Carmel

27 décembre 1896 – Limoges

 

MA RÉVÉRENDE ET TRÈS HONORÉE MÈRE,

Bénissons encore et toujours la sainte volonté de Dieu!

La tombe de notre si regrettée Soeur Anne de Jésus est à peine fermée que s'ouvre celle de notre chère et vénérée Soeur Anne-Sophie, Véronique de Jésus, doyenne de notre Communauté. Elle était âgée de 77 ans, 10 mois, 9 jours et avait passé 60 ans en religion.

Malgré la profonde douleur que nous causent ces morts si rapprochées, nous éprouvons une vraie consolation à regarder comme providentiellement choisi de Dieu le jour où II a rappelé à Lui cette âme privilégiée. C'est en effet en la fête de Saint Jean, l'apôtre vierge, et à la veille de celle des Saints Innocents, ces tendres martyrs venus, comme l'Eglise le chante, de la grande tribulation, pour laver leurs vêtements dans le sang de l'Agneau, que notre chère Soeur est allée, nous l'espérons, se réunir au triple et brillant cortège des Vierges, des Apôtres et des Martyrs, dont elle a, il nous semble, reproduit plus particulièrement les traits, pendant sa longue carrière.

Née d'une famille de l'Aveyron aussi honorable que chrétienne, elle suça pour ainsi dire avec le lait les principes d'une foi robuste et inébranlable. Son père, vrai patriarche, et sa pieuse mère, élevèrent les sept enfants qui réjouirent leur foyer, dans la crainte du Seigneur et l'accomplissement de tous les devoirs de la vie chrétienne. La petite Sophie, une des plus jeunes, fut aimée tout particulièrement de Jésus, qui la marqua pour lui dès son berceau. On la portait encore sur les bras qu'elle donnait des signes de son amour pour la vertu des anges : si quelque personne dont la conduite laissait à désirer venait à s'approcher, l'enfant se mettait aussitôt à pleurer, et, quand sa connaissance fut un peu plus développée, elle ne pouvait entendre de paroles tant soit peu légères, en sorte que sa mère était obligée de dire à ceux qui paraissaient s'oublier : Épargnez ma petite Sophie. Ayant atteint sa sixième année, elle dit à sa mère qu'il ne fallait plus l'em­brasser parce qu'elle était trop grande. Elle se montra dès lors aussi sérieuse qu'elle était vive et espiègle : après avoir bien joué avec ses frères et soeurs, elle allait s'enfermer seule dans la bibliothèque de son père et se livrait à des lectures bien au dessus de la portée ordinaire de son âge. Les grandes vérités de la religion pénétraient d'un saint effroi sa jeune imagination et cependant elle y revenait sans cesse. Mais elle sentait que ce n'était pas la crainte qui pouvait la conduire à Dieu, son coeur avait besoin de l'amour ; aussi elle dit un jour à sa soeur aînée qui venait de passer deux heures à la préparer à sa première confession : Je ne peux pas servir le bon Dieu comme cela.

