Carmel

27 mars 1890 – Beaune

 

Ma révérende et très honorée mère,

Paix et très humble salut, en Notre Seigneur Jésus-Christ, qui vient de nous associer à ses douleurs, en rappelant à Lui, l'avant-veille de la Fête de notre Père Saint-Joseph, notre très chère et très vénérée Mère, Anne-Victoire de la Nativité, doyenne de notre communauté, dans la 78' année de son âge et après 58 ans de profession.

Cette bonne mère vint au monde dans une paroisse du diocèse d'Autun. Ses parents coulaient paisiblement leurs jours en cultivant leurs terres ; mais avant tout c'étaient de grands chrétiens. La foi des patriarches jointe aux moeurs les plus pures, habitait leur foyer, et la religion y tenait toujours le rang d'honneur. Le bon Dieu bénit leur union par la naissance de cinq enfants : un fils et quatre filles. Le fils mourut en bas âge ; les quatre filles, par une prédilection marquée de la part du divin Maître, furent appelées à la vie religieuse. Les deux aînées entrèrent à ce petit Carmel de Beaune, où elles sont mortes il y a quinze ans environ, le laissant embaumé du parfum de leurs vertus ; la troisième se dévoua au service des pauvres dans la congrégation des Filles de la Charité, et Victoire, la plus jeune, c'était le nom que notre bonne Mère reçut au Baptême, vint rejoindre ses deux soeurs quelques années plus tard.

Mais Dieu avait d'autres desseins sur cette bénie famille : Après avoir appelé les enfants, il appela les parents eux-mêmes qui donnèrent leurs biens à la communauté et se dévouèrent à son service. Leurs trois filles eurent donc le bonheur de les y voir terminer leur belle et pieuse vie. C'est au foyer paternel que notre Mère vénérée puisa cette vertu mâle et robuste qui la caractérisa toute sa vie et qui en fit le type de la vraie et parfaite Carmélite telle que la voulait notre Mère Sainte Thérèse. Elle se plaisait à nous redire la salutaire impression que faisaient sur son âme d'enfant, les exemples de son vertueux père : Jamais, nous disait-elle, je ne l'ai entendu se plaindre de la Providence ni murmurer contre elle ; que les récoltes soient bonnes on mauvaises, on le voyait toujours résigné et parfaitement soumis à la volonté de Dieu. Un jour la foudre éclata et une partie de ses récoltes devint la proie des flammes; alors ce vrai croyant, ce nouveau patriarche, ne trouva dans son coeur que la résignation, et sur ses lèvres on n'entendait que ces admirables paroles : Dieu me les a données. Dieu me les a ôtées. que son saint Nom soit béni. Cette foi virile passa du coeur du père dans celui de sa petite Victoire, et pendant sa longue vie religieuse, nous la verrons toujours soumise à la volonté divine, quelle que soit la diversité des événements.

 

Ce n'est pas sans un regret profond que l'on voit de telles âmes disparaître. Ce sont des miroirs vivants dans lesquels se reflètent toutes les vertus religieuses dans leur pureté primitive. On les respecte et on les vénère comme des reliques, on voudrait les garder toujours pour servir de modèle aux générations de l'avenir et perpétuer ces traditions du passé et ces coutumes antiques que nos vénérables Mères nous ont léguées comme autant de trésors !...

Beaucoup plus jeune que ses soeurs, Victoire devait rester encore auprès de ses parents dont elle était l'enfant chérie, et il faut bien le dire un peu aussi l'enfant gâtée : « Mes parents me laissaient toute liberté, nous disait-elle, et ne me contrariaient jamais. S'ils s'absentaient, je restais à la maison, et si j'avais voulu aller au bal comme les jeunes filles de mon âge, rien ne m'eût été aussi facile». Heureusement que notre bonne Mère n'aimait ni le monde, ni ses plaisirs; et pendant que la foule bruyante faisait le tapage à sa porte, elle travaillait en silence, s'essayant déjà à cette vie de retraite et de recueillement qu'elle embrassera un jour.

Douée d'un coeur bon et généreux, elle aimait à secourir les pauvres et à donner selon ses petits moyens.

