Carmel

26 Novembre 1895 Jérusalem

 

Ma Révérende et très honorée Mère,

Paix et très humble salut en Notre Seigneur, qui vient de nous imposer un second- sacrifice cette année, en enlevant à notre religieuse affection notre chère Soeur Marie Catherine de Jésus, professe du voile blanc, à l'âge de 61 ans et de religion 18 ans 11 mois. Ma Soeur Catherine était née à Ladern, petit village des environs de Carcassonne. Parlant peu d'elle-même, elle ne nous a jamais donné de détails sur son enfance. Nous savons seulement que, sa robuste constitution le lui permettant, elle passa plusieurs années dans les travaux de la campagne, aidant son père qui disait fièrement : «Ma Catherine vaut un homme». 

Bien qu'elle n'eût jamais songé à s'établir dans le monde, elle n'était déjà plus une jeune fille lorsque l'appel de la grâce se fit sentir, mais elle ne comprit point tout d'abord à quel genre de vie Dieu la réservait; de là des indécisions, des troubles, des inquiétudes qui la poursuivirent pendant plusieurs années. Elle en était là sans savoir où trouver le lieu de son repos lorsqu'une dame française qui partait pour l'Egypte lui proposa de la prendre à son service Catherine accepta sans se douter que Mme V.... était pour elle la main de la Providence. Arrivée à Alexandrie, elle s'adressa pour la conduite de son âme à un père Lazariste auquel elle fit part de toutes ses peines intérieures. Le digne prêtre la tranquillisa, la consola, et ne tarda pas à se convaincre que sa pénitente était appelée en religion, mais dans un monastère, son attrait la portant vers la vie contemplative. Comme il n'y avait à Alexandrie que des communau­tés s'occupant d'oeuvres actives, Catherine et son père spirituel prièrent et attendirent. Notre Seigneur, dans sa miséricorde, avait permis que notre Soeur Catherine se trouvât dans une famille chrétienne où son activité et son dévouement étaient appréciés, où sa piété était respectée au point que, connaissant son habitude d'aller tous les soirs à l'église, et voyant qu'elle n'osait en demander la permission lorsque son service la retenait plus tard qu'à 1' ordinaire, le maître de la maison lui-même lui disait : « Ca­therine, laissez cela à faire au cuisinier, et vous, allez à l'église, autrement vous ne seriez pas contente demain».

Malgré ces délicates attentions, le coeur de Catherine n'était point entièrement satisfait. Pendant qu'elle priait le bon Maître de la tirer hors du monde, notre Carmel se fondait sur le Mt des Oliviers; son directeur en eut con­naissance et lui offrit de nous la présenter. La vie de solitude qu'on lui proposait convenait parfaitement à ses désirs, mais par des circonstances qu'il serait superflu d'énumérer son admission fut encore différée. Enfin le jour vint où son confesseur put lui dire : «Partez pour Jérusalem ». Ce que fut cette nouvelle pour le coeur de notre Soeur Catherine, Dieu seul le sait, car elle avait craint d'être refusée à cause de ses quarante ans. Elle quitta Alexandrie malgré les instances que fit M***.... pour la retenir; mais arrivée au Mt des Oliviers après sa visite aux lieux saints, une nouvelle déception l'y attendait. Nous n'avions point encore de tourière. Au lieu d'entrer dans la clôture comme soeur du voile blanc, elle fut retenue dehors en qualité de tourière. Ce n'était point là son rêve. Avec sa foi ardente et simple, elle s'adressa à Celui qui peut tout, et au bout de 16 mois, une personne qui n'était ni attendue ni demandée se présenta pour être tourière. Ma Soeur Catherine nous supplia de l'accepter et de lui ouvrir à elle-même les portes de la clôture. Les voies de la Providence plaidaient pour elle; nous accédâmes à ses désirs et elle fut reçue en temps ordinaire à la prise d'habit et à la profession.

Pendant ses 19 ans de vie religieuse, nous avons pu apprécier l'esprit de dévoue­ment de notre bonne Soeur Catherine qui ne comptait jamais avec la fatigue, mais ce fut plus particulièrement dans les commencements, alors qu'elle se trouvait notre unique Soeur du voile blanc, qu'elle se dépensa sans mesure, ajoutant les nuits aux jours; ce qu'elle fit d'ailleurs à peu près toute sa vie, soit pour faire face au travail, soit pour avoir quelques heures à passer devant Notre Seigneur quand sa journée trop remplie ne le lui permettait pas. Intelligente et ingénieuse, elle trouvait toujours moyen de se tirer d'affaire et l'on avait souvent recours à elle en dernier ressort. Pendant les pre­mières années -de fondation, elle - s'exerça dans toutes sortes de travaux; mais parfois, pour suffire à ses multiples occupations, elle cédait à un petit travers qui était de tout s'approprier. Pour elle, tout ce qu'elle trouvait était à l'usage commun. Un samedi, c'était au commencement do notre fondation, alors qu'on s'accommode de tout et de n'importe quoi, la novice chargée du Choeur cherchait vainement la tunique hors de service dont elle enveloppait son balai pour ôter la fine poussière du plancher: «Ah! se dit elle, ma Soeur Catherine... et l'abordant : «Ma Soeur Catherine; vous n'auriez pas pris la vieille tunique qui se séchait à tel endroit? —Cette tunique...... elle était à vous?... Eh bien! allez, vous pouvez vous en passer, dit tranquillement Soeur Catherine; j'en ai attaché un cardon qui avait besoin d'être butté. » 

