Carmel

26 juillet 1894 – Tarbes

 

Ma Révérende et très honorée Mère,

           

Paix et très humble salut en Notre-Seigneur Jésus-Christ, le vivant Amen!... C'est ainsi que nous aimons à adorer notre divin Maître, et à nous unir à Lui dans la douloureuse épreuve qu'il vient d'imposer à nos coeurs en enlevant à notre reli­gieuse affection notre chère. Soeur Marie-Anna du Très-Saint Sacrement, pour faire écho nous-même aux admirables sentiments de notre enfant, dont la maladie a été une longue action de grâces, un hymne joyeux à la sainte volonté de Dieu. Sa mort nous laisse entourées d'une atmosphère de paix qui repose nos âmes et nous aide à porter les lourdes croix qu'il plaît à Dieu de laisser peser sur notre Commu­nauté. Notre chère Soeur était professe de Bagnères-de-Bigorre; elle avait cin­quante-sept ans d'âge et trente-quatre ans neuf mois de vie religieuse.

Par sa famille et sa naissance elle appartenait à la noble terre d'Auvergne qui ne cesse de donner à l'Eglise des vierges, des apôtres et d'éminents prélats. Une de ses arrière-tantes, qui était religieuse, eut la gloire de sceller sa foi de son sang pendant la tourmente révolutionnaire; et elle comptait encore parmi ses proches un prêtre vertueux et un digne évêque, dont le nom est désormais inséparable de celui de la Vénérable Jeanne d'Arc. Enfin, sa propre soeur consacre sa vie au service de Dieu et de l'humanité souffrante, parmi les héroïques Filles de la Charité.

Lorsqu'elle vint au monde, ses bons Parents pleuraient, inconsolables depuis de longs mois, sur un berceau vide où Dieu, qui voulait pour Lui les prémices de la famille, avait pris un ange pour son paradis. Avec elle la joie revint au foyer. Née le 2 février 1837, elle reçut le même jour, avec le saint baptême, le nom d'Anaïs ou Anna, qu'elle devait réaliser pleinement par le gracieux enjouement de son heureux caractère. La joie, disons-le tout de suite, devint son trait distinctif. Dieu semblait lui en avoir fait le don vraiment sans repentance, et toute sa vie il n'y eut jamais nuage si sombre qui pût en obscurcir l'éclat. Elle était l'aînée d'un frère et d'une soeur qu'elle affectionnait tendrement et qui l'aimaient à plein coeur.

Son enfance s'écoula entièrement sous l'aile de sa vertueuse Mère, vrai modèle de la femme chrétienne, qui voulait développer elle-même dans l'âme de son enfant, la divine semence de la Foi, et travailler à étouffer dans leurs germes les petits défauts presque toujours inhérents aux plus heureuses qualités. Préparer une demeure à Jésus dans le coeur de sa fille, était le but qu'elle ne perdait pas de vue, et sa sollicitude redoubla quand approcha le moment de la première commu­nion. Nous ne savons rien de la première rencontre de Jésus avec son épouse, mais le tendre amour de notre chère Soeur pour Jésus Hostie nous laisse présumer qu'elle fut pleine de charme pour son jeune coeur.

Anaïs avait environ une douzaine d'années quand elle fut confiée aux religieuses de la Visitation pour compléter son éducation. Vive, spirituelle, espiègle même, elle était cependant si appliquée à l'étude, si docile aux leçons de ses bonnes Maîtresses, qu'elle gagna bien vite leur affection. Celle des élèves lui fut comme naturellement acquise, tant elle était gaie, affable et charmante pour toutes. Tou­tefois, elle se lia d'une plus étroite amitié avec deux bons lutins, mais dans toute l'acception du mot, qui étaient l'âme de tous les hauts-faits du pensionnat. Ce petit trio d'inséparables, qui ne pensait encore qu'à se récréer, devait être à jamais uni dans l'amour de Jésus, qui déjà y voyait deux carmélites et une trappistine. Les heureuses années du pensionnat laissèrent à notre Soeur de doux souvenirs qu'elle aimait à rappeler. Les noms de ses dignes Mères ne s'effacèrent pas plus de sa mémoire que les bontés dont elles l'avaient comblée, et elle nous en parlait avec des accents de respectueuse affection et de profonde reconnaissance. C'est à la Visitation que Jésus fit sentir à son âme ses premières tendresses d'Epoux, sans qu'elle comprît pourtant le choix définitif qu'il avait fait d'elle.

En quittant le pensionnat, Anaïs ressentit quelque attrait pour le monde qui lui souriait et auquel elle plaisait par son humeur toujours égale, ses très spirituelles saillies et son naïf entrain. Elle se laissa faire. J'allais peu dans le monde, nous racontait-elle, mais parce que ma mère ne voulait pas m'y mener davantage, j'y prenais plaisir, et, quoique je n'y aie jamais attaché mon coeur, il me captivait un peu. Insensiblement, sans calcul, sans arrière-pensée, j'éloignai mes bonnes habitudes de piété et passai plusieurs mois sans aller retremper mon âme dans le bain salutaire de la Pénitence. Mon Père s'en aperçut, s'en émut, et fit à ma Mère cette réflexion, que j'approchais bien peu des sacrements, que cela l'étonnait fort après l'éducation foncièrement chrétienne que j'avais reçue. Ma Mère m'avait observée aussi, sa vigilance n'était pas en défaut; elle me communiqua les sentiments de mon père qu'elle partageait. Je compris la justesse de ses observations, et le même jour j'allai me confesser. Je m'adressai à un saint prêtre, dont l'âme était toute de feu pour Jésus Hostie. Il me fit une exhortation si touchante, me parla avec tant d'onction des mérites de Notre-Seigneur, de son amour, du bonheur de posséder son Sang rédempteur dans le sacrement de Pénitence et sa Chair divine dans l'Eucharistie, qu'il me communiqua sa flamme; et lorsque je le quittai, après qu'il m'eut remise à huit jours pour communier, je me trouvai toute changée. Le monde n'avait plus pour moi aucun charme, j'en sentais le vide et le néant, la rupture avec lui était à jamais faite. La semaine qui me séparait de la Sainte Table me parut un siècle ; chaque fois que j'entrais dans une église, j'étais invinciblement attirée vers le tabernacle et je souffrais de l'attente qui m'était imposée.

