Carmel

28 février 1897 – la Tronche

 

Ma Révérende et très honorée Mère,

Paix et très humble salut en Notre-Seigneur Jésus-Christ, dont la volonté toujours adorable vient d'imposer à nos coeurs un second et douloureux sacrifice en enlevant à notre religieuse affection, notre bien chère soeur, Jeanne-Marie-Désirée-Benoîte-Elisée de la Croix, professe de ce monastère, âgée de soixante-dix ans, trois mois, vingt et un jours, et de religion, cinquante et un ans, neuf mois, dix-huit jours. Cette chère Soeur dont nous fêtions les noces d'or, il y a vingt et un mois, avec celles de notre regrettée Mère Marie du Sacré-Coeur, devait la suivre de bien près dans l'Eternité ; sa mort, sans être aussi prompte que celle de notre bonne Mère Marie du Sacré-Coeur, n'en est pas moins un coup bien sensible pour notre petite famille religieuse qui voit avec douleur disparaître ses premières et solides pierres de notre Carmel, si bien taillées par nos Vénérées Mères fondatrices.

Nous aurions, Ma Révérende Mère, une ample matière d'édification dans le récit de la vie de cette âme de foi, d'obéissance et de dévouement ; aussi nous demandons-nous jusqu'à quel point nous devons tenir compte de ce désir que nous trouvons exprimé à la fin de son testament spirituel : Je supplie, avec instance, notre Révérende Mère Prieure, de ne point me faire de circulaire, je vois devant Dieu et ma conscience que ce que l'on prendrait la peine de chercher en moi pour édifier, ne pourrait être l'exacte vérité; qu'on me laisse dans mon néant, pour que Dieu puisse me jeter un regard de miséricorde. Nous ferons notre possible pour concilier les humbles désirs de cette âme avec le besoin que nous éprouvons de dévoiler quelque peu des trésors de ce coeur si chaud pour Dieu et tous ceux qui lui en retraçaient l'image. . Notre chère soeur Elisée de la Croix, Ma Révérende Mère, naquit à Grenoble d'une honorable famille. Madame sa mère, Italienne de naissance, mourut peu après avoir mis au monde sa petite Bénédicte, qui demeurait par cette mort, confiée aux seuls soins de son digne père qui l'aimât toujours d'une double affection, mais sentant que l'amour paternel seul ne pouvait suffire à cette enfant si jeune et que les soins d'une mère lui étaient indispensables, il contracta une nouvelle alliance; si la petite Bénédicte fut en­tourée par sa seconde mère de soins vigilants, son coeur d'une sensibilité et d'une délicatesse extrême, ne rencontra pas toujours le retour d'affection dont il avait besoin, et ce fut pour elle la source d'indicibles souffrances. On pourrait dire de notre bonne soeur Elisée qu'elle était comme cette plante appelée sensitive, qui, sous l'influence du soleil et de l'air pur, se dilate avec bonheur, mais que le moindre froissement replie sur elle-même. Toute sa vie, cette disposition fut pour elle une occasion continuelle de joies intimes et de souffrances dont Dieu seul a eu tout le secret ; il semblait que Notre- Seigneur eut fait en cette âme ce qu'il avait promis à la Bienheureuse Marguerite-Marie en lui disant qu'il la rendrait si sensible que les choses les plus indifférentes en elles- mêmes seraient pour elle une occasion de souffrances. L'Epoux Divin déjà jaloux de ce coeur, permettait ainsi qu'il ne put trouver son repos complet même dans les affec­tions les plus légitimes, Il voulait le forcer, pour ainsi dire à le chercher en Lui seul. Aussi quand au jour béni de sa Première Communion, Il lui fit entendre ces paroles : Veux-tu être à moi ? Bénédicte ne balança pas un moment à répondre avec tout l'élan de son coeur : Oh oui ! Veux-tu être religieuse, ajouta la voix Divine ; sans bien savoir ce que signifiait ce mot, elle répondit encore affirmativement, mais en ajoutant : Où Seigneur ? Chez les Carmélites. — Désormais pour cette nature ardente qui ne souffrait pas de demi-mesure, £e fut chose faite, et elle ne tarda pas de faire connaître l'appel de Notre-Seigneur à Monsieur son père dont le coeur y avait été préparé par un avertissement intérieur : Si tu me sers, lui avait dit le Maître Divin, je prendrai soin de ton enfant, je lui donnerai des Mères. Ce père tendre, plus vigilant que jamais, afin de garder intact pour Dieu le dépôt qu'il lui avait con­fié, prodigua à sa fille, avec ses soins de père, ses conseils de chrétien. Elle venait d'avoir quinze ans, quand pressé de plus en plus par sa Bénédicte, il l'amena lui-même à nos Vénérées Mères Fondatrices qui, tout en reconnaissant en cotte jeune fille les marques d'une excellente vocation, crurent prudent, à cause de son caractère encore très enfant, d'ajourner sa réception, et ce ne fut qu'à dix-huit ans et demie qu'elles l'ad­mirent définitivement. Son digne père voulut accompagner sa fille chérie jusqu'à la porte de la maison de Dieu où elle allait trouver les Mères que ce Dieu de bonté lui avait promises. Il survécut quelques années encore à l'entrée en religion de sa Béné­dicte qui perdit en lui le dernier membre de sa famille, mais non pas le dernier coeur s'intéressant à elle dans le monde. Une respectable famille, qui l'avait souvent accueil- lie et consolée dans ses jours de tristesse ne cessa de veiller sur elle et de l'aimer d'une de ces affections aussi précieuses qu'elles sont rares. Aujourd'hui, elle la pleure avec nous comme une enfant, une soeur et une intermédiaire auprès de Dieu. Notre chère Soeur dont le coeur était si reconnaissant, continuera certainement et avec plus d'efficacité encore que pendant sa vie cette douce mission d'ange protecteur de sa chère famille d'adoption.