Bientôt l'attrait de la vie religieuse se fit sentir ; toutes ses aspirations la portaient vers le Carmel, car la solitude, le silence, là vie intérieure et cachée en Dieu allaient à sa nature d'élite. Néanmoins ce ne sera qu'après de douloureuses épreuves qu'elle pourra s'envoler comme la colombe vers l'arche sainte. Son âme était souvent sous le terrible pressoir de la crainte, elle se croyait alors réprouvée ; il lui semblait qu'une main de fer s'appesantissait sur sa tête et la repoussait. Elle ne pouvait s'approcher de la sainte communion et restait clouée sur sa chaise par ces impressions terrifiantes ; il fallait que son confesseur vînt la chercher pour la mener à la sainte Table. Elle obéissait alors comme un enfant. Après une si forte épreuve, elle était prête à recevoir les grâces de choix que Jésus lui destinait au Carmel. Un obstacle d'un autre genre l'arrêtait encore, car une grave maladie de coeur rendait impossible son admission. Pleine de foi et de confiance, elle dit simplement à Jésus : Si vous me voulez Carmélite, guérissez-moi. Aussitôt elle fut guérie. Plus de doute, c'est au Carmel que sa place est marquée de toute éternité, et c'est au Carmel de Limoges où le Seigneur saura la conduire par un enchaînement de circonstances vraiment admirable. Dans ce moment notre vénérée Mère Thérèse-Madeleine du Calvaire, de douce et sainte mémoire, désirait beaucoup une postulante pour lui donner le nom de Véronique de Jésus et avoir une de ses filles spécialement appliquée à la réparation. Un ami du monastère avait promis un tableau représentant la Sainte Face; par un trait dé providence bien remarquable, la postulante et le tableau arrivèrent par le même train, ayants fait voyage ensemble. Notre vénérée Mère ne douta pas que cette postulante ne fût la réponse de Dieu à ses prières : aussi lui ouvrit-elle avec joie les portes de notre clôture.

Heureuse d'avoir une Véronique, notre admirable Mère se mit à la former. Elle trouva une âme que Dieu avait travaillée lui-même, puisqu'elle avait, ainsi que nous l'avons déjà dit, gravi les sentiers les plus ardus de la perfection en même temps qu'elle avait goûté les enivrantes douceurs de l'amour divin. Nature droite, elle allait à Dieu sans détour, et se donnait sans partage; son coeur détaché des créatures vivait avec Dieu, dans cette intimité parfaite que notre Père Saint Jean de la Croix décrit dans son Cantique et notre sainte Mère Thérèse en ses ouvrages. L'Oraison était sa vie, sa nourriture ; l'Office divin la ravissait tellement que dès les premiers mots de l'Invitatoire Venite exultemus... son âme était transportée dans le sein de Dieu. Les psaumes qu'elle avait appris dès son enfance, la sainte Écriture tout entière, les auteurs mystiques étaient la lumière de son intelligence et firent plus tard les délices des longues heures de solitude auxquelles la condamnèrent ses continuelles infirmités.

Pendant sept années, Jésus lui fit la grâce de lui conserver la santé qu'il lui avait si miraculeusement rendue pour lui .permettre d'entrer au Carmel. Notre chère Soeur en profita pour accomplir la règle dans toute sa rigueur et se dépenser au service de sa Communauté sans calculer avec la fatigue. Notre vénérée Mère lui avait confié le soin du noviciat, assez nombreux alors. Sa direction était ferme sans rigueur, douce sans faiblesse. Elle voulait que ses notices allassent à Dieu par le vide de tout le. créé et elle ne souffrait pas qu'elles recherchassent, même dans leur maîtresse, des consolations naturelles. Elle élevait les âmes dans des régions plus hautes que la terre et les voulait recueillies au dedans pour vivre de Dieu. Chargée en même, temps du dépôt et de plusieurs office, elle s'en acquittait dans une rare perfection ; mais elle avait une telle horreur de ce qui pouvait l'élever au dessus des autres qu'elle ne cessait de demander à ses supérieurs d'être déchargée de tout. Ceux-ci, après avoir eu recours à la prière, crurent entrer dans les desseins de Dieu en accédant à ses humbles désirs, renonçant ainsi aux espérances qu'ils avaient placées en elle, car, en la recevant, notre vénérée Mère avait salué dans ce nouveau sujet une future prieure et l'avait crue destinée à la remplacer.

