Carmel

26 janvier 1891 – Niort

 

Ma Révérende et très honorée Mère,

Paix et très humble salut en N.S.

 

Par notre circulaire du 23 décembre, nous vous avons annoncé la mort, précieuse devant Dieu, de notre chère et vénérée Soeur Anne-Charlotte-Alphonsine-Louise-Marie de la Trinité, Professe de notre Monastère, âgée de 65 ans et 8 mois, dont 11 ans et 4 mois de religion.

Nous venons aujourd'hui, pour notre mutuelle édification, nous entretenir d'une vie dont le souvenir restera en bénédiction parmi nous.

 

Notre chère Soeur était née à Poitiers, d'une famille non moins distinguée par la foi et les vertus dont elle est la racine féconde, que par la noblesse du sang. La plus jeune de quatre enfants, deux fils et deux filles, elle perdit son père en bas âge, et concentra sur sa mère toute l'affection et tout le dévouement de son coeur filial. Grande et virile chrétienne, instruite et distinguée, vraie femme forte selon l'Écriture, Madame devenue veuve encore jeune, porta son veuvage avec dignité, et sut gouverner habilement sa fortune et sa maison. Elle se réserva la direction de ses enfants avec un soin jaloux, et tint à leur inculquer elle-même les principes d'une religion éclairée et d'une piété solide, en même temps qu'elle les formait aux devoirs de la famille et de la société. Son plus jeune fils mourut au berceau ; elle n'hésita pas cependant devant le sacrifice d'une nouvelle séparation pour confier son aîné aux Pères de la Compagnie de Jésus, alors exilés. Tout entière désormais à ses filles, elle trouvait dans l'aînée, calme et sérieuse, des aptitudes plus en harmonie avec les siennes. Alphonsine, au contraire, vive et impétueuse, répondait moins à ses soins ; ce fut plus tard un aliment à l'humilité de notre Soeur.

Sa première Communion, qu'elle fit à l'âge de dix ans, fut dans sa vie une époque considérable. Déjà, enfant de 4 à 5 ans, pendant une visite à la Maison- Mère des Filles delà Croix, dites de Saint-André (à la Puye), Dieu lui avait montré dans une vive lumière, qu'il lui demandait le don total et irrévocable de son coeur ; elle nous le racontait encore avec émotion, peu de semaines avant sa mort. En entrant dans ce coeur pour la première fois, l'Époux des vierges y imprima plus fortement le sceau de son amour qui devait n'y subir jamais aucune atteinte. L'enfant confia-t-elle à sa mère le secret du Roi ? Nous ne le saurions dire, mais nous retrouvons dans ses papiers un règlement de vie écrit pour elle par cette mère vigilante, en vue de contenir une nature trop disposée à s'échappera elle-même.

La touche de la grâce, quoique si forte, l'avait cependant peu changée en apparence ; et quand, à 18 ans, sa soeur fut enlevée à la tendresse maternelle, notre chère Soeur, qui en avait 16, n'était encore, selon son expression, qu'une grande enfant. Son chagrin fut profond, surtout à cause de celui de sa mère qu'elle eût voulu consoler à tout prix. Nous n'essaierons pas de dire ce qu'elle fut pour cette mère vénérée, jusqu'à la fin, c'est-à-dire jusqu'à l'âge de 54 ans, où l'ayant assistée dans son extrême vieillesse, soignée nuit et jour en sa der­nière maladie et ensevelie de ses mains, elle put se donner librement à Dieu. Le frère qui lui survit et la pleure avec nous, résume en un mol cette existence pleinement sacrifiée au devoir filial : « Elle a été héroïque. »

Ce qu'il dut en coûter à une nature si spontanée et si exubérante en toutes choses, pour rester sous une tutelle qui ne se ralentit jamais, c'est le secret de Dieu. Même dans la plus grande intimité, elle n'en a rien laissé paraître. Si parfois quelqu'un risquait un mot d'étonnement de la voir dans un âge avancé, dépendante au point de ne se permettre sans contrôle, ni la moindre démarche, ni la plus minime dépense, elle abondait en témoignages d'un respect si reli­gieux et si sincère pour une autorité dans laquelle elle voyait celle de Dieu, qu'on restait édifié, sinon convaincu, qu'elle y trouvait avec la sécurité, la joie la plus vraie. 

Peu de jours avant sa mort, elle nous disait : « Oh! que je dois à ma mère! Si je n'avais été sans cesse ressaisie et contenue par elle, que de sottises j'aurais faites! J'étais si superficielle ! Elle, au contraire, était profonde en ses pensées, chrétienne avant tout, et ferme mais sans sévérité ni raideur. Elle avait grand air et sa réserve imposait le respect. Sous cette apparence froide, quelle vraie piété ! quelle tendresse !... Enfin, je lui dois tout. »

Notre chère Soeur se rendait-elle vraiment justice en appréciant ainsi son passé ?... Toujours est-il qu'ardente et pétulante, elle ne put jamais, malgré sa bonne volonté, discipliner son intelligence, s'assujettir à un travail suivi, don­ner enfin aux leçons et aux exemples de sa mère qui était pour elle l'idéal de toute perfection, leur légitime et désirable succès. L'ordre et la correction, qu'elle avait en si grande estime, lui firent toute sa vie plus ou moins défaut. Elle s'en rendait bonnement à elle-même le témoignage. Toutefois, grâce à une intelligence plus qu'ordinaire jointe à une heureuse mémoire et à une grande facilité d'assimilation, elle avait acquis des connaissances variées, et savait une foule de choses apprises comme au vol, qu'elle racontait avec un entrain communicatif. Ajoutons que souvent l'enthousiasme prêtant à l'imagination ses couleurs, elle en revêtait les personnes et les choses avec une véhémence d'expressions qui était pour son frère l'occasion de critiques joyeuses auxquelles elle était la première à applaudir, n'y trouvant qu'une nouvelle raison de dévelop­per sa tendresse fraternelle. Ses observations fines, ses reparties spontanées, inat­tendues, piquantes, son aisance, sa bonne humeur inaltérable, sa verve en quel­que sorte intarissable, la rendaient, dans les réceptions de sa mère, l'âme et le charme des conversations. Que d'empressements et de prévenances elle y avait pour tous! Aussi comme elle était appréciée et aimée! Dans les réunions de famille, dans les voyages, elle prenait un vif intérêt à tout ce qui pouvait être agréable aux autres; elle s'amusait même franchement, sachant que la piété, utile à tout, ne doit jamais rendre la vertu morose. D'ailleurs, Dieu avait toujours sa part dans ses plaisirs ; ainsi, pendant des saisons d'eaux, dans des courses à che­val pour lesquelles elle avait un goût particulier, il lui arrivait d'entraîner son frère dans des sentiers écartés presque impraticables, dissimulant sous ces aventureuses fantaisies le désir d'aller répéter ses consécrations au Sacré Coeur et à la Sainte Vierge et de « crier » à Dieu son amour, dans des lieux où elle pensait que personne ne l'avait jamais aimé. Et comme nous lui demandions si réellement elle jetait aux échos des montagnes ces élans de ferveur : — « Oh ! non, répondait-elle en riant ; je m'en serais bien gardée! Je me contentais de crier dans mon coeur. Mon frère, aussi chrétien que bon pour sa soeur, l'aurait peut-être toléré, seulement il aurait dit une fois de plus que je faisais des folies. J'aimais mieux garder mon secret. »

Notre chère Soeur avait le goût du beau et du bien ; elle était charmée, on eût dit volontiers éblouie par la noblesse, la grandeur, l'éclat, et elle le témoignait au point de se faire passer parfois pour fière. De fierté, elle en avait juste ce qui convient à une âme élevée. La sienne, pour ceux qui l'ont bien connue, était comme pétrie d'humilité et d'abnégation. Ses parents, ses amis, les affligés, les pauvres aussi bien que les riches, trouvaient au besoin dans son excellent coeur refuge et consolation. Aux oeuvres de zèle et de charité, elle était toujours prête à donner son concours, à se donner elle-même sans compter ; la sage et forte direction de sa mère mettait seule à ce don d'elle-même la règle et la mesure. Elle était toute à tous, et cela d'une manière si facile, si gracieu­sement bienveillante, qu'on la nommait communément: "la bonne Alphonsine».

« Ma mère, nous disait ma Soeur Marie de la Trinité, comprenait et pratiquait la religion par les grands côtés. Elle détestait dans la piété toute petitesse et mesquinerie. Elle avait et nous inspirait pour les lois de l'Eglise un inviolable attachement; elle nous apprenait à vénérer ses sacrements, sa liturgie, sa discipline, ses pontifes, ses prêtres, ses religieux.» Ici, les impulsions ma­ternelles eurent toute leur efficacité. Entrée dans le courant doctrinal le plus pur, notre chère Soeur s'y développa avec l'âge, sous l'influence de deux grandes lu­mières de l'Eglise de France : le cardinal Pie, Évêque de Poitiers, et Dom Guéranger, Abbé de Saint-Pierre de Solesmes. Elle vit avec une joie immense le retour à Poitiers des fils de saint Ignace et de saint Dominique, et le restaurateur de l'Ordre monastique dans notre pays, reprendre pour ses fils possession du premier monastère des Gaules à Saint-Martin de Ligugé.

Toutes les manifestations de la vie de l'Eglise, ses conciles, ses fêtes, la ca­nonisation de ses Saints, la promulgation de ses dogmes, la ravissaient. Avec quel bonheur elle visitait ses sanctuaires renommés et prenait part à ses solen­nités ! Quelle ne fut pas l'ivresse de sa foi et de son amour lorsqu'il lui fut donné de voir Rome et Lorette, de s'agenouiller à la Confession de Saint-Pierre et de baiser les pieds de Pie IX !

Vous le voyez, Ma Révérende Mère, aucun élément de bonheur ne manquait à notre Soeur bien-aimée; elle aspirait néanmoins sans cesse vers la vie reli­gieuse objet de toutes ses espérances, terme unique ici-bas de ses ardents dé­sirs. Elle en parlait de temps à autre aux directeurs de sa conscience, surtout à l'époque de ses Retraites annuelles, qu'elle faisait très fidèlement. On lui répon­dait que l'heure de Dieu n'était pas venue et qu'elle ne devait pas songer à entrer en religion que son frère n'eût donné, par son mariage, une fille à sa mère.

Elle atteignait sa 33° année, et rien ne paraissait se dessiner a cet égard. Qu'allait-elle faire ? L'appel de Dieu datait de si loin ! Il était si fort, parfois si pressant! Comment continuer à y résister? Et ne serait-ce pas définitivement manquer à sa vocation que de s'exposer à se laisser gagner par un âge où peut- être il ne serait plus temps de la suivre. Elle s'ouvrit de ses inquiétudes à l'Évêque de Poitiers. Mgr Pie, dès son arrivée dans le diocèse en 1849, était entré en relations avec la famille***. Il y venait parfois à la campagne, se reposer des fatigues de son ministère, et il n'avait pas tardé à deviner la jeune fille, qu'il suivait d'un oeil attentif. »

Le grand Évêque, qui se disait volontiers non pas fondateur de choses nou­velles, mais restaurateur des antiques institutions de l'Eglise, portait bien avant dans son coeur l'oeuvre si ancienne et si vénérable de sainte Radegonde. Dans ses projets de restauration complète de la royale abbaye de Sainte-Croix, Alphonsine avait un rôle important et déterminé. Dévote, comme tous les enfants du Poitou, à la grande Reine de France, elle adopta les vues de l'Évêque, et, du consentement de sa mère, elle prit jour pour entrer dans le cloître. Madame *** acceptait le sacrifice, mais à quel prix !... Elle en tomba malade et sembla de­voir en mourir. Le Prélat revint sur sa parole : « Nous avons trop tardé, dit-il, mon enfant : à l'âge de Madame votre mère, la force morale, je le crains, ne lui suffirait plus pour triompher. Nous ne pouvons pas vouloir la tuer; restez donc, jusqu'à ce qu'il plaise à Dieu d'en décider. »

La jeune fille obéit et se livra avec un nouveau courage à sa tâche filiale. Ses rapports d'âme avec l'Évêque lui avaient été très doux ; elle eût trouvé une grande consolation à rester sous sa conduite habituelle, elle crut meilleur d'y renoncer. « lime semblait, nous a-t-elle dit, que je soustrairais quelque chose à Dieu dans la satisfaction que me donnerait la paternité si bienveillante d'un tel guide, et je trouvais d'ailleurs qu'il n'y avait pas lieu de me donner indéfiniment une si grande importance. »

 

Plus de vingt ans devaient s'écouler avant qu'Alphonsine pût suivre l'étoile qui lui avait montré la voie à l'aurore de sa vie. Son frère se maria, et elle trouva dans la femme de son choix, une soeur avec laquelle elle se lia d'une amitié dont nous dirions difficilement l'intimité et les délicatesses réciproques. Le temps n'était-il pas venu de donner suite à sa vocation ? Elle posa de nouveau la ques­tion à l'Évêque de Poitiers, qui lui répondit : « Non, mon enfant, il faut que Madame votre belle-soeur s'occupe de sa maison et remplisse ses devoirs de mère. Vous n'avez pas marié Monsieur votre frère pour donner une garde-malade à votre mère. Restez donc près d'elle jusqu'à ce que Dieu vous rende libre en l'appelant à Lui. » Elle fit complètement son sacrifice, ne parla plus de sa vocation que par des allusions lointaines et poursuivit sa tâche filiale. Son coeur se dilatant avec la famille, les enfants de son frère, objet de sa tendre affection, y trouvèrent une place qu'elle leur a gardée jusqu'à la fin.