La chère postulant:! fit son entrée dans l'arche sainte, le 5 mai 1845, et reçut le nom d'Elisée de la Croix qui, tout d'abord, semblait contraster avec son caractère vif, en­joué et un peu léger ; elle en réalisa la première partie par son obéissance aussi entière que celle du disciple d'Elie et le Seigneur se chargea Lui-même de vérifier la seconde en la tenant presque toujours sur la croix par de fréquentes maladies et un état d'infir­mité qui fut son partage pendant les quinze dernières années de sa vie.

Notre jeune postulante se donna, dès son entrée, à toutes nos saintes observances, avec tout l'entrain de son âge et de sa nature ardente ; elle s'éprit d'une très filiale affection pour sa Mère Prieure et sa Mère Maîtresse, un seul mot d'elles, un simple désir entrevu avaient le pouvoir de lui faire tout entreprendre. Dieu lui commandait par leur bouche, elle en était persuadée, et cette vue de foi qui ne s'affaiblit jamais en elle, ne lui aurait pas permis de croire impossible une chose commandée, quelque dif­ficile qu'elle fut. Son obéissance simple et droite était susceptible de faire des miracles, nous en avons toujours été persuadées.

Avec de semblables dispositions, visibles pour toutes, il fut doux pour la commu­nauté d'admettre ma soeur Elisée de la Croix à la grâce du saint Habit, puis à celle de la sainte Profession. Appartenant désormais, sans réserve, au Seigneur par l'émis­sion des saints Voeux, notre chère Soeur se donna sans compter à Dieu, par la pratique de la règle qu'elle avait embrassée, mais cela sans petitesse, ni scrupule; à ses Supé­rieurs par une obéissance exacte; à ses soeurs, par une charité sans borne, qui n'était rassasiée que quand elle avait pu se donner jusqu'à extinction de ses forces, sans d'autre mesure que celle que lui donnait son excellent coeur. L'obéissance avait seule le pouvoir de l'arrêter, et il fallait souvent employer ce moyen pour régler les pieux excès de sa charité.

Notre bonne soeur Elisée avait dans sa nature, quelque peu italienne, un côté assez original et artiste que sa disposition d'obéissance aveugle, ne devait pas tarder à dé­velopper. Dès les commencements de sa vie religieuse, sa Mère Maîtresse lui remit une peinture représentant le Sacré-Coeur de Jésus et lui dit d'en faire une semblable. La chère Soeur n'avait jamais tenu un pinceau, mais habituée à faire simplement ce qui lui était dit, elle se mit à l'oeuvre et réussit de telle sorte que l'on continuât à lui faire faire, pour les différents besoins de la communauté, tantôt des peintures à l'eau, tantôt à l'huile ; on voyait certainement souvent que la formation première du dessin avait manqué, mais néanmoins il y avait dans ses tableaux de la Sainte Vierge et des saints Anges tant de piété que l'on oubliait presque ce qui pouvait manquer du côté des proportions et de l'art. Ceci fut pour notre chère soeur Elisée comme une seconde vocation dans la vocation et l'occasion de nombreux actes de ses vertus de prédilec­tion, l'obéissance et la charité.

Toujours prête à tout quitter pour répondre aux désirs de ses Supérieurs, elle ne l'était pas moins dès qu'il s'agissait de rendre service à ses Soeurs ou simplement de leur faire plaisir. Une d'elle témoignait-elle le désir d'avoir pour son Ermitage une garniture en papier peint ou des Anges, la chère peintre ne laissait plus de repos à la Mère dépositaire, jusqu'à ce qu'elle en ait obtenu ce qui lui était nécessaire pour exécuter son travail. Aussi, grâce à son activité, tous les Ermitages et les couloirs du monastère sont-ils am­plement pourvus de pieuses représentations de Notre-Seigneur, de la Sainte Vierge, des Saints et des Anges sous toutes les formes. Que de parures d'Anges adorateurs, non seulement pour notre Eglise mais pour d'autres encore, parleront longtemps de sa foi et de sa piété.