Deux ans avant sa première communion, ses parents confièrent son éducation à une excellente et pieuse demoiselle de notre ville qui y tenait un pensionnat. Là, notre petite Victoire se fit aimer de sa maîtresse par son application à l'étude, et de ses compagnes par son aimable caractère; là aussi, sa piété se développa par les exemples de vertus qu'elle avait sous les yeux. Rien n'échappait à ses regards observateurs : à la sainte Messe, où elle assistait chaque malin, elle avait remarqué plusieurs personnes d'une grande vertu qui faisaient la sainte Communion tous les jours, leur mise était des plus simples, leur extérieur modeste et recueilli !... la pieuse enfant les regardait avec admiration et les vénérait comme des saintes. Pendant sa vie religieuse, elle aimait à nous rappeler la salutaire impression qu'avaient faite sur elle les exemples de ces âmes d'élite vivant dans le monde.

Notre bonne Mère pouvait avoir dix ans à peine, lorsqu'une mission vint à se donner dans notre ville. Elle suivit tous les exercices avec une assiduité et une ferveur bien supérieures à sa jeunesse. Au départ des missionnaires, on la vit fondre en larmes et on la crut inconsolable. Elle aurait tant voulu les suivre et ne jamais s'en séparer !... La pieuse enfant avait surtout remarqué qu'ils insistaient avec force sur l'oubli et le pardon des injures comme moyen de conserver la charité et l'union avec le prochain. Cette semence jetée dans son âme fut comme un aliment donné à ce dévouement admirable dans lequel notre Mère bien-aimée excellait.

Victoire grandissait et bientôt vint pour elle le beau jour de la première Communion. Elle accomplit ce grand acte dans les dispositions les plus heureuses.

Son éducation étant terminée, notre pieuse jeune fille revint à la maison paternelle, nourrissant dans son coeur le désir d'être Carmélite; mais elle, se garda bien d'en rien dire à personne. Au jour fixé par elle, alléguant un séjour chez une amie qui habitait notre ville, elle quitta ses parents et vint solliciter l'entrée de notre Monastère. Grande fut la surprise de nos Mères à cette première ouverture de vocation ! mais l'énergique jeune fille se montra si résolue et si ferme que la Prieure ne balança pas lui ouvrir les portes du Monastère. Les voeux de Victoire étaient accomplis et sa joie à son comble. Elle fit part de sa détermination à ses parents qui l'acceptèrent avec une générosité digne de leur grand esprit de foi.

L'heureuse postulante embrassa avec ardeur toutes les pratiques de la vie religieuse. Son coeur si bon ne demandait qu'à se donner, qu'à se dévouer. Elle fut d'abord employée comme aide à l'infirmerie. Pour lui procurer l'occasion de mériter davantage, le bon Dieu permît qu'elle eût pour cet office une répugnance extrême ; mais elle se garda bien d'en rien laisser paraître : « Si je ne peux pas réussir, se disait-elle, notre Mère le verra bien." Et la courageuse postulante se mit à l'oeuvre avec un entrain et une grâce charmante. Dieu bénit ses efforts et sa bonne volonté : ses répugnances disparurent et elle ne pensa plus qu'à bien s'acquitter de ses nouveaux devoirs. Ne s'épargnant jamais, toujours prête à rendre service, soeur Victoire était la consolation et le soulagement de l'infirmière qui se reposait sur elle en toute confiance. Un peu plus tard, elle fut chargée d'une soeur âgée et infirme à qui elle s'attacha avec tendresse. L'heureuse postulante avait pour sa chère malade les attentions les plus touchantes ; sans cesse, elle l'entourait des soins les plus vigilants et les plus délicats.

Bientôt la grâce du saint habit lui fut accordée, nouveau motif pour notre chère soeur de travailler avec plus d'ardeur encore à l'acquisition des vertus religieuses. Plus tard, elle aimait à nous raconter ses épreuves de noviciat : l'oeil vigilant de sa maîtresse la suivait partout. Pour s'assurer mieux de sa fidélité, elle l'envoyait travailler avec une compagne dans quelque lieu écarté, et se tenant à distance, elle observait scrupuleusement et sans être aperçue, si les deux novices ne manquaient pas au silence. Venaient-elles à fermer une porte avec bruit la bonne maîtresse exigeait comme pénitence qu'elles allassent en baiser respectueusement le loquet. Les voyait-elles monter ou descendre un escalier avec précipitation, elle leur enjoignait de le remonter à pas comptés et sans bruit et de le descendre de même. Notre vénérée Mère n'oublia jamais cette leçon, et sur la fin de sa vie, toute infirme qu'elle était, elle nous édifiait encore en marchant avec tant de précaution qu'elle ne pouvait être entendue. Lui fallait-il descendre un escalier... elle avait soin de relever sa robe et son scapulaire pour éviter de faire le moindre bruit, selon la recommandation de nos Mères espagnoles qui disaient qu'une Carmélite doit être vue avant d'être entendue.