Après cette touche de la grâce, de laquelle notre chère Soeur faisait dater le moment de ce qu'elle appelait sa conversion, elle devint, nous écrit sa bien-aimée soeur, pour mes compagnes et pour moi, un modèle de douceur, de piété et d'union avec Dieu. Son directeur l'admit promptement à la communion fréquente, elle y trouvait ses délices. Elle refusa les plus avantageuses positions qui lui furent offertes dans le monde, et n'eut plus d'aspirations que pour le Carmel qu'elle ne connaissait pourtant que de nom. Elle renonça à la toilette, n'usa désormais que de vêtements très simples, se rapprocha des personnes les plus pieuses et accepta généreusement, quoiqu'il lui en coûtât beaucoup, les réflexions nombreuses que son apparente singularité attirait sur elle. Quand je rencontrais mes anciennes amies, celles dont j'avais partagé les plaisirs et les goûts, je souffrais, nous disait-elle. Mais rien ne l'ébranla, elle était heureuse déjà d'endurer quelque chose pour l'amour de Jésus.

Elle se mit bientôt en rapport avec un de nos Carmels et commença à mener une vie non plus seulement pieuse, mais austère, à coucher sur la dure, à se lever matin, à prolonger ses prières dans la nuit, à remplacer son linge par la laine, etc., etc... S'étant assurée par là qu'elle pourrait porter nos saintes obser­vances, et forte de l'appel de Dieu, elle s'entendit avec la Révérende Mère Prieure à laquelle elle avait confié ses attraits, et pria sa bonne mère qu'elle voulût bien lui permettre d'aller faire une retraite au Carmel de***. Cette demande parut étrange à Madame P... qui cependant accéda aux désirs de son enfant. Elle était seule alors pour prendre cette décision; depuis un peu de temps déjà, Monsieur P... avait rendu son âme à Dieu après une longue maladie très chrétiennement supportée.

Anaïs partit joyeuse, croyant sincèrement, du reste, qu'elle n'allait faire qu'une retraite ; mais la Révérende Mère Prieure, qui savait très assurée et très décidée la vocation de la chère prétendante, comprit sans doute qu'elle n'avait parlé d'une retraite à son excellente mère que pour obtenir plus facilement son consen­tement et rendre moins pénibles les derniers adieux, et à son arrivée elle lui ouvrit la porte du monastère. Notre chère Soeur la franchit avec un indicible bonheur et n'apprit qu'au-delà qu'on n'entrait pas dans l'arche sainte pour quel­ques jours de récollection, mais seulement pour y rester. Son bonheur redoubla quand elle comprit qu'elle avait fait deux pas au lieu d'un vers le but désiré, et elle se prit à espérer qu'elle l'avait définitivement atteint. Elle avait alors vingt ans et onze mois, sa majorité était proche.

Lorsque les huit jours accordés pour la retraite allaient finir, elle se servit de l'intermédiaire du curé de la paroisse pour obtenir une semaine encore; puis quelques jours plus tard elle écrivit à sa soeur pour qu'une prolongation lui per­mît d'achever au Carmel un mois si heureusement commencé. Madame P..., dont le coeur était en éveil, crut que sa chère fille voulait laisser passer le jour de sa majorité pour avoir le droit de disposer d'elle-même. Elle partit sur l'heure pour aller la chercher; et, comme pour mettre le comble à ses émotions et en apparence justifier ses craintes, le jour où elle arriva au Carmel de ***, on avait prêté l'habit à la chère postulante qui, pour le mieux porter, s'était coupé les cheveux, mais cela sans permission. Par là elle voulait surtout protester qu'elle avait dit adieu au monde. C'est sous nos saintes livrées qu'elle se présenta au parloir. Sans plus attendre, elle dit à sa mère : Quand je vous ai quittée, j'étais bien résolue à être religieuse, j'aime le Carmel, je sens que Dieu m'y appelle ; puisque maintenant le sacrifice est fait, je vous en prie, laissez-moi ici. Madame P... n'y tint plus; au milieu d'un torrent de larmes, elle exprima si énergiquement sa volonté absolue de ne reculer devant aucun moyen pour ravoir son enfant, que la Mère Prieure comprit qu'il n'y avait pas à insister. Elle déshabilla la pauvre novice improvisée, et dut imposer son autorité, presque user de sa force, pour l'obliger à franchir la porte de clôture.

Anaïs rentra dans sa famille; elle y passa quinze mois, menant la vie la plus retirée et la plus exemplaire, attendant l'heure que- la Providence avait fixée pour la rappeler au Carmel. Cette heure bénie sonna enfin.

A cette époque, un Carme, le R. P. Hermann, l'amant passionné de Jésus Hostie, attirait au pied de sa chaire des foules avides d'entendre sa parole entraînante, et d'apprendre de sa bouche même les merveilles de son admirable conversion. Madame P... se sentit pressée de le consulter sur la vocation de sa fille. Elle espérait, pauvre Mère, qu'il ferait droit à son coeur et dissuaderait Anaïs de la quitter. On partit pour une ville éloignée où il prêchait une station de Carême. Anaïs ouvrit son âme au saint religieux. Après un mûr examen, il reconnut l'appel divin, déclara à Madame P.... que Dieu voulait son enfant, qu'elle ne devait plus mettre obstacle à cette vocation, et fixa à un mois de là l'entrée de notre chère Soeur au Carmel de Bagnères-de-Bigorre.

Le mois suivant, 4 Juin 1859, forte alors de cette énergie que donne la Volonté de Dieu connue et généreusement acceptée, Madame P.... conduisit elle-même sa fille au monastère qui lui avait été désigné, presque au lendemain du jour où sa propre mère lui avait été enlevée. C'est que, à cette âme si chrétienne, il fallait comme l'excès de la souffrance, et, bien des fois dans sa vie, Dieu lui témoigna qu'il l'aimait assez pour payer d'un nouveau sacrifice un sacrifice amoureusement accompli.