Ma Soeur Véronique de Jésus, au contraire, était venue au Carmel pour se cacher, se faire oublier et vivre de Dieu seul dans ce fond de l'âme où Jésus, qui aime à opérer ses plus grandes merveilles dans la solitude du coeur, l'appelait sans cesse pour se communiquer à elle et la combler de ses bienfaits. Heureuse de cette solitude si bien remplie, elle fit du travail, en même temps que de la prière, l'objet de son dévouement pour sa Communauté. Elle excellait dans les petits ouvrages de goût et son adresse y était très grande. Sa tenue parfaite, son instruction solide, sa mémoire heureuse, sa religieuse amabilité la rendaient précieuse pour nos saints délassements. Ainsi se passèrent plusieurs années pendant lesquelles notre chère Soeur continua à garder autant que possible toutes nos saintes observances malgré son état de fatigue toujours croissant. Mais tout d'un coup elle eut comme une révélation du Ciel qui lui découvrit un vaste et profond horizon de souffrance et d'anéantissement physique. Un jour de fête de notre Père Saint Jean de la Croix, ce séraphique Père lui montra une grande croix toute nue. En même temps, elle eut l'im­pression qu'un nouveau martyre lui était réservé. Elle rendit compte de tout à notre vénérée Mère. Celle-ci ne se méprit pas davantage sur le sens de cette lumière intérieure, et elle prépara sa courageuse fille à entrer dans les desseins de Dieu, par l'acceptation généreuse d'un état habituel et persévérant de maladie.

Dès lors, Soeur Véronique de Jésus, vraie image du divin Crucifié, sentit la Croix l'étreindre de jour en jour et la priver la plupart du temps des exercices réguliers. La récitation de l'Office divin lui était impossible. Qui dira ce que ce sacrifice lui coûta à accepter? L'application à l'Oraison lui était aussi interdite et elle se voyait parfois privée des récréations qu'elle savait si bien entretenir. Elle souffrait de cet état sans laisser jamais paraître ce qu'il avait de crucifiant pour son caractère si vif et si porté à l'expansion. Cependant, un jour, se plaignant à N. S., elle lui dit : Mon Jésus, vous m'avez séparée de tout!... Aussitôt, elle entendit dans le fond de son coeur cette,réponse : Je ne te sépare pas de moi. Jésus ne la séparait pas en effet de lui; mais il lui ôtait tout pour qu'elle n'eût plus que Dieu et les âmes. Il voulait qu'elle fût apôtre au Carmel et elle le fut.

Les Annales de la Propagation de la foi, de la sainte Enfance, des Écoles d'Orient, de N.-D. du S. C., du Voeu national, tout ce qui parlait de la diffusion de l'Evangile devint la lecture favorite de ses dernières années; sans cesse elle y ravivait son zèle, suivant avec le plus vif intérêt les travaux des Missionnaires et les aidant de ses prières. Car, comme Moïse sur la montagne, elle élevait ses mains vers Dieu pendant qu'ils combattaient dans la plaine.

Les missions de l'Afrique équatoriale surtout avaient ses préférences. Pendant ses longues nuits d'insomnie elle priait, pleurait,souffrait, offrant les mérites de N. S., pour le salut des pauvres nègres. Nous ne pouvons nous rappeler sans émotion ses transports de bonheur lorsqu'elle apprenait les succès des envoyés de Notre Seigneur dans les pays infidèles. Un soir, entrant à sa petite infirmerie, nous la trouvâmes devant son souper

qu'elle n'avait pas touché. Vous êtes malade, ma Soeur Véronique de Jésus, lui dîmes- nous :   Oh ! non, ma Mère, répondit-elle avec un visage rayonnant ; mais cent mille chrétiens dans l'Ouganda!... cent mille chrétiens!... cent mille chrétiens valent bien mieux qu'un repas !... Elle venait de lire les Annales de la Propagation de la Foi et son coeur était dans un saint transport à la vue des pacifiques conquêtes de la Croix !

Ce fut sans doute pour récompenser sa foi et son zèle d'apôtre que Dieu lui donna la consolation, non seulement de voir un de ses neveux revêtu du sacerdoce et appelé à la vocation religieuse, mais de l'avoir pendant quelque temps tout près d'elle, et de pouvoir entendre jusqu'au Carmel quelqu'un de ces échos qu'éveillaient à Limoges les pieuses et éloquentes prédications de ce jeune religieux de la Congrégation de Marie!