Notre vénérée Mère touchait à la fin de son année de probation. Elle fut donc admise à prononcer ses saints voeux, et elle s'y prépara avec une grande ferveur. Un désir ardent de souffrir remplissait son âme ; elle avait soif de se dévouer, soif de se donner toute entière au Dieu jaloux qui allait l'épouser pour jamais. Le Calvaire lui parut un Thabor, et de fait pour une âme éclairée et aimante, pour une épouse de Jésus crucifié surtout, peut-il vraiment être autre chose ? C'est ainsi que notre bonne soeur Victoire envisagea la croix au beau jour de sa profession religieuse. Aimer et souffrir fut l'aspiration de son grand coeur ; ce fut aussi sa devise chérie qu'elle écrivit en ces termes à la suite de la formule de ses voeux : Vivre d'amour, vivre de croix-, mourir d'amour, mourir sur la croix. Jésus entendit le cri de son âme généreuse : sa santé, qui jusque là avait été très bonne, s'altéra tout à coup; des vomissements de sang la conduisirent rapidement aux portes du tombeau. Brûlant du désir d'aller voir son divin époux, elle envisageait lu mort avec allégresse : « Je désirais tant mourir, nous disait-elle ; j'étais si bien préparée!... je ne crois même pas qu'il soit possible de désirer la mort plus ardemment que je ne la désirais alors."

 

Mais Jésus réservait à son épouse de plus longs combats et de plus grands travaux. Après dix années environ de souffrances et de privations de toute espèce, la santé de notre jeune soeur se remit suffisamment pour lui permettre de suivre sa chère Communauté à tous les exercices, et de remplir successivement les emplois les plus laborieux. En tant lingère, elle fit paraître sa grande confiance eu la Providence dans une circonstance où N. S. se plût à l'en récompenser d'une manière visible. Notre Communauté était alors très pauvre par suite des sacrifices qu'elle s'était imposés pour couvrir les frais de construction de notre monastère actuel. Les ressources étaient épuisées, ce n'était pas le moment de pourvoir les offices. Cependant notre bonne Mère ne pouvait suffire à la besogne. Après avoir employé le jour à raccommoder du linge presque entièrement usé, elle y consacrait encore une grande partie de la nuit. Dans cet embarras, elle tenta un essai et demanda de la toile devenue tout à fait nécessaire. Sur le refus de sa Prieure, elle obtint la permission de faire une neuvaine à Saint Joseph, et il fut convenu que si pendant la neuvaine, le bon Dieu envoyait quelque secours inattendu, la lingerie en profiterait. O bonheur! la neuvaine n'est pas terminée et voilà qu'une personne fait au monastère une aumône considérable! Soeur Victoire croyait déjà en disposer, lorsque la bonne Mère retira sa parole: "Nous avons, dit-elle, des dettes qui pressent d'être payées ; cet argent ne sera pas pour vous ». La pauvre lingère ne se découragea pas : elle demanda et obtint l'autorisation de faire une seconde neuvaine. Il fut arrêté cette fois que si elle était exaucée, l'argent donné serait pour elle, mais à condition que la bienfaitrice l'aurait expressément recommandé. Ce qui arriva en effet comme on le désirait. C'était demander beaucoup assurément ; mais que ne peut pas la confiance d'une âme religieuse? La seconde neuvaine allait finir . . . une personne, inconnue jusqu'alors, se présente au monastère ! ... elle apportait 200 francs. « Voilà, dit-elle, qui est pour les offices et non pour payer les dettes ». Qu'on juge de la joie de notre Mère et de sa reconnaissance envers Saint-Joseph qui l'avait si visiblement et si admirablement assistée! ...

