Carmel

26 mai 1889 – Luçon

 

Paix et très humble salut en Notre Seigneur.

Il y a quelques mois seulement, nous réclamions des prières pour le repos de l'âme de notre chère soeur

St Jean-Baptiste tourière de notre Carmel ; aujourd'hui, nous avons la douleur de vous annoncer la mort de sa compagne de noviciat Marie Gabrielle, qui vient de quitter l'exil le 8 Avril à 11 heures du matin à l'âge de 35 ans. Elle en a passé 8 en religion.

 

Ces deux soeurs entrées ensemble au Carmel à 17 ans, ont été si unies pondant leur vie que le Seigneur n'a pas permis qu'elles fussent longtemps séparées par la mort. Toutes les deux ont promptement achevé: leur carrière ; mais la voie qu'elles ont suivie a été bien différente. Notre chère soeur St Jean-Baptiste est la petite fleur épanouie sous un riant soleil de printemps, et cueillie par le Divin Maître avant les mauvais jours. Ma soeur Marie Gabrielle est la plante d'hiver qui croît sous les neiges et les frimas et n'a d'autre soleil que la croix. Dieu, qui voulait sanctifier cette âme par la souffran­ce, l'avait admirablement préparée on lui donnant un coeur aimant, une nature très impressionnable une conscience timorée, un tempérament frêle et maladif.

 

Ces dispositions morales et physiques furent le fond sur lequel la divine Providence exerça constamment ses mi­séricordieuses rigueurs. des l'âge de six ans, elle perdit son Père. Sa Mère, demeurée veuve avec six enfants, n'eut d'autres ressources que les secours de la charité. La petite Adelina et son plus jeune frère durent aller recueillir le pain de l'aumône. Quelques années plus tard l'épreuve de la maladie vint s'ajouter à celle de la pauvreté : une affection de poitrine la for­ça souvent à garder le lit pendant quelques années. Après un pèlerinage à la grotte bénie de Lourdes, le mal ayant semblé disparaître, elle vint s'offrir à nous comme postulante tourière. Elle était bien délicate de santé mais elle nous parut si intelligente, si pieuse, que nous crûmes pouvoir quand même lui donner une place au tour.

Le Carmel devint pour notre jeune soeur l'arche du salut: elle n'a cessé, surtout dans les derniers jours de sa vie, de le répéter avec le sentiment de la plus vive gratitude ; il fut aussi le Calvaire où elle continua à se perfectionner dans la lutte et la souffrance.

Quoique bien jeune, ma Sr Marie Gabrielle était douée d'un esprit sérieux que l'épreuve avait mûri avant l'âge, et d'une intelligence supérieure, ce qui lui permit de saisir promptement tout ce que la vie religieuse demande de sacrifices et de vertus. Pour atteindre ce bel idéal, il y avait un immense travail à exécuter sur sa nature impressionnable à l'excès, et bien des larmes arrosèrent ses premiers sillons ; mais son caractère énergique ne se rebuta pas des difficultés. Elle désirait sincèrement être toute à Dieu, et se relevait après chaque petite défaillance, plus résolue que jamais de se vaincre complètement et prête à la réparer par les plus humbles aveux.

Notre chère soeur se fit remarquer, dès le commencement de son postulat, par la modestie et sa tenue irréprochable à la chapelle et dans les relations du dehors. Toutes les personnes qui la voyaient pour la première fois en étaient frappées. Elle mettait aussi tout ce qu' elle faisait un cachet de perfection ordinaire. Rarement, malgré son peu de force, elle cédait à d'autres la peine de cirer les parquets, prenant toujours pour elle de préférence les travaux les plus diffi­ciles et les plus pénibles. Grand fut son attachement et bien profonde sa reconnaissance envers la communauté, et rien ne lui coûtait, quand il s'agissait de nous prouver son entier dévouement.