Le grand zèle qui consumait notre chère Soeur lui faisait oublier tout ce qui la concernait ; elle se répandait peu au dehors, et ne cherchait qu'à s'anéantir dans l'esprit des autres. Ne parlant jamais d'elle, ne rappelant aucune date de ses anniversaires, ne voulant pas même de fête à l'époque de ses noces d'or ou de diamant, elle désira que ces jours passassent inaperçus. Malgré tout le plaisir que nous aurions eu à fêter cette vénérable ancienne, nous crûmes devoir respecter l'attrait de la grâce que ressentait son coeur et nous contenter de prier pour elle.

Si son zèle était ardent, sa dévotion: au saint Sacrifice de la Messe n'était pas moins grande : elle y assistait avec une telle foi qu'elle se croyait toute-puissante par la participation à ce divin mystère. Prenant en esprit le sang précieux de Notre Seigneur, elle le répandait sur toute la terre et en particulier sur les âmes qu'elle voulait arracher à l'enfer, puis descendait en purgatoire pour en éteindre les flammes. Elle avait donné tous ses mérites à la Très Sainte Vierge se réservant rien pour elle car elle préférait s'abandonner à la miséricorde divine pour le temps et l'éternité.

Elle avait pour la Très Sainte Vierge un amour tout filial et vivait avec sa Mère du Ciel dans une grande intimité. Une image de cette divine Reine était placée devant elle et ne la quittait pas. Son regard dans son regard, son coeur dans son coeur, elle s'identifiait aux pensées, aux sentiments, aux désirs de la Vierge Immaculée. Elle aimait surtout à mêler ses larmes aux larmes de N.-D. de la Salette; elle pleurait avec Marie sur la France coupable et là encore exerçait son zèle tout apostolique en priant pour la cessation des persécutions exercées dans notre pauvre patrie contre tous ceux qui sont à Jésus-Christ.

Mais si elle priait pour la France, que ne faisait-elle pas pour l'Eglise, pour notre Saint Père le Pape ! Que de souffrances elle a offertes pour le triomphe, objet de ses plus ardents désirs et de ses plus fermes espérances, car elle attendait avec une confiance inébranlable sinon l'accomplissement de prophéties auxquelles cependant elle croyait, au moins la manifestation de cette Providence qui n'oublie pas les siens et qui n'aban­donne jamais son Eglise. Ce n'est pas-elle qui eût douté en rien de ces prophéties authentiques de premier ordre qui annoncent après bien des combats le triomphe définitif de l'Eglise fondée par Notre Seigneur. Elle était vraiment fille des prophètes. Parmi eux, notre Père Saint Elie tenait en toute justice le premier rang ; il lui faisait beaucoup de grâces ; surtout il lui communiquait un grand attachement à tous les anciens usages de notre saint Ordre. Elle aurait pu dire comme lui : Je brûle pour le Seigneur Dieu des armées et le zèle de sa maison me dévore. Elle avait un si grand désir que l'oeuvre qui a tant coûté à notre sainte Mère Thérèse et à notre Père Saint Jean de la Croix conservât toute sa sève et toute sa vigueur!

L'épiscopat avait une grande part dans ses sacrifices et intercessions, et, avant tout, notre digne et vénéré Prélat. Le sacerdoce et tout ce qui s'y rattache était aussi l'objet de son zèle.

Toujours unie à ses supérieurs, elle nous faisait trouver en elle une fille respectueuse et dévouée comme une amie sincère. Nous aimions à recourir à la sûreté de ses conseils; d'un jugement ferme et droit, elle se trompait rarement en ses sentiments, et la justesse de son coup d'oeil la rendait apte donner les meilleurs avis. Jamais il ne tombait de ses lèvres aucune parole qui sentit tant soit peu la flatterie ou l'expression d'une affection trop naturelle. Elle disait la vérité telle qu'elle la voyait, sans détours et sans crainte, mais son attachement était sincère et profond. Nous savions que nous pouvions en toute occasion compter sur son dévouement.