C'est avec l'action de grâces dans le coeur et sur les lèvres que notre chère Soeur vit s'ouvrir devant elle les portes du Carmel ; elle y entra avec allégresse, s'écriant : Ma Mère, que je suis heureuse ! Elle avouait que son bonheur d'être toute à Jésus était alors si grand, qu'elle ne ressentait pas les déchirements de coeur qui accompagnent la séparation d'une famille tendrement aimée. Cependant, ils ne devaient pas lui être épargnés; à quelques jours de là, le souvenir des siens, de ceux qu'elle avait quittés, de ceux qu'elle avait perdus, vint mettre sa constance à l'épreuve. Elle pleura, comme le disait sa Maîtresse, les morts et les vivants. Mais, dominant cette sensibilité que nul, du reste, ne saurait blâmer, elle se mit à nos saintes observances avec le joyeux entrain qu'elle apportait à toutes choses. Son excellente santé lui rendait faciles les austérités de notre sainte Règle qu'elle pratiqua, dans toute sa rigueur, pendant de longues années.

Rien ne la rebutait. D'une nature vive et très énergique, ce qu'elle voulait était chose faite, et l'obstacle était aussitôt surmonté qu'aperçu. Ce qu'elle était ingé­nieuse pour arriver à ses fins, ne se peut dire, mais aussi un sacrifice accepté l'était sans retour. Son imagination vive et pénétrante, qui s'appliquait sans peine aux choses de Dieu, lui facilita les débuts de l'oraison, parfois bien arides; elle s'y montra toujours très fervente. Notre-Seigneur, il faut en convenir, apla­nissait les voies pour elle et répondait très tendrement au tendre amour qu'elle Lui témoignait. Elle goûtait fort cette délicieuse intimité avec Jésus; aussi, très empressée à s'y livrer, elle oubliait parfois qu'on doit quitter Dieu pour Dieu, qu'il est pour nous où le devoir nous appelle, et il lui arrivait de s'attarder au choeur quand son office la réclamait, ou de dérober çà et là quelques instants au travail pour voler à ses chers livres, ses trésors jusqu'à la fin de sa vie. Je dis bien ses trésors, car avec un talent inimitable elle savait trouver juste à point, dans ses auteurs préférés, ce qui répondait aux besoins de son âme : le mot qui changeait une peine en joie, comme la parole qui rendait à sa ferveur, un peu diminuée, tout son élan. Je ne puis souffrir longtemps, nous dit-elle maintes fois ; si Jésus s'éloigne il faut qu'il revienne bien vite, je ne puis pas m'en passer ! II est vrai que, semblable en cela à l'Epouse du Cantique, elle Le cherchait partout et ne s'arrêtait point qu'elle ne L'eut retrouvé. Jésus, sa paix, sa joie, il les lui fallait à tout prix, et elle luttait pied à pied, jusqu'à victoire complète, avec quoi que ce soit qui menaçait de les lui enlever.

Mais revenons au postulat que notre chère Soeur n'a pas quitté encore. Par sa ferveur, son caractère égal, elle faisait la joie de la Communauté qui l'admit au saint Habit et à la sainte Profession aux époques accoutumées. Devenir la fian­cée de Jésus le jour de sa vêture, et Lui être unie à jamais par l'émission des saints voeux, c'était le comble du bonheur. Elle se donna dans toute la mesure du possi­ble, et Jésus, qui aime les dons complets et joyeux, se plut à récompenser, par une faveur signalée, le généreux sacrifice qu'elle Lui avait fait de tout elle-même.

Ma Soeur Marie-Anna portait un très affectueux intérêt à une jeune fille, âme ardente, qu'elle regrettait de voir se passionner, quoique fort innocemment, pour les plaisirs du monde. Le jour de sa prise de voile, pendant qu'elle était étendue sur le tapis de fleurs, elle pria pour cette âme avec une confiance, doublée par notre vieille tradition, que Jésus ne refuse rien de ce qui Lui est demandé à ce moment solennel.

C'est de la jeune personne, devenue depuis longues années une fervente reli­gieuse, que nous tenons ces détails. Elle était venue à la cérémonie, se promettant de prendre tout le plaisir possible dans son voyage; en partant, avec une de ses amies qui s'absentait aussi, elles s'étaient donné un défi à qui s'amuserait davan­tage... La cérémonie l'impressionna beaucoup, mais son émotion fut au comble quand elle vit la chère professe prosternée et recouverte de son grand voile noir... Que se passa-t-il en son âme à cet instant?... elle ne le saurait dire..., mais elle se trouva subitement transformée..., elle ne se reconnaissait plus... ; désormais une barrière infranchissable était dressée entre elle et le monde... En quittant la cha­pelle, elle suivait sa mère sans se rendre compte où elle allait, ne voyait rien et ne pouvait parler, tant elle était absorbée par le charme divin qui l'avait pour jamais conquise à Jésus. A dater de ce jour, pressée par un attrait irrésistible, elle prit la résolution de se donner à Dieu, et peu après elle entra en religion.

Ma Soeur Marie-Anna, bientôt après sa profession, fut employée successive­ment aux offices de portière et de seconde sacristine, qu'elle remplit avec intelli­gence et dévouement. Son assiduité au choeur, sa voix forte et sonore, attirèrent sur elle l'attention de la Communauté qui, aux élections de 1867, lui confia la charge de Sous-Prieure ; mais elle ne devait l'exercer que peu de temps au cher berceau de sa vie religieuse.

Très affectionnée à notre saint Ordre, notre chère Soeur s'enflammait de zèle pour son extension, au contact des âmes ferventes qui l'entouraient. A la récréa­tion on parlait souvent fondations; c'était à qui se dévouerait pour donner, au prix de tous les sacrifices, une famille de plus à Notre Sainte Mère Thérèse, et à l'Eglise un nouveau centre de prières et d'expiations. Aussi, quand la fondation de Tarbes fut décidée, elle demanda à en faire partie, et l'obtint.

