Carmel

28 Octobre 1895 – Meaux

 

Ma Très Révérende Mère,

Notre Seigneur vient d'éprouver douloureusement nos coeurs, en enlevant à noire religieuse affection notre chère Soeur MARGUE­RITE - MARIE - SOPHIE -STANISLAS DE L'ENFANT-JÉSUS, Professe de notre Carmel. Elle s'est endormie dans le Seigneur le Lundi 28 Octobre à 10 heures du matin dans la 51e année de son âge et la 30e de sa vie religieuse.

Notre chère Soeur naquit à Paris au sein d'une chrétienne et honorable famille : mais ayant perdu sa mère fort jeune encore, son père devant se remarier, elle fut confiée aux soins maternels des soeurs de St-Vincent-de-Paul chez lesquelles elle resta jusqu'à l'âge de 21 ans. Toujours elle garda le meilleur souvenir de ses pieuses maîtresses et leur voua les sentiments de la plus tendre reconnaissance.

Quand elle dut quitter le saint asile où elle était si heureuse, elle ne fit qu'entrevoir le monde et le fuir ; car trois mois après sa sortie de l'orphelinat elle demandait son admission dans notre Carmel. Noire Père Supérieur l'accueillit avec bonté, mais en la voyant si petite et si frêle, il lui dit : n Mon enfant, il faut d'abord « faire votre première communion. » Étonnée de cette réponse, elle déclina son âge et fut reçue dans l'arche sainte à sa grande joie.

Elle entra donc, et s'épanouit comme une humble violette dans le parterre de l'époux, répandant autour d'elle le suave parfum des petites vertus. Elle aimait Jésus et voulait être à Lui seul en se donnant complètement. Un jour rendant compte de son oraison à la maîtresse des novices, elle lui confia naïvement qu'elle avait dit à Notre-Seigneur de ne pas se gêner avec elle. II le fit mais plus tard !

Les premières années de la vie de notre regrettée soeur s'écou­lèrent calmes et tranquilles. Quoique délicate, elle pouvait ac­complir entièrement notre sainte règle. Mais peu à peu elle s'af­faiblit et fut obligée d'accepter des soulagements, de renoncer à une partie des actes de communauté. Ce fut pour elle un grand sacrifice qu'elle accepta avec résignation. Elle se dédommagea en travaillant davantage ; en se dévouant pour ses soeurs auxquelles elle aimait à faire plaisir. Etant très faible, elle mesurait aux siennes les forces des autres, aussi cherchait-elle à leur éviter toute espèce de fatigue, tout surcroît d'occupations. Son bon coeur avait mille ingénieux moyens de pratiquer la charité envers toutes et ne savait pas refuser un service.

L'amour des missions, la dévotion à la Sainte Eucharistie ; la prière continuelle pour les âmes du purgatoire furent les notes dominantes de son âme. Tout ce qu'elle voulait obtenir, elle le confiait à ces chères âmes souffrantes. Combien de fois n'a-t-elle pas été exaucée ?

Quand on parlait des missionnaires, son visage s'illuminait, et l'on sentait brûler en elle la flamme du zèle apostolique. Jésus seul a le secret de tous ses actes, de tous ses sacrifices pour la propagation de la foi.

Nous vous disions, ma Révérende Mère, que ma Soeur Stanislas de l'Enfant Jésus avait une tendre dévotion au Sacrement de l'Eu­charistie, c'est ce que nous affirmait encore l'autre jour, son an­cienne maîtresse une pieuse fille de Saint-Vincent venue à ses funérailles. « Je remarquais que Sophie, nous disait-elle, avait « constamment le regard fixé sur le tabernacle ou l'ostensoir, il « me semblait que cette enfant devait voir Dieu. »

Ceci nul ne peut le savoir, mais il nous est doux de vous citer un fait qui s'est passé dans notre Carmel. Un jour un savant et illustre religieux célébrait la messe dans notre chapelle ; en don­nant la sainte communion il laissa tomber une hostie. Naturelle­ment il fallut purifier l'endroit où l'accident était arrivé; pour cela la Soeur Sacristine donna un vieux purificatoire usé en toile ouvrée, qu'on lui rendit ensuite et qui attendit avec les autres l'époque de la lessive de la sacristie. Ma Soeur l'Enfant Jésus alors seconde en cet office, éprouvait des souffrances d'âme au sujet de la présence réelle de Notre Seigneur dans l'Eucharistie et le priait de lui en donner une preuve ; elle fut exaucée. La lessive ayant été faite comme à l'ordinaire, en étendant le linge, elle aperçut sur le purificatoire en question une hostie mate comme de la pâte avec le chiffre IHS parfaitement marqué. Surprise et émue elle appelle la première sacristine qui ne peut en croire ses yeux. On porte le précieux linge à la Mère .Prieure laquelle est profondément étonnée. Alors on appelle Monsieur l'aumô­nier qui essaie de faire disparaître l'hostie en frottant avec les produits chimiques les plus forts de manière à brûler la toile; mais vains efforts ! L'empreinte est ineffaçable, seul le chiffre du milieu disparaît un peu. Monseigneur Allou de sainte mémoire constata la merveille et depuis environ 25 ans que ce prodige con­tinue. le purificatoire est l'objet d'une grande vénération.

