vie religieuse et reçut de ce digne Prêtre un secours si efficace que ses lumières et ses instructions, ont guidé ses pas jusqu'au terme de sa vie.

Nous ne vous dirons pas, ma Révérende Mère, quels furent les combats et les luttes que notre chère enfant eut à soutenir, de la part de son père pour suivre sa vocation ; toute Carmélite connaît les violences que souffre l'entrée de l'Arche Sainte. Cependant, aidée par une énergie et une force de caractère peu ordinaires, et soutenue par la puis­sante autorité du Révérend Père Dom Jean Baptiste Général de la Grande Chartreuse, qui nous l'avait présentée comme un sujet d'un mérite rare, notre bien chère Soeur Marie de Saint-Joseph, put à l'âge de vingt-trois ans rompre tous les liens qui la retenait et se consacrer toute entière à son Dieu. Son père lui opposa pendant vingt ans encore la plus dure opposition et ne répondit à toutes les avances de sa chère fille que par un silence rigoureux. Vaincu enfin par la vertu, l'abnégation et la douceur de cette âme immolée pour lui, il se rendit auprès d'elle, se réconcilia avec son Dieu et finit sa vie par une mort chrétienne.

Dès son entrée dans la Maison du Seigneur, notre chère Soeur Marie de Saint-Joseph se montra ce qu'elle devait être jusqu'à la fin. Âme de devoir, d'une application sérieuse à la pratique de la vertu, d'une gravité que la joie de nos récréations avait peine à dissi­per; son aspect habituel était celui d'une âme perdue en Dieu. Elle avait compris l'impor­tance et la nécessité de rompre avec toutes les illusions de l'amour-propre et les exigen­ces de la nature, aussi la trouvait-on en toute occasion pénétrée de la pensée de son néant, de la nécessité de s'humilier, de se renoncer, elle savait répandre autour d'elle un parfum d'édification qui entraînait et qui nous laisse pénétrées du désir de l'imiter.

Son amour pour Notre-Seigneur et la Très Sainte-Vierge était des plus tendres et des plus confiants, elle le communiquait dans nos pieux entretiens à la récréation et le tra­duisait par toutes ses actions qu'elle animait d'un esprit surnaturel et divin qui les lui fai­sait accomplir avec une perfection achevée. Elle avait, en particulier, pour la personne adorable de Notre-Seigneur Jésus-Christ un coeur d'Épouse aimante et dévouée, elle le suivait sans cesse dans ses Mystères Divins, et le récit de sa Sainte vie que nous transmet l'Évangile était sa nourriture habituelle, elle aimait à communiquer cet attrait puissant à ses chères Soeurs dans les licences, disant avec un ton pénétré : « Heureuse l'âme qui se nourrit du Saint-Évangile ! » Les intérêts de son Divin Époux lui étaient à coeur, elle priait avec ferveur pour le salut des âmes et ne respirait que pour la gloire de son Dieu, Il y a plusieurs années, sous l'inspiration de la grâce, elle composa une Consécration filiale et amoureuse de tout son être à la Vierge Immaculée, sa Reine et sa Mère, elle nous suppliait par un billet écrit de sa main et trouvé après sa mort, de la déposer dans son cercueil ainsi que son Bouquet de Myrrhe sur lequel ses pratiques pieuses étaient encore marquées les derniers jours de sa vie. La pensée de l'Eternité ne quittait pas notre chère Soeur et elle avait coutume de dire qu'il fallait bien faire pour Dieu pendant cette vie qui est si courte, tout ce que l'on pouvait, puisque dans l'Eternité on ne ferait plus rien. Elle aimait aussi à se nourrir de cette parole divine : « Heureux le serviteur que son Maître trouvera veillant! » Pourvu qu'à notre dernière heure Dieu nous trouve à l'oeuvre, disait- elle avec assurance, cela suffit.

Notre chère Soeur Marie de Saint-Joseph, ma Révérende Mère, était par excellence l'âme Religieuse et obéissante; se conformer toujours et en tout aux intentions, aux ordres de ses Mères Prieures, s'assujettir à demander les moindres permissions, furent les plus chères pratiques de sa vie. Son respect, son amour et sa vénération pour celle qui lui tenait la place de Dieu, ne se sont jamais démentis. C'est dans le coeur de sa Mère Prieure qu'elle déposait le secret des peines amères que lui causaient des scrupules continuels et qui ont été son partage toute sa vie. Elle puisait dans son abandon entre ses mains une nouvelle force pour combattre jusqu'au bout. Elle était pénétrée d'un si grand esprit de foi envers ses supérieurs qu'elle ne leur adressait jamais la parole que dans les termes les plus respectueux et les plus humbles; elle était un modèle de fidélité aux moindres prati­ques en usage dans notre Saint Ordre pour entretenir et témoigner la déférence, la véné­ration des religieuses envers leur Mère Prieure.