Nous venons de nommer la pauvreté de notre Monastère; nous ajouterons que notre Mère Victoire n'en goûta jamais mieux les délices qu'à cette époque de sa vie. Les privations et les sacrifices qu'elle dût s'imposer comme toutes ses soeurs pour subvenir aux dépenses de chaque jour, élargirent encore son coeur. Vivre comme les pauvres, pour elle, c'était jouir. Notre vénérée Mère l'aima toujours, cette chère et bienheureuse pauvreté : elle se contentait de très peu, même en temps de maladie ou d'infirmité ; ce n'était qu'avec grand peine qu'on parvenait à lui faire accepter quelque soulagement. Le mépris qu'elle avait d'elle-même lui persuadait toujours qu'on en faisait trop, qu'elle n'en méritait pas tant, et autres choses de ce genre que son humilité lui suggérait. Tout ce qui servait à son usage était marqué de même au coin de la plus stricte pauvreté.

L'amour qu'elle avait pour cette vertu lui faisait tirer parti de tout; entre ses mains, des riens devenaient des objets utiles. Toujours la première à la besogne, elle prenait pour elle le plus difficile ; mais avec tant d'aisance et de naturel, que personne n'eût pu soupçonner le sacrifice qu'elle s'imposait. Elle se faisait vraiment toute à toutes selon les besoins de chacune. Sur la fin de sa vie, désireuse encore de rendre service, elle allait au jardin après la cueillette des fruits glaner le peu qu'il en restait, et avec notre permission le portait triomphante à une soeur malade.

A l'infirmerie et au tour, où elle fut successivement placée, notre chère Mère se montra toujours bonne et dévouée, son coeur compatissant s'intéressait à toutes les misères. Aussi était-elle aimée et vénérée de ceux qui la connaissaient.

Ainsi se passèrent les premières années de la vie religieuse de notre regrettée soeur Victoire ; mais notre Seigneur avait encore d'autres desseins sur elle : élue dépositaire, elle s'attira l'estime et l'affection de toutes ses soeurs par son attention à pourvoir à leurs besoins et à ceux des offices. Elle exerça cette charge pendant six années consécutives, puis elle fut élue Prieure à la grande joie de la Communauté. A dater de ce premier priorat, son dévouement à toute épreuve, joint à ce que le coeur maternel a de plus délicat, va prendre un nouvel essor. Que de nuits dérobées au sommeil pour les passer au chevet de ses chères malades qu'elle eût voulu ne jamais quitter!... Que

 

de tendresse, que d'attentions, que de petites industries pour prévenir leurs moindres désirs et leur procurer quelques soulagements ! . . . . Venait-elle à remarquer que quelque chose avait leur préférence, empressée et pleine d'allégresse, elle employait tous les moyens pour le leur procurer. A l'exemple de notre Mère Sainte Thérèse, elle tenait à ce que les soeurs malades fussent bien soignées sans s'écarter des règles de la pauvreté religieuse. Sa tendresse pour les âmes n'était pas moins touchante. Une soeur éprouvait-elle quelque besoin particulier de son assistance, on la voyait quitter sur-le-champ un travail commencé et accourir auprès d'elle avec une joie indicible. Elle y restait aussi longtemps qu'il était nécessaire et ne s'éloignait qu'après s'être bien assurée que tout était pacifié dans cette âme qu'elle aimait tant! Oh ! oui, elle savait aimer, cette chère Mère, comme on aime en Dieu et pour Dieu ! et cette affection si sincère, si généreuse, si constante, rien ne pouvait l'altérer. Dure et sévère pour elle-même, bonne et compatissante pour tous, qu'elle était heureuse de faire plaisir ! . . . Une soeur avait-elle besoin de ses services ! Elle s'y prêtait de tout coeur, n'épargnant ni ses pas, ni ses peines. Oh ! c'était bien la bonne Mère dans toute l'acception du mot.

Il lui était pénible qu'on la remerciât après un service reçu : « Si vous voulez me faire de la peine, disait-elle !" ... et tout était compris... et la pauvre soeur qui en était l'objet se retirait confuse en admirant sa vertu. Comme elle était très vive, il lui arriva quelquefois de dire une parole quelque peu blessante. Elle s'en humiliait alors profondément et cherchait à procurer quelque plaisir ou à rendre un service à celle qui en avait été l'occasion. Et tout était vite oublié.