Elle avait une grande affection pour toutes ses Soeurs, pour nos bonnes tourières, pour sa chère communauté, pour toutes les oeuvres petites et grandes en faveur desquelles elle était la première à solliciter des dons et secours. Les derniers temps surtout, elle s'intéressait vivement au sort des pauvres Arméniens et n'était jamais plus contente que lorsque nous leur avions envoyé une aumône ou qu'elle apprenait que d'autres venaient à leur aide.

A l'exemple des saints, elle étendait sa charité jusque sur les animaux parce qu'ils sont les créatures du bon Dieu; elle avait une sollicitude particulière et touchante pour les oiseaux, veillant sur leurs petits nids lorsqu'ils les faisaient sous sa fenêtre. Toute malade qu'elle était, elle prenait un grand râteau et: poursuivait les chats lorsqu'ils s'en approchaient. Enfin, cette vie qui aurait pu paraître inutile était au contraire très féconde, et nous pourrions bien lui appliquer ces paroles dites au sujet d'une autre sainte âme : O mérite inconnu des actes intérieurs!

Jésus l'avait cachée dans le secret de sa Face divine et elle vivait dans une intime union à tous ses mystères. Elle n'avait pas besoin de moyens extérieurs : tout anéantie en Jésus, elle ne vivait que de sa vie dans le fond de son coeur; aussi, nous avons la ferme confiance que quand notre chère fille a entendu le cri : Voici l'Epoux qui vient!... elle a pu aller au-devant de lui, sa lampe bien garnie, et être admise dans la salle des noces.

Depuis longtemps elle se préparait à la mort, la désirait et l'attendait comme l'heure de la délivrance et du céleste rendez-vous. Ses souffrances augmentaient sans cesse; son corps était enflé d'une manière prodigieuse, l'estomac refusait la nourriture; ses nuits sans sommeil et souvent passées sur un pauvre fauteuil étaient un vrai purgatoire. Du reste, elle avait demandé à Notre Seigneur de le faire en ce monde. Nous avons lieu de croire qu'elle a été exaucée, car, les dernières années surtout, les peines intérieures étaient venues se joindre à toutes ses souffrances corporelles; son esprit était plongé dans une nuit profonde et son âme ne vivait plus que d'abandon. Elle a porté toutes ces épreuves avec une grande patience, n'en parlant jamais et endurait tout sans mot dire, pour que tout se passât entre Dieu et elle ; ainsi réalisait-elle ce que signifie son nom Véronique de Jésus, vraie image de Jésus.

Depuis quelques jours, notre chère malade était plus oppressée, elle étouffait; notre bon docteur prescrivit quelques remèdes et ill espérait que, comme les autres fois, elle se remettrait. Mais la veille de Noël, se .sentant plus fatiguée, elle désira recevoir les derniers sacrements en même temps qu'une autre de nos chères filles en danger de mort, que nous recommandons à vos prières, ma Révérende et bien bonne Mère. Notre dévoué aumônier, pour lequel elle avait la plus grande estime, l'administra dans son fauteuil ; c'était par mesure de prudence, de crainte d'une surprise. Elle suivait toutes les prières et' demanda humblement pardon à la communauté avant de recevoir le saint Viatique et l'Extrême-Onction. Après la cérémonie, elle était toute transfigurée et se sentit un peu mieux. La paternelle bénédiction et les encouragements de notre saint évêque et père vénéré vinrent mettre le comble au bonheur de ce jour où elle avait eu aussi la grâce de gagner l'indulgence du Jubilé. Le soir, elle désira voir toute la communauté et voulut que ses Soeurs chantassent un Noël qu'elle écouta avec un air si joyeusement céleste, que toutes en firent réjouies. On lui dit qu'il ne. fallait pas encore qu'elle partît pour la Patrie ; mais nous n'étions pas si rassurées, et ce qui nous inquiétait, c'était moins ses souffrances que ses dispositions parfaites. Notre chère fille nous paraissait plus détachée de tout, plus abandonnée à Dieu que jamais, et nous nous demandions si ce Vêtait pas le signe de l'arrivée de l'Epoux. Cependant, les deux jours suivants, les recèdes paraissaient dégager un peu les poumons ; le samedi, nous passâmes avec elle une heure, cherchant à lui procurer une position moins pénible; elle nous regardait, nous écoutait, nous répondait même avec sa lucidité ordinaire et nous serrait la main en signe de reconnaissance. Nous .lui disions que Jésus venait la chercher, nous lui donnions nos commissions pour le ciel, nous recommandant à ses prières, ajoutant que nous comptions sur sa protection. Alors elle répondit humblement : J'aurai bien peu de pouvoir là-haut, mais je ne vous oublierai pas, si je puis quelque chose.

