Carmel

27 janvier 1892 – Villefranche

 

Ma Révérende et très honorée Mère,

 

Le divin Maître, dont la volonté est toujours adorable, vient de nous imposer un bien douloureux sacrifice en enlevant encore à notre religieuse affection notre chère et regret­tée Soeur Marie-Thérèse Albertine de St. Jean de la -Croix dans la 28me année de son âge et la 7me de sa vie religieuse.  

Notre chère Soeur appartenait à une famille très honorable et éminemment chrétienne des environs de notre ville. Longtemps elle parut témoigner de l'éloignement pour l'état religieux. Cependant l'Epoux des Vierges devait un Jour captiver son coeur ; et pour l'at­tacher uniquement à Lui, le divin Maître se servit de la mort prématurée de son frère aîné , jeune adolescent plein de piété, qui couronna par une sainte mort, une vie édi­fiante. « Albertine , lui avait dit ce frère bien-aimé sur son lit de mort, souviens-toi que tout passe et que nous passons aussi.» Ces quelques paroles furent comme un trait de lumière pour la jeune fille qui vit tout à-coup se dérouler devant elle le néant et la vanité de tout ce qui n'est point Dieu ou ne nous conduit pas à Lui. Elle n'aspira plus dès lors qu'à la vie religieuse, et le Carmel fixa ses regards. Malgré les nombreux combats que lui livra l'affection des siens, malgré les larmes et les supplications d'un Père, d'une Mère, d'un Frère désolés et tendrement aimés, elle resta ferme et inébranlable dans sa résolution, et appelait de tous ses voeux le moment heureux où elle pourrait enfin, comme la colombe, se réfugier dans l'Arche. Désespérant de vaincre la résistance de ses bons Parents, et attirée de plus en plus par les invitations du divin Maître, elle tenta le projet d'entrer à leur insu, espérant bien qu'ils ne l'obligeraient pas à sortir. Hélas! après quelques heu­res passées dans le Carmel après lequel elle avait tant soupiré, l'affection paternelle vint l'arracher de cet asile béni, et une longue année s'écoula encore avant qu'il lui fût permis de répondre à l'appel divin. Au bout de ce temps, ses pieux parents vaincus par sa constance, et craignant d'ailleurs de s'opposer à la volonté de Dieu, lui permirent de suivre son attrait et firent généreusement au Seigneur le sacrifice de leur fille unique. Je n'essaierai pas de dépeindre le contentement de cette âme en voyant tomber les chaînes qui depuis un an la tenaient captive loin du Carmel. Libre désormais, elle se hâta de frapper une se­conde fois à la porte de notre Monastère, et c'était le 15 octobre, fête de notre Mère Ste- Thérèse, qu'elle en franchissait le seuil.

Dès le début de sa vie religieuse, notre chère Soeur eut le pressentiment du petit nom­bre d'années qu'elle devait passer au Carmel. Aux voies crucifiantes par où il plut à Notre- Seigneur de la conduire, vint s'ajouter la croix de la maladie. Un an après sa profession , sa santé commença à donner de sérieuses inquiétudes ; et depuis plus de trois ans une extinction de voix lui imposait de nombreuses privations, surtout pour la récitation de l'Office divin. Douée d'une énergie peu commune, elle se livrait cependant au travail au­tant que ses forces le lui permettaient, et assistait régulièrement à tous nos exercices de Communauté, dont elle ne s'absentait que sur l'ordre formel de sa Mère Prieure, ou dans le cas d'une impossibilité absolue. Cet amour de la régularité qui la caractérisait, lui fai­sait excuser difficilement les fautes qu'elle remarquait contre cette vertu. Âme forte et virile, l'objet constant de ses efforts fut de vivre toujours d'une vie surnaturelle, et de faire qu'en toute chose Jésus fut le mieux servi et le plus aimé. Adorant la volonté divine dans la lente destruction d'elle-même, notre chère Soeur ne voulut jamais demander une santé meilleure. Laissez faire le bon Dieu, nous disait-elle, il sait mieux que moi ce qui me convient. » La phtisie lente qui la consumait nous faisait espérer de la conserver quelques années encore, lorsqu'elle fut prise de l'influenza. Le mal fit bientôt des progrès très rapides; une violente crise d'étouffements sembla d'abord nous annoncer un dénoue­ment subit. Les derniers sacrements lui furent administrés, et, avec la permission de notre bon et vénéré Père Supérieur, la grâce du Saint Viatique lui fut très souvent renouvelée. M. l'Archiprêtre de Notre-Dame, notre dévoué Père Confesseur ne s'épargna aucune fatigue pour lui apporter, à quelque heure que ce fût, même au milieu des plus froides nuits, les secours de la religion. Monseigneur daigna aussi lui envoyer sa paternelle et dernière bé­nédiction, grâce à laquelle elle fut très sensible.

Les dispositions intérieures de notre bien-aimée Soeur lui faisaient appeler la mort de tous ses voeux. Quoiqu'elle s'avançât à grands pas, elle n'arrivait pas assez vite à son gré. « O Jésus ! s'écriait-elle souvent, quand est-ce que vous viendrez ? » Un jour, elle nous pria de lui dire la vérité sur le temps qu'elle avait à vivre. Lorsque nous lui répondîmes qu'elle n'avait plus que quelques jours d'exil, un éclair de joie brilla sur son front que l'ex­cès de la souffrance avait rendu languissant. Son contentement fut tel qu'elle parut oublier un instant ses souffrances ; on eût dit qu'elle entendait déjà l'écho lointain du Veni sponsa Christi. Digue Fille de Ste Thérèse , elle renouvela souvent le sacrifice do sa vie pour le triomphe de l'Eglise, et fit généreusement tous les actes de résignation et d'abandon que nous lui suggérions dans tout ce que la nature peut rencontrer de crucifiant. Elle supplia ensuite Notre-Seigneur de lui faire faire son purgatoire dans ce monde. Les souffrances inouïes tant extérieures qu'intérieures qui suivirent de près cette demande nous font présumer qu'elle aura été exaucée, du moins en partie. Elle garda l'usage de toutes ses facul­tés jusqu'au dernier soupir.

Après sa mort, arrivée le mercredi 27 janvier, à quatre heures du matin, sa physiono­mie garda pendant quelques heures l'empreinte des excessives souffrances qu'elle avait endurées, mais bientôt un air de paix et de béatitude se répandit sur ses traits. Peut-être chantait-elle déjà avec Ste Agnès dont on faisait ce jour-là la mémoire pour la seconde fois : « Je vois maintenant Celui que j'ai désiré avec tant d'ardeur, je possède ce que j'ai espéré, je suis unie dans le ciel, à Celui que j'ai aimé de toute l'affection de mon coeur sur la terre et auquel j'ai gardé ma fidélité. »

Quoique nous ayons cette douce confiance, comme il faut être si pur pour paraître devant le Dieu trois fois Saint, nous vous prions, ma Révérende Mère, de vouloir bien faire rendre au plus tôt à notre bien chère Soeur les suffrages de notre Saint Ordre ; de lui donner encore une communion, une journée de bonnes oeuvres, l'indul­gence du Via Crucis et des six Pater.

Veuillez, ma Révérende Mère, accéder à nos pieux désirs, et agréer l'expression du religieux respect avec lequel je suis,

De votre Révérence,

L'humble Soeur et servante,

Soeur AGNÈS DE JÉSUS

C. D. I., prieure.

De notre Monastère du Saint-Coeur de Marie, sous la protection de St.-Joseph , des Carmélites de Villefranche, le 27 janvier 1892.

 

 

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