Au mois de mars 1879, Dieu appela Madame *** à recevoir la récompense de ses vertus. Dès qu'elle eut rendu les derniers devoirs à cette mère si pieusement vénérée et chérie, Alphonsine se recueillit, offrit sa volonté à Notre-Seigneur, et lui demanda lumière et force pour discerner ses desseins et les accomplir. Depuis quelques années déjà, un travail considérable s'était opéré en elle; un besoin impérieux de vie intérieure et cachée, une soif de silence, d'obscurité, de don d'elle-même à Dieu seul et pour Lui seul, la pressait fortement. Elle avait sacrifié tant d'années au prochain ! Ne convenait-il pas de réserver à son Ame, le temps peut-être assez court qu'il lui restait à passer en ce monde ?

Mgr Pie, récemment élevé aux honneurs du cardinalat, n'avait pas modifié ses vues sur cette âme ; elle le savait, et craignit d'affronter avec lui une lutte dans laquelle elle se sentait comme vaincue d'avance ; elle éluda ses invitations pater­nelles et demanda à son pieux auxiliaire de la diriger dans sa retraite d'élection. Notre chère Soeur connaissait et vénérait Mgr Gay, dont elle goûtait les enseigne­ments élevés, mais elle n'avait point osé jusque-là lui confier son âme. Elle la lui ouvrit avec une parfaite simplicité, lui disant que maintes fois elle avait pensé au Carmel, vers lequel en ce moment un attrait comme irrésistible l'entraînait, malgré tout ce qu'elle y entrevoyait d'âpres sacrifices... Avait-elle les aptitudes nécessaires à cette vie de pure contemplation, et ne serait-ce pas présomption de sa part d'en vouloir faire l'entreprise ? L'Évêque d'Anthédon, directeur éclairé et Supérieur de trois monastères du Carmel dont il savait à fond et la règle et l'esprit, ayant tout examiné à la double lumière de l'oraison et de l'expérience, n'hésita pas à déclarer à notre chère Soeur que Dieu l'avait choisie, dans son amou­reuse bonté, pour se sanctifier sous l'habit des filles de sainte Thérèse. Cette question capitale résolue, une autre se posait : le besoin de solitude et de détachement était si fort chez Alphonsine, qu'elle voulait briser d'un seul coup avec toutes ses habitudes et toutes ses relations, et pour cela, n'entrer ni à Poitiers ni à Paris. Notre vénéré Père et Supérieur lui indiqua notre Carmel. Elle vint dès le commencement de Mai se faire voir, et demander en toute humilité si nous pouvions accorder une petite place à une personne d'âge si avancé et de si peu de valeur, mais désireuse de réparer le temps perdu et d'apprendre à aimer Dieu grandement. »

Elle se montra si ouverte, si généreuse et empressée à faire le sacrifice total de toutes choses et d'elle-même, qu'il nous parut dès lors que le bon Maître avait posé en son âme les bases d'une vraie vocation de Carmélite. De son côté, la pieuse et courageuse aspirante sentit qu'elle avait trouvé le lieu de son repos, et quand après avoir pris encore un peu de temps pour consulter Dieu dans la prière, nous lui écrivîmes qu'elle était acceptée, sa joie reconnaissante n'eut plus de bornes.

Annoncer sa résolution au cardinal Pie, disposer sa famille et surtout son bien- aimé frère au sacrifice de la séparation, lui coûta extrêmement, et les larmes des siens lui en firent verser de bien douloureuses. Elle hâta ses préparatifs, et moins de six mois après la mort de sa mère, ayant gardé son secret pour tout autre que pour ses plus proches, elle vint accompagnée de sa chère belle-soeur, et franchit sous les auspices de saint Louis, le seuil béni de notre monastère.

Dès le premier instant, ma Soeur Marie de la Trinité fut si simple, si gra­cieuse, si jeune de coeur, que son âge disparut en quelque sorte ; aussi, deux jours après son entrée, ses compagnes de noviciat l'enrôlèrent dans une partie joyeuse organisée pour la fête de la Mère Prieure. Elle s'y prêta d'une manière charmante et sembla s'amuser de tout, encore qu'elle cachât sous des sourires et des chants la blessure saignante de son sacrifice. Elle avait tant souffert depuis six mois, il lui avait fallu régler tant d'affaires, refouler tant de sentiments, elle était émue en sens si divers, que se recueillir et se préciser lui était difficile; aussi, dans son impuissance, était-elle heureuse d'emprunter, pour s'offrir à Dieu, cette formule consacrée par l'Eglise dans l'or­dinaire de la Messe, et que nous avons trouvée après sa mort, écrite de sa main : «Susçipiat Dominus hoc sacrificium ad laudem et gloriam nominis sui, ad utilitatem, quoque nostram, totiusque Ecclesiae suae sanctae. Le 25 août, par la miséricorde de Dieu, je suis entrée en la sainte maison du Carmel de la Passion à Niort. Le lundi 1er septembre, je m'offre spécialement à Notre-Seigneur pour com­mencer ma vie religieuse en union avec sa vie sur la terre. Ecce venio. »

 

Ma Soeur Marie de la Trinité débuta avec courage, embrassa nos observances, se mit à nos usages sans manifester aucune répugnance, sans paraître se douter qu'elle en pût avoir. A l'entendre, tout était très bon, très bien, et rien ne la faisait souffrir, Aisément on l'eût crue sur parole : elle était si rieuse aux récréa­tions, si habituellement assidue à la prière, si pleine d'empressement et d'en­train au travail! Il lui arrivait cependant de se trahir sans y penser : un jour, par exemple, à la demie de l'oraison, elle sortit du choeur et ne revint pas. Son ange alla à la découverte et la trouva à la fenêtre de sa cellule : « Malade ? dit-elle en l'interrogeant. — Non, répondit la Postulante; mais, ma chère, je vous avoue que j'en avais assez, et que je suis venue dans ma chambre pour me détendre un peu en prenant l'air. »

 

Son premier hiver fut rude. C'était pitié de la voir à son âge balayer, pren­dre part aux travaux communs, et par un froid intense, aller comme les plus jeunes, laver le linge à la buanderie ou l'étendre au grenier. Les douceurs des habitudes sacrifiées, les longues causeries du soir autour du foyer de la famille lui manquaient sans qu'elle consentît à se l'avouer à elle-même ; aux heures des repas, la cloche d'un établissement voisin dont le son lui rappelait celle du châ­teau de la Fontaine où elle avait passé de si heureux jours parmi les siens, venait émouvoir sa sensibilité et aggraver la mortification qui l'attendait au réfectoire. Mais, alerte et vaillante, elle passait en répétant son « Suscipiat » et en bénis­sant le Seigneur pour tant de grâces qu'il lui accordait. Ignorante de ce qu'est la direction au Noviciat et de ce que devaient être ses ouvertures, la Postulante se présentait gracieusement chez sa Maîtresse, malade à l'Infirmerie, pour prendre de ses nouvelles, et d'instinct s'installait au coin du feu pour deviser de choses et d'autres. A travers des discours pieux et des récits pleins d'intérêt, le beau temps et la pluie venaient parfois incidemment. La Maîtresse, qui ob­servait en laissant dire, saisissait au passage que des douleurs rhumatismales réveillées par l'humidité, jointes à la dureté de la paillasse, ne laissaient pas à sa courageuse fille un sommeil suffisant et d'autres détails que son esprit de pénitence et l'idée qu'elle se faisait de la mortification d'une Carmélite, ne lui eussent pas permis de raconter de parti pris. Lui donnait-on en conséquence quelque léger soulagement jugé nécessaire, elle était touchée, confuse, reconnaissante, et l'exprimait en des termes qui lui attiraient pour l'exercice de son humilité, des invitations pressantes à se hâter de déposer des allures trop mondaines.

Notre chère Soeur, attribuée tour à tour, et parfois simultanément par l'obéis­sance, comme aide à la sacristie, au réfectoire, à l'infirmerie, était au comble du bonheur de pouvoir rendre quelques services; les plus humbles avaient ses préférences; elle y mettait une bonne volonté que n'égalait pas toujours son adresse. Elle s'en rendait compte, riait à ses propres dépens, se disait à plaisir ridicule et encombrante, et remerciait des réprimandes comme de la patience dont elle trouvait qu'on usait envers elle. Ma Soeur Marie de la Trinité se disposait ainsi à recevoir le saint Habit, qui lui fut accordé après six mois de postulat.

Son Noviciat se fit avec des accroissements de ferveur; mais ses épreuves se multiplièrent au point d'en être transformées en pénibles tentations. L'amour de la famille y tenait une grande place: aux heures de solitude elle voyait passer et repasser devant son imagination ceux qu'elle avait quittés pour Dieu ; ses chères petites nièces dont les caresses lui avaient été si douces et que bientôt il ne lui serait plus permis de voir; cette belle-soeur tant aimée et affligée de son absence; ce frère son meilleur ami, qui peut-être doutait de son coeur... ses bonnes oeuvres laissées inachevées, celles de sa mère auxquelles il lui eût été si doux de se dévouer! Elle se représentait la gloire que pourrait donner à Notre-Seigneur dans le monde sa fortune et sa liberté bien employées. Ce n'était pas tout : notre bien-aimée Soeur avait un grand attrait pour l'office divin ; la sainte liturgie lui était depuis longtemps familière et, sa­chant assez de latin pour en comprendre et savourer les beautés, elle eût voulu en nourrir et réconforter son âme. Mais les rubriques la déconcertaient ; elle les étudiait sans relâche, les copiait même pour les mieux apprendre, vains efforts! La crainte de ne pas bien faire la saisissait et la troublait quand l'heure était venue de mettre son savoir en pratique. Fallait-il dire un verset, lire une Leçon, entonner une Antienne, elle feuilletait son bréviaire, tronquait l'ordre des mé­moires, voyait double, et finalement disait de travers ou ne disait rien du tout. Elle n'était pas plus heureuse en ce qui concerne les prescriptions du Cérémo­nial. Dans ses oublis et distractions, il lui arrivait, par exemple, de répondre avec sa politesse exquise à la chantre qui lui annonçait une antienne : « Ma Soeur, je vous remercie », et une profonde révérence tenait lieu d'intonation, sans assurer, hélas ! le sérieux de ses voisines. D'autres fois elle arrivait à l'avant-choeur sans manteau quand il était ordonné de le porter, ou encore, lorsqu'il n'était pas requis, se mettait en campagne à la dernière minute pour aller le chercher, manquait l'entrée du choeur et arrivait l'Office commencé, dans un recueillement qui ne lui permettait pas de s'apercevoir qu'elle était seule en si grande solennité. Aussi, l'entendions-nous répéter souvent : « Oh ! bonne Mère, c'est incroyable quelle peine je me donne pour faire des sottises ! » Elle disait encore : « Quand je me vois au milieu du choeur pour lire le Martyrologe, je ne sais plus de quel côté me tourner et je suis vraiment la première martyre de mon livre. » Elle en plaisantait aimablement, mais se demandait avec une inquiétude cuisante, si ce ne serait pas une témérité de contracter en de telles conditions des engagements si graves.

Nous ne partagions pas cette inquiétude, et cependant nous ne pouvions que prier et attendre, en nous demandant à notre tour si elle aurait le courage d'aller jusqu'à la Profession. En l'y engageant nous eussions craint de dépasser les bornes de la prudence. Bien plus, nous profitâmes de l'application commencée des décrets d'expulsion des Religieux, qu'on nous disait devoir s'étendre aux communautés de femmes, pour l'éprouver encore. Nous lui proposâmes donc de rentrer dans le monde sans attendre que nous fussions contraintes par la force, de nous disperser ou de prendre le chemin de l'exil. Personne, lui disions-nous, ne pourrait être scandalisé on surpris qu'elle en usât ainsi dans les circons­tances où nous nous trouvions. D'ailleurs, il lui resterait le mérite d'avoir loyalement tenté pour l'amour de Dieu une entreprise peut-être au-dessus de ses forces.