Avec quel soin notre bien aimée fille ne ménageait-elle pas la Sainte Vertu de charité, elle en avait fait sa compagne inséparable et l'on ne pouvait saisir en elle le moindre res­sentiment ou la plus légère amertume. Au contraire, toujours prête à excuser à prendre tout en bonne part, à faire passer les intérêts des autres avant les siens, que de services n'a t'elle pas rendus, que de fois elle a sacrifié son repos, ses petits arrangements pour se rendre aux désirs de ses Mères et de ses Soeurs. Elle savait cependant, à l'occasion se montrer ferme et demander avec une certaine assurance que l'on pratiquât la vertu dont elle donnait la première un exemple si constant. Une Soeur lui ayant demandé avec quelque insistance de lui faire un dessin qui devait lui servir pour son travail, notre chère Soeur qui entrait ce jour-là en retraite, fit observer religieusement à sa compagne qu'elle ne pourrait s'occuper de cela qu'après les jours de sa solitude. La soeur lui ayant dit que par manque de vertu il lui serait difficile d'attendre si longtemps, notre bonne Soeur lui répondit avec sa fermeté et son calme habituels : «  Eh ! bien, ma Soeur, si vous n'avez pas de vertu, il faut en prendre. »

L'esprit de piété, d'ordre et d'arrangement de notre chère Soeur lui valurent pendant plusieurs années le privilège de s'occuper de la Sacristie. Elle y déploya un zèle que ses talents naturels secondaient admirablement. Elle était une ressource précieuse pour varier à l'infini la décoration de l'Eglise soit pour le reposoir du jeudi Saint, soit dans d'autres circonstances qui demandaient un surcroît de solennité. Son adresse pour le tra­vail manuel dont elle fut chargée la plus grande partie de sa vie, la rendait une ressource pour la Communauté, nous avions sans cesse recours à ses lumières, à son expérience et sa complaisance infatigable se rendait à tous les besoins à tous les désirs de ses chères Soeurs. Remplie d'une tendre charité pour les Postulantes et les Novices, elle mettait un intérêt particulier à leur transmettre ses connaissances pour le travail, pour le bien de la Communauté, et à leur inculquer en même temps ce sens et cet esprit religieux qu'elle possédait si bien. Tous nos coeurs sont unanimes à proclamer que notre bien aimée fille était un modèle de vertu, elle ne s'est jamais ralentie dans la sainte ardeur qu'elle avait apportée, dès le début de sa vie religieuse, à acquérir la perfection. Aussi, malgré les tourments intérieurs qu'elle eut presque constamment à soutenir, on sentait en l'appro­chant que son âme régnait en paix dans les sphères supérieures que n'atteignent pas les petits orages de la vie.

Grâce à un don particulier que notre chère Soeur avait reçu en partage du Bon Dieu pour l'écriture, elle eut la consolation de transcrire elle-même dans plusieurs idiomes du Dauphiné la Bulle Dogmatique de l'Immaculée Conception. Ce magnifique ouvrage, offert à nos deux illustres Pontifes Pie IX et Léon XIII par la piété de quelques Dames du Dio­cèse est un des chefs-d'oeuvre du Vatican. Notre chère Soeur Marie de Saint-Joseph solli­citée par les personnes qui lui avaient remis ce travail entre les mains, d'y apposer sa signature, refusa absolument de le faire, préférant, par un choix digne d'une Épouse de Jésus-Christ, que son nom ne fut écrit que dans le Livre de vie.

Pendant les dernières années de sa vie religieuse, notre chère Soeur Marie de Saint- Joseph fut aussi chargée de la roberie. Sa charité pour ses Soeurs s'y est traduite par les soins, les attentions qu'elle apportât constamment pour procurer à chacune avec une sol­licitude vraiment maternelle ce qu'elle croyait être nécessaire à leur soulagement.