La charge de Sous-Prieure lui fut continuée à son arrivée ici ; on y ajouta les fonctions de dépositaire et le soin de plusieurs offices, de celui de la sacristie en particulier, qu'elle garda jusqu'à sa dernière maladie. Elle s'accommodait de tout, et sa franche gaieté, qu'elle savait si bien communiquer, éloigna plus d'un nuage de tristesse au début de la fondation où les peines et les difficultés ne manquèrent pas.

Notre entrée dans le monastère, enfin terminé en 1876, lui causa une vive con­solation. C'est à cette époque que remonte la tendre dévotion de notre chère Soeur pour le Saint Enfant Jésus. Nous l'avions chargée de l'ermitage consacré au Roi de Grâces qui se ressentait trop de notre pauvreté : il était en bonnes mains. Orner son trône, renouveler et compléter les toilettes du Divin Petit, était sa plus chère occupation. Les plus jolies fleurs étaient pour Lui; non contente de les déposer à ses Pieds, elle L'en couvrait. Quand arrivait le 25, jour où chaque mois la statue vénérée est placée au choeur, elle était triomphante et se donnait mille peines pour Lui construire un autel monumental. Mais habiller son Petit Jésus avait encore plus de charmes ; avec quel respect, quel amour, selon les temps, elle L'emmaillotait de riches langes, ou Lui mettait de belles robes aux couleurs variées et les petits bijoux qu'elle s'était procurés pour Lui! Quand la toilette était terminée, comme elle était heureuse de le prendre dans ses bras et de le porter, en Lui souriant, en Lui parlant, en le pressant sur son coeur, jusqu'au trône de dentelles, de fleurs et de lumières qu'elle Lui avait préparé ! La voir alors s'age­nouiller devant Lui avec un entrain, une ferveur, un air radieux qu'on ne peut oublier, était touchant!... Son Petit Bien-Aimé l'avait souvent exaucée en la gué­rissant de petites souffrances, en lui accordant des grâces importantes pour elle- même et pour d'autres; surtout, Il avait maintes fois souri à son âme; elle n'avait pour Lui que de douces caresses et de joyeux sourires.

Un jour cependant elle se prosterna devant Lui avec un visage triste et anxieux ; c'était le jour où nous perdions, il y a bientôt deux ans, l'inique procès intenté contre nous. Pour l'honneur de mon Petit Jésus, disait-elle, j'ai bien de la peine ! Comment a-t-il permis une telle injustice!... Mais bientôt, se souvenant que Jésus, la Sagesse infinie, a choisi pour Lui les opprobres d'une indigne condam­nation, et qu'ici-bas les plus aimés de Dieu sont les plus éprouvés, elle répétait : Il a fait ce qu'il a voulu, et il a bien fait ! Et au fond du coeur elle gardait l'invincible espoir que le salut viendrait et que le Monastère ne nous serait pas enlevé.

Près de Jésus Enfant elle puisait une tendre compassion pour ceux qui souffrent, elle les recommandait chaque jour à Notre-Seigneur; puis une grande sollicitude pour les pauvres pécheurs et une aimable charité pour ses soeurs. Elle était tou­jours prête à obliger, si bien qu'on aurait pu croire lui rendre un service quand on lui en demandait un. N'est-ce pas aussi à sa dévotion envers la Sainte Enfance que nous devons attribuer la grâce d'un si parfait abandon que notre chère Soeur a reçu dans sa dernière maladie ? et cette bonté de coeur qui lui faisait souhaiter de répandre autour d'elle sa pieuse et sainte joie ?

Elle était, en effet, nous le pouvons dire, l'âme de nos récréations auxquelles elle donnait un charmant intérêt. Le tour original de sa conversation rendait les choses les plus insignifiantes spirituelles et amusantes, et elle savait mêler aux joyeusetés les pensées qui élèvent l'âme. Son heureuse mémoire lui rappelait à propos des traits de la vie des Saints, des passages de leurs oeuvres, des élans de leurs âmes; elle les répétait avec une ferveur si communicative que, pendant cette heure d'être ensemble, l'âme trouvait une nourriture aussi bien que l'esprit un délassement.

Notre chère Soeur avait toujours observé notre sainte Règle, quand, il y a quelques années, sa santé subitement affaiblie lui causa une sensible épreuve. Elle se résigna avec peine à prendre des soulagements et surtout à laisser quel­quefois vide sa place au choeur, où elle soutenait la psalmodie par sa voix aussi fervente que remarquablement forte. Des peines morales s'ajoutèrent aux souffrances physiques, et elle connut pour quelque temps les angoisses d'une nuit d'autant plus douloureuse, qu'elle savait à peine, jusque-là, ce qu'était un jour sans soleil. Ses chers livres mêmes étaient alors lettre close... Cette fois, l'humble résignation était la seule voie possible pour retrouver la paix. Elle s'abandonna... et Jésus ne tarda pas à revenir. Elle sortit du creuset plus souple à la grâce, plus oublieuse d'elle-même et plus détachée de tout ce qui n'est pas le souverain Bien. D'ailleurs, la facilité avec laquelle notre chère Soeur parlait des choses de Dieu et de son âme, l'avait mise à même de profiter dans une large mesure des secours spirituels qui nous sont accordés, et elle y avait puisé des lumières et des énergies qui, pour n'être pas sensibles à l'âme à l'heure de sa détresse, n'en sont pas moins là pour l'aider à soutenir l'attente du Seigneur, pour la guider à tra­vers l'obscurité de la nuit et la porter meurtrie, mais fidèle, jusqu'à l'aurore du jour où elle peut dire enfin : Celui que j'aime est à moi !

Sa confiance envers sa Mère Prieure était entière, elle nous ouvrait son âme en toute droiture et simplicité. Dans ses rapports intimes avec les dignes prêtres chargés de nous conduire, et les éminents religieux appelés à nous donner les exercices de la retraite, son âme élevée s'était imprégnée des grandes et fortes pensées, des sublimes vérités qui sont notre divin élément. Aussi, sous l'influence d'une direction où la science et l'expérience pratique de la vertu s'unissaient pour la guider vers les sommets de l'amour et du sacrifice, la nature qui, si longtemps, malgré nos efforts, pousse des rejetons, voyait sa sève se dessécher progressive­ment, et elle sentait se faire le bienheureux apaisement qui est en nous un accrois­sement de vie divine, une conformité plus parfaite avec Jésus. C'est que, non contente de jouir dans l'intelligence des horizons qui lui étaient ouverts et des divines beautés qui lui étaient montrées, notre enfant avait su en faire du sang pour son âme, selon la belle expression de notre regretté Pasteur, Monsieur l'abbé Fontan.