La charité de notre bonne soeur Elisée de la Croix s'exerça aussi d'une manière très intense,dans la charge d'infirmière qu'elle remplit pendant de longues années ; si, dans l'exercice de cet emploi, un petit reproche avait pu lui être fait, c'eût été celui d'en trop faire; mais impossible d'arrêter l'élan de son coeur: voir souffrir ses Soeurs et ne pas tout essayer pour les soulager, aurait été un sacrifice au-dessus de ses forces, et on n'avait garde de le lui imposer, aussi ses Mères Prieures étaient-elles complètement tranquilles quand elles lui avaient confié le soin d'une malade et elles se reposaient dans la certitude que rien ne lui manquerait. Quand son âge et ses infirmités obligèrent à la décharger de cet office qui avait ses prédilections, parce qu'elle pouvait y dépenser le trop plein de son coeur, ce fut pour ma soeur Elisée un coup si sensible que son obéissance seule put le lui faire supporter, elle se dédommageait en priant avec toute la ferveur de son âme pour ses Soeurs malades ou infirmes, toujours prête à offrir sa vie pour obtenir leur guérison. Les familles de chacune d'entre nous étaient aussi l'objet de son fraternel intérêt et de ses prières persévérantes.

Toutes les grandes causes trouvaient écho dans son coeur : les besoins de la Sainte Eglise, de la France, les Missions catholiques ; nous pourrions le dire, tous les pécheurs de l'univers avaient une place spéciale dans ses prières. Dans ses longues nuits d'in­somnie, elle aimait à lire les récits des missionnaires et nous les redisait pendant les récréations, voulant faire passer dans les âmes de ses Soeurs, la flamme de zèle que ses lectures allumaient dans la sienne. L'oeuvre de la Sainte Enfance, en particulier, exci­tait son intérêt, et, dans le but de procurer à la communauté les moyens d'envoyer quel­ques secours à sa chère oeuvre, elle avait obtenu la permission de faire vendre des fleurs, qu'elle cultivait avec un soin jaloux et au prix de ses sueurs, et différentes petites cho­ses que son industrie lui faisait recueillir. C'était une grande joie pour notre bonne soeur Elisée, quand elle pouvait nous apporter une petite pièce, produit de ses ventes. Seconde tourière pendant plusieurs années, elle avait été en rapport avec les pauvres qui venaient demander quelques secours au monastère, et la bonté de son coeur s'était émue au récit de leurs misères; aussi était-elle heureuse quand elle avait obtenu pour eux quelque aumône qu'elle accompagnait toujours de paroles de foi et d'encourage­ment. Aussi tous ceux qui l'ont connue, la pleurent-ils avec nous.

Ma soeur Elisée de la Croix, comme nous vous l'avons dit en commençant, ma Révé­rende Mère, fut souvent arrêtée par la maladie, elle se relevait promptement grâce à son énergie, quitte à retomber quelques jours après ; mais il y a environ une quinzaine d'années, prise avec tonte la communauté d'une forte grippe, elle ne s'en releva jamais et conserva une toux catarrhale qui, le jour et la nuit, secouait ce pauvre petit corps déjà si usé. A partir de cette époque, elle ne put plus s'étendre sur son lit, elle s'y as­seyait simplement ou se mettait quelques heures sur un fauteuil et passait ainsi ses nuits, veillant, priant, faisant ses pieuses lectures. Malgré cet état d'infirmité, notre bonne soeur Elisée gardait toute la jeunesse de son caractère, toujours un peu enfant ; elle aimait être réunie à ses Soeurs aux heures de récréation qu'elle savait toujours ani­mer par quelque récit édifiant et intéressant; et quand ses paroles ou ses allures, quel­quefois un peu originales, excitaient la gaieté générale, elle était la première à la partager.

Ma soeur Elisée de la Croix, ma Révérende Mère, qui avait toujours été la consola­tion de ses Prieures par son obéissance, fut leur soutien comme sous-prieure pendant plusieurs années, les entourant de respect et d'affection. Jusque dans ses derniers ins­tants, elle fut pour notre Vénérée Mère Fondatrice une fille reconnaissante et débor­dante de religieuse et filiale tendresse.