C'était là un des petits défauts de ma Soeur Catherine. Son grand amour de la prière, soit vo­cale soit mentale, la rendait sujette à un autre. Lorsqu'elle devait, par obéissance ou par charité, laisser les exercices de piété pour prolonger les heures de travail, on la surprenait toute on pleurs, et soit qu'elle fut embarrassée d'elle-même, soit à cause de la contrariété qu'elle éprouvait, elle n'était point toujours d'un abord gracieux. Elle en fut souvent reprise et travailla si bien contre elle-même qu'au bout de quelques années elle avait remporté des victoires sur ses petits accès de mélancolie. Elle s'était d'ailleurs habituée à vivre on présence de Dieu et faisait oraison partout, étant fort ingénieuse a trouver des pratiques de piété accommodées à ses occupations. Elle avait une dévotion particulière au Précieux Sang et à N. D. des Sept Douleurs, mais sa grande dévotion était la Ste Communion. Pour n'en pas perdre une, que n'aurait-elle pas fait ! Son esprit de pénitence était remarquable; mais il la poussait quelquefois trop loin.

Do peur de manquer à la sobriété, elle se privait de là nourriture qui lui était né­cessaire et nous avions peine à lui faire entendre raison sur cet article. Deux fois déjà son état de faiblesse lui avait occasionné des contractions de gosier qui ne lui permettaient plus de rien avaler. La première fois, elle fut guérie miraculeusement en prenant une infusion bénite pour elle, de la bénédiction de St François, par un digne fils du Patriarche d'Assise. La seconde fois, on était à la veille de la Fête de notre Révérende Mère, et le Sacré Coeur auquel nous demandâmes sa guérison ne voulut point nous donner un enterrement au lieu d'une fête. Il nous exauça à notre grande joie.

Depuis quelques mois notre bonne Soeur Catherine sentait ses forces diminuer et se préparait à la mort. Quand on l'engageait à se ménager «Pourquoi disait-elle? J'irai tant que je pourrai et puis je m'arrêterai.» Un mois environ avant sa mort elle fut prise d'une inflammation d'intestins. Nous la mîmes au lit croyant bien qu'elle s'on relèverait avec des soins, mais elle était persuadée qu'elle en mourrait et bien avant d'être assez mal pour recevoir les derniers sacrements, elle les demanda elle-même. Le mal pourtant ne cédait pas. Le médecin nous ayant dit que les remèdes n'opérant plus, la maladie devenait dangereuse, nous la fîmes administrer à son grand contentement. Elle renouvela ses voeux avec une grande ferveur et demanda pardon à la Communauté avec un accent de contrition qui nous toucha profondément. Après les derniers sacrements elle no s'occupa plus que de sou éternité. Lui parler de guérison c'était jeter un nuage de tristesse sur son visage. Aux Soeurs qui allaient la voir elle demandait de lui chanter quelque chose du Ciel et les accompagnait elle-même tant que ses forces le lui permirent. Le jour de la Toussaint, elle reçut pour la seconde fois le St Viatique. Quand on lui demandait si elle souffrait, sa réponse était : «un peu», et pourtant le caractère de la maladie accusait de grandes souffrances. Le mercredi 0 novembre vers cinq heures du matin, la voyant plus mal, nous fîmes appeler la Communauté pour ré­citer les prières de l'agonie qui se prolongea jusqu'après dix heures. Alors notre chère Soeur qui avait conservé toute sa connaissance, et dont les mains cherchaient encore le crucifix pour le presser sur ses lèvres, quand elle cessa de la voir, ouvrit les yeux une dernière fois et regarda devant elle avec une expression d'étonnement et de sa­tisfaction, puis elle les referma comme un enfant qui s'endort et quelques instants après, la Communauté et nous présentes, elle passait si doucement qu'à peine pouvions- nous saisir son dernier soupir.

Le lendemain matin, nos Pères aumôniers, les missionnaires de N. D. d'Afrique, qui nous donnent en toute occasion des preuves de leur dévouement, chantèrent la grand- Messe qui fut célébrée par leur R. Père Supérieur, et, accompagnés de plusieurs membres du clergé, tant séculier que régulier, de la ville sainte, ils conduisirent notre chère Soeur à sa dernière demeure. La reconnaissance nous fait un devoir, Ma Révérende Mère, de recommander à vos prières ces saints missionnaires et l'oeuvre qu'ils dirigent en Orient. Nous les réclamons aussi pour notre excellent docteur qui a donné ses soins à notre Soeur et qui est tout dévoué à notre Communauté.

La vie édifiante de notre bonne Soeur Catherine nous fait espérer qu'elle aura reçu de Notre Seigneur un accueil favorable, mais il faut être si pur pour être admis en sa sainte présence que nous vous prions, ma Révérende Mère, de vouloir bien lui faire tendre au plutôt les suffrages de notre saint Ordre. Par charité, une communion do Votre fervente communauté, l'indulgence du chemin de la Croix, celle des six Pater, elle vous en sera très reconnaissante ainsi que nous, qui avons la grâce de nous dire, avec un religieux respect en Notre Seigneur,

Ma Révérende et Très honorée Mère,

De votre Révérence La très humble Soeur et Servante

Sr MARIE Aloysia

(R. C. ind.)

De notre monastère du Sacré-Coeur de Jésus, des Carmélites du Pater noster à Jérusalem, le 26 Novembre 1895.

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