Carmel

27 novembre 1891 – Aix

 

Ma Révérende et très honorée Mère,

Paix et très humble salut en Notre-Seigneur qui la veille du Triduum solennel du centenaire de notre Père saint Jean de la Croix, a voulu nous éprouver sensiblement, en appelant à lui notre chère soeur Madeleine-Flavie-Marie Saint-Bernard de la Résurrection, professe de notre communauté, âgée de 72 ans, 7 mois. 8 jours et de religion 41 ans, 6 mois, 21 jours.

 

Nous avons trouvé avec le papier des voeux de notre chère soeur, un billet que nous transcrivons ici pour votre édi­fication, ma Révérende Mère:

« Ma bonne Mère, je vous prie de ne me faire de circulaire que pour demander les prières de l'ordre. Vous me feriez trop souffrir de dire autre chose, je désire seulement que Notre-Seigneur soit glorifié à ma mort, alors qu'on dira ces paroles: A Jésus amour et gloire sur la terre comme dans le ciel. A Jésus amour et gloire en tout temps comme en tout lieu. Que tous ses ennemis soient sous ses pieds.

Mon Jésus miséricorde pour cette âme.         

Un Laudate pour remercier de ma vocation.

Sr MARIE SAINT-BERNARD.

 

Pour ne pas trop nous écarter des intentions de notre chère soeur, exprimées avec tant d'humilité, nous esquisserons brièvement sa vie, sachant bien que ses désirs sont soumis à la décision de ses prieures,

Notre chère Sr Saint Bernard était née à Peyrolles, petite paroisse de notre diocèse, dans une famille chrétienne.

Jeune encore elle perdit son père ; elle eut â se dévouer auprès de sa mère dont elle était restées l'unique enfant. Mais ce fut au prix d'un grand sacrifice, celui de sa vocation au Carmel, qu'elle ne devait accomplir (d'après l'avis de ses directeurs) qu'après la mort de sa mère. Son caractère prompt et ardent eut beaucoup à souffrir de cette longue attente de plusieurs années. Pour satisfaire le besoin de son coeur et son activité naturelle, elle se dévoua aux bonnes oeuvres : visites de l'hôpital, catéchisme aux petites filles, exercices de la congrégation et chants des choristes de sa paroisse. Toutes ces oeuvres partagèrent sa vie et l'aidèrent à supporter les délais que Dieu demandait d'elle pour l'accomplissement de sa vocation.

 

Elle avait 30 ans lorsque sa mère mourut. Dès qu'elle eut expiré, notre chère Flavie envoya une de ses amies auprès de la prieure du Carmel pour lui dire: "Je mis libre, ma mère est morte, recevez-moi." Si elle avait pu, elle serait entrée dès le lendemain. Mais son sage directeur, M. Florens, curé de sa paroisse, redoutant l'ardeur de ce caractère, la retint, et lui défendit même de parler de vocation jusqu'à ce qu'il le voulût. Dieu seul sait ce qu'il en coûta à notre chère soeur pour cet acte d'obéissance qu'elle accomplit cependant fidèlement. Sept mois se passèrent sans que le mot de vocation se prononçât ; on arriva ainsi au jour de Pâques. Une inspiration secrète la poussa ce jour-là à aller demander à son directeur la permission d'entrer au Carmel. Quelle ne fut pas sa surprise d'avoir une réponse affirmative. te soir même vers 3 heures, les portes de l'arche sainte s'ouvraient, pour mettre le comble à la joie de notre bonne soeur.

Bien des épreuves l'attendaient encore dans le cloître, la prieure qui était malade, étant morte 18 mois après son entrée, sa prise d'habit et sa profession en éprouvèrent de longs retards. Que de fois elle eut à craindre de voir ses espérances déçues ! Mais aucune épreuve ne la découragea, et enfin ses voeux furent exaucés.

Sous des apparences très simples notre chère soeur cachait de précieuses qualités, son dévouement à la communauté ne connut pas de bornes ; son devoir avant tout. Son exactitude aux actes de communauté et dans tous les offices qui lui furent confiés, n'eut jamais d'autre défaut que celui de l'excès. Elle a surtout prodigué ses soins et son dévouement dans l'office de la sacristie avec toute la foi et tout l'amour de Dieu qui l'animaient. Elle rachetait sa vivacité naturelle par une grande bonté de coeur.

Elle avait beaucoup d'affection et de respect pour ses prieures. Un jour qu'une novice n'avait pas exécuté un désir exprimé par la prieure, notre chère soeur ne put s'empêcher de lui en faire l'observation : "Quoi, lui dit-elle, notre Mère a exprimé qu'une telle chose se fît de telle manière, et vous ne vous y êtes pas conformée! Sachez, ma soeur, que pour une bonne religieuse un désir de sa supérieure est un ordre."