Notre chère Soeur nous répondit que si sa présence devait nous être un em­barras, si surtout nous ne lui reconnaissions pas une vraie vocation, elle était prête à se retirer ; mais que s'il en était autrement, à aucun prix, ayant selon la parole évangélique mis la main à la charrue, elle ne regarderait en arrière et qu'elle nous suivrait partout où nous irions, quand ce serait au bout du monde. Toutefois, si la volonté demeurait droite et ferme, les différents mouvements de la nature et de la grâce continuaient à se heurter en elle, et tandis que la partie supérieure de son âme était inondée de lumière, l'obscurité régnait dans la partie inférieure, et la sensibilité restait aux prises avec un travail laborieux jusqu'à la douleur. Nous en trouvons le témoignage dans un portrait qu'elle a tracé d'elle- même par obéissance à sa Maîtresse, deux mois avant sa Profession, et dans lequel nous relevons les traits suivants : « J'ai bien assez de lumière, j'en ai même beaucoup, énormément n'est pas trop dire ; mais je ne sais pas encore m'établir en Dieu comme dans un état, et m'y fixer de telle sorte qu'il me suffise. Je reconnais pourtant tous ses droits ; mais je voudrais pouvoir les éluder et me persuader qu'il n'exige pas de moi ce renoncement total. Il m'en a donné l'aptitude ; mais je n'ai jamais répondu à son avance par un travail suffisant. Voilà pourquoi à mon âge je me trouve si en retard, et c'est ce qui cause en ce moment ma souffrance extrême. Il faut quitter tout à fait ce qui m'attache et embrasser tout à fait et pour toujours ce qui effraie ma nature. Sans doute pour m'éprouver, Dieu permet qu'en ce moment où j'ai surtout besoin de lumière et de force, il me monte au coeur des appréhensions, des répulsions que je ne connaissais pas. Je suis comme à tâtons dans mon âme. Il faut passer parce supplice pour le connaître. Une seule chose domine clairement, c'est le désir, le besoin, la volonté de donner à Dieu ce qu'Il attend, ce qu'il demande ; c'est pourquoi je suis résolue à passer outre pour arriver à Lui. Être bien à Lui, cela me suffit. Souffrir, je dois m'y attendre et j'en remercie Notre-Seigneur. Au fond je le cherche vraiment, et je dis à plein coeur : Tu solus ! »

 

Ce mot final résume tout un état ; il traduisait aussi la conduite du divin Maître sur l'âme généreuse qui venait de le tracer. En effet, à cette heure difficile, il lui retirait en quelque manière ses plus légitimes soutiens, ou lui inspirait de les écarter. Le Cardinal Pie avait quitté la terre. Le guide de ses premiers pas vers le Carmel, Mgr Gay, occupé, pendant la vacance du siège épiscopal, de l'admi­nistration du diocèse, venait plus rarement visiter son petit troupeau, et la no­vice éprouvée, obéissant à un sentiment de discrète réserve et surtout à l'impulsion intime de la grâce, parlait d'elle-même le moins possible. Au plus fort

de ses angoisses, deux Religieux éminents qu'elle avait connus dans le monde et qui lui inspiraient une juste confiance étant venus nous voir, nous lui offrî­mes de les consulter. Après un moment d'hésitation et de prière, elle refusa en nous disant que dans ses dispositions présentes elle ne parlerait sans doute pas sans émotion, et par suite, ne se montrerait qu'à la surface ; cela joint à d'iné­vitables considérations extérieures, l'exposerait à s'entendre donner le conseil de se retirer, ce qu'elle ne voulait pas. Elle ne pouvait oublier sa liberté, nous la lui rappelions assez ! Mais elle répondait invariablement avec énergie : « Eh bien non ! du côté de Dieu je ne suis pas libre ; la charité de Jésus-Christ me presse. Quand je me détermine à le suivre jusqu'au bout, j'ai la paix, la dilatation, la joie de l'âme, et à travers mes appréhensions j'entrevois ici le bonheur; tandis qu'au moindre regard en arrière le trouble m'envahit, et je sens d'avance quels regrets empoisonneraient ma vie dans le monde. Les directeurs qui ne m'ont pas suivie ne saisiraient peut-être pas l'appel de Dieu, formel pour moi comme il ne peut l'être pour personne. C'est en comptant sur son secours tout-puissant que je veux me lier définitivement à Lui malgré ma faiblesse, si pour son amour vous avez la grande charité de m'accepter. »

La Communauté l'accepta, en effet, avec confiance ; elle en demandait la grâce avec tant d'humilité et nous avait donné, au jour le jour, de tels gages de ce qu'elle rendrait à Dieu, de gloire, et à nous d'édification !... Il nous était évident que ses difficultés pour l'Office divin n'étaient qu'une épreuve passagère, au reste déjà bien diminuée.

Soeur Marie de la Trinité souffrit encore beaucoup pendant sa retraite de Pro­fession; mais comme notre adorable Modèle agonisant à Gethsémani, ayant prolongé son oraison, elle se releva fortifiée sinon consolée, et disant après Lui: Levons-nous et marchons ! Elle s'avança d'un pas ferme et sûr vers l'autel du sacrifice, et prononça ses Voeux avec toute l'énergie de son amour. Jusqu'au soir de sa Profession elle se sentit intérieurement comme crucifiée avec Jésus-Christ. A partir de ce moment, le divin Maître répondit à la fidélité de sa ser­vante, en lui donnant une paix, un épanouissement, une liberté d'esprit qui n'ont plus connu d'éclipse.

Notre bien-aimée Soeur, délivrée désormais des préoccupations qui avaient quelque peu alourdi son âme et entravé sa marche, heureuse d'être l'épouse de Jésus, prit un nouvel essor pour le suivre et disposer en son coeur les degrés de son ascension. Elle manqua toujours plus ou moins d'initiative pour les choses de la terre, mais elle trouva dans son amour une précision et une suite admi­rables pour l'oeuvre de sa sanctification. Au lendemain de ses engagements sacrés, elle écrivait des notes que nous avons retrouvées dans ses papiers :

« Je dois m'oublier moi-même; je livre mon passé, mes inquiétudes à la divine bonté et à sa miséricorde. Me voici. Seigneur, pour faire votre volonté. Je dois supprimer les retours en arrière, garder toujours mon regard présent fidèlement attaché sur Dieu. Que Jésus devienne ma voie, mon appui, mon moyen, mon but. Toujours y tendre amoureusement ! Vie de plus en plus simple (esprit et paroles), humble, effacée, anéantie, suivant en cela l'appel si marqué de Notre-Seigneur. Il me semble que je me sens à ma place, à l'aise « dans l'abaissement. Jésus me trouve là pour m'introduire en son coeur. Aimer à être oubliée, vivre plus par le coeur que par la conscience, c'est-à-dire par l'amour, non par la crainte servile. Que Jésus me suffise !... »

Nous pouvons rendre à notre chère fille le témoignage qu'elle a fidèlement rempli ce difficile programme. Sans faire de bruit, sans attirer l'attention ni chercher des voies singulières, elle est allée au-devant de l'Epoux divin, toujours vigilante et la lampe allumée. Nature richement douée du côté du coeur et de l'intelligence, caractère facile, volonté déjà assouplie, éducation parfaite, constituaient des avances précieuses pour la vie de communauté. Mais ses qualités mêmes avaient leurs excès à combattre, et puis cinquante-quatre ans passés dans le monde au milieu des agréments que procure la fortune, une délicatesse sen­sible aux moindres nuances de l'affection et des égards, pouvaient lui devenir de redoutables écueils. Contenir son imagination, en régler l'usage, débarrasser son esprit des mille riens du monde, appliquer toutes les puissances de son âme à méditer dans la solitude la loi de Dieu, comme le veut notre sainte Règle, transformer enfin tous les éléments de sa noblesse native pour arriver à ne plus rien connaître selon la chair et à ne voir, juger, sentir, qu'en confor­mité avec Jésus-Christ, c'était assurément, pour un coeur épris de l'amour divin, une tâche attrayante, mais qui demandait une volonté magnanime. Cette vo­lonté, Dieu la lui a donnée et elle l'a appliquée, non seulement par une disposi­tion générale, mais en détail, jour à jour, heure à heure et en vérité par ses actes ». Elle avouait plus tard que c'était ardu, et disait: Nos Règles sont si sages, notre esprit si large, notre gouvernement si doux !

Cependant ce qu'ils réclament pris en bloc épouvanterait ; mais si l'on avance pas à pas, en embrassant chose à chose, appuyée sur la grâce de Dieu, avec l'aide que fournissent la direction des supérieurs et tant de moyens que nous avons toujours sous la main, sans se surmener, doucement et fortement, on peut arriver. » Ma Soeur Marie de la Trinité ayant, bien compris le principe enseigné par Mgr Gay qu'une Religieuse digne de ce nom n'est qu'une chrétienne meil­leure, s'est appliquée avec constance à la pratique des vertus chrétiennes, et sur leur fondement solide elle a travaillé à établir les vertus propres de son état. Oui, ma Révérende Mère, elle a travaillé sans s'épargner, sans attendre de la di­rection de ses Mères ou de ses confesseurs des secours de nature à la dispenser de la moindre partie de son labeur, ou à lui en adoucir les aspérités.

Elle a su se tenir en garde contre les théories brillantes, sources d'illusions pour des âmes moins positivement généreuses. Sa foi universelle et profonde lui faisait contempler comme à découvert les mystères de notre sainte religion et semblait redoubler quand elle assistait au Saint Sacrifice ou qu'elle commu­niait. C'est là surtout qu'anéantie dans l'adoration et l'amour, elle s'oubliait elle-même et passait tout entière aux usages de son Bien-Aimé. Sa piété tendre et forte ne craignait pas de s'alimenter de temps à autre par la considération des grandes vérités, car elle se souvenait qu'en Dieu tout est un et que sa justice mérite notre hommage aussi bien que sa bonté. Toujours en éveil, son esprit de foi la rendait prompte à percer les enveloppes, à dépasser les appa­rences. Dans les personnes, les choses et les événements qu'elle regardait de cet oeil illuminé du coeur dont parle l'Apôtre, elle savait voir Dieu, ses desseins, ses volontés, ses permissions, et y trouver, quoi qu'il lui en coûtât quelquefois, une source vive de paix et de vrai bonheur.

Son espérance du ciel fut pleine de joyeuse vaillance. Elle n'y sacrifia pas seulement les biens passagers en quittant le monde pour la religion , mais elle attendit fermement de la fidélité de Celui auquel elle avait voué la sienne, la réalisation des promesses qu'il fait à ceux qui auront tout quitté pour le suivre.

En pensant à sa charité nous nous sentons dépassée de toutes parts. Com­ment en parler ? Dieu lui avait donné une âme bonne; activement livré au Saint-Esprit, son coeur souple et docile se liquéfia en quelque sorte, et sous les touches mystérieuses de cet Esprit qui est l'Amour, il devint « vaste comme les rivages de la mer ».

Sa charité pour Dieu revêtait tous les caractères. Nous l'avons vue naguère prosternée et frémissante devant les droits et les exigences de la souve­raineté divine ; Jésus lui inspira des tendresses d'épouse. Passionnée pour sa Personne adorable et pour les intérêts de sa gloire, elle s'est animée d'un zèle dont les flammes toujours plus actives semblèrent à la fin la consumer. Âme apostolique selon le voeu de notre Mère sainte Thérèse, notre fille bien-aimée embrassait le monde entier dans sa prière comme dans les étreintes de sa cha­rité. L'Eglise avec tous ses besoins, ses pontifes et ses prêtres, les peuples assis au milieu des ombres de la mort, les justes, les pécheurs, les âmes du Purgatoire, la pressaient de hâter l'oeuvre de sa propre sanctification afin de de­venir un instrument plus puissant de prière. Elle pouvait dire avec Jésus: « Je me sanctifie pour eux afin qu'eux aussi soient sanctifiés dans la vérité ». Mais elle eût parlé juste en ajoutant avec l'Épouse des Cantiques: « Mon Bien-Aimé a ordonné en moi la charité ». Chacun, en effet, était à sa place dans ce coeur si fidèle à tous. Son amour pour sa famille alla toujours croissant à me­sure qu'il s'élevait dans des régions plus hautes. Elle demandait par-dessus tout à Dieu pour les siens, son règne et sa justice, tous les biens de l'âme et par surcroît ceux du corps, avec autant de prospérités temporelles qu'il leur en faudrait pour soutenir la dignité de leur rang. Elle était si affligée des ruines amon­celées par l'abaissement général des caractères ! « Les chrétiens eux-mêmes, disait-elle en gémissant, ne connaissent pas assez Dieu ; ils ne se souviennent pas de ce qu'ils ont coûté à Jésus-Christ, ils oublient leur baptême, voilà pourquoi ils en viennent à faire bon marché même de la dignité humaine.»