Nous nous retirâmes après Matines, la laissant tranquille et ne nous doutant pas que c'était la dernière nuit qu'elle avait à passer sur cette terre. Sa dévouée infirmière, qui ne la quittait pas, était aussi moins inquiète : il semblait que la crise allait passer comme tant d'autres fois. Cependant l'heure de Dieu était sur le point de sonner. Le matin, vers six heures, la respiration devint plus gênée; l'infirmière vint aussitôt nous avertir. Nous nous rendîmes promptement auprès de la malade, et il nous fut facile de constater avec douleur que le moment de la séparation n'était pas loin. Notre bon aumônier, aussitôt mandé, arriva bien vite Toutes celles de nos Soeurs, qui n étaient pas au lit retenues par la grippe, étaient déjà auprès de notre chère agonisante à qui M l'Aumônier renouvela la grâce de la sainte absolution et récita les prières de la recommandation de l'âme.

Elle ne parlait plus, mais elle lui faisait comprendre qu elle entendait et s'unissait à tout. L'agonie se prolongeant, il sortit pour offrir le saint sacrifice de la messe, après laquelle nous nous réunîmes de nouveau auprès de notre chère mourante. La prière n'a pas cessé auprès d'elle jusqu'à 9 heures 15, où un dernier soupir si doux qu'à peine avons-nous pu le saisir, nous a annoncé que la colombe avait pris son vol. Nous espérons fortement que notre chère fille est arrivée au ciel escortée d'une multitude d'âmes qu'elle aura sauvées; ces petits négrillons, qui l'intéressaient tant, seront venus la chercher pour l'introduire dans la Patrie éternelle, où e le jouit déjà de la vue de ce Jésus qu'elle a tant aimé et où elle chante le cantique qu'il est donné aux vierges seules? de chanter. Du haut du ciel, elle veillera sur ceux auxquels elle a été unie sur la terre et qu'elle a aimés dans le Seigneur.

Mais comme la pureté de Dieu est infinie et ses jugements impénétrables, nous vous prions, ma Révérende et très honorée Mère, de lui faire rendre au plus tôt les suffrages de notre saint Ordre afin de lui aider, si elle en a besoin, à satisfaire à la divine justice.   

Par grâce, une communion de votre sainte communauté, une journée de bonnes oeuvres, l'indulgence du Via Crucis, les six Pater de l'Immaculée Conception, un acte de réparation à la Sainte Face de Notre Seigneur qu'elle a honorée par sa vie toute de souffrances et une dévotion singulière; une invocation à N.-D. du mont Carmel, à notre Père Saint] Joseph, à notre Père Saint Elie et à Sainte Véronique, objet de sa tendre dévotion. Elle vous en sera très reconnaissante, ainsi que nous, qui avons la grâce de nous dire, ma Révérende et très honorée Mère, au pied de la crèche du saint Enfant Jésus,

Votre humble Soeur et servante,

Soeur MARIE-BAPTISTE, Rel. Carm. ind.

De notre monastère de la Sainte Mère de Dieu et de notre Père Saint Joseph des Carmélites de Limoges, ce 27 décembre 1896.  

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