 

En 1868, notre soeur Saint-Bernard fit partie des Soeurs fondatrices de Vienne, elle s'y dévoua généreusement et a laissé les souvenirs les plus édifiants dans cette chère communauté, où elle ne resta que quelques années.

Elle avait une grande affection pour les postulantes : la peine qu'elle éprouvait de ne pas en voir entrer l'a occupée jusqu'à son agonie. Quelques heures avant sa mort, nous l'entendîmes dire tout doucement : "Dix-huit!" puis reprenant plus fort avec un accent de douleur : "Vous allez rester 18 seulement!" Aussi comptons-nous sur sa protection pour l'avenir.

Notre chère soeur Saint-Bernard jouissait d'un fort tempérament ; elle a pu observer constamment notre sainte règle. Depuis quelques mois seulement elle perdait la vue. la cataracte était déclarée et faisait des progrès sensibles. Cette infirmité était pour elle l'objet d'un immense sacrifice; elle, toujours si gaie, si heureuse, se laissait envahir par la tristesse, lorsqu'elle ne pouvait plus travailler, ni dire le saint office, ni se rendre utile à sa communauté; elle en expri­mait souvent sa peine; mais elle terminait toujours par une parole de soumission à la sainte volonté de Dieu. Malgré sa grande difficulté, elle assistait au saint office, se le faisait préparer par une de ses mères, et tenait le livre ouvert, même à matines, quand même elle ne pût plus lire. Jusqu'au bout, disait-elle, il faut que je sois fidèle. C'est là préci­sément que le bon Dieu l'a arrêtée. Lundi soir, 16 du courant, à la fin de matines, elle se plaignit d'un grand froid. La nuit fut pénible: ses idées s'embrouillaient. Le lendemain, le médecin déclara qu'il y avait des symptômes de fluxion de poitrine. Nous voulûmes mettre notre chère malade à l'infirmerie : "Faites de moi tout ce que vous voudrez," dit-elle. Ces paroles nous firent comprendre que nous allions perdre notre chère Soeur. Elle qui redoutait tant la mort et le séjour à l'infirmerie, se laissa placer où on voulut sans montrer la moindre répugnance.

Le mal fit des progrès si rapides que le mardi soir nous jugeâmes à propos de la faire administrer. Elle accepta volontiers le prêtre et se confessa. Cependant elle fut étonnée des préparatifs. "Je suis donc bien mal!" C'est tout ce qu'elle exprima, car nous avions de la peine à la tirer d'une grande prostration. Cependant elle avait toute sa connais­sance, puisque le lendemain, se trouvant un peu mieux, elle rendit compte de tout ce qui s'était fait, même des pieuses et édifiantes paroles qui lui avaient été adressées avant la sainte communion.

Vendredi, vers 1 heure après midi, notre chère soeur Saint-Bernard entra en agonie. Cette agonie fut pénible et dura 12 heures. Dans la matinée notre bon père Supérieur était venu visiter notre chère malade qui en fut très consolée et fortifiée; elle reçut encore la sainte absolution et son âme était en paix pour le dernier combat. Elle conserva sa connais­sance presque jusqu'à la dernière heure. De temps en temps elle nous disait des paroles touchantes, puis elle ajoutait: Comme c'est long! Lui proposant de renouveler ses voeux, "demain!" dit-elle, pensant à la fête de la Présentation ; mais sur notre invitation à ne pas attendre ce jour-là, elle les renouvela pieusement. Vers 10 heures du soir elle nous dit par trois fois : "Je vais mourir..." Elle dit cela avec une expression de paix et de soumission qui nous firent voir qu'elle avait la grâce de la bonne mort. A minuit la respiration se ralentit, et une heure après, notre bonne soeur rendit son âme à Dieu sans faire le moindre mouvement, les infirmières et nous présentes.

Nous avons été consolées de cette mort par le calme religieux qui a sans cesse accompagné les derniers jours de cette chère soeur. Cependant comme il faut être si pur pour jouir de Dieu, nous vous prions, ma Révérende Mère, de lui faire rendre au plus tôt les suffrages de notre Saint Ordre. Par grâce une communion de votre fervente communauté, un Via Crucis, les 6 Pater et un Laudate pour remercier Dieu de sa vocation selon son désir. Elle vous en sera très reconnaissante, ainsi que nous qui avons l'honneur de nous dire en Notre-Seigneur Jésus-Christ, ma Révérende Mère,

 

Votre très humble servante,

Soeur MARIE SAINT L0UIS-DE-G0NZAGUE.

Rel. Car. Ind.

De notre Monastère de Sainte-Madeleine-au-Désert de l'Assomption de la Sainte Vierge et de notre Sainte Mère Térèse, des Carmélites d'Aix (B.-du-R.), ce 27 novembre 1891.

 

Aix. — Imprimerie J. NICOT, rue du Louvre, 16 —1.586       

Retour à la liste