 

Son affection filiale et son dévouement pour ses Supérieurs étaient sans bornes : que n'eût-elle pas fait et souffert pour adoucir à sa Prieure tout travail et toute peine! Chacune de ses soeurs, aimée en particulier, aurait pu se croire, avec tout ce qui la touchait de près ou de loin, l'objet principal des pensées et des préoccu­pations de ce coeur fraternel. Elle estimait tout ce que l'Eglise bénit et approuve; mais notre communauté, notre esprit, avaient tellement ses préférences, elle en parlait avec de si chaudes louanges, que nous lui disions en riant qu'elle en était fanatique.

Parmi tant de traits que nous pourrions citer, nous nous bornerons à un seul, dans lequel cette charité se montre comme le lien d'un faisceau de plu­sieurs autres vertus : notre chère Soeur, seconde au tour où nous l'avions mise peu après sa Profession, était souffrante et, malgré quelques dispenses que nous lui avions imposées, elle se sentait comme à bout de forces. Après avoir prié, dans la crainte de céder à l'immortification, elle vint frapper à notre porte pour nous dire, en toute simplicité et dépendance, le besoin qu'elle croyait avoir d'une huitaine de jours d'un repos complet, après lequel elle serait en état de reprendre son emploi avec une nouvelle vigueur. Avant qu'elle nous eût indiqué le motif de sa venue près de nous, nous lui dîmes que nous allions lui retirer sa compagne et la laisser seule, chargée du tour pour un temps, après quoi nous verrions à lui désigner une aide. Sans hésiter, elle abonda en féli­citations sur notre charité maternelle et en expressions de contentement sur le repos donné à sa soeur ; le tout avec des sourires qui nous voilèrent son extrême fatigue. Elle n'en parla que beaucoup plus tard, pour exalter la vertu de l'obéissance dans laquelle elle affirmait avoir trouvé de nouvelles forces.

Dans cet office de première portière qu'elle a gardé jusqu'à sa dernière mala­die, sa charité fut active et dévouée pour tous au dedans et au dehors. Pleine de tact, de discrétion, de prudence, elle nous était un point d'appui et une précieuse ressource; nous comptions absolument sur elle. Quand nous trouvant empêchée, nous avions besoin de nous faire remplacer au parloir, si délicate que pût être alors la mission à remplir, nous pouvions la lui confier en toute sécurité, sûre d'avance que nul l'ayant entretenue, ne la quitterait sans être édifié, et au be­soin, consolé et éclairé. En la voyant si religieuse, nous nous défendions mal de regretter son âge. Venue plus jeune, quels services avec le temps n'eût-elle pas été capable de rendre à sa communauté !

Nous avons nommé tout à l'heure l'obéissance. Ma Révérende Mère. Ma Soeur Marie de la Trinité a excellé dans cette vertu fondamentale de toute vie religieuse. Dire qu'elle y fut prompte dans l'action, serait peu; son esprit, son jugement disparaissaient en quelque sorte devant l'autorité; tous ses dépositaires recevaient d'elle les témoignages d'un respect, d'une révérence que nous pouvons nommer un culte. Que de fois nous l'avons entendue répéter : « Comment une Religieuse peut-elle entreprendre de discuter les ordres donnés par les représentants de Notre-Seigneur ? C'est un mystère qui me dépasse, car alors notre vie n'a plus de sens. »

Elle était douce et humble de coeur; aucune parole d'hu­milité sortant de ses lèvres sincères, qui n'eût dans ce coeur une racine profonde. Ses lumières si vives sur Dieu la mettaient à sa vraie place. Dans ses épanchements intimes, nous l'avons entendue nous dire : « Sans doute, en se regardant par comparaison à d'autres créatures, on pourrait être tentée au moins en quelques points, de se trouver supérieure à elles; cependant, ce n'est pas sur cette comparaison que nous serons jugées, mais sur Jésus notre modèle, type d'une perfection si absolue qu'aucun abaissement ne saurait être de trop ; et d'ailleurs, si l'on regarde le prochain dans la sacrée poitrine de Jésus-Christ, comme s'exprime saint François de Sales, on arrive toujours à lui trouver des qualités et des mérites qui le relèvent à nos yeux. »

Comme elle était facile à se laisser enseigner et reprendre! A peine avait-on ouvert la bouche pour lui donner un avertissement, qu'elle accentuait ses accu­sations contre elle-même ; sa vertu si vraie, si mesurée en beaucoup de choses, entrait ici dans de véritables excès. C'est ainsi qu'elle fut, sans en avoir la pré­tention, une puissante auxiliaire pour la Maîtresse des Novices. Quand celle-ci avait à faire au Noviciat une recommandation plus pressante ou même une réprimande, ma Soeur Marie de la Trinité se chargeant de tout en façon de bouc émissaire, s'accusait d'une manière si lumineuse, avec une logique si surnatu­relle unie à tant de candeur naïve, qu'elle devenait entraînante et amenait à des résultats dépassant l'attente. Aussi, la fin régulière du Noviciat de sa chère fille approchant, la Maîtresse nous demanda-t-elle comme une grâce, de la lui laisser encore un peu, afin qu'elle continuât à exercer sur des Postulantes nouvellement venues, sa religieuse et salutaire influence. Toutes celles qui ont été ses compagnes ne se rappellent qu'avec émotion de si précieux souvenirs.

Elle était humble, mais si simple aussi quand la charité le réclamait ! Quel entrain pour se prêter aux désirs des Novices et préparer nos fêtes de famille, où rien ne semblait complet sans son concours ! couplets amusants, discours en vers et en prose, tout germait alors dans son imagination facile ; à travers des joyeusetés de bon aloi, elle disait d'abondance des choses pleines d'à propos et de grâce ; en relevant les avantages de la vie religieuse et les charmes de la charité fraternelle, il arrivait, sans qu'elle l'eût prémédité, que de petites scènes commencées par des fous rires, se terminaient par des larmes de bonheur et d'attendrissement.

Vous l'avez pressenti, ma Révérende Mère, cette âme si humble fut éminem­ment pauvre. Sa pauvreté servie par la mortification s'étendait à tout : réduire ses besoins au pur nécessaire, ne rien demander ou s'il y avait lieu de fournir quelques indications aux officières, se faire attribuer le moindre, le plus incommode, était pour elle si simple, elle y mettait tant d'aisance, que bien souvent on suivait son impulsion sans y prendre garde. Qu'on l'oubliât en quelque chose et qu'on voulût ensuite lui en témoigner du regret, elle répondait spontanément: « Oh ! c'est bien juste, vous avez tant à penser! Et puis, je n'ai pas souffert... » Pour un peu, elle nous eût persuadée que c'était elle qui nous surchargeant par ses exigences, nous devait des excuses. Elle n'éludait aucune des consé­quences de la pauvreté, et témoignait en toute occasion, d'actes et de paroles, qu'elle était venue comme son divin Maître, non pour être servie, mais pour servir.

Sa pauvreté et sa désappropriation s'étendaient à l'usage des biens spirituels. Fidèle à profiter des secours généraux, elle en recherchait rarement de particu­liers ; elle recueillait religieusement pour en conférer en son coeur et y conformer sa conduite, les enseignements de ses supérieurs, et ne demandait à la direction que la lumière et le contrôle de sa vie. « La pauvreté religieuse, répétait-elle souvent, il faut qu'elle aille jusqu'au bout de tous les dépouillements, nous l'avons promis; il ne faut plus que Dieu voie en nous rien, rien, rien que Jésus seul !»

Nous n'avons pu. Ma Révérende Mère, vous entretenir jusqu'ici des vertus de notre bien-aimée Soeur Marie de la Trinité, sans vous faire entendre quelque chose de son abnégation. Déjà dans le monde, au dire de ceux qui l'ont connue, elle la pratiquait à un degré rare. Cette disposition naturelle était chez elle le fruit spontané d'une bonté incomparable. Donner de la joie, faire plaisir était son besoin, nous pourrions dire sa passion. Elle s'estimait si peu, que passer après les autres, lui semblait l'ordre régulier. Vingt fois elle venait à notre porte avant d'y frapper, et pour peu qu'elle entendît parler ou nous crût occupée, elle se retirait, ne doutant pas que tout fût plus urgent que ce qui la touchait. Mais si l'abnégation de notre bien-aimée fille a été si loin en vue du prochain, quelle élévation, quelle valeur surnaturelle, l'union à Dieu n'y a-t-elle pas ajou­tées! C'était pour Lui, afin que Jésus-Christ prit en elle toute la place, qu'elle se renonçait. Elle sacrifiait sa propre vie à une vie plus haute afin de pouvoir dire avec l'Apôtre : « Mihi vivere Christus est. »

Malgré son âge et une santé laissant à désirer sur plusieurs points, ma Soeur Marie de la Trinité avait courageusement suivi notre sainte Règle, sauf à de rares et courts intervalles, lorsqu'il y a un peu plus de trois ans, une infirmité jus­que-là sans gravité, prit tout à coup un caractère menaçant. Selon sa coutume, elle s'ingénia à nous persuader (sans réussir cette fois) que ce n'était rien, qu'il n'y fallait pas faire attention. Le médecin, après l'avoir examinée, nous fit un signe dont elle comprit la valeur. Comme il nous précédait pour quitter sa cel­lule, elle nous dit tout bas : « Bonne Mère, vous savez, je suis à vous ; tout ce que vous déciderez sera bien » ; et elle baisa notre main en renouvelant l'acte d'un abandon sans réserve. Une opération fut déclarée, par le docteur, indispensable et pressante ; ne la pas faire ou la retarder, c'était la mort ; la tenter le jour même offrait une chance de salut, mais il était prudent de tout prévoir, et il conseillait qu'elle mit ordre à ses affaires.

Vous devinez notre émotion. Ma Révérende Mère. Il était 11 heures du matin; nous devions nous tenir prêtes pour 2 heures. Notre chère fille avertie, se tourna tout entière vers l'éternité, émue sans doute, mais confiante comme une enfant. En attendant Monsieur le curé de notre paroisse qui allait, en l'absence de Monsieur notre aumônier, la confesser et l'administrer, elle nous dit : « Je ne songe pas à de grandes revues de conscience, n'est-ce pas, bonne Mère ? Rien ne m'inquiète. Si vous l'approuvez, nous allons tout jeter dans le sein de l'amour infini et l'aimer à plein coeur. » Qu'aurions-nous pu lui conseiller de meilleur ?

Cette Extrême-Onction et le danger qu'elle annonçait produisit dans la communauté l'effet d'un coup de foudre suivi d'un indescriptible mouvement de prière. C'était à qui offrirait à Dieu une rançon plus efficace pour obtenir que cette Soeur vénérée, vrai trésor d'édification, fût conservée à notre religieuse tendresse. Communions, Rosaires, Chemins de Croix, etc., étaient promis par toutes à l'envi, tandis que de notre côté nous faisions voeu d'envoyer une malade pauvre porter à Lourdes notre action de grâces si notre chère fille était sans opération, délivrée de ce pressant danger. A 2 heures, munie des sacrements, elle était installée à l'infir­merie ; aidées des Filles de la Sagesse qui desservent l'hospice de Niort et sont pour nous de vraies soeurs, nous avions achevé les préparatifs. Pendant que les deux docteurs prenaient leurs dernières dispositions et que la bien-aimée pa­tiente se livrait doucement à Dieu avec Jésus immolé au Calvaire, un symptôme survenu motiva un nouvel examen, l'ajournement au lendemain de l'opération si redoutée, et finalement l'abandon de ce moyen extrême. Notre Mère du ciel avait entendu nos promesses et exaucé nos supplications ! L'espérance de ce premier moment devint peu à peu une douce réalité, et notre chère malade se remit de cette terrible secousse.

Le retour à la vie fut pour ma Soeur Marie de la Trinité une époque de renou­vellement et de progrès; elle n'avait pas à changer de voie, sa marche avait été si droite depuis le commencement de sa vie religieuse ! Mais elle pressa le pas, et durant ces dernières années, nous l'avons vue courir et à la fin s'élever d'un vol rapide, se consommer par la patience, et toute transformée, ne quitter la terre qu'environnée à nos yeux d'une auréole de sainteté. Ces choses se racon­tent difficilement ; nous devrons nous contenter d'en balbutier ce qu'il plaira à Dieu de nous permettre. Elle put reprendre nos saintes observances et son office de portière. C'était sa joie, mais achetée souvent au prix de quels efforts ! L'aggravation de ses infirmités et une faiblesse croissante, nous obli­geaient à lui imposer du repos et des dispenses qu'elle n'acceptait qu'à regret. Ses absences du choeur lui étaient particulièrement pénibles. Aussi après quelques jours de repos elle nous demandait avec instances de reprendre les armes.