La santé de notre chère fille, tout en étant assez faible, lui permit, cependant, de sui­vre toute sa vie nos Saintes Observances. D'un tempérament délicat jusqu'à l'excès, de légers maux qui eussent passés inaperçus pour une autre, devenaient pour elle matière à une réelle souffrance; aussi le Bon Dieu qui connaît le degré de force et de courage qu'il a départi à chacune de nous, aura-t-il compté, nous n'en doutons pas, les efforts de notre chère enfant pour se surmonter en bien des occasions pénibles. Il y a cinq mois environ, elle fut arrêtée sans aucune maladie déterminée par une extrême faiblesse. Les soins que nous lui prodiguâmes pour combattre cet état restèrent sans succès, et elle DUT renoncer entièrement à suivre les Actes de Communauté. La pensée de sa fin prochaine ne la quit­tait pas, elle désirait ardemment de se réunir à son Dieu, et. à partir de ce moment son aspiration la plus habituelle était celle-ci : « Venez, Seigneur Jésus ! » Sa faiblesse augmentant toujours, nous la fîmes examiner par M. notre Docteur qui nous assura qu'elle était dangereusement atteinte, il en donna lui-même la nouvelle à notre chère malade qui lui répondit avec joie: « Oh! que vous me faites plaisir ! » Notre bonne Soeur sollicita aussitôt la faveur de recevoir l'Extrême-Onction, elle avait pu jusque-là faire la Sainte-Com­munion à la grille des malades dans la chapelle de l'Infirmerie. La cérémonie eut lieu sans retard, la chère malade put recevoir le sacrement des mourants dans un fauteuil; elle était calme et joyeuse, demanda pardon à la Communauté et resta très consolée d'avoir suivi toutes les prières avec une parfaite lucidité. Nous avons, avec elle, béni le Bon Dieu qui a conduit toutes choses providentiellement, car à partir de ce moment jusqu'à celui de sa mort, son esprit ne fut libre qu'à de rares intervalles, elle se rendait compte de son état et offrait à son Dieu la consommation de son sacrifice : « Le Bon Dieu achève en moi son oeuvre, dit-elle à une jeune Soeur qui lui demandait de ses nouvelles. » Elle aimait aussi à redire à celles d'entre nous qui la visitions : « J'attends le Seigneur. » La longueur de son exil lui causait parfois une espèce de langueur et elle se soulageait par d'ardents désirs du ciel. Huit jours avant sa mort, notre chère Soeur fut prise d'un délire violent qui la fatiguait beaucoup et achevait de la consumer. Quand, pendant ces crises pénibles nous nous approchions de son lit pour savoir comment elle se trouvait, sa réponse invariable était: « Je vais bien » !... puis elle ajoutait très sérieusement: « Je me prépare a la Sainte Communion; elle entrait aussitôt en recueillement et ne parlait plus; ce qui montre bien quelles étaient les occupations de son âme jusque dans les bras de la mort, et avec quelle sainte persévérance la pensée de ses devoirs l'occupait encore toute entière.

Le lundi 11 à la matraque, sa charitable infirmière qui ne la quittait ni jour ni nuit pré­vint quelques-unes de nos Soeurs de se rendre à l'infirmerie, la chère malade était dans une espèce d'agonie. Nous récitâmes aussitôt les prières de la recommandation de l'âme; quoique très absorbée, notre chère Soeur s'y unissait, quand elles furent terminées, elle parut se remettre un peu et les quelques Soeurs présentes se retirèrent pour la réci­tation des Petites-Heures. Vers une heure après midi, M. notre Aumônier entra pour lui donner une dernière absolution. Elle perdit alors la parole et ne peut plus articuler qu'à grand peine ces deux mots qu'une de nos chères Soeurs lui prononça très lentement: Marie... maintenant ! ce furent ses dernières paroles. A trois heures et demie environ, l'op­pression pénible qui la tenait depuis le matin cessa et après quelques soupirs elle s'en­dormit doucement, quelques-unes de nos Soeurs et nous présentes, la plus grande partie de la Communauté étant, à ce moment là très éprouvée par la maladie.

Les dispositions si parfaites de notre chère Soeur Marie de Saint-Joseph, le soin qu'elle a eu toute sa vie de se purifier des moindres fautes, nous font espérer qu'elle a été admise sans retard dans le choeur des Vierges qui suivent l'Agneau. Cependant, s'il lui restait encore quelque chose à payer à la Souveraine Justice, nous vous prions, ma Révérende Mère, de lui accorder, par grâce, en plus des suffrages de l'Ordre que nous avons déjà sollicités pour cette chère âme, une communion de votre Sainte Communauté, l'indul­gence du Via Crucis et des Six Pater, quelques invocations à la très Sainte Vierge, à notre Père Saint Joseph et à notre Sainte Mère Thérèse. Elle vous en sera très reconnais­sante ainsi que nous qui avons la grâce de nous dire avec un religieux respect dans la charité de Jésus-Christ,

Ma Révérende et très honorée Mère,

 

Votre très-humble Soeur et Servante,

Soeur MARIE des Anges

R. C. ind.

De notre Monastère de notre père Saint-Joseph des Carmélites de la Tronche, Grenoble, le 29 janvier 1892

 

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