Nous ne nous étendrons pas davantage sur sa vie religieuse, il faut nous hâter pour laisser place aux intéressants détails sur les derniers jours qu'elle a passés parmi nous. Aussi bien, s'il est vrai que la fin donne à l'oeuvre son couronnement, il est vrai aussi qu'elle découvre en même temps la profondeur de sa base et la richesse de ses développements. Les dernières paroles de notre Soeur bien-aimée, qui seront pour les chers siens comme une relique de famille, vous révéleront, mieux que nous ne le saurions faire, combien elle a aimé. Et n'est-il pas vrai que l'amour c'est tout, que l'âme vaut ce que vaut son amour, que l'amour est son poids ?

Depuis un an elle avait pu, à sa grande consolation, reprendre nos saintes observances, et rien ne nous faisait prévoir qu'elle était si près de nous quitter, lorsque, les premiers jours du Carême, elle fut prise d'un rhume qui dégénéra bientôt en congestion pulmonaire, une des formes de l'influenza qui sévissait alors dans la ville. Elle entra à l'infirmerie le 19 février. Les remèdes les plus énergiques employés demeurèrent sans effet. Le mal s'aggravant, notre Soeur désira, même avant que le danger devînt très grand, recevoir les Sacrements. Notre vénéré Père Supérieur lui donna l'Extrême-Onction, et notre bon aumônier lui apporta le saint Viatique. Permettez-nous, ma Révérende Mère, de recom­mander à vos ferventes prières ce jeune et digne Prêtre qui, il y a un an et demi, au moment où nous étions menacées de perdre le Monastère, voulut bien se don­ner à nous, partager nos peines et nous aider à les supporter, n'acceptant en échange de son dévouement que nos pauvres prières, auxquelles nos coeurs ajou­tent une reconnaissance que Jésus seul connaît bien. Son excellente famille riva­lise avec lui de délicates attentions pour notre Monastère ; veuillez bien ne pas les séparer dans vos souvenirs aux pieds de Notre-Seigneur.

La lenteur des progrès de la maladie, l'énergie peu ordinaire de notre chère Soeur, nous donnaient, au médecin et à nous, l'espoir qu'elle guérirait; mais Jésus l'appelait... Elle avait aimé particulièrement cette pensée que  « chacune de nos journées doit être une messe vécue » elle gardait sur la porte de sa cellule, pour les relire souvent, ces paroles du Père Faber :  « Chacune de nos actions est une hostie, un encens, un sacrifice. Tout faire pour plaire à Dieu, c'est en quelque sorte dire la Messe toute la journée. » Jusque-là, elle avait offert à Dieu de nombreuses hosties, mais l'heure était venue de la suprême offrande : l'hostie entière allait, être acceptée pour l'éternelle communion. Jésus la séparait, la préparait par des souffrances si vives et à la fois des grâces si douces, que nous serions tentée de dire qu'il planta sa croix sur le Thabor. Elle, qui avait tant redouté la mort, la voyait venir sans peur. A cette question : « Vous n'êtes pas bien pressée d'aller à Dieu ? » qu'on lui adressa quand son état commençait à être très grave, elle répondit :  « Je suis tout à fait abandonnée ! Cependant, je désirerais guérir pour notre Mère qui sera bien affligée de voir diminuer son petit troupeau, et pour la Communauté qui s'attristera, mais je me tiens dans cette maladie entre les mains de Dieu, comme un enfant dans les bras de son Père, qu'il fasse de moi ce qu'il voudra. »

Nos inquiétudes augmentaient avec l'intensité de la fièvre ; elle était si violente que notre pauvre malade se sentait comme dans une fournaise, tandis que les étouffements la brisaient. Un saint religieux, très dévoué à la Communauté, étant venu nous voir alors, voulut bien entrer pour fortifier son âme contre les luttes du dernier passage. Malgré ses vives souffrances, elle lui parla avec son entrain accoutumé du bonheur d'être toute à Dieu, et affirma qu'elle n'avait pas eu un moment d'ennui dans toute sa vie au Carmel. Elle laissa son âme s'écouler dans celle du Très Révérend Père, leur entretien fut un entretien du ciel. « Oh ! ma Mère, que je suis heureuse ! nous dit-elle ensuite. Je ne souffre plus, mon âme est toute à l'action de grâces, au Magnificat. Que de belles choses nous avons dites sur les trois Amen qui résument notre vie et notre éternité : Amen aux souffrances de l'exil, Amen aux séparations et aux espérances de la frontière, l'Amen de l'au-delà ou de la parfaite louange dans l'éternelle union ! Mon âme déborde, vraiment je ne sens plus rien ! » — Chère enfant, lui dîmes-nous, c'est nous qui devrions vous soutenir, et c'est vous qui nous consolez. — « Que voulez-vous, ma Mère, Jésus ne change pas ses voies sur les âmes !... Il est bien doux pour moi ! »  

Ce fut là presque notre dernier adieu, car Notre-Seigneur allait nous demander à l'une et à l'autre un immense sacrifice. Cette ancienne compagne qui, depuis les premiers jours du noviciat, nous avait été inséparablement unie, qui avait partagé nos peines, nos sollicitudes, nous devions la quitter au moment où nous aurions voulu lui prodiguer nos plus tendres soins, et, si Dieu nous la prenait, recevoir et bénir son dernier soupir. Prise nous-même de l'épidémie, le médecin nous obligea à nous aliter. Toutefois, nous revînmes près d'elle pour lui faire renouveler ses saints Voeux, recevoir son humble demande de pardon et lui dire un au revoir que nous n'espérions guère en ce monde, mais qui lui voilait les émotions de l'adieu que nous avions dans le coeur.