Cette vie que Dieu lui avait presque miraculeusement conservée, elle la voulait dépenser pour lui au service de sa chère Communauté. Elle lutta ainsi jusqu'à la fin du Carême dernier contre les réclamations de sa nature aux abois et les exigences de la maladie. Son estomac ne pouvait plus supporter que bien peu de nourriture à la fois ; le jeûne lui était trop évidemment impossible pour qu'elle y songeât; mais elle trouvait encore le moyen de mêler bien des mortifica­tions et des retranchements aux soulagements que sur notre ordre elle deman­dait à l'infirmière, lorsque la faiblesse rendait son application intellectuelle plus difficile. La marche lui devenait très pénible, sa respiration était haletante; des vomissements, des accès de fièvre, des suffocations l'obligeant à quitter la nuit sa pauvre paillasse, nous inspiraient des inquiétudes. Elle nous disait: «C'est bien trop de bonté de vous occuper ainsi de cette pauvre vieille ; ce n'est rien, je vous assure, que de petits mouvements de bile, un peu d'asthme, brevet de longue vie ; attendez, bonne Mère, vous verrez, le beau temps me remettra. »

Elle cherchait ainsi à nous rassurer en se faisant illusion à elle-même, au profit de sa charité. La Communauté traversait une épreuve de santé ; elle crai­gnait que par suite il nous fût difficile de la faire remplacer, et serait morte à la peine pour nous épargner un souci.

Au commencement de Mai, malgré ses protestations réitérées, nous la fîmes voir au médecin qui la déclara atteinte d'une hypertrophie du coeur assez avancée; le danger n'était pas imminent, mais un repos complet et une médi­cation suivie étaient nécessaires. Nous la mimes à l'infirmerie. Les symptômes inquiétants se multipliaient, et le docteur, rappelé, constata qu'en peu de jours le mal s'était considérablement aggravé. Notre chère malade pouvait dans une de ces crises nous être instantanément enlevée. La faire administrer était peut être prématuré, cependant, au dire du docteur, le danger de mort existant, nous étions autorisée à prendre nos précautions. Dès le lendemain, veille de l'Ascension, nous l'avertîmes doucement de la gravité de son état, en lui disant notre dessein de lui faire donner sans beaucoup tarder le sacrement des mou­rants. Elle nous remercia chaleureusement comme toujours, et nous dit : « A la vérité, je me sens bien malade et désorganisée... mais je ne me serais pas crue rendue à ce point. Alors, le médecin trouve mon pouls bien mauvais ? Je puis m'en aller tout d'un coup ?... » — « Oui, un peu plus tôt ou un peu plus tard; mais c'est l'avis de M. notre aumônier comme le nôtre, de ne pas a tarder davantage à vous munir des sacrements, à cause des grâces qu'ils confèrent ». — «Oh! mon Dieu! fit-elle avec une pointe de fine malice, si M. l'aumônier s'en mêle, je suis perdue, je ne pourrai pas mourir : il raconte avec tant de complaisance qu'il a vu revenir à la vie, par la vertu de l'Extrême-Onction, des personnes ayant déjà un pied dans la tombe! Sa prière jointe au Sacrement est capable de me guérir, ce serait grand dommage! » — Courons-en les risques, puisque c'est en somme le plus sûr. » — « Eh! oui,

bonne Mère, vous avez toujours raison. Alors, on va s'y préparer; me donnerez-vous pour cela quelques jours? » — « Vous n'avez pas besoin de si longtemps, on peut taire bien des choses en quelques heures ! Et puisque nul ne peut témoigner plus d'amour que de donner sa vie pour le Bien-Aimé, le sacrifice de la vôtre sera la meilleure préparation aux derniers sacrements comme à la mort ». — « Oui, bonne Mère, mais guidez-moi, s'il vous plaît. Justement, j'ai là notre Manuel ; si vous le trouvez bon, je vais étudier les prières et les cérémonies pour bien m'en pénétrer d'avance et avoir l'esprit plus présent à leur mystérieuse beauté quand le moment sera venu. »

 

Elle nous pria de lui dire en quels termes il convenait qu'elle demandât pardon à la Communauté. « Je serais heureuse, disait-elle, de le faire selon mon coeur et de remercier en même temps nos Mères et nos Soeurs, qui m'ont reçue, supportée et enseignée de paroles et d'exemples avec tant de charité! Mais j'ai peur si je me lance, de ne plus savoir m'arrêter, d'être débordée par l'émotion et de vous faire des aventures. Quel désagrément pour tout le monde, si j'avais une de ces suffocations violentes ! Allons à petit bruit s'il vous plaît, bonne Mère. Au reste, votre mesure sera la meilleure. »

Nous lui dîmes de s'en tenir à peu près aux termes si simples indiqués dans le Manuel, et nous la laissâmes à son recueillement. Quelques heures après, nous étions réunies autour de son fauteuil; elle reçut d'abord le Pain des forts en viatique. Au moment de l'Extrême-Onction qui suivit, nous la vîmes doucement s'incliner et sortir de dessous son scapulaire ses lunettes, puis son livre, pour suivre les prières sans en rien perdre. Toute la journée elle en parla avec enthousiasme. Elle répétait avec complaisance l'oraison : Dominus Jésus Christus apud te sit, ut te defendat, « etc. « Comme c'est beau ! disait-elle. C'est l'Eglise qui parle par la bouche du prêtre : quelle confiance cela donne à l'âme! Tous ces mots ne sont-ils pas des ordres pour Jésus, et le Maître n'obéira-t-il pas à son serviteur comme il lui obéit à l'autel ? Impossible d'avoir peur! On a beau se savoir pécheresse et chargée de dettes, on avance en toute sécurité. »

Les prévisions de notre bien-aimée fille se réalisèrent en partie; elle ne guérit pas, mais il se fit une grande accalmie après cette Extrême-Onction ; elle put reprendre un peu de nourriture, se coucher même et recouvrer ainsi quelques forces. Le médecin nous rassura, disant au grand désappointement de sa malade qu'elle pourrait aller désormais jusqu'aux brouillards de l'automne. Elle se résigna, et bénissant Dieu de sa grande miséricorde, elle se disposa à faire du temps qui lui serait accordé, une retraite préparatoire à la vie du ciel vers laquelle tendaient tous ses désirs.

M. l'aumônier lui avait dit autrefois dans une morale de confession : « Appliquez-vous en toutes choses à avoir des vertus vraies ». Son âme loyale s'était emparée de cette parole comme d'une lampe pour éclairer ses pas. Elle y revint avec plus de soin : « Oh! que c'est difficile, disait elle, de n'avoir en fait de vertus rien de factice, rien d'apparent qui ne recouvre une réalité! » Sans scrupule, mais avec une attention soutenue, elle chercha à se voir dans la vérité pour se purifier de tout ce qu'il pouvait y avoir encore en elle d'alliage humain, se dégager parfaitement de tout le créé et se conformer à Jésus. Chacune de ses confessions, chacune de ses communions avançaient visiblement cette oeuvre. Son application continuelle à l'oraison devint plus intense; l'Evangile, surtout le discours et la prière de Jésus après la Cène, sa mort adorable sur la Croix et l'Assomption de Marie furent l'objet assidu de son étude et de sa contemplation. Elle lisait et relisait les admirables pages de la mort de Jésus et de l'Assomption dans les Mystères du Rosaire de Mgr Gay. Elle suivait sa Mère du ciel dans son Assomption intérieure avec une application ardente. Sa ferveur croissait avec sa contemplation et devenait plus communicative. Nos Soeurs en la visitant s'édi­fiaient et réchauffaient leur âme au bienfaisant contact de la sienne. Nous-même nous apprenions à la connaître sous un aspect nouveau. Elle tirait du bon trésor de son coeur les choses anciennes et les nouvelles : l'histoire de l'Eglise, la vie des Saints, l'action de Dieu dans le monde, les conduites de sa Providence, les merveilles de sa grâce dans les âmes, occupaient ses entretiens comme ses pensées. Elle s'en était servie dans le cours de sa vie religieuse, comme moyen de se soustraire aux idées étroites, aux minuties égoïstes qu'elle redoutait beau­coup. A mesure qu'elle montait en approchant du terme, elle se sentait plus pressée d'élargir son horizon : « Je cherche à développer mon intelligence, nous disait-elle, pour mieux connaître Dieu en Lui-même et aussi tout son monde, afin que ma foi plus lumineuse ici bas, devienne la source d'une connaissance plus parfaite pendant l'éternité. » Elle travaillait surtout à di­later son coeur, car elle n'avait garde d'oublier que toute lumière est vaine si elle n'aboutit pas à la charité. Quand un peu de fatigue l'obligeait à prendre quel­que relâche, elle en employait encordes instants au service de la charité et delà pauvreté par quelque travail manuel.

L'activité de son occupation intérieure n'enlevait rien à son aimable gaîté dont elle retrouvait à l'occasion les saillies piquantes et les bons mots. Elle se faisait une fête de revenir de temps en temps aux récréations pour y jouir de « la compagnie des soeurs ». M. notre Aumônier dut s'absenter quelques se­maines. Notre chère malade, plus souffrante, ne voulait pas cependant qu'il se préoccupât d'elle et nous disait : « De grâce, que M. l'Aumônier ne s'inquiète pas; je lui ai fait toutes mes confessions ; il m'a bien absoute, bien munie de tous les bons conseils, nous pouvons marcher sans lui ; n'est-ce pas, bonne Mère, que même au besoin nous pourrions bien mourir à nous deux ? »

Au commencement d'octobre, les symptômes inquiétants reparurent. Le jour de la fête de notre sainte Mère, elle communia encore au Choeur; ce fut pour la dernière fois. Le 19, le danger parut tel que nous lui finies renouveler la grâce de l'Extrême-onction. Son désir du ciel s'accrut avec son espérance d'y arriver bientôt. A travers l'enveloppe mortelle toujours prête à se briser et devenant en quelque sorte transparente, Dieu voulut que l'âme de son humble servante apparût au milieu de nous comme une lampe ardente et luisante. Le ciel devint le centre de ses pensées. Elle y revenait sans cesse, cherchant à s'en faire une idée, à y établir sa conversation et toute sa vie. A l'aide de l'Ecriture Sainte qu'elle savait bien, elle s'en faisait des tableaux, se prosternait en esprit avec les Anges et les Saints, se joignait au cortège des Vierges qui suivent l'Agneau partout où il va, et s'unissait avec transport au Sanctus éternel. Puis, dépassant toutes les formes sensibles, elle entrait dans un silence profond et se perdait dans les lumineuses obscurités de la foi. Elle nous disait ensuite : « C'est « en Dieu que j'avance ! Il élève et surélève toutes mes puissances ; et ce qu'il me fait entrevoir est ineffable. Non! l'oeil de l'homme n'a pas vu, son oreille n'a pas entendu, son coeur n'a pas compris, ce que Dieu a préparé pour ceux qui l'aiment ! »

D'autres fois: « Quelles splendeurs j'entrevois ! Ce n'est plus la terre, et cependant ce n'est pas encore le ciel. Que sont donc les grandes réalités de la vision béatifique ! » Il lui arrivait de s'oublier et de dire : « Au premier instant, comment en supporter l'éclat sans mourir ? » Et, souriant de sa simpli­cité, elle se souvenait avec un indicible bonheur qu'elle serait alors délivrée des liens de sa mortalité, et que ce serait précisément la lumière de gloire qui, s'appropriant son âme, la mettrait de niveau avec la béatitude. « Et cela se fera sans intervalle, en un clin d'oeil, car au delà il n'y a plus de temps, tout est instantané, actuel !... » et elle s'abîmait dans la contemplation.

Un point pourtant lui restait à douleur, le Purgatoire : « Mère, nous dit-elle un jour, dans le Purgatoire on aime Dieu, on ne peut plus le perdre, c'est beaucoup; mais enfin, on acquitte seulement ses dettes en satisfaisant à la justice ; c'est un délai imposé à l'amour. L'âme retenue loin de son terme ne donne pas encore à Jésus le plein succès de sa Rédemption. Apprenez-moi à supprimer ce retard, parlez-moi de cet acte d'amour parfait qui me jetterait de vos bras dans ceux de Jésus.... Vous me défendrez d'aller aux flammes, vous me commanderez d'aller droit au ciel, et je vous obéirai !... » En parlant ainsi, notre fille bien-aimée était comme transfigurée par l'amour et le désir. Sous une de ces impulsions auxquelles on ne saurait résister, tant on y sent l'action de Dieu, nous lui parlâmes de cet amour parfait, déjà certes bien vivant dans son coeur, mais qui pouvait toujours y progresser. « Vous aimez bien Dieu par-dessus toutes choses, lui disions-nous ; mais croissez en cet amour ; que tout lui serve d'aliment. Je n'ai pas de pouvoir au delà du tombeau ; mais pour le temps qui vous reste, je vous le dis et vous l'ordonne, livrez-vous à la justice de Dieu, à sa sainteté, à son Etre enfin ; que rien de vous n'y soit soustrait ». Son âme tout entière suivait notre mouvement et jetait, pour ainsi dire, chaque fibre de son être en proie à ce Dieu qui est amour, mais que l'Ecriture nomme aussi un feu consumant. « Vivez donc ainsi, lui dîmes-nous, jusqu'à la fin ; je vous le commande, et par là même je vous défends d'aller en purgatoire.»