Depuis que notre vénérée Mère jouissait d'une bonne santé, l'accomplissement de notre sainte règle ne suffisait point aux besoins de son coeur avide de souffrances et de sacrifices ; elle y ajoutait bien d'autres austérités, telles que veilles, ceinture de fer, etc., etc.

Le grand amour dont elle aimait Notre-Seigneur se traduisait surtout par sa ferveur à l'honorer dans les mystères de son Enfance. Le vingt-cinquième de chaque mois était pour elle un jour de fête et d'allégresse. Il est d'ancien usage dans notre Carmel de veiller à cette occasion jusqu'à minuit. Notre bonne Mère était toujours une des premières a solliciter cette faveur. Les prières et les pratiques de cette aimable dévotion lui étaient familières. Pendant la sainte quarantaine de la Nativité, la joie surabondait de son coeur à la pensée que le divin Enfant était pieusement honoré et que son archiconfrérie allait toujours se développant. Tout ce qui se rattachait à cette sainte Enfance et au souvenir de notre Vénérable lui était cher et sacré; que n'aurait-elle pas fait pour en accroître dans les âmes et la connaissance et l'amour! ... De là ce bonheur qu'elle éprouvait à la nouvelle d'une conversion ou d'une autre grâce attribuée à l'intercession de notre chère vénérable, ou bien encore de quelque recrutement notable pour l'archiconfrérie. Grande fut donc la joie de notre bonne Mère lorsqu'elle apprit qu'on s'occupait de l'établir en Amérique et en Océanie ! . . .

Sa dévotion à la sainte Face de Notre-Seigneur, allait de pair avec celle de sa divine Enfance. Chaque jour elle faisait les prières marquées au Manuel pour la réparation des blasphèmes. Notre Mère Immaculée et notre père Saint-Joseph avaient aussi une grande part dans son affection. Elle était également toute dévouée à la sainte Eglise dont elle ressentait vivement les douleurs. La longue captivité du Souverain Pontife, ses souffrances et les vexations auxquelles il est en butte la touchaient profondément et lui arrachaient des larmes. Elle eut voulu posséder une fortune pour s'en dépouiller en sa faveur. Oh! le Pape, le Pape ! .... que n'eût-elle pas fait pour le Pape ! . . .

 

Mère pleine de bonté et d'indulgence, elle savait être ferme quand les circonstances le demandaient. Pour tout ce qui touchait aux anciens usages, aux traditions antiques, elle se montrait inflexible. Notre sainte règle et ces coutumes vénérables que nos anciennes Mères nous ont léguées comme autant de trésors, étaient pour notre bonne mère, l'objet d'un véritable culte, que de fois nous a-t-elle dit, que, pour conserver le moindre de nos usages dans son intégrité, elle eût donné volontiers son sang et sa vie.

En pénétrant plus avant dans cette âme si généreuse et si mortifiée, nous verrons qu'elle allait à Dieu par la foi et par l'humilité ; c'est la voie la plus sûre et la plus à l'abri de l'amour-propre. Aussi avait-elle sa préférence. Les consolations sensibles, elles ne les a jamais connues, ou du moins qu'à de rares intervalles. Cette tendance pure et simple vers le bon Dieu n'empêchait pas qu'elle n'eût un coeur très sensible : « Ne croyez pas, nous disait- elle, que ma nature soit de bois ou de fer. » Elle savait cependant si bien la dominer, que rien ne laissait voir les efforts qu'il lui fallait faire pour accepter un sacrifice ou supporter une peine. Le saint Évangile, les Psaumes, l'Imitation de Notre-Seigneur, la Perfection de Rodriguez et quelques ouvrages d'anciens auteurs étaient ses livres de prédilection. Sa chère Imitation surtout répondait à tous les besoins de son âme Elle n'avait qu'à l'ouvrir, et toujours, disait-elle, je tombe sur le chapitre qui me convient.