Il y a vingt mois, ma Révérende Mère, notre chère soeur Elisée, atteignait ses cin­quante années de vie religieuse, et ainsi que nous vous lé disions dans la circulaire de notre digne Mère Marie du Sacré-Coeur, nous eûmes la consolation de fêter ses noces d'or ; elle était à cette époque encore assez vigoureuse, mais depuis lors nous la vîmes s'affaiblir de plus en plus ; depuis quelques mois surtout, une fièvre revenant sans cesse la minait lentement. Sa pauvre tête se penchait sur sa poitrine, l'oppression était extrême et nous la voyions avec tristesse s'incliner vers la tombe ; elle-même, très occu­pée de la pensée de la mort se sentait pressée par la grâce de détacher son coeur trop sensible de ce qui le retenait ici-bas ; la main du divin Jardinier la travaillait et don­nait des coups parfois bien pénibles à cette nature si tendre mais qui nous montraient, plus clairement encore que l'affaiblissement du corps, que le Seigneur allait bientôt venir appeler sa fidèle servante. La mort de notre regrettée Mère Marie du Sacré-Coeur l'impressionna vivement, aussi quand quinze jours après elle dut s'aliter, elle demanda de suite à son infirmière si elle ne devrait pas solliciter la grâce des derniers sacre­ments. Monsieur notre dévoué docteur nous tranquillisa en nous disant que ce n'était qu'une grosse grippe avec influenza, il prescrivit quelques remèdes qui restèrent sans effet; aussi dès sa seconde visite, après avoir ausculté la chère malade, il nous avoua qu'elle était perdue ; tout était en désordre dans le coeur et la poitrine, elle s'asphyxiait lentement; dans la nuit du vendredi au samedi 20, un étouffement fit craindre un dénoue­ment et Monsieur notre aumônier appelé en toute hâte, à deux heures du matin, apporta à la chère mourante la grâce du saint Viatique avec celle de l'Extrême Onction qu'elle reçut en pleine connaissance. Après cette alerte, notre bonne soeur Elisée, se sentant encore de la vie, se reprit à espérer sa guérison ; quand le dimanche, Monsieur notre digne Supérieur, dont le dévouement pour nous est sans borne, vint lui accorder de nouveau, avec la grâce du saint Viatique, celle' de ses paternels encouragements ; elle ne semblait pas encore persuadée que sa fin fut si proche. Ce n'est que le mardi matin, jour de sa mort, qu'elle nous fit appeler, et quand nous fûmes auprès d'elle, elle fit un grand effort pour nous dire qu'elle comprenait qu'elle allait mourir, mais ajouta- t-elle, avec la vivacité et la simplicité qui la caractérisèrent jusqu'à la fin : Je n'ai point d'onction. Nous lui fîmes faire le sacrifice de sa vie pour toutes les grandes causes qui lui avaient toujours été si chères, elle renouvelât ses voeux et fat plus calme ; sa parole devenait de plus en plus embarrassée, mais elle conservait sa connaissance, malgré de vives souffrances qui firent de. ces dernières journées, une douloureuse agonie.

Le Seigneur achevait son oeuvre de miséricorde en l'âme de sa servante. Le soir, nous la quittions à huit heures, lui trouvant encore tant de forces que nous espérions la retrouver au matin. Après Matines, la Mère Sous-Prieure se rendit, sur notre de­mande, auprès de la chère mourante, devant nous prévenir si elle la trouvait plus mal ; elle n'en eut pas le temps, car elle n'y était que depuis un moment, quand un étouffe- ment subit termina la lente agonie de notre chère soeur Elisée de la Croix. La Mère Sous-Prieure et les trois infirmières reçurent seules son dernier soupir et firent les prières du Manuel.

Les obsèques de notre regrettée Soeur eurent lieu le jeudi. Monsieur notre Supérieur voulut bien faire les absoutes, et unir ses prières aux nôtres pour le repos de l'âme de notre chère fille.

La vie innocente et vertueuse de notre chère soeur Elisée de la Croix et tant de souf­frances si généreusement supportées, nous donnent la confiance que cette âme jouit déjà de la vue de son Dieu, cependant, comme il faut être si pur pour paraître devant celui qui trouve des taches dans sas Anges mêmes, nous vous prions humblement, Ma Révérende Mère, de vouloir bien faire rendre au plus tôt à notre chère soeur Elisée de la Croix, les suffrages de notre saint Ordre, et par grâce, une communion de votre sainte communauté, une journée de bonnes oeuvres, l'indulgence du Chemin de la Croix et celle des Six Pater ; elle vous en sera, nous n'en pouvons douter, très recon­naissante, ainsi que nous, qui avons la grâce de nous dire au pied de la croix, avec le plus religieux respect,

Ma Révérende et très Honorée Mère,

Votre humble Soeur et servante,

Soeur Marie-Elisabeth de Jésus,

R. Cte ind., prieure

De notre monastère de notre Père Saint Joseph, des Carmélites de la Tronche-Grenoble, le 28 février 1897.

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