Oh ! comme nous a obéi cette vraie enfant d'obéissance ! Comme elle s'est livrée et laissé immoler en coopérant par sa brûlante charité à Celui qui la travaillait pour se la rendre sem­blable. Les souffrances de son pauvre corps devinrent terribles ! les suffocations se multipliaient violentes et lui arrachaient des cris dont elle faisait autant d'actes d'amour. Chaque heure semblait devoir être la dernière. « Mon Dieu! je vous aime plus que tout bien et toute joie ! Je vous aime pour vous aimer ! Je veux votre récompense parce qu'elle n'est autre que vous-même, mais je veux votre gloire avant mon propre bonheur ! »

 

On essaya plusieurs calmants ; elle s'y prêta malgré sa répugnance : « Notre Mère le veut » ou « notre Mère le désire » était pour elle la raison souveraine de toutes choses. Chaque nouvel essai produisait au lieu d'un soulagement une aggravation de maux. L'estomac bouleversé en vint à ne pouvoir supporter même quelques gouttes de liquide. Il ne lui était plus possible de songer à abor­der son lit qu'elle regardait d'un oeil d'envie ; l'absence de sommeil lui était une torture ; si parfois, blottie et comme pelotonnée dans son fauteuil, elle essayait d'en prendre un peu, son réveil était accompagné de crises si affreuses qu'elle redoutait de s'endormir... Ses jambes, enflées depuis longtemps, devinrent mons­trueuses ; l'enflure montant même jusqu'à l'estomac, la chère victime n'avait plus aucune position. Nous cherchions tous les moyens pour adoucir sa situa­tion : « Que vous êtes toutes bonnes, disait-elle souvent ! Mais que je remercie Dieu de votre impuissance ! S'il n'y avait mis le holà avec tant de ressources que la science vous eût offertes, votre charité était capable de m'enlever la plus grande partie de mes souffrances, et je me serais bien endormie comme une marmotte pour ne plus me réveiller. Cependant, j'accepte en simplicité ce que vous faites pour soulager mon pauvre corps, encore que par la grâce de Dieu, vous ne puissiez arriver qu'à le faire passer de supplice en supplice ».

Elle disait vrai, la douce victime ! Le froid était devenu intense, et ne pou­vant plus être habillée, elle demeurait nuit et jour enveloppée de couvertures, devant un feu qui la brûlait sans la réchauffer. Son activité intellectuelle était surprenante et vraiment surhumaine. Nos soeurs étaient émerveillées de l'entendre, et c'était à qui passerait le plus de temps près d'elle pour recueillir sur ses lèvres les vivifiantes leçons qui en jaillissaient comme de source. Elle, si réservée d'ordinaire, donnait à chacune des avis appropriés à ses besoins, avec une liberté, une simplicité, une précision de vue qui dépassaient manifestement sa portée. « Oh ! que je suis fatiguée de tant parler! nous dit-elle plusieurs fois ! Mais je ne puis pas me taire ; je suis poussée comme si un autre parlait en moi. Nos soeurs distinguent bien, n'est-ce pas, Bonne Mère, que ce que « je dis ne m'appartient pas ? »

Permettez-nous, ma Révérende Mère, de transcrire ici quelques traits re­cueillis pendant ces jours de grâce.

Un dimanche, voyant arriver la Mère qui devait la garder pendant la messe, elle la remercia comme elle savait remercier, se fondant tout entière en expres­sions de reconnaissance. Puis après un moment elle dit : « Mère, nous ne sommes pas au choeur, mais nous aussi, nous allons offrir une hostie en union avec celle que le prêtre tient entre ses mains ! » Et, d'un ton ému et solen­nel : « C'est moi qui monte à l'autel et qui officie aujourd'hui, je suis pontife de ce sacrifice; vous, vous me répondrez. Je vais rendre à mon Créateur la vie qu'il m'a donnée et qu'il veut me reprendre ; écoutez !— »

Alors, toute passée en Dieu et comme transfigurée, la chère mourante com­mença un cantique à la manière du Séraphin d'Assise chantant l'Amour 1 Pre­nant sa vie avec tous les dons, toutes les grâces, tous les biens qu'elle contenait, elle entonna un hymne de louanges au Père. Au Fils, elle chanta son baptême, les sacrements, l'eucharistie surtout, fruits du sang rédempteur, l'Eglise et l'uni­versalité des richesses dont ses trésors surabondent et dont elle avait reçu une si large part! A l'Esprit sanctificateur, elle fit entendre un concert de bénédictions pour l'intelligence qu'il lui avait donnée des vérités de la foi, pour les impulsions victorieuses qu'elle lui attribuait et dont sa vocation était sortie comme un fruit excellent. Elle le bénit encore pour le sceau qu'il allait mettre enfin à tant de bienfaits en consommant cette existence qu'il avait vivifiée et sanctifiée. A la Trinité tout entière, elle fit l'hommage de cette mort si ardemment désirée et qui allait lui restituer son âme tout imprégnée de ses miséricordes. Rien ne fut oublié dans cette oblation offerte alternativement aux trois Personnes divines et simultanément à l'adorable Trinité. Sa gardienne balbutiait de temps en temps une réponse en forme d'Amen à cette céleste louange dont elle ne saurait reproduire la sublimité.

Un autre jour, nous recueillîmes ces pensées sur les lèvres de la chère malade : « Quand nous disons dans le Pater : Donnez-nous aujourd'hui notre pain quotidien, nous demandons à Dieu bien des choses, mais en particulier la Croix. La Croix est un pain nécessaire à notre âme pour entretenir en nous la vie divine. Nous ne savons pas toujours ce que nous demandons, mais Dieu le sait et nous le fait demander parce qu'il veut enlever de nous tout ce qui nous empêche d'adhérer parfaitement à Lui. La Croix fait ce travail. Les Carmélites, leur place est sur la croix. Ah ! qu'elles n'en descendent pas ! C'est de là qu'elles doivent harponner les âmes pour Jésus ! Ah ! les âmes! celles des prêtres surtout, sauvez-les ! sauvez leur sainteté! Ne la laissez pas ternir, effleurer pour si peu que ce soit !

"J'avais, disait-elle, dans mon tempérament bilieux, une source de tristesse noire; j'en sentais quelquefois les atteintes, mais je tâchais de n'en rien faire porter à personne et de voiler cette souffrance inévitable, afin de ne pas donner à penser autour de moi que le joug de Jésus m'était lourd. Il convient bien à une épouse de garder l'honneur de son époux. Ah ! que c'est doux de voir les religieuses porter leurs croix joyeusement ! La croix au couvent doit toujours être couverte de fleurs, cela donne si bon air à la souffrance ! »

Une autre fois : « J'ai bien souffert de la prolongation de mon existence, j'ai été si près de voir Dieu ! Et puis être rejetée dans les humiliations de la maladie! On en rit quelquefois, ce qui n'empêche pas de les sentir ; mais j'ai regardé Jésus, Il le veut, cela suffit ! » propos d'une joie que Dieu venait de nous donner : Oh ! oui, la joie !... il faut l'accepter ; à l'heure présente, les desseins de Dieu sont adorables ; mais ne nous amusons pas à savourer les douceurs de cette joie ; c'est le moment de tenir notre oeil ferme et fixe sur ce que Jésus veut que nous en fassions ! »

En demandant à une mère des nouvelles de sa santé, elle ajouta : « Oh ! que je voudrais vous savoir mieux ! Quand on est si mal soi-même, on a tant besoin que les autres soient bien ! »

« Je n'ai jamais eu d'attrait pour faire des voeux particuliers, nous disait-elle un jour, parce qu'il me semblait que nos grands voeux, pratiqués comme l'a voulu notre sainte Mère, sont pour mener ses filles à la plus haute perfection, et qu'un regard plus simple, plus concentré, rendrait mon application plus forte. Il y a pourtant des âmes qui font de ces voeux : me suis-je trompée ? » Nous lui dîmes que chaque âme devant suivre en ceci son attrait vérifié par l'obéissance, nous déclarions le sien excellent et qu'elle restât en paix.... « Eh bien oui ! la paix dans un amour grandissant, doublé par la reconnaissance! Quel bien dans la vie religieuse d'avoir toujours Dieu présent en la personne de ses supérieurs et de savoir toujours par eux ce qui lui plaît davantage ! »

Une autre fois, elle nous demandait pardon, avec des expressions touchantes, des peines qu'elle croyait nous avoir faites. « Je vous ai été un si lourd fardeau, bonne Mère ! Et depuis six mois surtout, vous vous êtes tant fatiguée et dépensée pour cultiver mon âme et lui donner Jésus ! » Ah ! nous étions bien sincère en lui répondant qu'elle ne nous avait jamais fait l'ombre d'une peine, et que le temps passé près d'elle à parler de Dieu et de son âme nous avait tou­jours été un doux repos. «Vraie enfant d'obéissance, vous avez été une consolation pour notre coeur comme pour celui de Jésus ! Soyez-en bénie ! » Son visage s'épanouit et elle s'écria : « Quelle bonté de me parler ainsi, bonne Mère ! Mais êtes le témoin de Dieu, j'accepte en simplicité comme venant de Lui ce que vous me dites. »

Dans ses épanchements intimes, elle nous parlait des mystères de la vie de Jésus ; l'Incarnation, la Rédemption l'enflammaient tour à tour. En entendant sonner l'Angélus : « Voici l'annonce de la grande nouvelle ! » nous dit-elle plusieurs fois toute transportée. « Quel malheur que le monde ne sache plus ces choses ! Qui prend garde à ce son des cloches ? qui, même parmi les chrétiens récitant l'Angélus pense comme il le faudrait à remercier Dieu, qui s'est incarné et nous a rachetés et sauvés ? »

En parlant des souffrances de Notre-Seigneur il lui arrivait de pleurer en san­glots. Il fallait changer de sujet d'entretien, car il semblait qu'elle allât en mourir. La sainte enfance du Sauveur la ravissait et la faisait fondre d'amour. On eût dit que cet Enfant divin se plaisait à imprimer sa douce et pure image, non seulement en cette âme si livrée à l'Esprit Saint qu'il la pouvait façonner à son gré, mais même en son corps; son visage naturellement fort et viril, amaigri et pâli par la souffrance, prit une expression dont l'innocence et la candeur rappelaient l'Agneau de Dieu et nous inspiraient avec une immense ten­dresse, le respect qui prosterne devant un tabernacle. Elle nous parla longtemps un jour delà très sainte Trinité, des personnes divines, de l'impression qu'elle en avait reçue en son âme, et nous exposa une sorte d'union à Dieu fort élevée, dont la grâce lui était depuis quelque temps habituelle : « C'est je crois la contemplation pure, cela ? » fit-elle en nous interrogeant. Puis, comme étonnée et confuse des paroles sorties de sa bouche : « N'est-ce pas bien grand pour moi si petite ? Jugez-en, bonne Mère, et redressez-moi si je me trompe. »

Il nous parut bien qu'elle disait vrai, l'humble épouse du Christ, et que le Bien-Aimé lui avait fait toucher les sommets lumineux de la contemplation parfaite avant de l'introduire au festin des noces éternelles.

Son désir de recevoir Jésus dans la sainte Communion n'était égalé que par sa soif de le posséder au ciel. Pendant plusieurs jours dont chacun paraissait de­voir être le dernier, le saint Viatique lui fut renouvelé. Elle expérimentait ce qui est écrit dans la Sagesse: « Celui qui me mange aura encore faim. » Dès le milieu de la nuit elle comptait les heures et les minutes qui lui semblaient in­terminables. A la fin d'octobre, M. l'aumônier, qui avait la bonté de lui renou­veler souvent l'absolution et de la soutenir dans son attente, vint faire avec nous les prières de la recommandation de l'âme. Elle en suivit toutes les paroles avec une incroyable présence d'esprit, bien qu'elle fût si mal qu'elle semblât deux fois rendre le dernier soupir avant qu'elles fussent terminées. Aux passages les plus touchants, sa main tressaillait dans la nôtre, et son Amen vibrant n'at­tendait pas toujours la fin de l'oraison commencée. Un vomissement survenu produisit un dégagement momentané. «Inutile de dire que je vous demande pardon », dit-elle avec un bon sourire. Puis elle gémit tout haut devoir son exil prolongé.

Pour soutenir son espérance si endolorie de ces ajournements, on lui parla de la fête de la Toussaint qui approchait. — « Mourir ce jour-là serait bien doux ! Mais, mes pauvres mères, quel surcroît de fatigues ce vous serait avec des offices déjà si longs! » Elle en raisonnait comme d'un petit voyage laissé à sa

libre disposition, et sa charité pour nous, apaisant son désir de voir Dieu, l'eût volontiers inclinée à choisir de rester encore.