Notre vénérée Mère a, pendant toute sa vie, beaucoup appréhendé les jugements du bon Dieu. Cette crainte salutaire l'entretenait dans une humilité profonde et un grand mépris d'elle-même. Elle ne se regardait devant Dieu que comme un pur néant, digne de l'enfer. A quelques paroles échappées de ses lèvres, on sentait jusqu'à quel point la bonne Mère redoutait ce compte formidable qui nous attend tous au sortir de ce monde.

Lorsqu'elle fut définitivement déchargée de la supériorité, Mère Victoire retrouva avec une joie sans pareille le calme de sa chère solitude. Il ne lui restait, disait-elle, qu'à se préparer à la mort. Son grand esprit de charité tendait en même temps à s'épanouir plus encore et revêtait mille formes diverses. Les pauvres et les malheureux étaient les privilégiés de son coeur. Aucune infortune ne la trouvait indifférente ; les peines d'autrui aussi bien que ses joies étaient toujours partagées et portées avec amour.

Pendant les dernières années de sa vie, que l'on pourrait comparer aux derniers rayons que projette une grande lumière sur son déclin, notre vénérée Mère sembla se surpasser encore. Les ouvriers attachés à notre Monastère étaient aussi l'objet de sa sollicitude : leurs familles, leurs affaires, tout ce qui était de nature à les intéresser, était passé en revue. A l'occasion, elle leur donnait de bons conseils, et ceux-ci étaient toujours reçus avec reconnaissance et respect. Tel était même son ascendant sur eux qu'elle obtenait presque toujours ce qu'elle demandait. Il y a quelques années, des ouvriers travaillaient au Monastère pendant la semaine mainte. Notre bonne Mère qui s'était bien promis de ne pas laisser passer ces saints jours sans leur parler des grands mystères qu'ils nous rappellent, ne manqua pas d'aller les visiter ; elle leur recommanda surtout de sanctifier le dimanche par la suspension de tout travail et l'assistance aux offices de l'Église. Les fêtes de Pâques étaient proches et la bonne Mère espérait bien que pas un ne manquerait la messe ce jour là. Rien n'était touchant comme de voir ces braves gens quitter leur travail, l'écouter en silence, la tête découverte, et recevoir ses avis comme des enfants ceux de leur mère. Les fêtes de Pâques étant passées, ils revinrent à la besogne, et pour lui prouver que ses maternelles recommandations avaient porté leurs fruits, ils s'empressèrent de lui dire avec un accent de bonheur: « Madame, nous avons tous été à la messe, dimanche ». Mère Victoire voulant à son tour récompenser leur bonne volonté, nous demanda permission de leur ménager une petite surprise en leur donnant quelques douceurs pour leurs enfants. Le dernier jour de travail étant arrivé, alors joyeuse et empressée, elle se rendit auprès d'eux pour faire la petite distribution, et tous s'en allèrent en bénissant la charitable Mère qui s'était montrée si bonne et si généreuse. C'est ainsi que Mère Victoire savait se gagner les coeurs.

 

Plusieurs personnes qui nous ont écrit à l'occasion de sa mort, nous expriment avec leurs regrets, l'amour et l'estime qu'elles avaient pour sa vertu : « Comme elle était charitable, disait celle-ci, avec quel empressement elle accueillait toutes mes requêtes; que de fois j'ai eu recours à ses conseils, et ils m'ont consolée ». -- — « Je lui confiais mes embarras et mes ennuis, disait une autre ; je savais qu'elle priait pour moi et pour les miens et j'étais sans inquiétudes, il s'exhalait de ses paroles un tel parfum de vertu qu'on en était tout embaumé ». Que de pauvres âmes n'a-t-elle pas encouragées et aidées à rentrer dans le devoir. A combien de malheureux n'a-t-elle pas procuré du travail!. . . Aussi, beaucoup la regardaient comme leur mère et l'ont pleurée comme telle.

Une des plus douces consolations de ses dernières années, fut la réédition de notre Cérémonial. On ne peut dire de quel respect, de quelle vénération elle l'entourait depuis que le Saint Siège l'avait revêtu de son approbation.

Le nouveau papier d'exaction tenait un rang égal dans son estime et dans son amour. Aussi ne pouvait-elle remercier assez nos vénérées Mères du premier Couvent qui nous les ont procurés au prix de bien des peines et bien des labeurs. Elle en chérissait les moindres détails et s'y conformait autant que l'âge et les infirmités pouvaient le lui permettre.