Ce que nous avons éprouvé au moment de cette séparation, ma Révérende Mère, pourquoi essayer de le dire ? il faut pouvoir lire cette souffrance dans son coeur pour la comprendre.

Nous étions au 1er Mars, onzième jour de la maladie. Dès le commencement, notre pauvre Soeur s'était offerte pour plusieurs âmes, pour une d'elles surtout qu'elle désirait ardemment ramener à la pratique des devoirs religieux. Mainte­nant que les étouffements augmentaient de force et se prolongeaient, elle les endurait pour la persévérance de ces chères âmes. « Ce n'est pas tout de les rapprocher de Dieu, disait-elle, il faut les maintenir ; ils sont dans le monde exposés à tant de dangers ! »  — Interrogée si elle souffrait beaucoup : « Oh ! oui, mais je suis si heureuse de souffrir pour Dieu, pour les âmes ! La volonté de Dieu ! il n'y a que cela, je le vois bien depuis que je suis malade ! » — Très souvent elle bai­sait les plaies de son Christ en prononçant avec ferveur : « In manus tuas, Domine, commendo spiritum meum. » Puis, une fois, y ajoutant le sacrifice de sa vie, elle continua : « Quand Dieu voudra, comme II voudra, à l'heure, à la minute qu'il voudra ! Amen, Amen à toutes ses adorables Volontés ! » Et avec un soupir qui était toute une révélation de souffrance et d'amour : « Ah ! que l'Amen complet demande de sacrifices et d'immolations!... mais que Notre- Seigneur est bon de me faire communier à sa Passion ! Jusqu'ici je n'y étais pas entrée, j'étais attirée vers d'autres mystères. J'ai peu souffert jusqu'à présent... Jésus m'a donné une vie intérieure extrêmement douce... il est bien temps de commencer... Comment mourir sans partager ses souffrances ! Oui, Jésus est bien bon de me faire souffrir pour les âmes. Quelle grâce que cette maladie ! Le bon Dieu aurait pu me l'épargner, Il ne l'a pas fait ! Je pense sou­vent à cette parole dite à moi, pour moi, il' y a quelques années : Il faut que l'hostie soit immolée, que la victime s'oit consumée! » Ainsi cette âme, habituée jusque-là aux douceurs de la consolation, dès le premier signe de Jésus, Le sui­vait courageusement dans la Voie douloureuse, et nous ne pouvions nous empê­cher de répéter : Voyez comme elle l'aimait !

Des sentiments d'abandon et d'humilité revenaient tour à tour sur ses lèvres. Un jour qu'une douleur intense lui arrachait une plainte, elle s'écria : « Que le bon Dieu ait pitié de moi ! qu'il ait pitié de ce vermisseau ! » Une autre fois on l'enten­dit murmurer : « O Jésus ! si vous voulez, vous pouvez me guérir!... Que votre Volonté soit faite !... épargnez-moi les douleurs de l'agonie ! »

A mesure que les souffrances devenaient plus vives et que la faiblesse augmentait, elle demandait des prières pour que Dieu lui fît la grâce de conserver la patience. Mais vous l'avez, lui dit sa charitable infirmière, qui ne la quittait ni la nuit ni le jour, mais vous l'avez ! — « Ah ! ne dites pas cela ! répliqua-t-elle vivement, il faut la demander et très humblement. » L'appréhension de manquer de patience la préoccupait tellement qu'elle fit écrire un acte de désaveu de tout mou­vement naturel ou d'impatience, le plaça sur son coeur, et quand la souffrance était intolérable, que les efforts pour respirer restaient impuissants et que l'agita­tion devenait forte, elle le pressait vivement pour l'offrir à Dieu.

La chère enfant ne savait pas la gravité de notre état, elle espérait toujours nous revoir le jour suivant. Hélas! chaque matin ramenait une nouvelle déception, car le mal s'annonçait pour nous aussi inquiétant que pour elle. Elle sentait profondé­ment la douleur de notre séparation, et l'exprimait ainsi en dictant une lettre : « Dites que je suis sur la croix toute nue, toute pure, que depuis quatre jours je n'ai pas vu ma Mère, mais que je suis en paix, que je veux tout ce que Jésus veut. » Et plus tard : « Ah ! je sens bien que Notre-Seigneur veut me purifier, qu'il me veut seule pour Lui ; j'aimais peut-être trop notre Mère, c'est pour cela qu'il m'en prive... Notre Mère, c'est son autorité, mais Lui veut m'être une plénitude ! » Et comme elle commençait ce verset du Ps. 26 :  « Pater meus et mater mea dereliquerunt me », on acheva : « Dominus autem assumpsit me. » —«  Oh! oui, fit-elle, c'est vrai, le Seigneur prend soin de moi ! Pourtant, que de choses j'aurais à dire à notre Mère ! faudra-t-il donc mourir sans la revoir ? Ne lui dites pas tout ce que je souffre, n'ajoutez pas à sa peine, qu'elle ne sache pas le danger où je suis. » Et s'adressant à la chère infirmière avec laquelle son âme s'était identifiée : « Demandez-lui de me défendre de m'impatienter et de me troubler... Que Jésus daigne me préserver des angoisses, des terreurs; mais si j'en ressens, je vous les dirai, je vous dirai tout, chère Soeur. Vous me représentez notre Mère, vous avez reçu mission pour moi, Jésus me donne sa grâce par vous; c'est la même grâce, la même eau qui coule, le canal seul est différent. »

Les angoissas qu'elle redoutait lui furent épargnées, son âme resta toujours dans le Fiat de l'abandon et de la reconnaissance. Plusieurs fois par jour, elle faisait chanter ou réciter le Magnificat, elle s'y unissait, sa voix était pleine et vibrante encore. Pendant les nuits d'insomnie, où les douleurs arrivaient au paroxysme, elle commentait le Ps. 22 qu'elle appelait le psaume de la confiance, et en particulier ce verset, qu'on devait lui répéter plusieurs fois :  « Quand même je me trouverais au milieu des ombres de la mort, je ne craindrais aucun mal, parce que, Seigneur, vous êtes avec moi ! »