En parlant de la place qui lui était réservée dans notre petit cimetière, elle disait : « La corruption du tombeau est horrible, mais j'aime à y penser pour rendre hommage à la justice de Dieu outragé par le péché. C'est cette pénitence-là qui vaut avant toutes les autres ! Je retournerai en poussière, mais cette poussière contient un germe de résurrection ! Je crois que mon Rédempteur est vivant et que je le verrai dans ma chair. »

Elle s'entretenait du reste, de sa mort et de son enterrement, comme s'il se fût agi d'une autre. Nous ne pouvions parfois nous empêcher de sourire aux détails dans lesquels elle entrait en y mêlant des réflexions piquantes : « A-t-on jamais vu rire ainsi près d'une pauvre mourante? disait-elle en riant elle-même. Que voulez-vous? Je suis ainsi faite que je vous donnerai récréation jusqu'à la fin. Ah ! je vous manquerai bien sous ce rapport, vous verrez. Et je serais fort étonnée qu'il n'arrivât pas à mon enterrement quelque petite aventure risible. »

La Toussaint passa et notre chère patiente éprouva, avec une légère amé­lioration, le besoin de se nourrir. Quelques aliments purent être acceptés. Nous arrivions un jour après un de ses minuscules repas : « Voyez donc, dit-elle en montrant ses infirmières, elles ne savent qu'inventer : hier, c'étaient trois huîtres, tout à l'heure, quatre asperges ; la charité me les a données, je les ai fort bien croquées sans pain et trouvées très bonnes, d'autant que derrière les Infirmières il y a toujours la Mère, gardant tout dans l'obéissance. » Mais sa gratitude filiale et fraternelle ayant eu ainsi son libre cours, elle profita d'un moment où nous étions seules et nous dit : « Je puis tout vous confier en enfant qui s'abandonne, mais qui se permet de supplier sa mère?... Eh bien ! si vous vouliez, par respect pour notre belle pauvreté, on me donnerait pour aliments, breuvages, etc., ce qu'il y a de plus simple; la simplicité religieuse est si grande, si noble dans ses apparentes petitesses ! Et puis, je crois que j'en serai mieux. »

Cela dit, elle n'y pensa plus.

Le médecin, trouvant le pouls moins mauvais, estima qu'on pouvait aller ainsi des semaines, des mois peut-être. Ce fut pour notre bien-aimée malade une épreuve poignante dont elle envisagea du premier coup d'oeil toutes les consé­quences possibles. Nos longues et fréquentes visites, celles de M. notre aumônier lui étaient à grande consolation. Elle nous avait dit plus d'une fois : « Je suis bien indiscrète d'accepter sans protestation une pareille abondance; mais vous me la donnez, j'en use en simplicité et sans cérémonie, car après tout, on ne meurt qu'une fois. Votre pauvre vieille partie, vous vous reposerez, vous reprendrez votre vie ordinaire, et nos soeurs, privées de vous pour moi, en pourront jouir de nouveau ». Elle sentait bien que le danger moins imminent où la trouvait le médecin, allait nous imposer de vaquer à d'autres devoirs ; et puis, ses communions seraient naturellement moins fréquentes. Elle ne se plaignit pas, mais quelles angoisses laissaient entrevoir des paroles comme celles-ci : « Ce bon docteur, il me trouve mieux! Singulier mieux qui n'enlève rien à ma souffrance et va me priver de mon Jésus ! » et encore : « Mes chères soeurs, aidez-moi à rendre grâces à la miséricorde de Notre-Seigneur, je change de voie et c'est encore un effet de son amour! C'était trop doux de sentir ma volonté unie à la sienne et de l'avoir toujours présent. Maintenant je ne peux plus penser. Je souffre ! Je souffre et je crains de ne pas

vouloir ce qu'il veut. Mais je ne m'en plains pas. Voyez-vous, Il fait en nous ce que nous ne pouvons faire nous-mêmes. Il faut que nous soyons si pures, si dégagées pour être unies à Lui ! La vie religieuse devrait opérer en nous cette purification. Mais comme on a fait tant de rapines, Il reprend Lui-même par miséricorde ce que nous ne saurions lui donner. Ce n'est pas pour Lui qu'il travaille ainsi une pauvre petite créature. Quel besoin en a-t-il? C'est par amour, c'est parce qu'il est l'Amour qu'il veut pouvoir l'ajuster à Lui            — Ah ! ne perdez pas le temps qui vous est encore donné pour faire ce travail! La vie ! la vie! Ce lieu est saint et je ne le savais pas!... »

La prolongation de son existence devint pour notre chère soeur le moyen final de sa purification, sa souffrance montant à ce point que toute parole qu'on lui disait touchant un délai de départ lui était à supplice. Nous suivions de près l'état d'une âme faisant sous nos yeux son purgatoire. Rien n'y man­quait : l'amour développé dans une mesure extraordinaire, l'intelligence du divin, les élans passionnés vers cette lumière et ce feu, élans répondaient à des appels souverains.... puis, une force supérieure repoussant et ajournant. Cependant, après des jours d'indicible souffrance, l'apaisement se fit. Le 4 no­vembre elle fit appeler la Mère qui avait été sa maîtresse et lui dit : « J'ai une confidence à vous faire ; Dieu vient de m'accorder une grâce. Quand il demande quelque chose, Il entend qu'on lui réponde. Or, il y a huit jours, Il m'a fait une demande et je ne lui avais pas encore répondu. Entre cette demande et ma réponse j'avais posé un obstacle, c'était moi-même. Aujourd'hui j'enlève cet obstacle et je réponds à Dieu que j'adore tous ses droits et qu'il peut faire de ma vie ce qu'il veut. Je lui abandonne tout, même cet immense désir de le voir, parce que c'est cet abandon total qui est l'objet de sa demande. Je sens que ma réponse purifie en moi quelque chose qui n'était pas encore assez pur; et je voulais aller à Dieu avec cette tache ! Mais Lui voulait me l'enlever, et voilà pourquoi je suis encore ici-bas. La parole de la créature ne me faisait pas comprendre ce qu'en un clin d'oeil, Dieu vient de m'éclairer. Mon âme entière adhère à Dieu et l'acclame, lui a donnant sa gloire en union avec Jésus. »

Le mieux très réel survenu dans l'état de notre chère patiente, loin de diminuer ses souffrances, les avait considérablement augmentées, car l'écoule­ment qui dégageait le coeur mettait les jambes dans un état indescriptible. Nous étions navrées, surtout pendant les pansements qui lui infligeaient de vé­ritables tortures. Toujours égale à elle-même, tandis qu'elle tremblait et fris­sonnait de la tête aux pieds, elle répondait à nos témoignages de compassion par des paroles tantôt joyeuses, tantôt sublimes. « Mes pauvres jambes ! que voulez-vous qu'on en dise! Le bon Dieu les avait faites rondes, les voilà devenues carrées sans parler du reste ; cela crée pour elles et pour moi une position sociale peu agréable ». Et elle ajoutait: « Puisque pour achever dans le corps mystique de Jésus-Christ ce qui manque à sa Passion, il faut une somme de souffrances dont Lui seul sait la mesure, bienheureuses sont les créatures à qui II daigne faire l'honneur de leur confier une large part de cette souffrance ! Mes précieuses jambes sont à leur tâche en souffrant beaucoup; je les laisse à ce travail et j'occupe mon esprit ailleurs.... Oh! que l'âme a d'action sur le corps quand elle est possédée par Dieu! »

Une fois, pendant près d'une demi-heure, elle parla d'une manière admi­rable de la puissance du Nom de Jésus, disant qu'elle n'en recevait pas seule­ment une nouvelle vigueur pour son âme, mais que la vertu de ce Nom ado­rable triomphait même du mal physique : « Quand la douleur arrive à cet excès où la faiblesse humaine va succomber, je crie : Jésus ! à mon secours! et jamais je ne l'appelle en vain. Il vient, il est là, et je sens même dans mon corps un apaisement qui me rend la douleur supportable. »

Souvent, quand de grand matin nous entrions à l'infirmerie pour la bénir, avant que nous eussions le temps de demander des nouvelles de sa nuit, elle s'informait de nous avec sollicitude, et quand il lui fallait en venir à nous par­ler de ses nuits si pénibles, elle commençait par faire l'éloge des soeurs qui l'avaient veillée; elles étaient à son dire toutes si charitables, si attentives et si industrieuses à la soulager! Pour elle, elle se contentait de répondre : « Oh ! Dieu est si bon ! Il me prépare, comme fait un tendre père pour son enfant, le morceau de pain que je puis consommer. Ce pain de la souffrance, tel qu'il m'est servi, ne dépasse pas ma faim. Pour me tenir dans l'humilité, je pense, Il laisse le mal grandir et s'avancer— presque jusqu'à la limite de mes forces, et quand je vais être submergée par la douleur, je sens sa main divine me soulever doucement, et il semble me dire : Tu vois, ma pauvre enfant, où tu en serais sans mon secours. Mais ne crains pas, je suis fidèle ! — Oh ! oui, Il est fidèle, et je le remercie de m'obliger à ne pouvoir compter sur moi-même, et à m'appuyer sur Lui seul ! »

Elle aussi était fidèle. Elle souffrait toujours davantage de la prolongation de son exil, mais ne le disait plus, sinon dans la plus grande intimité, à ses Mères et à son confesseur. Elle ne demandait plus à voir ce dernier ni à communier, encore qu'elle en sentît si vivement la nécessité. Quand nous le lui offrions,

elle acceptait avec de grandes effusions de reconnaissance, disant : « J'ai grand besoin de Jésus ! Sans Lui je ne puis rien ; la faiblesse qui m'envahit parfois me rend aussi bien précieux le secours d'une parole du prêtre ou de mes Mères; ils me tendent la main, et je m'appuie pour continuer ma marche, mais je ne demande rien, c'est notre Mère qui pourvoit à tout. »

Elle se fit lire par une de nos soeurs la messe de Requiem : « Je n'entendrai pas ces belles prières quand on les dira pour moi, mais je veux à l'avance les méditer et m'y unir. » A chaque strophe du Dies irae, elle arrêtait sa lectrice pour faire un petit commentaire. Elle s'attendrit surtout à ces mots : « Vous qui vous êtes fatigué à me chercher ». — « Que c'est beau! Comme toute la religion est tout entière dans toute parole que nous fait dire l'Eglise ! Voyez-vous cette rédemption universelle appuyée sur Jésus seul ! » Et elle se mit à pleurer de reconnaissance et d'amour pour Jésus Sauveur.

Elle nous promettait abondamment son secours, lorsqu'elle serait en para­dis, sûre d'y aller sans retard. A une soeur qui lui disait qu'elle n'irait pas en purgatoire, elle répondit : « Non, ma soeur, notre Mère me l'a défendu. Aussitôt que mon âme aura quitté mon corps, elle se précipitera en Dieu avec la rapidité de la flèche qui fend l'air. Il convient que quelqu'une d'entre nous porte au pied de son trône nos hommages et notre amour. Je suis choisie comme la plus petite, comme une enfant qu'on envoie en commission; inutile ici, je vous serai très utile là-haut; Dieu me permettra d'être votre avocate. Que de grâces je vous obtiendrai ! Je demanderai que la vigueur de l'observance ne s'altère jamais ici, que Dieu vous envoie toujours des sujets capables de la maintenir, que la paix et l'union s'y conservent pleinement. »

 

Un jour qu'elle nous avait redit sa filiale tendresse et sa reconnaissance pour les soins que nous avions donnés à son âme, elle s'émut sur les fardeaux que portent les supérieurs : « Ah! quel poids que celui des âmes! Il y a tant de délicatesses dans la direction, variable pour chacune et presque pour chaque cas ! Et puis, que de soucis de toutes sortes dans les temps que nous traversons ! Hélas! ils deviendront sans doute plus nombreux et plus lourds. Rien ne peut être sûrement prévu ; une grande et intime adhérence à Jésus, pour recevoir de Lui la lumière d'instant en instant, peut seule mettre de niveau avec tout ». Puis, comme pour s'excuser : « Mère, je dis ce que vous faites. Mais quels surcroîts de grâces je vous obtiendrai pour continuer votre mission de plus en plus parfaitement, et que tout en découle toujours de votre propre surabondance ! »

En remerciant deux soeurs des services qu'elles lui avaient rendus : « Mes chères enfants! leur dit-elle, il ne faut rien moins que la perspective de la possession de Dieu pour me décider à vous quitter! »Pendant plusieurs semaines, une de nos soeurs du voile blanc que nous faisions reposer le jour, passait près d'elle la plus grande partie de la nuit. La chère malade s'était accoutumée à ses soins, elle se faisait raconter les détails de son enfance villageoise et trouvait dans ces récits une sorte d'apaisement à ses maux. Toutes deux bénis­saient d'un seul coeur la divine Providence, unissaient leurs prières, faisaient ensemble de pieux complots pour racheter les âmes et glorifier notre Père qui est aux deux ; leurs vies s'étaient comme identifiées. Ma Soeur Marie de la Trinité remarquait avec bonheur que la santé de sa petite gardienne ne paraissait pas s'altérer de ce régime. Néanmoins, le jour où nous crûmes sage de l'interrompre, alors que leurs conventions étaient déjà faites pour la nuit suivante, ne pouvant nous rendre près d'elle pour l'avertir, nous lui fîmes dire par l'infirmière que nous allions modifier le système et que chaque nuit, sa gardienne serait changée. Elle ne fit aucune réflexion, ne parut aucunement émue, et lorsque dans la soirée nous l'abordâmes, elle nous reçut en nous témoignant une joie touchante pour le repos que nous donnions à celle qui s'était fatiguée près d'elle; et encore qu'elle ne pût ignorer que plusieurs des soeurs qui se succéderaient n'étaient pas habituées aux petits détails des soins que réclamait son état, elle ne témoigna aucune appréhension. Nous souffrions du sacrifice que la prudence nous con­traignait de lui imposer momentanément et dont Dieu seul recevait en secret l'hommage. Après quelques jours, nous nous hâtions de lui rendre la compa­gne assidue de ses nuits douloureuses, et l'accueil plein d'allégresse qu'elle lui fit spontanément, nous rappela avec quelle complaisance notre Mère sainte Thérèse mourante, revoyait sa chère Anne de Saint-Barthélemy !