Cependant ses forces diminuaient à vue d'oeil ; mais elle semblait n'y pas faire attention. Aussi dure pour elle-même en maladie qu'en santé, elle n'acceptait qu'avec grand'peine les soulagements les plus nécessaires. L'année dernière, elle fut prise de si vives douleurs aux jambes qu'il lui devint impossible de s'agenouiller. Cette infirmité, dont elle souffrit longtemps, ne ralentit pas son courage et elle continua d'assister aussi régulièrement que possible à tous nos saints exercices du choeur.

Au début de l'hiver, nous lui proposâmes de faire transporter son lit à l'infirmerie. Elle l'accepta ; mais tel était son amour pour la régularité qu'il la portait encore à se rendre au réfectoire et môme à la récréation, où nos jeunes soeurs se plaisaient à lui faire raconter l'histoire de notre ancien Carmel dont elle était la seule qui restât. Plusieurs de nos vénérées Mères et soeurs qui survécurent à la grande révolution, finissaient leur carrière pendant qu'elle ne faisait que commencer la sienne. Aussi, avec quel amour mêlé de vénération, elle en gardait le sou- venir ! C'était à la clarté de ces flambeaux vivants qu'elle avait fait ses premiers pas dans la vie religieuse ; c'était au contact de ces âmes si mortifiées et si saintes, qu'elle avait puisé cette vertu mâle et antique dont les exemples nous restent comme un trésor et un encouragement au bien Notre bonne Mère aimait a revenir sur ces souvenirs du passé et à nous parler des grandes vertus qu'elle avait eu à admirer dans ces vénérables Mères: « Si vous saviez, nous disait-elle, comme elles étaient humbles, charitables, mortifiées. Jamais une parole d'excuse, jamais non plus une parole qui fut à leur louange . . .

Depuis Noël, l'état de faiblesse de notre Mère bien-aimée, avait fait des progrès rapides Cependant, Monsieur notre Docteur appelé auprès d'elle, calma nos craintes et nous donna même l'espoir de la conserver encore. Seule, notre bonne Mère paraissait convaincue qu'elle ne s'en relèverait pas. II prescrivit quelques remèdes que nous nous empressâmes de lui faire prendre et nous la soignâmes avec tout le dévouement que nous inspirait notre filiale affection.

Permettez-nous, ma Révérende Mère, de recommander à vos prières et à celles de votre chère communauté cet excellent Docteur et son honorable famille. Depuis plusieurs années, il nous prodigue ses soins avec une bonté et un désintéressement qui nous édifient.

 

Notre chère malade s'affaiblissait de plus en plus; l'illusion n'était plus possible. Tout présageait même que l'heure du suprême appel n'était pas éloignée. La semaine qui précéda sa mort, elle témoigna le désir de se confesser. Monsieur notre Aumônier étant malade, nous fîmes appeler notre bon Père confesseur extraordinaire qui avait toute sa confiance, et qui nous prodigue ses soins et son dévouement avec une bonté touchante. Notre vénéré Père supérieur lui apporta aussi sa bénédiction et ses encouragements et la laissa comblée de consolations. Le surlendemain, qui était le IVe Dimanche de Carême, nous jugeâmes prudent de la faire administrer Elle-même nous en avait témoigné le désir, car, disait-elle, je veux recevoir tous mes sacrements en pleine connaissance. Notre bon Père confesseur fut donc prévenu de nouveau, et dès le matin il lui apporta le Saint Viatique, vénérée et lui conféra l'Indulgence de l'Ordre. Notre bonne Mère suivit les cérémonies et répondit à tout avec une lucidité parfaite. Comme elle était trop fatiguée pour demander elle-même pardon à la Communauté, notre bon Père le fit pour elle. Nous sollicitons aussi de votre charité, ma Révérende Mère, un souvenir spécial auprès du bon Dieu pour ces deux Pères vénérés, qui depuis de longues années ne cessent de donner à nos âmes les témoignages du plus affectueux dévouement.