Toutes ses souffrances étaient offertes à Dieu et elle priait constamment. Ne restons pas à ne rien taire, disait-elle à l'infirmière. Et quand une heure de communauté sonnait, elle lui prenait les mains : « Oh ! ne me quittez pas, nous prierons ensemble; la maladie est une grande oraison, on est loin, loin de tout, on sent la séparation se faire et nous envelopper. » En effet, la séparation se faisait et les jours de notre enfant étaient comptés, elle le sentait bien. Comme la nature la portait à Dieu : « Ouvrez les rideaux, demanda-t-elle peu de temps avant sa mort, pour que je regarde les arbres, le soleil, je n'ai plus qu'un ou deux jours à les voir. »

Elle voulut dicter ses adieux à sa soeur bien-aimée, à son cher frère, à sa belle-soeur qu'elle affectionnait tendrement. La discrétion nous impose de ne prendre, dans ces lettres où son âme et son coeur débordaient, que ces quelques mots qui résument ses désirs et sa tendresse pour les siens : « N'oubliez jamais que nous ne sommes faits que pour l'éternité !... pour moi, je m'en vais... je suis très contente, très en paix... ne vous faites pas de peine... je prie pour vous... ne m'oubliez pas... au ciel, je penserai à vous, je vous attirerai !.. »

Notre chère mourante avait sur son lit les images de son petit Jésus, de ses saints préférés, qu'elle regardait souvent. Mais la joie de son âme à ce moment suprême, c'était Marie, sa Mère du ciel. Elle demandait souvent de l'eau de Lourdes et disait : « Quelle grâce de paix et de confiance la Très Sainte Vierge a mise dans cette eau ! on sent, en la buvant, que c'est le don d'un coeur maternel.» Bien des fois nos vénérés Pères confesseurs lui avaient renouvelé la sainte absolution, et plusieurs fois aussi elle avait reçu le saint Viatique ; mais la fin approchait à grands pas et nous désirions vivement que Jésus vînt encore la visi­ter. Les souffrances étaient telles, le matin du jour qui devait être le dernier, qu'il n'y avait pas à y penser. Alors elle fit prier Monsieur l'aumônier qu'il voulût bien l'offrir au Saint Sacrifice avec la divine Victime, et pendant la sainte Messe elle réitéra le sacrifice de sa vie en union avec Jésus Hostie. Elle était agitée, hale­tante ; malgré cela elle renouvela ses saints Voeux, s'offrit à Dieu, pour l'Eglise, la France, la communauté, ses chères âmes, nos Carmels, et enfin nos bienfaiteurs, ceux surtout qui nous ont assistées dans notre .grande épreuve et qu'elle nommait particulièrement et souvent.

Vers onze heures, elle fit de nouveau le sacrifice de sa vie en union avec Jésus sur le Calvaire, et pria Marie, la Mère des douleurs, agonisant d'amour au pied de la Croix. A ce moment notre bon docteur vint la voir; elle lui demanda si son état était bien grave. Il répondit : « Vous avez beaucoup d'énergie, ma soeur, mais vous êtes très malade. » Et comme il s'éloignait, elle dit vivement : « Eh bien ! nous irons au ciel ! » Près de chanter l'éternel Gloria, elle finissait ainsi son cher Psaume de la confiance en commentant le verset qui le termine : « Et ut inhabitem in domo Domini.

Pendant que notre enfant communiait à la volonté de Jésus par l'oblation de sa vie, nous priions ce divin Maître qu'il daignât lui accorder encore une Hostie. Notre voeu fut entendu. L'agitation du matin cessa pour faire place à une sorte de paralysie qui, tout en ne se produisant que lentement, l'insensibilisait déjà. Tout à coup elle dit à son infirmière : «Mais je suis très bien, je ne souffre plus ! » — Et la respiration ? — Elle ne me fatigue pas du tout. » Et pourtant elle était haletante à faire mal. Elle se croyait guérie et parlait de la joie qu'elle nous donnerait en venant nous surprendre dans notre infirmerie. On put lui communi­quer alors une lettre arrivée pour elle le matin, elle y lut elle-même les premiers mots. Nous ne pouvons résister au désir de retracer ici quelques-unes de ces lignes, d'autant plus consolantes pour la chère mourante et pour ceux qui l'ont aimée, qu'elles sont d'une âme qui avait bien connu la sienne : « Quels que soient les desseins de Dieu sur vous, chère enfant, réjouissez-vous, car ce Dieu, ce Jésus votre Roi, ce Jésus l'Hostie de votre amour, vous L'avez connu, aimé, servi, vous vous êtes donnée à Lui de tout l'élan de votre coeur. Que Jésus est bon à ceux qui L'aiment; comme sa chair, sa miséricorde, son amour sans bornes et sa fidélité sont un vrai viatique ! Dans votre vie pauvre, humble, mortifiée, vous avez communié aux passions de Jésus, dilatez donc votre coeur et étendez vos désirs, toute votre âme, vers la possession de Jésus, de Dieu face à face... Quel doux souvenir d'avoir tout méprisé pour l'Amour éternel, le voici qui se présente, Et sponsa et Agnus dixerunt : Veni!

Je me réjouis en Jésus pour vous... Vous Le verrez, vous Le verrez, et vous verrez votre douce et bien-aimée Mère. Dans quelle humilité votre âme doit entrer à la vue de ces mystères que la volonté de Dieu accomplira peut-être bientôt... Ne parlez pas de mains vides, car le Coeur de Jésus est votre richesse, sa miséricorde, et non vos mérites, est le fondement de votre espérance. Dirigez vers ce Coeur votre amour, mettez votre coeur en Celui de Jésus et dites : Amen ! Que la douce Mère du ciel étende son manteau maternel sur vous, vous prenne, vous défende et vous garde : Jesum benedictum fructum ventris tui nobis, post hoc exilium, ostende. »