Rendre le dernier soupir entre le Prêtre et sa Mère, en recevant d'eux en même temps une dernière absolution et le congé d'aller à Dieu, avait souri à son âme si vraiment fille de l'Eglise et religieuse; quand elle vit son état se prolonger, elle en fit à Dieu le complet sacrifice. Elle nous demanda la permission de mourir, et à peu près chaque soir, elle nous la faisait renouveler. Aussi, dès que nous avions passé quelques instants près d'elle, nous l'entendions nous dire : « Bonne Mère, vous avez bien à faire ailleurs; ne vous arrêtez pas, ne vous fatiguez pas pour moi; vous m'avez dit la bonne parole, si Jésus vient, je suis prête; si l'on va vous dire que je suis partie, n'en ayez pas de peine; d'ailleurs, vous m'emportez bien dans votre coeur et dans votre prière! »

Cependant les semaines s'écoulaient sans que notre fille bien-aimée perdit rien ni de sa lucidité d'esprit, ni de sa douce et sereine patience. Elle ne relâchait rien non plus de son application à Dieu, et son amour pour Lui revêtait un caractère qu'elle définissait elle-même en nous montrant le feu du foyer : « Ce n'est plus la flamme qui monte en pétillant, c'est le brasier qui brûle silencieux et toujours plus ardent ; cela fait vivre et mourir à la fois ! » Le vendredi 19 dé­cembre, la fin parut bien proche. Notre chère mourante, déjà comblée de tant de grâces, reçut de nouveau le saint Viatique, l'absolution et l'indulgence de l'Ordre. Nous lui renouvelâmes aussi les prières des agonisants qu'elle suivit encore avec ferveur. Pendant quelques instants d'une sorte de syncope, M. l'aumônier s'était arrêté et priait tout bas. La crise passée : « Continuez, mon Père, j'écoute, » dit-elle.

La journée s'acheva dans des alertes continuelles. Assez souffrante, nous avions dû consentir à nous retirer en recommandant de nous avertir pour peu qu'elle baissât encore. Vers une heure du matin, elle souffrait tant, qu'on lui proposa de venir nous appeler. « Non, non, gardez-vous-en bien ! Laissez reposer notre Mère! » fut sa réponse. Et à chaque mouvement, elle répétait avec feu : « Ne fraudez pas! ne fraudez pas! Notre Mère a besoin de son repos, il ne faut pas la déranger! »

On vint toutefois, mais en cachette, et en quelques instants nous fûmes près d'elle. Elle nous fit fête, non sans nous demander pardon de ce qu'on avait, pensait-elle, troublé notre sommeil. Une de nos Mères qui nous avait précédée près de la chère agonisante nous mon­tra ses pauvres mains teintées d'un bleu foncé précurseur de la mort. Elle sui­vait des yeux notre mouvement avec une joie enfantine ; son regard s'illumina : « Et ma figure ? » — « Bien défaite, chère enfant! » — « Quel bonheur! »

Depuis deux mois, elle nous avait cent fois posé cette question : « Les signes de la fin n'apparaissent-ils pas ? » Si longtemps déçue par nos réponses négatives, elle était cette fois satisfaite. Nous étions plusieurs groupées autour d'elle, ne pouvant plus, hélas! que lui compatir et l'assister de nos prières. Un cantique qu'elle avait souvent chanté pendant sa maladie fut rappelé : Je mets ma con­fiance, Vierge, en votre secours. Elle continua, et passant du refrain au couplet, elle rectifia quelque peu l'air que l'émotion nous faisait altérer.

Durant tout le cours de sa maladie, elle avait eu sa chère famille présente à son souvenir. Elle offrait ses souffrances pour chacun de ses membres, et demandait à Dieu qu'ils demeurassent, de génération en génération, fermes dans la foi et chrétiens avant tout. Elle nous avait suppliées de leur conserver après sa mort le secours d'une prière assidue, et de leur en donner l'assurance avec celle que, du haut du ciel, elle veillerait sur eux et les assisterait toujours et surtout à l'heure de la mort.

Combien de fois n'avait-elle pas renouvelé ses saints voeux qu'elle nommait son titre à la gloire, et allégué à Dieu qu'elle n'était qu'une pécheresse, mais, comme sa sainte Mère, fille de l'Eglise ! Les quatre fins du sacrifice de Jésus-Christ avaient dominé et inspiré toute la durée du sien. Au dernier jour comme au premier, elle répétait : Suscipiat Dominus, etc. Elle avait vraiment accompli toute justice et elle eût pu dire avec saint Paul : « J'ai combattu le bon combat, j'ai enfin achevé ma course, il ne me reste plus qu'à recevoir la couronne des mains du juste Juge! »

L'Eglise aussi avait achevé en elle son oeuvre; elle l'avait munie de ses sa­crements, consolée par toutes les bénédictions. Dès le mois d'octobre, notre vénéré Père Mgr Gay, en la visitant, avait loué Dieu avec nous de l'abondante moisson que le Père de famille allait récolter des précieuses semences jetées par lui dans la bonne terre de cette âme. Avec quelle vivacité d'expressions elle le remercia d'avoir été son introducteur dans la terre promise, de l'avoir, durant toute sa vie religieuse, éclairée, enflammée par son enseignement et sa direction!

M. l'abbé Marnay, depuis peu notre Supérieur, vint à son tour, et la visite de ce prêtre éminent, à qui Dieu avait réservé la filiale mission d'assister le Car­dinal Pie à sa dernière heure, fit comme revivre pour notre bien-aimée Soeur tout un passé qui avait laissé des traces si profondes dans son coeur fidèle.

Le 11 décembre, Mgr l'Évêque de Poitiers, ayant célébré le Saint Sacrifice dans notre chapelle, voulut bien entrer la bénir; elle fut heureuse de rendre son religieux hommage au premier représentant de l'autorité de Dieu dans le diocèse. Elle lui promit de continuer au ciel le secours de prières qu'elle lui donnait amplement sur la terre. Monseigneur quitta l'infirmerie touché et édi­fié, et voulut bien nous le dire en termes très consolants pour nous.

Mais revenons à notre agonisante. Coïncidence touchante pour cette âme si dévouée au sacerdoce! Le jour du 20 décembre qui commençait et allait lui ouvrir le ciel sous les auspices de la glorieuse Reine du Carmel, était précisé­ment le samedi des Quatre-Temps. Le souvenir de l'ordination des prêtres qui avait lieu ce matin-là dans toute l'Eglise, la soutint dans ses derniers combats. De fréquents efforts de vomissements ne lui permirent pas de communier ; mais l'absolution avec l'Indulgence de l'Ordre lui fut deux fois renouvelée ; la prière ne cessa pas autour d'elle.

La sainte liturgie mettait sur nos lèvres à Vêpres la grande antienne : O Clavis David.... Elle en fut extrêmement touchée, quand M. l'Aumônier, venant de l'absoudre pour la dernière fois, la lui commenta en l'assurant que le jour même les liens de sa captivité seraient rompus et qu'elle serait transférée des ombres de la mort au sein de l'éternelle lumière.

Nous ne la quittions plus. Vers 10 heures 1/2, nous fîmes rappeler la Com­munauté. Notre chère Soeur avait encore toute sa lucidité au milieu des affres de la mort. Elle faisait entendre presque toutes les cinq minutes, comme un bêlement d'agneau : « Bonne Mère, j'aurais besoin d'être aidée... Bonne Mère!...

aidez-moi, si c'est un effet de votre bonté !» A chacun de ses appels la prière montait plus ardente de tous nos coeurs et elle s'y unissait, balbutiant après nous : Salve, Regina, etc. Maria, Mater gratiae, etc... M matins tuas, Domine, etc. «Bonne Mère !....je souffre beaucoup, mais j'aime davantage! Bonne

Mère !... donnez mon âme à Dieu, il est temps ! J'adhère à Lui ! » La parole expirait sur ses lèvres, que nous entendions encore à demi articulé: « adhérence... amour! » Elle jeta une de ses mains dans les nôtres et l'autre dans celle de sa chère Maîtresse, qu'elle avait tant remerciée ce jour-là de l'avoir formée pour l'Epoux divin, en ayant le courage de lui dire toujours la vérité.

Avec quelle émotion, mais aussi avec quelle confiance, nous dirions volon­tiers quelle certitude, agenouillée près d'elle, après avoir répété : Proficiscere, anima christiana, etc... nous l'avons comme jetée, selon la supplication qu'elle nous en avait faite, de nos bras dans le sein de l'adorable Trinité ! Trois soupirs espacés et doux comme ceux d'un enfant qui s'endort.... et tout était fini pour la terre!... Il était 111 heures un quart.

L'âme de notre bien-aimée Soeur, en quittant ce corps qui l'avait si docilement servie en sa généreuse immolation, lui imprima comme un reflet de béatitude. Pendant les soixante heures que nous avons dû le garder, aucune odeur ne s'en est dégagée. Le visage a conservé non seulement la majestueuse placidité de la mort, mais encore une beauté qui a été toujours croissant jusqu'au bord de la fosse, où nous lui avons donné le dernier baiser. La regarder, recueillait et faisait prier, c'est le témoignage que nous en ont rendu des ecclé­siastiques venus à sa sépulture à laquelle Monsieur Notre Supérieur a fait les absoutes en son nom et en celui de Monseigneur l'Évêque de Poitiers, qui avait tenu à y être représenté. La belle-soeur de notre chère fille qui l'avait accom­pagnée à son entrée au Carmel, est venue lui rendre les derniers devoirs, avec une partie de sa famille. Son bien-aimé frère, empêché par une indisposition, a eu la douleur de ne pouvoir venir.

L'impression pleine d'onction et d'animation à tout bien que nous laisse cette mort bénie, nous semble ineffaçable. Nous sentons partout comme pré­sente l'âme déjà bienheureuse, nous n'en saurions douter, de notre Soeur vé­nérée autant que chérie ! Notre recours à son intercession s'impose doucement à nous et son assistance nous est manifeste; aussi nos Soeurs ont été unanimes à nous demander avec supplication, de conserver par écrit, au moins quelque chose de ce qu'il leur a été donné d'apprécier et d'admirer. Voilà pourquoi cette circulaire que nous voulions d'abord plus brève, a pris un développe­ment aussi considérable. Il eût convenu peut-être, d'en réserver une partie pour les seules archives de notre monastère. Mais peut-être aussi, ma Révérende Mère, jugerez-vous avec nous, que le tableau même imparfait d'une âme qui s'est ainsi sanctifiée, en marchant vaillamment et simplement dans les voies communes du Carmel, ne serait pas sans encouragement ni consolation pour plusieurs. Nous avons osé l'espérer, c'est toute notre excuse.

Veuillez, ma Révérende Mère, ajouter s'il vous plait aux suffrages déjà de­mandés, trois Gloria Patri, une invocation aux Coeurs sacrés de Jésus t l de Marie, objets de la tendre dévotion de ma Soeur Marie de la Trinité, et le verset: Misericordias Domini in aeternum cantabo, qu'elle a si souvent répété ! Elle vous en sera très reconnaissante ainsi que nous, qui aimons à nous redire avec un re­ligieux respect.

Ma Révérende et très honorée Mère,

 

Votre très humble servante en Jésus,

Soeur Emmanuel de Ste-Sophie

R. C. I.

De notre Monastère de la Passion des Carmélites de Niort, le 26 janvier 1891.

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