Comblée des grâces de son divin Époux, notre chère malade ne cessait de lui en témoigner sa reconnaissance : « Que le bon Dieu est bon, ma Mère, nous disait-elle ; que de grâces j'ai reçues aujourd'hui ! . . . Les vives appréhensions qu'elle avait eues de la mort disparaissaient à mesure qu'elle approchait du terme. Notre bien-aimée Mère était calme ; cependant elle souffrait et parfois extrêmement ; mais elle aimait ses souffrances. N'étaient-elles pas une garantie de l'amour de son Jésus? ... « Ma Mère, nous disait-elle, je vois que le bon Dieu s'occupe de moi ... il me fait souffrir . . . j'en suis bien contente . . . qu'il est bon !. . . Plusieurs crises se succédèrent, et nous crûmes qu'elle allait y succomber. Revenue à elle, notre chère malade nous regardait avec amour et nous remerciait, ainsi que ses charitables infirmières, de tous les soins que nous étions si heureuses de lui prodiguer. Elle, si mortifiée, si humble, se trouvait encore trop bien traitée.

Notre bonne Mère conserva sa parfaite connaissance jusqu'au dernier soupir; parfois elle entrouvrait les yeux pour regarder celles de nos chères soeurs qui ne la quittaient plus depuis quelque temps. Les prières du Manuel lui furent réitérées plusieurs fois. A ces mois : Partez de ce monde, âme chrétienne il y eût un moment de silence et d'hésitation, notre chère mourante s'en étant aperçue, nous pria de continuer : « Ma Mère, il faut tout dire . . . dites tout, ajouta-t elle. » Nous étant approchée de son lit, nous lui demandâmes si elle n'avait pas quelque peine. Elle nous répondit que non, que rien ne la troublait. La nuit se passa dans des alternatives de mieux et de plus mal et le lendemain, 17 mars, à 10 heures moins 10 minutes du matin, sa belle âme remontait à Dieu. Nous venions de perdre une mère bien-aimée qui nous avait presque toutes formées à la vie religieuse ; mais auprès de ce lit de mort, on respirait un air de calme qui parlait à Dieu. Gracieuse et rajeunie elle paraissait sourire à son Jésus qui lui disait : « Venez, Épouse du Christ, recevoir la couronne que de toute éternité je vous ai préparée dans mon amour."

 

Puisqu'il est vrai, ma Révérende Mère, que celui qui s'humilie sur la terre sera élevé dans le Ciel, nous avons la pleine confiance que notre bonne Mère qui aimait tant à s'effacer, aura trouvé grâce devant Dieu. Cependant comme il sera demandé beaucoup à qui aura beaucoup reçu, nous vous supplions de lui faire rendre au plus tôt les suffrages de notre Saint Ordre, par grâce, une communion de votre fervente Communauté, l'Indulgence du Via Crucis, celle des six Pater, une invocation à la Très Sainte Vierge, à notre Père Saint-Joseph, à Sainte Anne et à Sainte Victoire, ses patronnes, et aussi à Saint Etienne et à Saint Bénigne, objets de sa particulière dévotion.

 

Elle vous en sera bien reconnaissante, ainsi que nous, qui avons la grâce de nous dire, aux pieds de la Croix et dans l'amour de Notre-Seigneur ressuscité,

Ma Révérende et Très Honorée Mère,

 

Votre très humble soeur et servante,

Soeur MARIE de la TRINITÉ. R. C. ind.

De notre Monastère de la Sainte Enfance de Jésus, sous la protection de Saint-Étienne, premier martyr. Des Carmélites de Beaune, ce 27 mars 1890.

 

P. S. - Permettez-nous, ma Révérende Mère, de recommander à vos prières et à celles de votre chère Communauté, l'âme de M. l'abbé Mallard, décédé le 24 septembre dernier Pendant plus de 15 ans, il a donné à notre Carmel en qualité de chapelain, des marques du plus entier et du plus affectueux dévouement. C'est à son zèle infatigable et à son ardent amour pour le Saint Enfant Jésus, que nous devons en partie de voir l'Archiconfrérie dans l'état prospère où elle est aujourd'hui. Nous vous prions aussi, ma Révérende Mère, de vouloir bien recommander à Dieu son digne successeur, Monsieur notre Aumônier et confesseur ordinaire.

 

Beaune. — Imp. Arthur Batault

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