Quelle que soit l'appréciation de chacun sur ce fait, il n'en est pas moins vrai que c'est l'humble petite servante de Jésus Hostie qui l'a découvert la première, et qu'elle a toujours regardé cela comme une réponse aux troubles de son âme à jamais disparus depuis.

La santé si délicate de notre regrettée soeur se soutenait dans le même état depuis de longues années et nous espérions la con­server longtemps parmi nous. C'était d'ailleurs son désir, elle souhaitait vivre pour embellir sa couronne et servir son bon Maî­tre qui Lui avait d'autres vues sur cette âme, se souvenant sans doute du jour où elle Lui avait dit de ne pas se gêner.

Au printemps dernier pendant sa retraite annuelle, Il la frappa d'une affreuse maladie que rien ne faisait prévoir et qu'elle avait toujours redoutée. Le docteur jugea indispensable une opération terrible à laquelle elle se soumit comme une douce victime. Cette opération faite par un chirurgien aussi habile que chrétien réussit parfaitement ; mais ma Soeur l'Enfant Jésus était trop frêle pour résister à la violence du mal. Elle s'alanguit peu à peu et s'affaiblit au lieu de reprendre ses forces. Nous la voyions décli­ner et s'éteindre. Le jour de la fête de notre Mère Sainte Thérèse, on put encore la conduire à la tribune des malades où elle assista au sermon, puis au salut pendant lequel Notre Seigneur la con­sola beaucoup. Il était émouvant de l'entendre répéter comme un écho, ces paroles de la glose chantée dans la chapelle : Je me meurs, je me meurs de ne point mourir.

Après la cérémonie Monseigneur notre vénéré Évêque et Supé­rieur daigna entrer pour bénir la chère malade ; ce fut sa dernière joie sur la terre.

L'heure du Ciel allait sonner mais précédée de dix longs jours de la plus douloureuse agonie. Voyant l'état s'aggraver, le docteur conseilla d'administrer la chère mourante qui reçut avec joie la proposition que lui en fit notre digne Père confesseur. Ayant reçu la permission de communier tous les jours, elle qui n'osait le faire aussi souvent par respect pour Notre-Seigneur nous dit : « Mainte- « tenant je veux communier car je ne puis être seule pour les « grandes choses que j'ai à faire ! » Elle pensait au sacrifice de sa vie et au redoutable passage du temps à l'éternité !...

Jésus vint donc la visiter pendant neuf jours et lui apporter les grâces, la force de supporter courageusement le martyre auquel Il l'avait condamnée.

Impossible de vous décrire, ma Révérende Mère, l'état d'affreuse souffrance auquel était réduite notre pauvre soeur. Elle ne cessait de gémir, appelant Jésus à son aide, lui offrant ses douleurs; nous suppliant de demander pour elle la patience!... La patience, oh ! elle l'a obtenue. Et nous avons vu cette douce victime nous en donner les plus beaux exemples dont nous garderons toujours le souvenir.

La lutte entre la vie et la mort était effrayante et surprenante, cette dernière comme toujours devait l'emporter ; après une agonie terrible, en présence de toutes ses soeurs, tenant le cierge bénit dans sa main, comme une pure colombe, notre bien-aimée mou­rante s'est envolée vers le Ciel. Elle avait reçu encore une fois l'absolution et l'indulgence plénière ; notre vénéré père confesseur étant arrivé pour réciter les prières des agonisants et recevoir son dernier soupir.

Nous sommes toutes convaincues que notre chère soeur a du faire la plus grande partie de son purgatoire sur la terre; néan­moins comme il faut être si pur pour aller directement se perdre dans le sein de Dieu même; nous vous prions, ma Révérende Mère, de vouloir bien lui appliquer les suffrages de notre Saint Ordre, une communion de votre pieuse communauté et tout ce que la charité fraternelle vous inspirera de faire pour cette âme qui vous en sera si profondément reconnaissante.

Veuillez agréer, ma Très Révérende Mère, l'expression du pro­fond respect de

Votre très humble Servante et Soeur,

Soeur MARIE-GABRIELLE DE JÉSUS CRUCIFIÉ,

Car. déch. ind., Prieure.

De notre Monastère du Sacré-Coeur de Jésus et de l'Immaculée- Conception sous la protection de notre Mère sainte Thérèse et de notre Père saint Joseph des Carmélites déchaussées du Carmel de Pie IX à Meaux, 28 Octobre 1895.

 

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