Il était environ trois heures et demie ; le calme continuait. On proposa à la bien- aimée mourante de lui faire apporter son Jésus. « Je crois bien que je le veux, dit-elle, demandez bien vite la permission à Notre Mère. » Les préparatifs faits à la hâte, au lieu de la fatiguer, excitaient sa ferveur. « Venez, Seigneur Jésus, venez ! soupirait-elle. Oh ! qu'il vienne bien vite ! — Mais vous ne pourrez ava­ler l'Hostie ? — Oh ! si, et je la veux tout entière. » Avant de recevoir le Pain divin de son dernier voyage, elle s'inclina et, d'une voix distincte, pria Monsieur l'aumônier de vouloir bien l'absoudre de tous les péchés de sa vie dont elle demandait de tout coeur pardon à Dieu.... Puis, possédant enfin son Jésus, à une fervente action de grâces elle ajouta encore quelques prières pour gagner les indulgences... Pauvre enfant ! elle avait déjà la bouche à moitié raidie, sa lan­gue s'embarrassait ; ses yeux étaient fixes et ses mains démesurément étendues : c'était l'agonie. Et pourtant elle conservait non seulement, sa parfaite lucidité, mais sa vivacité et sa gaieté : elle avait encore un mot pour faire rire, et c'était navrant de voir en même temps ces traits si défigurés et cet esprit si libre. Vers quatre heures, elle demanda encore le Magnificat et le Te Deum, puis elle s'endor­mit. A six heures elle s'éveilla, prit une cuillerée de potion, baisa des reliques en nommant les personnes qui les lui avaient données, et dit à la Mère Sous-Prieure qu'elle allait très bien.... très bien.... qu'elle n'avait besoin que de dormir, mais que, auparavant, elle voulait venir nous voir. Sa chère infirmière l'ayant per­suadée qu'il valait mieux d'abord se reposer, elle prit son Crucifix, et après s'être enfermée par un élan de coeur dans la plaie du Coeur de Jésus, elle l'attacha dans sa main gauche avec son chapelet. Il faudrait dire qu'elle le lia, et cela avec une force et une vivacité inouïes; puis elle allongea les bras et... s'endormit, si l'on peut appeler sommeil cette dernière phase de l'agonie. Peu après on l'enten­dit encore murmurer tout bas Te Deum !... Ce fut son dernier mot.

C'était un spectacle beau et douloureux à la fois de voir cette chère agonisante immobile, le corps droit, la tête un peu soulevée et penchée à droite, les yeux demi-clos, les lèvres légèrement ouvertes et poussant çà et là un petit gémisse­ment. Douce victime, après s'être toute livrée aux droits du Maître elle était là, éten­due sur l'autel du sacrifice, blessée du dernier trait de l'amour vainqueur, et soupi­rant vers le Bien-Aimé dont l'attente faisait son martyre. Peu à peu sa physiono­mie prit une expression de paix et de joie qui contrastait fort avec la sueur de l'agonie qui inondait son visage, la pâleur livide de ses traits et la rigidité de ses membres. Elle semblait sourire ; on eût dit que l'âme, déjà en possession de la gloire, jetait, en le quittant, sur ce pauvre corps déjà mort, un rayon d'espérance et de vie. Au commencement de Matines, tout à coup la petite plainte devint plus faible, puis cessa; la, respiration se ralentit. L'infirmière comprit que c'était la fin, elle mit le cierge bénit dans la main de notre enfant bien-aimée qui, quelques minutes plus tard, s'éteignait sans le moindre mouvement : c'était le 8 mars, un jeudi, jour de l'Hostie Sainte à laquelle, par son titre de religion ... et par l'attrait de son âme, elle était spécialement consacrée.

La dépouille mortelle de notre chère Soeur fut exposée au Choeur dès le ven­dredi matin; une foule pieuse et recueillie l'entoura de prières pendant toute la journée. Le samedi, Monsieur le Curé de la paroisse, qui a la bonté de continuer à notre petit Carmel le vif intérêt que lui portait son vénéré prédécesseur, voulut bien dire la Sainte Messe et présider lui-même les obsèques. Il était entouré de ses vicaires et de la plus grande partie du clergé de la ville qui, en toutes circons­tances, nous donne le témoignage de sa haute sympathie. Que tous veuillent bien recevoir ici l'expression de notre très respectueuse gratitude.

Et maintenant veuillez, ma Révérende Mère, ajouter aux suffrages de l'Ordre déjà demandés pour notre chère Soeur, par grâce, une communion de votre fer­vente Communauté, l'indulgence du Via crucis, des six Pater et un Magnificat. Elle vous le rendra, du haut du ciel, avec toute la générosité de son bon coeur que nous avons connu si reconnaissant.

 

Nous avons la grâce de nous dire, ma Révérende Mère, dans le Coeur Sacré du divin Maître.

Votre humble soeur et servante,

Sr Marie-Ange de l'Assomption.

r. c. i.

De notre Monastère du Sacré-Coeur de Jésus et de Notre-Dame des Neiges des Carmélites de Tarbes, le 20 juillet 1894.

 

Nous réclamons bien instamment le secours de vos saintes prières, ma Révé­rende Mère, pour plusieurs graves intentions qui intéressent l'avenir de notre Communauté si éprouvée par la maladie depuis cet hiver et par les suites du procès dont nous vous avons déjà parlé. Nous vous prions d'agréer l'expression de notre reconnaissance pour le charitable intérêt que vous nous avez témoigné dans notre détresse. Nous vous rendons de notre mieux, près de Jésus, ce que vous avez fait pour nous.

Nos Mères de Poitiers recommandent à vos prières l'âme de Mademoiselle Jeanne du Palais, tertiaire de Notre Ordre, qui, après plusieurs essais de vie religieuse dans quelques-uns de nos Monastères, n'ayant pu embrasser l'austérité de notre Règle, est restée dans le monde très attachée à ses Mères et Soeurs du Carmel. Dans un billet laissé à nos Mères, elle demande par charité qu'à la pre­mière circulaire on veuille bien la recommander aux prières, du moins en qualité de membre du Tiers Ordre, et lui accorder, ce dont elle sera très reconnaissante, un De profundis et un Chemin de Croix. Nos Mères vous remercient d'avance de tout ce que vous voudrez bien faire pour cette âme à qui Dieu a prodigué la souffrance, et qui est si digne de votre fraternel intérêt.

 

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