Tant de qualités réunies donnèrent bientôt à notre jeune soeur un grand ascendant sur ses compagnes, qui aimaient à prendre son avis en toutes choses et à travailler sous sa dépendance. Il y aurait eu là un écueil pour sa vertu si les angoisses intérieurs par lesquelles il plaisait au Seigneur de l'éprouver n'étaient venues lui rappeler combien, devant sa sainteté infinie la créature est pauvre et souillée. Cette vue lui inspi­ra souvent des actes héroïques d'humilité et de mortification. Je ne crois qu'on puisse pousser plus loin sur ce point le courage et la générosité. La sainte obéissance pouvait seule mettre des bornes à son attrait pour la pénitence et les veilles. Elle était si heureuse lorsqu'on lui laissait la liberté de le suivre ! Que ne faisait-elle pas alors souffrir à son pauvre corps? une petite croix enfer, avec piquants, qu'elle a souvent portée, lui a laissé de nombreuses cicatrices qu'on a pu voir en lui donnant des soins pendant sa maladie.

Les douleurs physiques, qui laissèrent peu de répit à notre bonne soeur pendant sa vie, et celles qu'elle s'imposa volontairement n'étaient rien en comparaison des souffrances que lui firent éprouver la crainte excessive des jugements de Dieu, et les autres combats intérieurs qu'elle eut parfois à soutenir. Nous ne pouvons en donner qu'une idée incomplète, il ne nous est pas permis de soulever entièrement le voile qui cache les miséricordieuses opérations de la grâce en cette âme. Que de révélations de ce genre nous réserve le grand jour de la manifestation dos consciences !..

Il est temps ma Révérende Mère, de vous parler de la maladie qui nous a enlevé notre chère soeur Marie Gabrielle. Elle en avait le germe depuis bien des années et souvent des crises douloureuses étaient venues nous alarmer... Mais il se développa surtout avec une rapidité effrayante aussitôt après la mort de notre chère soeur Sr Jean-Baptiste. Ce coup, si terrible pour son coeur aimant, lui avait cependant été salutaire, et le Seigneur, en brisait un lien si doux et si fort, la préparait au sacrifice complet qu'il allait bientôt lui demander. Peu de temps après la perte de sa compagne, la pauvre enfant dut s'aliter; la maladie d'entrailles dont elle était atteinte se communiqua à la poitrine et lui fit souffrir pendant huit mois un véritable supplice ; elle l'endura avec la plus grande patience, ne se plaignant jamais et se montrant toujours reconnaissante et satisfaite des soins qu'on lui donnait.

 

Dès la première quinzaine du mois de Mars, la chère malade devint si fatiguée qu'on crut à propos de lui faire recevoir les derniers sacrements ; elle n'avait ce­pendant pas vidé son calice amer, et de longs jours de torture la séparaient encore de l'heure de la délivrance. Mais le divin Maître veillait avec une amoureuse sollicitude sur sa petite créature et lui ménageait des consolations pour la lutte suprême. A mesure quo les souffrances physiques augmentaient, la paix se faisait dans cette âme, naguère si anxieuse. Nous étions consolée en la voyant attendre la mort sans effroi. Bientôt même, elle devint l'objet de ses désirs : « Ne craignez pas de hâter la fin, disait-elle à la soeur qui lui prodiguait ses soins et qui avait peur de lui faire mal on la soulevant de sa couche. Je serais bien heureuse que tout fût fini. » La chère mourante, se dé­tachait de plus en plus des créatures ; elle ne voulait plus songer qu'à son éternité et refusait toute visite du dehors. Bien que celles de ses Mères lui procurassent un sensible plaisir, par esprit de mortification, elle ne les réclamait même pas.

 

Jusqu'à son dernier soupir, elle conserva sa paix et son entière lucidité. C'est dans ces dispositions si saintes qu'elle expira doucement, comblée des bénédictions du Seigneur, qui s'est plu à faire surabonder la pitié et la miséricorde dans cette âme où avaient abondé la souffrance et l'épreuve.

La longue purification qu'a subie notre bien chère soeur nous donne la confiance qu'elle sera promptement en possession du bonheur du Ciel ; cependant com­me les jugements de Dieu sont impénétrables, nous vous prions humblement, ma Révérende Mère, de vouloir bien ajouter au saint sacrifice de la messe, déjà demandé pour le repos de son âme, tout ce que votre charité pourra vous suggérer. Elle en sera très reconnaissante, ainsi que nous, qui avons la grâce d'être, en Notre Seigneur,

Votre humble servante

Sr Marie de la Trinité

R.C.I.

De notre monastère de Jésus Médiateur des carmélites de Luçon, 26 mai 1889.

 

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